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Thror gravit rapidement le tas de pierre entassées devant le passage. Thimbur, Lis et Ganyal étaient sans doute bloqués à quelques mètres derrière l’éboulis et le tunnel totalement obstrué ne laissait aucun espoir de les rejoindre par ce côté là. Malgré la mort du dragon, les Nains n’étaient pas au bout de leurs problèmes : si Thror était venu avant tout pour tuer Umfir, il avait également promis de mettre fin aux rêves de conquêtes de Tarkang le nécromancien et désirait aussi aider Lis et son père à sortir de la forteresse. Enfin, il devait retrouver Ganyal, son plus vieux et plus fidèle ami.

 

Ses quatre autres compagnons, Dwali, Thimli, Gror et Dofur, qui avaient droit à une part substantielle de la fortune du Roi Daïn Front d’Airain sur laquelle Umfir avait veillé pendant tant d’années, s’étaient précipités vers l’amoncellement de pièces d’or et d’objets précieux quelques instants seulement après la mort du dragon et avaient oublié d’un coup toutes leurs autres préoccupations pour se rouler en riant au milieu des richesses. Thror avait détourné le regard, déçu et empli d’amertume de voir ses frères d’armes se conduire ainsi. Il savait que lui aussi, quelques années auparavant, aurait perdu la tête devant une telle quantité d’argent et de bijoux ; il savait également que l’appât du gain et la soif de l’or étaient des vices communs à tout le peuple Nain depuis la nuit des temps et faisaient le malheur de sa race, l’entraînant dans des guerres absurdes et meurtrières ; mais depuis qu’il était devenu Thror aux Mains de Sang, membre de l’Ordre des Tueurs, il avait perdu tout intérêt pour les richesses matérielles et se désolait de voir les siens dévorés par cette passion inextinguible pour la fortune sous toutes ses formes. L’honneur et l’amitié comptaient désormais plus que tout dans sa vie.

 

Une bagarre pour la possession d’un pendentif en émeraude venait d’éclater entre Gror et Dwali, et Thror tentait de les séparer quand soudain un immense filet s’abattit sur eux. Dofur et Thimli n’eurent pas le temps de secourir leurs trois amis et furent à leur tour pris dans un enchevêtrement de mailles crasseuses et solides. En se débattant, les Nains refermèrent le piège sur eux et bientôt ils ne purent plus bouger du tout, et encore moins se servir de leurs armes pour ouvrir une brèche. Au-dessus d’eux, une troupe de Gobelins de la Nuit les regardaient lutter en riant et en leur lançant des injures. Bientôt, ils descendirent prudemment vers leurs prisonniers et se mirent à les traîner sur le sol, toujours emmaillotés dans les filets.

 

Les insultes et les provocations lancées par les Nains n’eurent comme seul effet sur les Gobelins que d’augmenter le nombre de coups de pieds qu’ils donnaient à leurs prisonniers désormais inoffensifs. Au bout de longues minutes de déambulation dans les sombres couloirs, traînant toujours leurs paquets derrière eux, les Peaux-Vertes arrivèrent aux portes d’une grande salle et abandonnèrent leurs ennemis devant l’entrée avant de fuir à toutes jambes par où ils étaient venus. Les Nains attendirent un long moment dans le noir, en silence. Tous avaient la rage au cœur de s’être laissé prendre aussi facilement par de telles créatures, et d’avoir échoué si près du but.

 

Soudain les deux battants de la porte s’écartèrent laissant échapper un flot de lumière qui fit ciller les prisonniers. Un grand rire retentit dans la pièce et peu à peu, les Nains distinguèrent au bout de la salle un immense trône sur lequel siégeait un vieillard habillé d’un long manteau sombre.

 

_"Tarkang..." murmura Thror dans un souffle.

 

Il aperçut le nécromancien lever la main et tracer dans les airs un signe cabalistique. Aussitôt, les prisonniers se sentirent soulevés au-dessus du sol et furent projetés brutalement aux pieds du trône par une puissance magique. Le maître des lieux se leva et descendit les quelques marches qui le séparaient de ses ennemis.

 

_" Voilà donc nos invités !" fit-il en se penchant sur les Nains. Sa voix grave et sonore résonna dans toute la pièce. "Je m’attendais à autre chose après le récit que m’avait fait le capitaine des gardes sur votre intrusion dans ma forteresse. Je dois dire que je suis déçu ! M’envoyer une bande de nabots crasseux en espérant me renverser...

 

Prie tes dieux pour que je ne sorte jamais de ce filet ou je te ferai rentrer tes insultes dans la gorge, charogne ! s’écria Gror, piqué au vif.

 

Je n’ai nul besoin de ces pièges grossiers pour maîtriser mes ennemis", fit-il en claquant des doigts. Le filet tomba aussitôt en poussière. Les Nains se regardèrent, surpris, puis se ruèrent sur Tarkang l’arme levée mais ils se heurtèrent à un mur invisible et tombèrent lourdement au sol sous les rires narquois du nécromancien.

 

_" Pauvres fous ! reprit celui-ci. Je comprends à présent comment les Gobelins ont pu vous capturer, vous êtes encore plus stupides qu’eux ! De vulgaires aventuriers à la recherche d’un trésor, n’est-ce pas ? Je vais vous faire une grâce : vous le verrez avant de mourir... Et puis cela changera Umfir de la viande de Gobelin !" Ajouta-t-il en éclatant de rire.

 

Thror eut un petit sourire et répondit :

 

_" Nous avons déjà vu le tas d’or sur lequel dormait ce gros lézard que j’ai tué..."

 

Tarkang se tut et un horrible rictus de haine déforma son visage. Tendant son doigt décharné vers le Tueur, il s’écria :

 

_" Tu mens, nabot ! Personne ne peut venir à bout de mon dragon !

 

Va donc vérifier..."

 

Le nécromancien se figea un instant et fixa Thror du regard, comme s’il voulait pénétrer ses pensées. Puis au bout de quelques secondes, il recula d’effroi et s’appuyant sur son trône il poussa un cri de colère qui semblait sortir des entrailles de la terre et qui fit trembler les murs de la salle. Thror, impassible, soutenait son regard et sentait la violence de la haine qui animait son ennemi. L’homme avait lu dans le cœur du Nain que celui-ci disait la vérité et que son dragon était vraiment mort.

 

_" Tu payeras cela ! Tu payeras très cher, nabot. Et en attendant ta propre mort, regarde donc ceci", dit-il en se calmant soudainement tout en lançant un sourire sinistre au Nain.

 

Le nécromancien alla rapidement jusqu’au fond de la salle et tira le rideau qui séparait la pièce en deux. Sous les yeux horrifiés des Nains, Lis et Ganyal apparurent, enchaînés au mur par les poignets. Ganyal était étendu à terre sans connaissance et son visage était couvert de sang ; Lis, assise sur le sol, pleurait en silence.

 

_" Nous n’avons rien fait au troisième... Il paraît qu’il s’était déjà enterré tout seul quand mes gardes sont arrivés !" fit Tarkang en ricanant.

 

Thimbur avait en effet été pris dans l’éboulement lorsque la voûte de la caverne s’était effondrée et seuls, Ganyal et Lis n’avaient rien pu faire pour arrêter les Orques qui étaient remontés à l’assaut. Après un bref combat, ils avaient été capturés et emmenés au nécromancien. En entendant ces paroles, le cœur des Nains se resserra en pensant au vieux maître qui avait péri pour sauvegarder sa fille, et tous jurèrent silencieusement de faire payer sa mort à Tarkang si ils le pouvaient.

 

Soudain un sifflement lointain résonna aux oreilles de tous ceux qui se trouvaient dans la salle du trône. Le nécromancien se précipita vers un des murs et d’un geste fit s’ouvrir une immense fenêtre dans la paroi de pierre. Par l’ouverture les Nains purent apercevoir le ciel étoilé, et distinguèrent une grande forme ailée s’approchant de la forteresse. Dans un puissant battement d’ailes, le monstre se posa sur le rebord de la fenêtre. Thror le reconnut, car il avait déjà combattu par le passé de semblables créatures : c’était une harpie ; elle était énorme et son visage grimaçant reflétait la haine et la cruauté. Le Nain frémit lorsqu’il aperçut entre ses griffes une couronne couleur de feu.

 

Sans dire un mot, le sorcier s’approcha de la bête et prit la couronne, qu’il leva au-dessus de sa tête.

 

_" La Malédiction d’Arschnian, fit Thror à voix basse. Nous avons échoué.

 

Tu as deviné juste, nabot ! s’écria Tarkang exultant. La Couronne Maléfique m’appartient désormais. Vous allez bientôt constater ma puissance ! Le monde entier m’appartiendra, et les Vivants seront définitivement anéantis par mon armée des Ombres. Rassurez-vous, vous ferez bientôt partie de mes soldats !" ajouta-t-il dans un rire.

 

" Pourquoi ne la coiffe-t-il pas ?" se demanda Thror qui ne pouvait détacher son regard de la couronne. Comme s’il avait lu dans son esprit, le nécromancien poursuivit :

 

_" Il ne me reste qu’une formalité à accomplir. La couronne réclame du sang pour m’appartenir..." Il leva de nouveau la main et un cliquetis de chaîne se fit entendre. Les fers qui entravaient les poignets de Lis tombèrent à terre, et un nouvel afflux d’énergie magique semblable au précédent projeta la fille de Thimbur aux pieds du maître de Karak Grong. "...le sang d’une vierge égorgée sur l’autel des Morts !" reprit Tarkang en souriant.

 

A ces mots les Nains eurent un dernier sursaut désespéré et tentèrent à nouveau d’atteindre leur ennemi, mais celui-ci se contenta de rire de plus belle et vit une nouvelle fois ses adversaires repoussés durement par le champ d’énergie magique qui leur barrait le chemin. La rage au cœur, Thror et ses amis tentèrent d’abattre leurs armes dans le mur invisible dressé entre eux et Tarkang, mais les lames se brisèrent au contact de la barrière de magie pure et voltigèrent dans la pièce ; un bout de métal venu de sa propre épée s’enfonça profondément dans la gorge de Dofur qui se tordit de douleur sous la morsure de la lame et s’écroula sans un cri.

 

Seule l’arme de Thror n’avait pas volé en éclats ; il n’avait pas pu percer la protection magique de Tarkang mais le nécromancien avait ressenti la puissance de l’attaque de la hache runique et avait paru fléchir, comme si le coup l’avait repoussé. Il se ressaisit rapidement et dit :

 

_" Tu as là une arme intéressante, vraiment. Laisse-moi la regarder de près..."

 

Il décrivit à nouveau de son doigt une courbe dans l’air et prononça à voix basse quelques incantations. La chaîne par laquelle la hache était reliée au poignet de Thror se mit peu à peu à chauffer, et bientôt le Tueur ressentit une brûlure à l’endroit où sa peau était en contact avec le métal. Sous la douleur il tomba à genoux et serra son bras de toutes ses forces, tandis que le fer continuait à se réchauffer inexorablement. Tarkang contemplait la scène d’un air réjoui, les bras croisés, sûr de lui et attendant que la chaîne chauffée à blanc ne fonde en mutilant horriblement le Nain qui serrait les dents pour ne pas crier. Thror repensait à son père, mort parce que lui avait cédé à la douleur, et voulait cette fois-ci surmonter ses souffrances et montrer à son ennemi qu’il pouvait rester maître de son corps. Les images de Bror, de Borri, de Thimbur lui revenaient en mémoire, et il voulait se montrer digne de tous ces valeureux Nains qu’il avait connu et qu’il rejoindrait bientôt dans la mort. Il serra plus fort son bras et ferma les yeux.

 

La brûlure cessa net.

 

Le silence avait empli la pièce et n’était troublé que par la respiration haletante de Tarkang. Thror se releva et vit le nécromancien porter la main à son cœur et la retirer aussitôt, couverte de sang. Le vieillard la regarda un long moment sans comprendre ce qu’il lui arrivait, puis aperçut une pointe longue, fine et blanche comme l’argent qui sortait de sa poitrine. Sa vue se brouilla et le goût âpre du sang lui monta à la bouche ; enfin, dans un râle étouffé il vacilla et lentement s’écroula sur le sol, mort.

 

Derrière lui se tenait Lis aux Tresses d’Argent. De sa longue chevelure, elle avait retiré une aiguille acérée et solide que son père avait forgée de ses mains dans le Mithril pur, alors qu’elle n’était qu’une enfant. La couleur du bijou se confondait si bien avec les cheveux de la jeune fille que nul ne connaissait l’existence de l’aiguille à part elle-même et son père, et ce jour là son secret lui avait offert sa vengeance. Elle s’était approchée doucement du nécromancien dont l’attention était concentrée sur Thror et sur les Nains, et lui avait plongé l’aiguille dans le cœur à travers sa longue cape noire. Tarkang était mort, et la Couronne Maléfique était tombée à terre et s’était brisée. Le pouvoir du Roi-Sorcier ne menacerait plus jamais le Vieux Monde.

 

La victoire avait cependant un goût amer, et le premier instant de surprise passé, les Nains n’eurent pas le cœur à se réjouir. Thimbur et Dofur étaient morts et Ganyal grièvement blessé ; Thror n’avait gardé curieusement aucune trace de sa brûlure au poignet, mais tous ses compagnons avaient souffert de leur rencontre avec le nécromancien et avaient de légères blessures dues aux pouvoir défensif de Tarkang. La nuit se passa en veilles et en soins aux blessés, et au petit matin tous étaient épuisés.

 

La mort du dragon et celle de Tarkang avaient fortement ébranlé les troupes d’Orques et de Gobelins, et la plupart des Peaux-vertes avaient fui à la faveur de l’obscurité ; aussi Thror et ses compagnons n’eurent aucun mal à sortir de la forteresse qui n’était plus gardée. En milieu de journée, ils parvinrent à Dol Vorn et furent accueillis en héros par les villageois.

 

On pleura beaucoup la mort du vieux Maître Thimbur, mais ceux qui l’avaient connu savaient qu’il n’avait pas péri pour rien et que la paix était enfin revenue dans la région grâce à son sacrifice et au courage de sa fille. Après quelques jours de repos, une nouvelle expédition fut montée pour sécuriser totalement la montagne, et bientôt il ne resta plus aucun Gobelin à des lieues à la ronde. Ganyal qui avait été très bien soigné fut rétabli en une semaine et put prendre part aux travaux de réfection de Karak Grong. La joie et la bonne humeur revinrent bien vite dans la vallée et le repeuplement de la forteresse commença dans le mois qui suivit. Thror, reconnu par tous comme le sauveur de la Montagne, fut chargé à l’unanimité de la gestion du trésor et de la direction des affaires de Karak Grong, et fit preuve d’une grande sagesse dans cette tâche difficile. Tous voyaient en lui le futur roi de ces contrées, et pourtant, il avait l’air constamment préoccupé et le souci se lisait sur son visage. Un soir, comme il s’était retiré à l’écart, sur un balcon de la forteresse, Lis vint le trouver et lui demanda :

 

_" Qu’avez-vous, Thror ? Depuis quelques temps vous n’êtes plus le même. Tout va bien cependant, et cela est votre œuvre.

 

_Je vous remercie pour votre sollicitude, Lis, mais je ne m’inquiétais pas, car nous sommes passés par les épreuve les plus difficiles et rien ne pourra troubler à nouveau la paix de cet endroit avant longtemps. Non, je pensais simplement à mon destin. Je suis un Tueur, je ne l’oublie pas, et je sais qu’un jour ou l’autre je devrai mourir au combat. Or aujourd’hui les vôtres m’ont demandé de devenir leur Roi, ce que je pressentais depuis plusieurs jours déjà. Je ne sais si je dois accepter, ni si j’en ai le droit d’ailleurs. Borri m’a souvent dit qu’il me fallait survivre par respect pour moi-même, mais il ne m’a jamais conseillé de cesser de courir les routes à la rencontre de monstres pour rester avec mes amis. Ah, quel malheur qu’il ne soit pas là aujourd’hui.

 

Borri voulait que votre vie serve à quelque chose. Serve à votre peuple, et à ceux qui vous aiment, Thror. Vous n’avez pas le droit de repartir maintenant : votre place est ici, à jamais." fit-elle en s’éloignant.

 

Thror resta seul un long moment, regardant les étoiles. Sous ses pieds s’étendait la longue vallée, où luisaient les nombreuses lumières des villages Nains et où se trouvait son peuple. Se détachant peu à peu de ses pensées, il prit une profonde inspiration et retourna dans la salle du trône rejoindre ses amis.

 

Thror épousa Lis aux Tresses d’Argent et devint le premier roi Tueur de Karak Grong ; il mourut à un âge très avancé sans jamais avoir honoré son serment et son fils reçut la charge de son père en même temps que sa couronne. Longtemps, les ménestrels chantèrent ses exploits, et la légende de Thror aux Mains de Sang se perpétua de génération en génération, et resta à jamais gravée dans la mémoire du peuple Nain.

 

FIN

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