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« Pour clore cette leçon, on peut donc dire que, contrairement à nous, les Impériaux ne vouent pas un culte unique, dit monothéiste, - m, o, n, o, t, h, é, i, s, t, e, pour éviter les fautes -, mais un culte multiple, dit polythéiste, bien que fondé sur une divinité principale, Sigmar, dit « l’unificateur ». »

     Le vieux professeur marchait de long en large, devant les deux pupitres de ses élèves. Il était grand, mais maigre, aussi la longue tunique blanche qu’il portait frottait-elle par terre, se salissant au rythme des jours.

     Son visage était creusé, ses pommettes marquées. Son visage bronzé par le temps laissait ressortir ses rares cheveux d’un blanc de lin. Ses paupières tombaient, alourdies par les années. Il paraissait fatigué. Il était fatigué.

« Demain, nous nous intéresserons à l’histoire de l’Empire. D’ici-là, vous me réécrirez les phrases « Sigmar et la Dame du Lac sont deux puissantes divinités », « Sigmar est la divinité la plus importante de l’Empire » et « Il n’y a pas d’autres divinités que la Dame du Lac en Bretonnie. » en Impérial. Allons, à demain. »

     Les élèves étaient au nombre de deux. Deux, seulement. Deux bouches pour parler, deux paires de lèvres pour s’agiter. Mais quel vacarme ! Ils hurlaient, et roulèrent prestement leurs parchemins avant de courir en direction du château. Le vieux maître faisait l’école à quelques mètres de celui-ci, au milieu d’une cour, à quelques pas de la forêt. Deux pupitres et trois chaises y étaient installés.

« C’est celui qui arrive en premier qui gagne ! »

     Des éclats de rire retentirent. Les deux garçons couraient à en perdre haleine. La poussière se soulevait sous leurs pas. Celui qui était en tête avait huit ans. Il s’appelait Gaston, son père était le baron du domaine d’Annecy. Ses cheveux châtains dansaient avec le vent. Le second le talonnait. Romain d’Andrésy. Sa mère, Camille, devait être en train de préparer un de ces bouillons dont elle avait le secret. Il avait huit ans et demie, mais était plus petit que son camarade. De longs et soyeux cheveux blonds s’entremêlaient derrière lui.

     Les deux amis étaient vêtus de même manière : un bas vert sombre et un pourpoint ocre, sur lequel était cousu le tabard de la maison d’Annecy. Leurs chaussures en cuir se salissaient un peu plus à chaque pas. Leurs vêtements, doux et confortables, en disaient long sur leur classe sociale. Une classe riche. Une classe de gens favorisés, sans doute sur le dos d’autres personnes. Un classe de gens qui n’ont à se soucier de rien sans pour autant manquer de pain.

     Mais les enfants n’en avaient pas conscience. Les enfants couraient.

     Romain ralentit peu à peu.

« Hé ! Attends ! »

« Quoi ? »

« J’ai une meilleure idée ! Si on allait visiter la forêt. »

« Mais... et le repas ? »

« Oh, baste, tu sais bien que Camille ne l’aura pas fini avant une demi-heure. Viens ! »

Gaston se tourna vers lui. Il semblait hésitant.

« Allez, quoi ! On en a pour dix minutes.... »

     La bouche de Gaston s’ouvrit pour parler, mais il fut stoppé dans son élan par un dernier moment d’hésitation, les quelques secondes durant lesquelles on s’assure que ce l’on fait est le bon choix, cette dernière minute où l’on vérifie que l’on a pensé à tout, l’ultime instant de réflexion au cours duquel on se sent au bord du gouffre, sachant que la décision prise sera irrévocable. La décision en question n’était pas importante, aucune vie n’était en jeu, mais qui savait ? Qui savait ce qu’il pourrait trouver dans la forêt ?

« Tu te décides ? Arrête de réfléchir comme ça, il s’agit d’une balade en forêt, pas d’une déclaration de guerre ! »

     Alors, la meilleure chose à faire était de refuser. Non, ce n’était pas une bonne idée, une promenade en forêt. Romain disait qu’elle durerait dix minutes, mais lui savait bien qu’elle s’éterniserait. Mais, comment lui dire ? Jamais il n’aurait le courage de... et puis, en plus son ami lui demanderait pourquoi. Or, il n’avait pas d’argument valable. Et pourtant, vraiment, cette idée le mettait mal à l’aise... on ne sait pas ce qu’on peut y trouver... et en plus, Il avaient déjà parcouru la moitié du chemin du retour, il serait bête de retourner en arrière. Oui ! Voilà ! C’est ça qu’il devait dire à Romain ! Que non, il ne voudrait pas venir. Pourquoi ? Mais parce qu’ils avaient déjà parcouru la moitié du chemin et qu’il avait la flemme de revenir en arrière, ne serait-ce que jusqu’à la cour au milieu de laquelle ils ont classe !

« N... »

« Gaston ! Romain ! »

     Les deux enfants sursautèrent. Leur maître venait d’arriver dans leur dos, son écritoire sous le bras. Sans même prendre le temps de s’arrêter, il leur dit qu’ils avaient oublié leurs écritoires et qu’ils devraient aller les chercher. Les deux enfants restèrent immobiles, le maître continuait sa route, salissant à vue d’œil le bas de sa toge.

« Bon. On y va ? »

« Oui... »

« Qu’est-ce que tu voulais me dire, au fait ? »

« Rien. Rien... »

« Allez, le premier arrivé est le plus fort. »

     Et Romain détala en direction des tables de bois. Gaston continua de marcher, mais, au bout de quelques secondes, se prit au jeu, et se mit à courir à toute vitesse, dans un éclat de rire sonore. Les enfants couraient, couraient toujours. A ce moment précis, ils couraient, mais ils courraient le lendemain, et les jours suivants aussi. Ils ne cessaient de courir, comme si c’était leur seul but.

     Romain n’était plus qu’à un mètre de l’une des tables, et, pour assurer sa victoire, bondit dessus dans un râle, dans un cri de guerre, dans un hurlement de bête victorieuse.

     Son pied se prit sur le banc qui se renversa ; Romain s’affala sur sa table, l’épaule la première. L’écritoire se renversa, le flacon d’encre qui n’était pas rebouché se renversa, répandant son noir contenu sur le sol poussiéreux. Romain tomba au sol, et roula sur un mètre ou deux.

     Le garçon resta quelques secondes ainsi, face contre terre. Gaston s’était arrêté, et le regardait, avec une impression de surprise mêlée de pitié.

     Le bras gauche, d’abord. Han ! Romain se releva. Il titubait un peu, et avait du mal à se tenir debout. Il était couvert d’encre et de poussière, ses cheveux étaient collés par la sueur et l’encre, et ses vêtements étaient littéralement dégoulinants du liquide noir.

« Je crois que j’ai gagné, hein ? »

     Un faible sourire sur les lèvres illuminait l’adorable visage de Romain, même couvert d’encre. Gaston lui-même commença à sourire. Rien ne se passait. Ils étaient là, l’un devant l’autre, un sourire affiché sur leurs visages, les yeux pétillants.

     Finalement, Gaston bondit sur son adversaire.

« Jamais ! »

     Et les deux enfants roulèrent ensemble vers les bois, en se ruant de coup, dans un nouveau torrent de rires. Les deux amis roulèrent sur l’herbe fraîche de la forêt en se battant, passèrent quelques arbres puis atterrirent dans un buisson de ronces. Les épines déchiraient les vêtements et tailladaient la chair, mais rien ne pouvait venir à bout de ces rires.

« Bon, on la fait, cette balade ? »

*

     Un courant d’air s’engouffra par la fenêtre ouverte, soulevant les rideaux dans un murmure étouffé. Le baron se retourna. Son visage était plus que jamais buriné, ses traits saillants. Ses cheveux se raréfiaient, et sa moustache serait bientôt blanche comme les draps du lit à baldaquin.

     Il fit quelques pas puis ferma la porte. Camille lui avait dit que la baronne était partie dans le village voisin. Mais qu’allait-elle donc y faire ?

     Un cri. Un cri comme celui qui avait retenti huit ans plus tôt. Un peu plus grave, certes, mais un cri entrecoupé de pleurs, un cri déchirant vint percer le ciel. Le cri de son fils.

     Les pas de ses bottes résonnaient dans les escaliers, qu’il descendait à toute vitesse. Il n’avait pas même accroché sa ceinture, aussi sa tunique volait-elle derrière lui. Plus que quelques marches... Il arriva dans le hall d’entrée, une petite pièce de pierre, avec la grande porte d’accès encadrée par des meurtrières. Deux torches flambaient. Deux gardes faisaient la ronde. Ils avaient de longues tuniques arborant le tabard d’Annecy, un grand pavois en bois cerclé de fer, et des casques ronds surmontaient leurs têtes. L’un d’eux était armé d’une arme d’hast, l’autre d’une épée.

     Le baron s’empara de l’arme de ce dernier, qui le laissa faire, ne sachant que trop bien ce qu’il risquait d’endurer en contestant son maître.

« Ouvrez les portes ! »

     Le soldat désarmé se précipita vers un petit escalier de pierre, près de la porte. Quelques secondes passèrent. Le cri retentit à nouveau. Enfin, la herse commença à se soulever. Elle ne s’était pas levée de plus de trente centimètres que le baron se mit à plat ventre pour passer en dessous. Et là, comprimé entre ce rideau de fer et l’immense porte boisée, il chercha la poignée, finit par l’actionner et courut immédiatement en direction des bois, où les cris reprenaient de plus belle.

     Il courait, courait. Le chemin paraissait interminable, et... Babille ! Il venait de voir les tables renversées, les écritoires ouvertes, de l’encre répandue sur le sol ! Mais que s’était-il donc passé ?

     Il continuait sa course. Il n’était pas équipé, et couvrait une distance respectable en peu de temps. Il quitta la terre battue pour l’herbe haute, préférant couper au plus court, plutôt que de suivre le chemin. Les broussailles lui tailladaient les bras. Des arbres, des branches, par terre, des champignons, un ruisseau, des oiseaux, des rochers, des cris, des cris !

« C’est bon, tu peux arrêter, tu sais ? »

     Le soldat à qui on avait pris l’épée était en sueur. Les muscles tendus, penché vers l’avant, l’une des jambes repliée, il s’évertuait à faire tourner l’énorme engrenage qui permettait d’ouvrir la herse. Il se relâcha, bloqua l’engrenage, et tomba à terre. Il ne pouvait plus supporter cela. Haletant, couvert de sueur, la tunique entrouverte au niveau de la poitrine, c’est à peine s’il entendit :

« Fais-la redescendre, maintenant ! »

     Inspirer... expirer... inspirer... Allons, il fallait se mettre debout. Faire redescendre la herse était plus aisé que le contraire : il suffisait d’enlever le bâton qui retenait l’engrenage. Un pas... tendre la main vers le bâton...

« Non, arrête...Ce n’est plus la peine »

     La baronne venait d’arriver. Elle était dans son boudoir, à deux pas de là, en face des portes, quand des cris lui parvinrent aux oreilles. Elle était venue aussi vite que possible. Vêtue d’une robe bleue moulante, les cheveux décoiffés, elle regardait la forêt.

*

« Gaston ! »

     Là, un énorme rocher incliné ! Les cris venaient de derrière. Raoul monta sur cette plateforme naturelle, et aperçut, en contrebas, son fils à terre, en train de se faire rouer de coups de bâton par un garçon grand et blond. A un mètre de là, sur une pierre, Romain gisait, inerte. Du sang s’échappait de son crâne.

     L’agresseur avait une demi tête de plus que Gaston, était vêtu de guêtres et muni d’une lourde branche, qu’il tenait brandie au dessus de la tête de l’héritier d’Annecy, dont le nez dégoulinait de sang.

« Arrête cela tout de suite. »

     La voix rauque et ferme du baron avait de quoi effrayer un petit garçon. L’agresseur se retourna, découvrant une tête d’enfant, un tête que l’on eût volontiers serré contre la sienne avec toute la tendresse du monde si elle n’était pas assombrie par un rictus malsain.

« Ah ! Vous êtes donc le père ! Je vous salue, monseigneur », répartit l’enfant, tout en s’évertuent à faire des courbettes telles que celles qui sont de rigueur dans les cours nobles.

« Tu le prends comme ça, petit imbécile ? »

« Assurément, monseigneur ! »

     La lame siffla. L’épée passa à quelques centimètres de l’oreille du garçon, puis vint se briser avec fracas sur un arbre derrière. L’enfant sembla hésiter. Le baron s’était relevé, et de toute sa taille dominait la scène, du haut de son gros rocher incliné, qui décollait du sol pour atteindre le mètre de hauteur.

     L’agresseur allait partir, la peur se lisait dans ses yeux, tous ses muscles furent tirés en arrière. Mais soudain, un détail le frappa, chez le baron.

« Et comment voulez-vous que je vous craigne, à présent que vous êtes désarmé ? »

     Dans un rugissement sonore, le baron sauta de son support, et atterrit juste devant le garçon, qui l’accueillit avec un coup de branche dans les pommettes, ce qui eut pour seul effet de le déséquilibrer. Raoul riposta avec son poing, mais son adversaire se pencha et évita le coup. D’Annecy profita de l’occasion, il s’agrippa au dos de son adversaire puis, tirant de toutes ses forces, parvint à le soulever. Le garçon avait la tête en bas, le sang lui tournait, il lâcha son bâton.

     Le vieux soldat lâcha sa proie, et bondit sur l’arme. L’enfant, en grand acrobate qu’il était, avait pensé à mettre les mains en avant, puis effectua une roue pour ses retrouver sur les jambes.

     Face à lui, le baron avait le bâton tendu vers l’avant. Il respirait et grognait très fort. Des flammes auraient pu sortir de ses narines que cela n’eût qu’à demi étonné le jeune garçon.

     Le baron fonça en avant avec un hurlement de rage. L’enfant plongea sur le côté et s’écrasa sans grâce sur le sol. Le vieil homme se retourna, ses yeux étincelaient. L’agresseur de son fils détala à quatre pattes pour se blottir sous le rocher qu’avait emprunté le baron quelques minutes plus tôt.

     D’Annecy tourna autour du rocher comme l’on tourne autour d’une proie apeurée avant de lui donner le coup de grâce. Il fallait prendre son temps... la proie en question était à sa merci... grelottante de froid et de peur... ce salaud avait voulu tuer son fils... oui, ce salaud, il n’y avait pas d’autre mot... il avait peut-être déjà tué l’ami de Gaston... pour tout cela, il payerait.

     Enfin, prenant une décision, le baron courut sur le rocher, jusqu’à arriver au bord, puis il donna de violents coups de bâton vers le bas, dans l’espoir d’atteindre sa victime... espoir vain. Le bâton n’était pas assez grand, la saillie trop profonde. Rageur, il commença à redescendre, en frappant la pierre de ses pieds, afin d’exprimer son mécontentement. Le rocher se mettait à vibrer... intrigué, il sauta sur place. La grosse pierre plate donna l’impression de se tourner : la partie enfouie sortait du sol tandis que la partie émergente s’enfonçait vers celui-ci.

     Il l’écraserait !

     Raoul se mit à sauter à pieds joints, de toutes ses forces, pour faire céder la pierre, qui, petit à petit, s’équilibrait. Le garçon commença à être comprimé. Il s’éloigna un peu plus vers le bord. Et le baron sautait, sautait, et riait, riait d’un rire méchant !

     Encore un peu, et il serait écrasé.

     Il détala en direction des bois, sauta quelques buissons et disparut de la vue de baron avant que celui-ci ne puisse réagir.

     D’Annecy sauta par terre, et se dirigea vers son fils. Celui-ci gisait au sol, la tête contre une grosse pierre. Du sang s’écoulait de son nez et de ses pommettes ouvertes. Son visage était pâle, et respirait le froid. Son ventre se gonflait et se dégonflait timidement, et un léger souffle d’air s’échappait de ses narines. Il vivait, c’était le principal.

     Raoul se retourna, et s’approcha de Romain. Celui-ci était étendu, inerte, contre un gros rocher. Sa tête reposait sur une petite flaque de sang. Il était livide, et blanc comme la mort. Raoul s’agenouilla près de lui, et posa son oreille contre le ventre du garçon. Il sentait quelques pulsations hasardeuses, preuve que le cœur était encore en marche, mais pour combien de temps ?

"Il... m’a dit que j’avais pris sa place..."

     D’Annecy se retourna. Son fils tentait de relever la tête. Sa bouche s’agitait fébrilement mais seuls quelques rares sons en sortaient.

"Il m’a dit que... que j’avais pris sa place et ... que c’est pour ça qu’il... qu’il devait me tuer."

     Le vieil homme regarda fixement son garçon.

"Tu pleures, papa..."

     La nuque de Gaston se renversa. Ses paupières se fermèrent.

     Raoul d’Annecy courait, courait. Le chemin paraissait interminable ! Mais pourquoi fallait-il que le sort le poursuive de la sorte, le traque sans relâche ?

     Il continuait sa course. Des rochers, des oiseaux, un ruisseau, des champignons par terre, des branches, des arbres. Il était lourdement chargé, Romain sur le dos et Gaston entre les bras, mais la peur de perdre son fils révélait en lui des forces qu’il ignorait, aussi couvrait-il une distance respectable en peu de temps. Les broussailles lui tailladaient les bras. Il quitta les herbes hautes pour la terre battue.

     Dame ! Que le château lui semblait loin ! Il fallait courir, courir encore ! Courir toujours ! Il aperçut sa femme, qui courut à sa rencontre.

     Ses yeux rougis et bouffis se chargèrent de larmes.

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