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Zorg errait sur les routes depuis bientôt un mois ; il avait faim, il était couvert de boue de la tête aux pieds et ne savait absolument pas où aller. Après la bataille de Malaterre où il avait provoqué la défaite de son propre camp [1], le petit gobelin avait bien tenté de rejoindre Glonkk, son ancien maître, mais celui-ci lui avait fait comprendre à demi-mot qu’il n’avait plus besoin d’un pareil apprenti et l’avait jeté dehors à grands coups de pieds dans le bide. Depuis, Zorg courait les routes à la recherche d’un autre chamane qui aurait pu le prendre sous sa protection, mais en vain. Heureusement, il avait pu conserver l’araignée géante qu’on lui avait prêté pour la bataille ; celle-ci semblait même s’être prise d’affection pour le gobelin et ne le mordait plus qu’occasionnellement, les distractions étant assez rares dans ces contrées désertes. Zorg l’avait baptisée Gnouka (c’était le bruit qu’elle faisait en mastiquant et en déglutissant les lapins).

 

Un jour notre gobelin arriva en vue d’un campement orque et, poussé par la faim, il se décida à y entrer. Il n’avait plus approché ses congénères depuis la bataille, craignant de retrouver quelque rescapé orque désireux de se venger, mais il ignorait qu’en réalité, toute l’armée de Grotsnak avait été décimée jusqu’au dernier guerrier par les chevaliers bretonniens. Devant l’entrée du campement se trouvait un panneau barbouillé de peinture, et Zorg, qui savait lire (être chamane réclame aussi d’immenses capacités intellectuelles) put déchiffrer le message suivant :

 

Okékorral

C’é le village du chef Hargnoss

Interdi aux nabots et aux zelfes

 

La rue principale débordait d’activité (avant de se vider entièrement à la vue de Gnouka) et l’on y croisait aussi bien des Orques, des Gobelins et des Snotlings que des mercenaires humains et des commerçants bretonniens peu scrupuleux qui venaient faire du troc avec les Peaux-Vertes, le cours de l’os de squig étant très avantageux par rapport à celui de la Couronne bretonnienne. Les Orques connaissaient la valeur de l’argent et de l’or mais adoraient les gadgets et échangeaient facilement la monnaie qu’ils trouvaient sur les cadavres de leurs ennemis contre des hachoirs, des casques à pointes, des lance-crottes et d’autres objets utiles. Alors que Zorg descendait la rue à dos d’araignée, une odeur appétissante vint chatouiller ses narines encombrées : quelqu’un faisait griller de la viande quelque part... L’estomac du pauvre Gobelin ne put résister plus de quelques secondes à cette torture et intima l’ordre au cerveau du Peau-Verte de se mettre en chasse. Immédiatement, les sens affûtés de Zorg repérèrent l’endroit d’où s’échappaient les odeurs de cuisson : c’était une baraque en bois qui semblait être une sorte d’auberge. Le Gobelin s’arrêta devant l’entrée et gara son araignée à côté de deux fringants poneys, puis se dirigea d’un pas mécanique vers la porte, hypnotisé par les senteurs paradisiaques qui s’échappaient du bâtiment.

 

L’ambiance à l’intérieur de l’auberge était assez calme : il n’y avait que trois bagarres en cours, et on arrivait encore à discuter malgré le bruit des chants, des grognements et des concours de rôts. Autant dire que la morosité la plus complète régnait chez les clients de "l’endroit crado oussk’ ya à boire et à bouffer" et que l’arrivée du petit Gob’ des forêts déclencha un sursaut d’intérêt chez les Orques et les Humains qui n’attendaient qu’une occasion de rigoler un peu. Les petits Peaux-vertes, Gobelins et Snotlings, ne se risquaient pratiquement jamais dans ces endroits remplis d’Orques avinés car ils savaient que leur durée de vie n’excéderait pas le quart d’heure et qu’ils serviraient rapidement de balle de bloodball, de cible au lancer de couteau ou plus simplement de toast apéritif. Mais poussé par la faim, Zorg avait oublié toute prudence et se dirigeait comme un automate vers le comptoir.

 

_" Kess’ tu fiches là, minus ? lui demanda le tenancier orque.

J’veux manger !

Avant d’manger, faut boire, pas vrai vous aut’ ? fit l’orque. Ça t’donnera de lappétit."

 

Sur ce il empoigna le petit Gobelin par les oreilles et le souleva par-dessus le comptoir sans effort. Puis d’une main il plaqua sa victime sur la table et de l’autre s’empara d’une grosse bouteille dont enfourna le goulot dans la bouche de Zorg. Lentement, la bouteille se vida de son contenu alors que le ventre de Zorg grossissait à vue d’œil, et au bout de quelques secondes la totalité du tord-boyaux fut transférée dans l’estomac du Gobelin. Puis Zorg fut relâché, complètement ivre, et tenta de se relever et de faire quelques pas sur le comptoir au milieu des rires. Avec beaucoup de mal, il parvint à avancer, mais trébucha sur une chope de bière et se mit à courir pour garder l’équilibre, renversant les verres d’alcool sur son passage. Arrivé au bout du comptoir, il glissa sur une flaque de vomi et fut expédié dans les airs pour retomber quelques mètres plus loin en plein milieu d’une table où un Humain prenait son repas, déclenchant ainsi l’hilarité générale.

 

L’homme, dégoulinant de soupe orque, se leva aussitôt et s’essuya la figure avec sa barbe avant d’apercevoir le petit Gobelin qui le regardait avec un sourire niais, assis dans son assiette. La réaction de l’étranger ne se fit pas attendre :

 

_" RAAAAAAHHHH !!!"

 

Le message passa aussitôt de façon claire et nette dans l’esprit de tous les clients : l’homme n’était pas content. Les Orques hochèrent la tête, admiratifs envers cet Humain qui savait si bien manier les subtilités de leur langage.

 

L’étranger ne portait pas d’épée, sans quoi il eût aussitôt décapité l’insolent petit projectile qui venait d’avoir l’audace de prendre son assiette de soupe pour une piscine olympique. Cependant, il se mit à marmonner quelques mots incompréhensibles et bientôt une lueur rouge se forma au creux de ses mains. C’était en effet un sorcier, un de ces sorciers errants rejetés par tous les collèges de magie, mal peignés, couverts de vermine, puant le mauvais alcool à dix pas, et sans cesse en train de chercher querelle à leur entourage : pour toutes ces raisons, ces individus étaient sans difficulté acceptés par la communauté Peau-Verte.

 

Une boule de feu prit bientôt forme entre les doigts osseux du sorcier et dans un ricanement sadique l’homme termina son sort et jeta le projectile enflammé en direction du malheureux gobelin. La foule s’écarta au moment de l’impact et une fumée opaque emplit aussitôt l’auberge, faisant tousser les clients. On entendit les crépitements que font les plats chauds quand on les laisse trop longtemps au four, et une odeur épouvantable de grillé envahit la pièce. Au bout de quelques secondes la fumée se dissipa et un cri d’horreur parcourut l’assemblée : tous s’attendaient en effet à découvrir une sorte de merguez grillée géante prête à la consommation, mais, émergeant des vapeurs de soupe tel un spectre terrifiant, Zorg se dressait devant eux, absolument intact, l’air un peu ahuri. Des bulles rouges s’échappaient bien de ses oreilles mais à part ce détail insignifiant, tout était normal chez le Peau-Verte.

 

Le sorcier qui avait lancé son sort préféré écarquilla les yeux et resta bouche bée pendant quelques instants, mais sa colère reprit bientôt le dessus :

 

_" Tu vas voir de quoi je suis capable, espèce de bouse de squig fumante ! Tu résistes peut-être au feu, mais essaye de digérer ça !"

 

Aussitôt, l’homme prononça une nouvelle formule magique. A son grand étonnement, les Orques éclatèrent de rire, car dans leur langue "wwoookraamooostaakawaaa" (la formule en question) signifiait à peu de choses près par un malheureux hasard : "j’ai un gros derrière et un petit cornichon". Ces rires déconcentrèrent-ils le sorcier ? La formule magique révélait-elle justement une cruelle vérité ? Quoi qu’il en soit, son sort de glace n’eut pas plus de succès que le sort de feu et au lieu de faire de Zorg un gros glaçon bien frais, il n’eut pour seul effet que de le rendre bleu à pois mauves et de faire éternuer toute la salle.

 

Enervé par son nouvel échec, le sorcier lança trois sorts l’un à la suite de l’autre. Le premier qui devait transformer Zorg en limace des marécages lui fit pousser les ongles d’un centimètre, le second qui aurait dû le rendre débile, sourd et bègue le fit léviter, toujours assis dans son assiette de soupe, et le troisième qui était à l’origine destiné à liquéfier son cerveau et tous ses organes internes fit exploser toutes les bouteilles de tord-boyaux de la taverne. Voyant les événements prendre une tournure un peu disproportionnée pour un simple Gobelin, la clientèle commença à évacuer la salle et bientôt Zorg et le sorcier se retrouvèrent tout seuls dans l’auberge. Mais l’adversaire du Gobelin n’en démordait pas et, bien décidé à réduire ce phénomène en un petit tas de chair informe, il continuait à lancer sort sur sort en puisant dans tout son répertoire de magie.

 

A l’extérieur, toute la population du village s’était massée autour de la baraque et admirait de loin le spectacle. Un observateur non informé aurait pu croire que le patron de l’auberge offrait un petit feu d’artifice privé à ses clients à l’intérieur de son établissement car celui-ci résonnait de violentes explosions et était illuminé sporadiquement de gerbes étincelantes multicolores. Hargnoss, le chef Orque du village, s’était dérangé en personne pour aller regarder lui aussi cette amusante distraction avec ses administrés. Lorsque le toit de l’auberge s’effondra après un sort particulièrement corsé, il poussa un grognement de satisfaction et se mit à applaudir, aussitôt imité par tous les habitants de son village. Le bouquet final était, il est vrai, particulièrement réussi, un flot de magie s’échappant en sifflant par le toit démoli de l’ancienne auberge dans une formidable explosion de couleurs. Puis le silence s’abattit sur le campement orque, et peu à peu la foule se dispersa et chacun retourna à ses activités.

 

Une main émergea bientôt du tas de gravats qui se dressait à présent à l’emplacement exact de l’ancienne auberge. C’était Zorg qui avait réussi à se sortir à peu près indemne des ruines de l’établissement, mais qui était toujours aussi saoul. Il dévorait avec un appétit de mort de faim un jambon entier qu’il avait rencontré par hasard en rampant pour s’extraire du bâtiment démoli. Sans interrompre son repas, il alla détacher Gnouka qui était restée garée à l’endroit où il l’avait laissée, à côté de deux gros cocons en forme de fringants poneys. Puis il reprit sa route tranquillement et sortit du village orque sans plus de problèmes.

 

Zorg avait fait à peine une centaine de mètres lorsqu’un phénomène étrange se produisit : le ciel se mit à crépiter au dessus de sa tête et peu à peu, dans une lumière verte étourdissante, une forme immense et terrifiante se dessina et commença à se matérialiser devant lui. C’était une sorte d’orque gigantesque, entouré d’un halo de lumière vert pâle et armé d’une énorme hache ; il devait mesurer au moins trente mètres de haut.

 

_" Allons bon, v’là aut’ chose, fit le Gobelin. Ki t’es toi ?

JE SUIS GORK ! répondit Gork.

T’es pas obligé d’me hurler dans les zoreilles Gork, j’ai mal au crâne. Kess’ tu veux ?

JE SUIS VENU T’ANNONCER UNE GRANDE NOUVELLE : TU ES ZORG, L’ELU SUPREME, CELUI QUE J’AI CHOISI POUR GUIDER MON PEUPLE VERS LA CONQUETE DU MONDE, ajouta Gork qui parlait sans faute d’orthographe, prouvant qu’il méritait bien d’être le dieu des Peaux-Vertes.

Ah bon, génialle. Bon faut k’ j’ y aille mait’nant.

TU SERAS LE CHAMANE LE PLUS PUISSANT DE TOUS LES TEMPS !

Supère. Bon tu m’laisses passer, à la fin ?

TU AS EU UN APERÇU DE TES POUVOIRS CE SOIR EN RESISTANT A CE SORCIER ! IMAGINE QUELLE SERA TA PUISSANCE LORSQUE TU CONDUIRAS MA WAAAGH VERS LA VICTOIRE ! TU AURAS TOUT CE QUE TU DESIRES SI TU ME SERS BIEN : LA RICHESSE, LE POUVOIR, LE...

Kesk’il est chiant ç’ui là ! Allé, pouss’ toi d’là gros tas, sinon j’dis à Gnouka de t’mordre le gros zorteil."

 

Cette remarque désobligeante (surtout pour un dieu) irrita Gork, qui grogna et frappa du pied sur le sol, fissurant le terrain sur plusieurs dizaines de mètres et faisant décoller Zorg et son araignée.

 

Hic ! Tu m’as fait avaler d’travers avec ton coup d’pied ! C’est malin j’ai le hoket mait’nant. Hic ! Tiens essaye de m’faire peur steplait Gork.

SILENCE !

Ch’ais pas moi, fais une grimasse. Hic !

SILENCE !!

Bon allé ch’te laisse t’es pas rigolo. Hic ! A plusse Gork.

SILENCE !!! JE T’AI CHOISI PERSONNELLEMENT, ET TU SERAS L’ELU SUPREME QUE ÇA TE PLAISE OU NON, ESPECE DE MINABLE PETIT AVORTON DEBILE !

Bon, bon, si ça peut t’ faire plaisir. Ténerve pas com’ ça Gork. T’aurais pas à boirre du torboyo dé fois ?

JE REAPPARAITRAI PLUS TARD. VA ET AMELIORE TES POUVOIRS, JE VAIS T’ENVOYER UN AUTRE CHAMANE POUR T’AIDER."

 

Gork disparut peu à peu dans une brume verte tourbillonnante, et bientôt Zorg se retrouva seul avec Gnouka.

 

_" Bon débara ! Ch’ais pas ski m’voulait ç’gros débile, j’ai rien compris à son nistoire..."

 

Il s’installa pour la nuit au bord de la route, et le lendemain matin il ne se souvenait plus de rien.


[1] voir Krunch

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