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2-San

Les villageois avaient totalement été transportés vers cette lointaine et agréable journée d'avril, et c'est avec étonnement qu'ils découvrirent qu'à présent, de gros flocons blancs s'étaient mis à tempêter contre les vitres de l'auberge. La journée ne s’annonçait pourtant pas sous les meilleurs auspices, et les nuages lourds de neige étaient ouvertement prêts à crever depuis la veille ; mais personne n’avait surpris les premiers flocons, et le changement de temps parut d’autant plus soudain que la voix du vieillard assis devant les flammes de la cheminée les avait complètement détachés de la réalité.
Ils avaient retenu leur souffle en sentant monter la tension au fil du récit, et les regards s’étaient faits vagues à l’évocation de la disparition de la jeune demoiselle et de son futur chevalier. L’étau se desserrant enfin, tous avalèrent silencieusement de l’air, tels un troupeau de crapauds happant des mouches ; la dépression d’air engendrée aurait fait siffler des oreilles suffisamment sensibles… Les quelques enfants présents avaient encore bien plus de souffle à reprendre : on est toujours plus sensible aux histoires d’Ogres mangeant des petits enfants, lorsqu’on se sent qualifié en tant que bout de nourriture de choix. Yoskopolite, le cadet des fils du forgeron, ouvrait encore des yeux grands comme des soucoupes sans pouvoir détacher son regard du vieil homme, alors que tous s’étaient à présent tournés vers les fenêtres pour commenter le brusque soubresaut du climat.
« C’est impossible, n’est-ce pas le vioque, que tu racontes des histoires grosses comme tes moustaches ! Les Ogres, ça n’existe pas, c’est comme les dragons, les fées, les anges et les dinosaurus ! » (nom donné par la paysannerie aux dinosaures, dans les temps reculés…) Il prit un air hagard tout en continuant de fixer le conteur :
« … Dis ?… »
Le vieil homme à la longue barbe en pointe ne put s’empêcher de rassurer doucement le petit enfant :
« Allons mon petit, ne fais pas cette tête ! Cette histoire fait partie des légendes vivaces dans la région. Qui sait ce qui peut se cacher derrière mon conte ? De toute manière, il faut toujours faire attention quand on s’aventure tout seul dans les bois… »
Falaballala, la mère du petit curieux effarouché ainsi que de ses nombreux frères, arrivait calmement vers son fils. Elle avait été alertée par la remarque un tout petit peu trop directe du jeune Yosko (toute mère tend instinctivement l’oreille dès qu’un de ses enfants ouvre la bouche…), mais la suite de l’échange l’avait rassérénée. Le vieil homme, que son mari hébergeait aimablement, faisait preuve de plus de pédagogie qu’elle ne l’aurait imaginé de prime abord ; et ses histoires, bien qu’ayant un arrière-goût de déjà entendu, étaient racontées avec tant d’emphase et de détails surprenants qu’on ne pouvait plus douter de l’étendue de sa sagesse et de son talent. Jil ne poserait sans doute pas de condition à continuer à l’héberger, tant qu’il conterait aussi fabuleusement chaque soir ses fables à l’auberge. Jil et Falaballala formaient un couple où aucun des deux n’avait davantage la voix que l’autre, ce qui n'est pas si rare à bien y réfléchir, et puisque sa femme appréciait tant le conteur, Jil se rangerait sans doute à ses arguments. Ses premières réactions face à ce vieil inconnu en haillons frappant à sa porte un soir où les loups hurlaient, dictées par la peur et le souci de protéger son foyer, étaient d’ailleurs depuis longtemps oubliées - en tout cas pardonnées. Il avait chassé de son seuil le vieillard à coups de marteau, lequel s’était écroulé quelques mètres plus loin, inconscient. Ils avaient soigné le vieil homme de leur mieux, se sentant un peu coupables, et Jil en avait conservé une certaine retenue envers le conteur…).
Ce dernier, quant à lui, avait l’air tellement bien intégré dans le petit village après seulement quelques jours, que quiconque le verrait à présent assis près du feu accueillant de l’auberge du Vieux Sabot ne pourrait croire que 6 jours plus tôt il s’effondrait devant le seuil d’une chaumière, à moitié mort de froid et de maladie, dépenaillé et presque sans espoir de voir le jour suivant se lever…
Il reprit à l’attention de la mère :
« Balla, ce petit a un mordant étonnant pour son âge ! C’est donc ce genre de correction verbale que tu inculques à ta progéniture ? Prends garde à bien protéger tes petits monstres, car les vieux sages ne sont pas toujours aussi conciliants que moi… »
Le conteur n’avait jamais réussi à prononcer son nom en entier ; il n’y faisait sûrement que peu d’efforts. En tout état de cause, Falaballala appréciait d’entendre cet étrange diminutif dont le vieillard usait pour l’appeler, et que personne n’utilisait. Tout le monde au village l’appelait Fala, car il est vrai que son nom était un peu lourd à prononcer tout d’un bloc. De plus, c’est une sorte d’honneur que de détenir pour quelqu’un un nom unique dont on a pour soi seul le privilège, et elle était ravie de laisser cet honneur au vieil homme. Jil n’avait pas même paru remarquer ce détournement illicite de nom, comme si cela allait de soi, et personne n’avait davantage paru surpris dans le village. D’ailleurs, le sympathique vieillard avait à l’évidence tendance à prendre systématiquement certaines libertés avec les prénoms de tous les Pérousiens. Même le petit Yoskopolite, pour qui le conteur nourrissait visiblement une affection particulière, avait eu droit à un nouveau diminutif - et pourtant Yosko n’eût pas été très difficile à retenir : il devait à présent répondre également au surnom de Yoyo. Pour le petit bonhomme, c’était une raison de plus pour défier à la moindre occasion ce vieillard sénile qui le prenait de haut. Et pour répondre à sa fantasque manie de surnommer les gens, il lui avait également trouvé un surnom : Longue-Barbe. Ce n’était peut-être pas tout à fait à la hauteur en matière d’originalité de l’avis de son inventeur, mais ça allait tellement bien au vieillard…
Balla était sur le point de retourner aux fenêtres, laissant un Yosko bien pantois devant le vieux conteur, mais Longue-Barbe n’était pas encore prêt à endiguer le flot de paroles qu’il avait libéré pour conter son histoire aux villageois :
« Yoyo, regarde un peu par-là au lieu de me fixer de tes yeux globuleux, tes petits amis t’attendent pour aller explorer les environs. Cependant prenez garde à l’Ogre, si vous vous aventurez loin sur la route ! »
Le petit garçon s’éloigna en sautillant jusqu’à l’assemblée des enfants du village, suivi du regard par sa mère ; il occupait une place respectée parmi la hiérarchie d’une sorte d’état-major des enfants du village. Aucun ne voulait se désigner chef de la bande, aussi les plus forts de caractère se partageaient-ils la charge de diriger toute la meute et choisir leurs objectifs pour la journée, tels qu’escalader le mur du verger du vieux Pierrot, investir une grange, mettre en déroute les armées de lézards qui s’attaquaient à l’arrière-boutique du boulanger... Le membre le plus âgé de leur petite troupe se trouvait être la fille dudit boulanger, une frêle tête blonde nommée Ylda. La supériorité de l’âge lui avait assuré d’office une place dans l’état-major, même si son caractère était plutôt doux et tendre, et le poids de ses yeux clairs et malicieux suffisait jusqu'à présent à l’y maintenir. Au fil des jours et des missions remportées par la bande, Ylda et Yosko avaient lié une complicité extraordinaire, s’élevant comme un défi aux yeux de leurs camarades un peu envieux ; leurs railleries, rien moins que méchantes, avait encore renforcé ce lien qui les poussait naturellement à faire front commun.

La petite troupe assemblée à la porte de l’auberge n’attendait que Yosko pour se mettre en marche au pas de course en direction de la demeure des 7 nains. Ylda avait décidé que la dératisation de l’ancienne bâtisse et de ses dépendances ne souffrirait plus de retard, les chats étant vraiment trop paresseux ; elle prétendait avoir entendu les statuettes en bois des nains installés à l’entrée gémir à son passage un soir de pleine lune, pour se plaindre des raclements des griffes de rats incessants qui les empêchaient de dormir. Personne, sauf peut-être Yosko, n’aurait été lui demander ce qu’elle faisait dans ce coin à la nuit tombée, mais cela s’était passé sans lui - sans doute Ylda en avait-elle justement profité. Les autres avaient supposé que l’artisan qui habitait là, un sculpteur entre deux âges, chauve et veuf, lui avait simplement demandé de l’aide en échange de quelques sucreries, et qu’elle avait inventé cette histoire parce qu’elle avait déjà tout mangé.
Toujours est-il que, personne n’osant la peiner en dévoilant son mensonge, si tant est qu’elle ait menti (avec un esprit d’enfant, on pourrait presque y croire…), il avait été décidé qu’ils passeraient là-bas l’après-midi, et encore le lendemain s’il restait encore des rats en vue. Le blizzard soufflait et une tempête de flocons s’insinuait partout sous les vêtements des enfants, mais ils étaient bien trop accaparés en cet instant par leur quête pour songer au froid. La demeure des 7 nains se trouvait, de toute manière, tout près de l’auberge.


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3-Yan

En fait de dératisation, notre petite troupe ne devait plus s’occuper que du sombre grenier, étant donné qu’ils avaient terminé l’ancienne grange durant l’après-midi, et que la partie habitée de la maison, d’ailleurs fermée en l’absence du vielle homme, ne souffrait pas qu’on la vide d’une quelconque présence étrangère.
Certains des enfants, parmi les plus âgés, avaient reçu l’autorisation de passer la nuit dans cette grange. De toute façon, ils seraient suffisamment nombreux pour se tenir chaud malgré la rigueur du climat hivernal, et on leur avait même permis de faire un feu, si tant est qu’il ne soit pas trop près du vieux foin qui pourrait enflammer le bâtiment. Evidemment, seuls les plus téméraires avaient tenté l’aventure, et Ylda et Yosko étaient de ceux-là, ainsi que Tildan, un garçon maigre et brun aux yeux ténébreux, bien mûr pour son âge. Du haut de ses 11 ans, il dépassait Yosko de deux années, comme d’autant de dizaines de centimètres. Ylda restait tout de même la plus grande. Son caractère effacé à lui n’en avait pas fait un meneur mais sa présence était requise à chacune de leurs réunions du fait de ses remarques toujours avisées. Son père était mort lorsqu’il n’était qu’un bébé, et sa mère l’avait élevé seule, sans l’aide d’aucun autre villageois, car si elle se prétendait médecin, les autres la qualifiaient plutôt de sorcière. Elle n’en avait pourtant pas l’habit car elle avait gardé une beauté juvénile qui la rendait encore plus inquiétante aux yeux des hommes qui s’imaginaient qu’elle utilisait des philtres et autres envoûtements. Le garçon avait donc eu une enfance des moins aisées, et il était tout de même parvenu à obtenir une place respectée au sein de la bande des garnements du pays.
Ils n’étaient que sept à être restés, et tandis que les quatre plus jeunes s’occupaient du feu ou des couches, Yosko observait d’un regard hargneux Tildan discuter avec Ylda de la marche des opérations du lendemain. Il n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle il entretenait cette animosité envers le garçon, mais à chaque fois qu’il le voyait en compagnie de la petite fille (plutôt grande à ses yeux, d’ailleurs), il sentait comme une flamme malveillante l’envahir. Lorsqu’il avait parlé de ce genre de sensations étranges à sa mère, elle lui avait expliqué que c’était le Malin qui tentait de s’emparer de lui, et qu’il devait se tourner vers Dieu pour résoudre ses problèmes, mais le petit garçon n’avait pas été convaincu par le ton de sa mère. De par son jeune âge, il ne pouvait le sentir, mais même si l’église s’était imposée dans le village depuis des générations, dans les foyers les choses étaient différentes et l’union des enfants n’était pas celles des familles qui se partageaient entre la religion et d’autres croyances plus libres. D’ailleurs, sans des gens comme les parents du jeune Yosko, la mère de Tildan aurait sans doute été brûlée depuis longtemps. Mais des mots de sa mère, il en avait gardé une idée de mal, alors qu’il suffisait de regarder dans son cœur pour trouver la réponse.

 

« On montera en reconnaissance avec Yosko, proposait Tildan. On pourra aussi prendre Anoséfirien, et Issira, si elle a pas trop peur. L’idée, c’est de connaître comment est foutu ce grenier, savoir si y’a de la visibilité, où se planquent ces sales bêtes...
- Faut pas que les petits montent au début, s’ils se font mordre, on va encore essuyer un savon. » Ylda se tourna vers Yosko « T’as entendu le programme de demain ? On va se lever aux aurores, pour préparer le travail. Bon, maintenant, Tildan, va prévenir les deux autres, je dois parler avec Yosko. »
Les deux garçons ouvrirent des yeux ronds d'étonnement, mais le ton autoritaire d’une véritable femme dans l’âme ne leur permit pas de riposter, et ils obéirent sans broncher. Le fils du forgeron suivit l’autre enfant à l’extérieur. Ils se mirent à marcher silencieusement en direction du bois, la chaumière du sculpteur étant la dernière, à quelques dizaines de mètres de la masse sombre des arbres. S’approcher du bois ne les effrayait nullement, ni l’un, ni l’autre, et ils n’y portèrent même pas attention. Finalement, c’est le garçon qui ouvrit la discussion, l’unique fille du boulanger ne s’étant pas décidée :
« Alors, Tu ne veux toujours rien me dire ? Je veux dire, au sujet de ton projet…
- Non, il est trop tôt pour en parler ! Quand j’aurais fêté mes douze ans, tu le sauras, comme tous les autres d’ailleurs. » Le garçon ne bronchait pas. Autour de leurs douze années, les enfants devaient se trouver une profession, entrer en apprentissage chez quelqu’un, et Ylda ne souhaitait pas prendre la relève de sa mère. Elle aurait douze ans l’avant-dernier jour du Neuvième mois, et cela tombait en hiver (je rappelle qu’on est toujours à l’ancien calendrier), dans quelques jours seulement. « Je sais que tu aimerais que je te fasse cette faveur, mais après ce ne serait plus une surprise. Et les autres ne doivent pas savoir parce que ça risque de pas plaire à tout le monde !
- C’est comme tu veux, répondit-il d’un air bougon. Mais t’attends pas à ce que je te défende devant ces gens ! » Il savait bien que la parole d’un enfant ne comptait pas vraiment, mais il défendrait son amie dans tous ses choix pourtant, même les plus surprenants. Mais il devait bouder pour le principe : il aurait souhaité qu’elle lui partage tout.
Et c’était bien ce qu’elle faisait pourtant. Mais Yosko se plaisait à compliquer inconsciemment les choses dans le but de satisfaire sa curiosité insatiable, à l’image de sa fougue et de son courage. Peut-être même de son inconscience aussi.

Pendant qu’ils discutaient, ils s’étaient dangereusement rapprochés des arbres, puis s’étaient stoppés au-delà du panneau indiquant le nom sordide de la forêt : « Sombre bois de l’obscure nuit noire, danger : Ne pas s’aventurer seul ! » Fala lui avait très souvent recommandé de ne pas passer cette barrière, mais il avait toujours fait la sourde oreille. Mais aujourd’hui, vous vous en doutez bien, il risquait de changer d’avis.
Au moment le plus inattendu qu’ils pouvaient imaginer, ils entendirent un raclement profond, qui semblait provenir des enfers. Ils se retournèrent comme un seul homme, ou plutôt comme un seul enfant, vif et très nerveux. Là, ils aperçurent une silhouette se détacher de la limite de la route, à quelques mètres d’eux, voûtée, comme plus intéressée par ce qui se passait dans le champ que par la discussion des deux petits êtres mouvants sur la route. Un frisson leur parcourut l’échine lentement, mais de la façon la plus déterminée qui soit, depuis le bas de leur dos jusqu’à leur nuque, puis fit le voyage inverse. Ils prirent immédiatement leurs jambes à leur cou, voire même plus, ne laissant aucunement le temps à la silhouette de s’intéresser de plus près à eux.
Pourtant, on ne sait lequel des deux tira soudainement la manche de l’autre, ce qui les fit s’arrêter en catastrophe, risquant de s’étaler sur la route couverte de neige boueuse, et ils se retournèrent pour finalement réaliser que la forme qu’ils avaient entraperçue n’était autre qu’une vielle souche abandonnée, que leur imagination - même si sur ce coup-là elle n’avait pas été débordante d’originalité - avait fait passer pour un être quelconque et sans doute extrêmement horrible. Ils ne firent pas pour autant de vieux os, car le raclement, lui, n’était en aucun cas le fruit de leur imagination, ils en étaient persuadés.
De retour à la grange, ils n’en soufflèrent mot aux plus petits pour ne pas les effrayer, ni même à Tildan, sans trop savoir pourquoi. Peut-être avaient-ils honte d’avoir pris peur devant une stupide souche d’arbre. Mais la voix rauque qui avait poussé son appel ne les quitta pas de la nuit, et Yoskopolite se jura de rendre visite à cette vielle peau de Longue-Barbe pour avoir plus de renseignements sur le fiancé qui appelait son amour. Ce qu’ils avaient entendu le rappelait étrangement.
Très étrangement.

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4-Yan

 

L’histoire ne les laissa que peu se reposer. En effet, contrairement à d’habitude où l’on observe toujours un calme qui laisse présager la tempête, cette fois-ci, seulement quelques heures leur furent accordées. Au beau milieu de la nuit, ils furent réveillés en sursaut par les appels, plutôt que les cris, d’une petite voix désespérée. C’était celle de Elmarno, l’un des quatre plus jeunes, Yosko l’aurait reconnu entre tous, car il avait ce petit zozotement qui lui avait tant valu de moqueries et de mauvais surnoms, entre autres Zepazu, de l’expression « Z’est pas zuste ! » qu’il avait hélas fait l’erreur de prononcer deux ou trois fois devant les plus grands. C’était depuis passé dans la bouche de tous les enfants de la contrée.
« Qu’est-ce qu’il a, Zepazu ? demanda Ylda, à moitié endormie.
- On va vite le savoir, lui répondit Tildan, qui allumait déjà une lampe à huile au verre ébréché.
Yosko, qui avait lui aussi déjà sauté de son lit, le suivit de près tandis que la fillette prenait son temps pour se lever, faisant confiance aux garçons pour résoudre le problème. Elmarno-Zepazu avait quitté sa couche et s’était blotti dans un coin sombre de la grange entre deux bottes de foin. Tout en sanglotant, il ne cessait de répéter ces mots : « Le monstre... znirfl... Nénef... partis... znirrrffl... pas m’emporter... Z’ai peur... » comme un vieux disque qui tournerait en boucle, les pleurs jouant le rôle des grésillements.
« Qu’est-ce qu’il lui arrive à Nénef ? fit Tildan, tandis qu’Ylda arrivait elle aussi, accompagnée des deux autres choisis pour la reconnaissance du matin.
- Eh, mais c’est vrai qu’il est plus là, Néfrien ! » Yosko se tourna vers Anoséfirien « T’as pas vu ton p’tit frère Séfirien ? »

A ce moment, Le silence se fit, ne laissant passer que les sanglots du garçonnet, tous les autres étant occupés à regarder autour d’eux, pour voir si le disparu ne réapparaîtrait pas, comme à la fin de tout tour de magie qui se respecte. Contre toute attente, il se prolongea, et la petite troupe se mit à s’entre-regarder, ouvrant des yeux de plus en plus grands, comme si ils prenaient le temps de réaliser ce que cela signifiait. Ils sortirent tous en appelant Néfrien, le cherchèrent dans tous les coins alentours, mais les termes explicites d’Elmarno leur laissaient une bien sombre idée en perspective. Non pas qu’on ne leur permettrait plus de dormir seuls dans les granges, ce qui, dans le cas actuel s’avérait être de bien peu d’importance, tout comme la raclée qu’ils risquaient tous, mais qu’un enfant avait été enlevé, sous leur nez, et qu’ils risquaient tous le même sort. Yoyo s’abstint de leur faire part de l’étrange histoire du vieux conteur, car il avait été le seul parmi eux à l’avoir entendue, mais il se doutait bien que les adultes allaient se retourner contre Longue-Barbe, l’accuser d’avoir apporté le mauvais sort, ou pire encore, d’avoir lui-même perpétré cet enlèvement. Maintenant que l’équilibre de l’insertion sociale de l’étranger risquait d’être rompu, ce dernier semblait bien plus sympathique aux yeux du petit garçon, et il regrettait presque déjà leurs joutes verbales.
Cessant là ces pénibles réflexions pour revenir à l'urgence de la situation, Yosko et son état-major décidèrent de porter au plus vite la sombre nouvelle à de plus grandes oreilles. Ils prévinrent donc les adultes de la communauté, en commençant par le Vieux Sabot, où Longue-Barbe était toujours attablé, et la nouvelle ne sembla nullement l’étonner, bien qu’elle l’attristait de façon remarquable aux yeux de Yoskopolite. Le bruit se répandit et bientôt tout le village fut en émoi, mais personne n’accorda de crédit au témoignage du jeune fils du cordonnier, Elmarno. Tous les hommes se rassemblèrent à l’auberge en fin de matinée, et tandis que les femmes préparaient un repas qu’ils puissent emporter, ils s’organisèrent pour effectuer une battue, avec quelques hommes du côté des champs, mais la plupart dans la forêt. Un des enfants qui s’étaient rassemblés pour observer tout ce remue-ménage avait bêtement demandé pourquoi ce n’étaient pas les hommes qui préparaient le repas, et les femmes qui partaient à la battue, ou encore les enfants qui faisaient tout, mais personne n’avait daigné répondre. Ils étaient sans doute trop affairés.
La troupe s’était mise en marche lorsque l’astre solaire avait atteint son zénith, mais avec la neige qui s’était remise à tomber dru, et la densité végétale des bois, lorsque le dernier des hommes revint, et que le cercle de lumière touchait déjà la ligne de l’horizon, on était toujours sans nouvelle du petit Néfrien.

Le soir, au Vieux Sabot, ils se retrouvèrent de nouveau réunis, et le vieux conteur s’abstint de raconter une nouvelle histoire. Tout d’abord, ce n’était pas le moment, et de plus, il savait bien que lorsqu’un étranger arrivait en même temps que les problèmes dans un pays, il y était immanquablement rattaché, et il ne souhaitait nullement se faire remarquer. De ce fait, il était sorti prendre l’air après le repas, laissant les villageois converser entre eux, et le jeune Yoskopolite le suivit de près, car il se posait quelques questions. Le vieillard remonta la rue plus en amont dans le village et ne sembla remarquer la présence de son suiveur que lorsqu’il arriva au bord du Boiteux. C’était un vieux ruisseau asséché qui traversait le champ du père Hermon, et que les jeunes employaient comme raccourci pour la route du Chat Gris, d’où son surnom de champ de traverse. Il se retourna et lança :
« Oh, là, petit espion ! On tente de se marier à l’ombre de la nuit ? Approche, Yoyo, tu ne me déranges point. » Le petit garçon s’avança dans la lumière d’un lampadaire « Dis-moi, que me vaut le plaisir de ta rencontre ?
- Euh... Rien du tout... Grand-père... Je... je passais juste ici par hasard !
- Allons ! Ne me prends pas pour plus bête que je ne le suis ! Dis moi ce qui t’a poussé à me suivre comme ça.
- Ben voilà. Vot’ histoire des amants qu’ont disparu, vous avez dit qu’c’était une légende, mais, y’avait des enfants qui s’faisaient enlever, alors...
- Alors tu t’imagines que c’est l’apparition funeste de mon histoire qui est venue emmener ton ami ? Tu sais Yoyo,… » le jeune garçon lui jeta un regard noir comme à chaque fois qu’il l’appelait ainsi « ... Yosko, rectifia-t-il, même si l’on dit souvent que dans chaque légende, il y a une part de vérité, il faut aussi compter avec les nombreux bandits de grand chemin et les bêtes féroces venues de la forêt, et il est plus probable que ce soit l’un d’entre eux qui soit responsable de la disparition de cet enfant.
- Tu veux dire qu’en fait, t’y crois pas, à ton histoire ?
- J’ai dit peu probable, pas impossible.»
Le garçon fit mine de réfléchir. Il se demandait si le vieux était comme tous les autres adultes, à ne pas accorder de crédibilité aux propos incohérents de Zepazu. Mais il avait tort, et quand il aborda le sujet, le conteur lui offrit toute son attention :
« Y’avait aussi ce que dit Zepazu. Personne n’a voulu le croire, mais c’est lui qu’a vu Nénef en dernier !
- Oh ? Et que dit-il, ce garçon ?
- Il raconte qu’il a vu une espèce de monstre immense venir enlever Nénef. Il est venu sans raison, et il est parti comme ça ! Nous, on l’a pas vu, mais il était terrorisé, et on voit bien qu’il ment pas, alors nous, on l’croit ! Et maintenant on a peur, pasqu’y a pas d’raison pour qu’il vienne pas nous chercher nous aussi.
- Et à quoi il ressemblait, exactement, ce monstre ?
- J’saurais pas vous dire, mais Zepazu, il a trop peur pour en parler, et puis maintenant il est couché.
- J’irai le voir demain. Je suis certain qu’il peut nous apprendre quelque chose d’intéressant.
- Ouais, ben en attendant, moi aussi j’devrais être couché, alors j’vous souhaite bien l’bonsoir. » Sur ce, le gamin fonça dans le champ de traverse et disparut dans la nuit.

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