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Pendant huit jours, Thror et Ganyal avaient fait route ensemble vers le sud ; ils n’avaient rencontré personne sur leur chemin, pas même un animal, et les provisions commençaient à s’épuiser quand un soir Ganyal qui s’était éloigné pour aller chercher du bois pour le feu revint tout joyeux vers son ami.

 

_"J’ai aperçu du haut de cette colline une rivière que je connais bien, et qui mène à Barak Varr. Je sais où nous nous trouvons à présent : nous sommes aux portes des Terres Arides, entre le Roc de Fer et Rocher Noir exactement. Nous avons dû suivre un sentier que bien peu de gens empruntent, ma foi, et il conduit à des régions assez mal fréquentées ! Mais au moins il y a du gibier par ici et nous pourrons manger un peu mieux ce soir, pour peu que j’arrive à réparer mon arc."

 

Le menu fut en effet meilleur que d’habitude ce soir-là, Ganyal ayant réussi à réparer son arc et à tuer une sorte de petit lapin qui se révéla excellent une fois cuit à la broche. La nuit Thror se mit à réfléchir : il avait entendu parler de ces régions et d’après ce qu’on lui avait raconté elles étaient peuplées de tribus de Gobelins qui faisaient du commerce avec les Orques des montagnes et qui n’attendaient qu’un chef de guerre suffisamment malin et populaire pour les rassembler et les emmener piller les riches cités portuaires du golfe Noir, à commencer par la plus importante d’entre elles, la ville fortifiée des Nains de Barak Varr. S’il descendait encore plus au Sud, il était certain de trouver suffisamment d’ennemis à affronter pour retrouver son honneur.

 

Le lendemain ils descendirent le long du cours de la rivière, et arrivèrent en fin de matinée à une croisée de quatre chemins. Un gué permettait de traverser la rivière et de prendre le sentier du Sud qui s’enfonçait au milieu d’une végétation basse très dense ; au Nord-Ouest le chemin qu’ils avaient suivi continuait le long de la rivière jusqu’à Barak Varr ; le chemin du Nord-Est menait quant à lui tout droit vers la sinistre forteresse du Roc de Fer dont ils pouvaient apercevoir les tours à l’horizon. C’était un repère d’Orques, et il était inutile d’espérer y pénétrer sans une puissante armée.

 

_"Eh bien je pense que je vais aller là où j’aurai le plus de chances de rencontrer des Gobelins : au Sud ! dit Thror en contemplant la lande qui s’ouvrait devant lui. Ganyal fronça les sourcils :

 

_Pour en rencontrer, vous en rencontreriez faites-moi confiance ! Savez-vous ce que c’est que ce sentier qui part à travers les broussailles, malheureux ? Non, bien sûr, vous n’aviez jamais quitté votre Montagne auparavant. Je vais vous le dire : on l’appelle le Pas des Gobelins, et il porte bien son nom : c’est la principale route commerciale entre les Terres Arides et les forteresses Orques du Nord, et c’est par là que passent les convois de marchandises et les armées de Peaux Vertes venant du Sud. Je sais le peu de prix que vous accordez à votre vie, vous autres Tueurs, mais croyez-moi si vous vous engagez ici vous irez rejoindre rapidement vos ancêtres sans avoir une seule chance de vous en tirer. Les ajoncs que vous voyez le long du sentier ont des épines si pointues qu’il vous sera impossible de vous réfugier dans la lande, et le Pas est si long qu’il vous faudrait au moins sept jours pour le parcourir de bout en bout. Une fois que vous serez surpris en plein milieu par une tribu de Gobelins vous serez bien avancé : ils vous cribleront de flèches et vous n’aurez pas le temps d’en tuer un seul ! Autant vous diriger tout droit vers la forteresse du Roc de Fer, courir vers ses murailles et tenter de s’en approcher le plus près possible avant de s’écrouler percé de carreaux d’arbalètes ! Vous feriez plaisir aux Orques, croyez-moi ; ils doivent s’ennuyer ferme là-bas : les fous dans votre genre sont assez peu nombreux !"

 

Thror n’avait pas dit un mot pendant que son ami cherchait à le convaincre de renoncer à cette folie et de l’accompagner à Barak Varr. Il savait que sa vie risquait d’être courte mais cela lui était bien égal ; sa décision était déjà prise et il ne ferait plus marche arrière. Ganyal comprit à son regard qu’il ne changerait pas d’avis et n’insista pas.

 

_"Adieu donc, maître Thror ! Ravi de vous avoir connu. Je dirai à votre famille que vous avez été brave... brave et stupide. ajouta-t-il en se retournant avant de s’éloigner en direction de Barak Varr.

 

_Au revoir Ganyal, fils de Paryan ; et merci. Je ne vous oublierai pas."

 

Ganyal haussa les épaules sans se retourner et continua sa route. Il ne fut bientôt plus qu’un point à l’horizon, puis disparut tout à fait. Thror resta perdu dans ses pensées quelques minutes et se remit finalement en route. Il bondit par-dessus les pierres glissantes du gué, rejoignit l’autre rive et s’enfonça dans la lande par le petit chemin étroit au milieu des ajoncs.

 

Il marcha trois jours sans rencontrer le moindre Gobelin ni croiser d’autre chemin, et aussi loin que portait son regard il ne voyait que la plaine qui paraissait être sans fin. Pendant la journée il ne percevait aucune présence aux alentours et le soleil écrasant semblait étouffer tout bruit, mais la nuit venue le maquis s’animait et Thror pouvait entendre de mystérieuses bêtes, grosses et petites, se déplacer ou chasser tout près de lui. Il semblait même y avoir des sangliers sauvages, protégés des ajoncs par leur cuir épais ; Thror avait entendu dire que certains Orques téméraires parvenaient à en dresser et à les chevaucher lorsqu’ils allaient au combat, chose qui lui paraissait assez improbable et qui pourtant était vraie. Cependant, toutes ces réflexions ne lui ôtaient pas de la tête qu’il s’était engagé sur ce sentier non pas pour découvrir à quoi ressemblaient les sangliers mais pour rencontrer et tuer des Gobelins ; or, malgré les avertissements de Ganyal ceux-ci restaient introuvables. Pourtant, au soir du troisième jour, Thror aperçut enfin au cœur de la lande une lumière vacillante et lointaine qui semblait provenir d’une torche. Elle fut bientôt suivie de centaines d’autres, qui formaient un mince lacet ondulant au milieu de l’obscurité en direction de l’endroit où il se trouvait. Bientôt le Nain put entendre des cris perçants et des claquements de fouets ; c’était manifestement une colonne de Gobelins qui remontait le Pas au trot sous les coups et les injures de ses chefs. Thror décida de se dresser au milieu du sentier, prêt au combat et attendant ses ennemis de pied ferme.

 

De toute évidence les Gobelins ne soupçonnaient pas qu’un étranger puisse se risquer aussi loin dans leurs terres, et la seule préoccupation de chacun d’entre eux était pour toute la durée de la traversée du Pas de se trouver le plus longtemps possible en tête de la colonne pour avoir l’honneur d’ouvrir la marche. Cet honneur étant (pour une fois) sans danger, les candidats au poste d’éclaireur principal se bousculaient à la première place. Blok courait en tête du cortège. Il venait juste de doubler Gnarf en lui faisant un croche-pied, et tentait d’empêcher à tout prix Glo-Douk de le dépasser. Ce dernier lui avait mordu le doigt lorsque Blok lui avait mis la main dans la figure et tentait à présent de lui faire avaler sa torche. D’un coup de coude bien ajusté en plein menton, Blok s’en débarrassa habilement et se retrouva seul en tête. Jetant un petit coup d’œil par-derrière, il s’aperçut avec joie qu’il avait à présent plusieurs dizaines de mètres d’avance sur ses poursuivants les plus proches et eut un petit rire de satisfaction. Malheureusement pour lui sa joie fut de courte durée : il s’était à peine retourné qu’il trébucha contre une grosse racine et s’étala de tout son long dans la terre poussiéreuse du sentier. Relevant la tête en grommelant, Blok vit d’abord deux pieds juste devant son nez ; il leva alors les yeux et aperçut enfin Thror qui se tenait dressé devant lui ; il vit son regard froid, ses cheveux couleur de feu et la lame de sa hache qui reflétait sous la lune une lueur sinistre : c’en était trop pour lui. Se relevant d’un bond, il tenta de s’enfuir mais fut décapité sans avoir pu proférer un son et sa tête alla rouler dans le fossé au bord du sentier.

 

Thror prit une profonde inspiration. Sa hache venait enfin de tuer un ennemi, et luisait d’une aura surnaturelle. La magie runique dont elle était chargée venait de décharger toute sa puissance dans le coup qu’il avait porté, et bien qu’il n’eût tué qu’un misérable Gobelin, Thror sentait une extraordinaire facilité à manier son arme qui semblait animée d’une vie propre. Il se prépara à affronter les autres Gobelins qu’il entendait arriver en masse dans le sentier mais qui n’avaient pu voir ce qui s’était passé, le chemin décrivant une courbe juste à l’endroit où Thror se tenait. En déboulant sur les lieux, les premiers d’entre eux ( parmi lesquels se tenait Glo-Douk furieux d’avoir été semé par le pauvre Blok) aperçurent Thror qui les attendait debout devant le cadavre sans tête de leur compère. Ils n’eurent pas le temps de réaliser ce qui s’était passé et tombèrent également, victimes de la terrible lame. Ceux qui les suivaient eurent le temps de s’arrêter en pleine course, lâchèrent leurs torches en couinant de peur et tentèrent de faire demi-tour à toute vitesse, mais ils se heurtèrent à d’autres Gobelins qui arrivaient à leur tour sur les lieux et provoquèrent un bel accident. Bientôt le désordre fut total. Les Gobelins mouraient les uns après les autres sous les coups du Tueur, et ceux qui arrivaient à lui échapper refluaient dans le sentier et se retrouvaient bloqués par le reste de la colonne, ou sautaient dans les ajoncs et hurlaient de douleur, la peau déchirée par les épines acérées des taillis. Tous les Gobelins qui avaient vu le Nain et qui avaient pu lui échapper en retournant sur leurs pas effrayèrent leurs camarades par leurs cris ou leurs blessures, et allumèrent le signal de la panique générale, qui se propagea en un instant à toute la colonne. Le bruit courut qu’un puissant guerrier faisait une hécatombe parmi ses ennemis en tête de la colonne et que nul ne pourrait lui échapper ; d’autres affirmaient que la caravane était tombée dans une embuscade tendue par les Hommes de la vallée ; d’autres enfin (et c’étaient les plus nombreux) n’affirmaient rien du tout et se contentaient de fuir en poussant des hurlements. Les chefs Orques qui encadraient les Gobelins tentèrent bien de calmer les esprits en distribuant des volées de baffes et de coups de fouet mais ils n’arrivèrent à aucun résultat et certains d’entre eux commencèrent même à fuir à leur tour.

 

Pendant ce temps, Thror poursuivait ses ennemis en enjambant des dizaines de cadavres sur son chemin et en éliminant impitoyablement les retardataires. Les Gobelins étaient cependant parvenus à prendre un peu d’avance sur lui malgré leur fuite désordonnée, poussés sans doute par la motivation de garder leur tête en place sur leurs épaules, et, chose plus grave, avaient involontairement mis le feu aux broussailles en laissant tomber leurs torches dans leur course effrénée. Toute retraite était désormais impossible pour Thror, les flammes et la fumée ayant envahi le chemin derrière lui : il devait continuer à poursuivre les Peaux-vertes en fuite sous peine de mourir dans l’incendie de la lande.

 

Il courait depuis longtemps avec le feu à ses trousses et n’avait plus aperçu le moindre Gobelin depuis cinq bonnes minutes quand tout à coup une flèche siffla à ses oreilles. Un grand Orque Noir, caché dans l’ombre du sentier un arc à la main, venait de lui décocher sa dernière flèche et fouillait avec rage dans son carquois vide. Thror l’aperçut du chemin et le défia :

 

_"Viens donc te battre en pleine lumière, Peau-Verte ! Ou peut-être as tu peur et préfères-tu rôtir parmi les broussailles avec les crapauds et les gorets sauvages ?"

 

Le grand Orque poussa un grognement de colère et bondit au milieu du sentier, faisant preuve d’une agilité surprenante pour une créature de sa taille et de sa corpulence. Les Orques aiment les combats, et la mort n’est pas pour eux quelque chose d’effrayant, contrairement aux humains. Cependant l’adversaire de Thror sentait que le Nain n’était pas un guerrier ordinaire et cela le perturbait quelque peu tout au fond de son être. Thror quant à lui arborait un sourire funeste ; il n’avait jusqu’ici pas combattu à proprement parler et avait simplement taillé en pièces une vingtaine de Gobelins apeurés qui ne lui avaient pas opposé la moindre résistance ; la perspective d’un véritable duel à mort où seul le plus brave et le plus fort survivrait lui donnait enfin la satisfaction d’être face à son destin.

 

Le combat s’engagea. Thror para le premier coup de cimeterre de l’Orque qui s’était littéralement rué sur lui en poussant un féroce cri de guerre. Les attaques de son ennemi étaient puissantes et nombreuses, mais à chaque coup il parvenait à s’esquiver ou à bloquer la lame immense de l’Orque Noir avec sa propre hache qui était son dernier rempart avant la mort, puisqu’il ne portait ni armure ni bouclier. Ses propres coups frappaient sur le bouclier de son adversaire, ou rebondissaient contre sa grande cotte de mailles sans réussir à la transpercer, et Thror sentit bientôt que ses forces commençaient à s’épuiser en vain. Protégé par son armure, son ennemi ne se déplaçait presque pas et gardait son énergie avec beaucoup d’expérience pour amener le Nain à céder sous la fatigue du combat. Celui-ci devait en effet rester très mobile pour échapper aux terribles coups de l’Orque dont le visage couturé de cicatrices témoignait des nombreuses batailles auxquelles il avait participé dans sa vie. Tout autour des deux guerriers, le feu s’était répandu attisé par un vent violent et la fumée commençait à envahir le sentier. Thror cherchait désespérément la faille dans la défense de son adversaire qui continuait à le harceler sans relâche, et peu à peu ses coups commençaient à frapper dans le vide sous l’effet de la fatigue. Le grand Orque Noir s’en aperçut et poussa un grognement qui ressemblait à un rire : son ennemi ne pouvait plus lui échapper. Il lui porta une violente attaque qui ne fut repoussé que d’extrême justesse, mais qui parvint tout de même à infliger au Nain une longue coupure à l’avant-bras. Sous la douleur, il faillit lâcher sa hache. Harassé de fatigue, la fumée lui piquant les yeux et le sang ruisselant sur sa main, Thror aperçut l’Orque lever son arme au-dessus de la tête pour lui asséner le coup de grâce. Dans une ultime tentative il abattit sa hache au hasard vers son ennemi qui poussa aussitôt un hurlement : la lame venait de lui couper la jambe au-dessus du genou, à un endroit où l’armure faisait un raccord de cuir entre deux pièces de métal. L’Orque tomba à terre en se tordant de douleur , et alors que Thror s’attendait à devoir l’achever il le vit avec étonnement perdre connaissance et mourir à ses pieds en un instant.

 

Le Nain venait de remporter sa première victoire, mais il pensait qu’elle était également la dernière : le sentier était envahi par les flammes des deux côtés, le maquis était en feu sur le bord Est du Pas des Gobelins et le bord Ouest, plein d’ajoncs aux aiguilles acérées, ne tarderait pas à brûler aussi. Toute fuite par ce côté-là aboutirait à des souffrances inutiles, le corps percé par des milliers d’épines, et le feu le rattraperait au bout de quelques mètres. Thror se résignait donc à mourir dans l’incendie lorsqu’il entendit tout à coup un bruit de sabots au galop. Soudainement les taillis s’écartèrent comme par magie, et un Nain monté sur un Poney fit irruption sur le chemin. Il cria à Thror qui n’en croyait pas ses yeux de grimper en selle derrière lui, l’aida à se hisser sur sa monture puis donna des éperons et repartit avec son passager au triple galop.

 

"Et les ajoncs ??" songea Thror alors qu’ils s’enfonçaient en plein cœur des broussailles. Comme si il avait deviné sa pensée son compagnon lui cria d’une voix forte pour couvrir le vent :

 

_"Ne vous en faites pas pour les épines ! Nous sommes protégés efficacement contre elles. Essayez plutôt de ne pas tomber, nous arriverons dans un moment."

 

Sans rien répondre, Thror s’accrocha comme il put au crin du poney qui filait dans la nuit.

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