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« Fanchette ! Va me chercher de l’eau, vite ! Presse-toi, nom de Dieu ! »

« Tout de suite ! »

     Fanchette s’éloigna en courant. Des gémissements retentissaient dans toute la pièce.

La baronne était couchée sur une table, et mordait furieusement un morceau de cuir afin de retenir des hurlements. Camille, une aiguille entre les dents, tentait de l’aider à faire sortir le bébé. Le baron se tenait dans le fond de cette petite pièce nue, sans décoration. Il restait impassible.

« De l’eau, madame ! »

La jeune fille avait ramené un seau rempli d’eau glacée.

« Excusez-moi, madame, mais cela risque d’être froid. »

     Des gémissements lui répondirent. Camille demanda à Fanchette d’aider la baronne à respirer. Celle-ci s’exécuta, et donna des conseils à sa maîtresse, la soutenant par les épaules, au fur et à mesure de sa respiration, pendant que Camille s’affairait entre les jambes de celle-ci. Ses doigts experts dansaient, mais n’étaient pas en rythme. Camille suait de partout, et tremblait souvent. Elle devait s’arrêter par moment, par crainte de faire un faux mouvement. Fanchette était affolée, et ne suivait pas toujours le rythme de la respiration de sa maîtresse. La baronne elle-même pensait finir par déchirer le cuir. Le baron restait là, debout dans le fond de la pièce, statue inquiétante et immobile, tapie dans l‘ombre d’une pièce, prête à bondir. Mais il ne bondissait pas.

     Dans un râle sinistre, la baronne se contorsionna, et enfonça profondément ses dents dans le morceau de cuir. Fanchette réagit immédiatement, et serra les mâchoires de dame d’Annecy.

« Respirez ! »

     La baronne s’agitait, Fanchette dut lui tenir les hanches, afin d’éviter un autre accident avec l’aiguille.

« Ne bougez pas, respirez ! »

     Il en avait assez vu. Ce spectacle le répugnait. Même la symbolique de la chose était laide... faire naître un enfant... donner la vie quand, neuf mois plus tôt, on l’a ôtée à un bébé....Que... pourquoi ? Pourquoi...

     Le baron se déplaça silencieusement jusqu’à la petite porte de bois, tourna lentement la poignée, et s’éclipsa, prenant soin de ne pas jeter le moindre regard sur l’effrayant spectacle de Camille, qui tentait de recoudre la plaie. Même ainsi, dans le couloir, on entendait des gémissements à travers la porte. Par la Dame, quel vacarme ! Raoul se dirigea vivement vers ses appartements. Il quitta le sombre couloir éclairé par endroits à l’aide de vieilles torches qui achevaient de se consumer pour une chambre luxueuse, illuminée par de nombreux vitraux et une énorme fenêtre. Le parquet à croisillons fraîchement ciré reflétait la lumière du jour. Dans le fond de la pièce, un grand lit à baldaquin, avec un bois sombre et des draps blancs comme neige. Quelques petits meubles posés contre le mur agrémentaient l’ensemble. Point de chaise. Si l’on voulait s’asseoir, il fallait se résoudre à s’allonger.

     Le baron était vêtu de sa tunique habituelle, une grande robe noire, affichant son blason sur la poitrine et le dos. Ce vêtement tombait jusqu’à terre. Sans armure en dessous, cette parure était plutôt ample, et l’on s’y sentait à l’aise. On l’aurait volontiers prise pour une robe de nuit. Cependant, de par sa taille, le grand baron paraissait imposant, dedans, royal.

     Raoul d’Annecy ouvrit grand la fenêtre, puis s’appuya contre la balustrade. Un vent soufflait, faisant danser les rideaux, virevolter ses cheveux en arrière. Il contemplait le spectacle de ce paysage gris, dans la tempête et pourtant plein de caractère. L’herbe était uniformément verte, à l’image du gris du ciel. C’était comme une peinture sans profondeur, comme si une feuille de papier eût été posée à la place des paysages. Sur cette feuille s’étirait la forêt d’Andrésy, et quelques maisons grises, faites de pierres juxtaposées surmontées d’un toit de chaume ou d’ardoise. Derrière, un ciel entièrement gris, ainsi qu’une aquarelle, une peinture morne et plate. En dessous, l’herbe était uniformément verte. Les arbres s’agitaient, et l’on pouvait apercevoir, au loin, quelques paysans qui, surpris par la tempête, se hâtaient de regagner la relative quiétude de leur logis.

     La brise soufflait toujours, le baron se sentit froid. Sa longue tunique battait derrière lui, portée par le vent. Un geste eût suffi pour refermer la fenêtre, et se retrouver soudain coupé de l’extérieur. Mais le baron ne cilla pas. Son caractère était celui d’une statue.

     Les dents s’enfoncèrent trop. N’y pouvant plus, la baronne ouvrit la bouche, laissant s’échapper le petit bracelet de cuir. Le hurlement qu’elle poussa alors eût pu facilement faire fuir un quelconque curieux, aussi Fanchette et Camille se bouchèrent fortement les oreilles. Du sang coulait sur la table, car la vieille femme avait dû pratiquer une césarienne. Elle mit ses mains entre les jambes de sa maîtresse, et en sortit un petit garçon. Il était rouge comme le diable, et sa peau était fripée comme s’il eût cinquante ans. La baronne se calma finalement, mais son enfant prit le relais. Et ce fut à nouveau une cacophonie de cris et de pleurs. Tout le monde s’agitait. Fanchette regardait le garçon, sa maîtresse, le reste d’eau. Devait-elle s’en servir ? Oui ? Non ? Sur le bébé, peut-être ? Finalement, non. Camille, elle cherchait des langes propres pour emmailloter le nouveau-né. La baronne s’évanouit.

« Monseigneur ? »

« Oui, Michel ? »

« Votre enfant est né, monsieur ! Vous avez un héritier ! »

« C’est bien, Michel. Vous pouvez vous retirer. »

     Le vent souffla de plus belle. Le valet demeurait là, sur le pas de la porte, l’air interloqué. D’Andrésy n’avait pas bougé, et fixait toujours l’horizon. Deux hommes ainsi immobiles. Deux statues de chair et d’os.

« Vous ne voulez pas aller voir... »

« Il suffit, Michel, vous pouvez vous retirer. »

     Le baron s’était relevé, sans pour autant quitter l’horizon des yeux. Il se dressait de toute sa hauteur, de statue, il était passé à colosse. Michel se retira à reculons, par crainte d’éveiller la colère de son maître, qui de toute façon lui tournait le dos.

     Quelques heures plus tard, la baronne entra dans la pièce, encore tremblante, tout juste sortie de sa torpeur. Le baron fixait toujours le dehors. Elle avança lentement, jusqu’à se mettre aux côtés de son mari. Elle aussi se mit à regarder l’horizon. Ils étaient là, tous deux, debout derrière la fenêtre, côte à côte. Toux deux regardaient dans la même direction, devant, vers le souffle du vent et le ciel gris, perdus dans l’immensité de la plaine.

« Vous... ne voulez pas voir l’enfant ? » articula timidement la baronne.

     Le baron ne répondit pas. Il regardait toujours le paysage, mais il tremblait un peu. Il ferma les paupières. Sa femme n’osait pas tourner la nuque. Elle ne vit rien de tout cela. Il rouvrit les yeux, puis fixa le ciel avec fermeté.

     Au bout de quelques minutes, la baronne tendit le bras, puis, à l’aveuglette, chercha la main de Raoul d’Annecy. Ses doigts effleurèrent ceux du père de son enfant. Leurs mains s’unirent. Ils se serrèrent très fort. L’étreinte était insupportable, même, mais la baronne laissait sa main.

     Tous deux continuaient de regarder dehors, et jamais n’esquissaient le moindre mouvement. Cela dura plusieurs minutes, dans le tumulte du vent, et des premières gouttes de pluie, que laissaient tomber les nuages qui s’amoncelaient.

     Finalement, la baronne baissa la tête. Elle ferma les paupières, et ses yeux rougis s’emplirent de larmes.

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