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5-Nain


Pour une fois, le matin ne fut pas annoncé par le coq du village ; non pas par négligence ou parce qu'il avait pris un congé, mais bel et bien parce que les masses noires qui se roulaient les unes sur les autres dans le ciel lui laissaient le bénéfice du doute. Une fois que tout le village fut réveillé et que les plus bigotes eurent claqué leurs portes après avoir jeté un oeil dehors et s'être signé 3 fois - "temps d'diab'" - on décréta par commun accord que le jour était levé. Ou pas. L'atmosphère au Vieux Sabot était tendue à l'extrême, et le vieux Longue Barbe était la cible répétée de regards encore moins sympathiques que discrets.

Yosko, à son réveil, eut la même réaction que la majorité de la population, c'est-à-dire un froncement de sourcil mi-étonné mi-curieux en direction des nuages. Bien sûr, les enfants ont plus peur des croque-mitaines et des Ogres de la forêt que des grêlons de 2 pouces de diamètre capables de ravager un champ en moins de temps qu'un nuage de criquets sortant du ramadan. Il ne s'inquiéta donc pas outre mesure, laissant le soin à sa mère de se lamenter - "le toit va être fichu!". Les enfants devaient se retrouver au muret du père François, qui faisait de l'avis général un excellent réservoir à orvets en été et un départ fantastique pour des courses de luges effr... exalt... rapi... molles et courtes - mais qu'importe.
Notre gamin, donc, fit un crochet pour passer chercher Ylda, moins pour le plaisir d'être en sa compagnie que pour prévenir Tildan d'avoir eu la même idée avant lui... N'empêche qu'il l'aimait bien. Un peu, quoi. Enfin, elle est parfois un peu chiante peut-être, mais pas méchante. Il en était à ce stade de sa pensée lorsqu'il arriva devant chez elle, et se contenta d'attendre qu'elle sorte en se battant contre un ennemi imaginaire à coups de branche de bois pour s'occuper - elle le verrait bien de la fenêtre. Elle sortit au bout de quelques minutes - le temps d'occire cinq chevaliers noirs et un dragon - et après avoir jeté un coup d’œil au ciel, enfin, aux nuages, elle le foudroya d'un regard inquisiteur.
« C'est quoi c'temps ?
- J'en sais rien, ptèt’ un orage ? fut la réponse du garçon.
- Pfff... T'es vraiment trop bête... » lâcha-t-elle, non pas méchamment, mais avec un grand sourire qui faisait craquer toute la gente masculine prépubère du village.

Ils se mirent en route, traînassant et discutant. Yosko essaya bien à plusieurs reprises de soutirer à Ylda des indices sur l'apprentissage qu'elle comptait entamer dans quelques jours, mais la jeunette fut inflexible là dessus : Yosko aurait la surprise en même temps que tout le monde et quels que soient les kilos de bonbons qu'il lui offrirait. Que cela ne l'empêche tout de même pas de les lui offrir, ajouta-t-elle en pensée, friante qu'elle était de sucreries. Sur ce, ils arrivèrent au muret, où les attendaient plusieurs enfants déjà. Yosko nota à la fois avec inquiétude et soulagement que Tildan n'était pas encore là, ce qui le fit un peu rougir de honte en lui-même. Il le fit remarquer à Ylda.
« T'as vu, Tildan est toujours pas-là.
- J'ai remarqué, rétorqua la fillette d'un ton neutre.
- Tu penses qu'il lui est arrivé un truc ? demanda anxieusement Yosko, ne pouvant s'empêcher de repenser au « monstre » mentionné par Zepazu.
- A mon avis doit y'avoir un problème avec sa mère. Ce matin mes parents disaient que c'était de la faute à la sorcière, c'est-pas-moi-qui-l'ai-dit! » s'empressa-t-elle de préciser alors que les regards convergeaient vers elle. La mère de Tildan aimait les enfants et ils le lui rendaient bien, ce qui n'avait fait qu'attiser la jalousie des mères du village. « ... que c'était sa faute, si les enfants disparaissaient. Je pense qu'elle essaye de se barricader chez elle avant d'avoir une mauvaise surprise, juste au cas où... » continua la jeune fille.
Yosko acquiesça, oui, ça devait forcément être ça. Il s'adressa alors au petit Zepazu, qui était jusque là blotti dans un coin sans piper mot.
« Au fait Zepazu, tu pourrais nous redire plus en détail ce que tu as vu avant-hier soir ? ...Si ça te dérange pas bien sûr, ajouta-t-il en voyant le visage du petit se figer dans une expression de terreur.
- Z'était horrible! Z'avais entendu un bruit alors ze me suis réveillé pis là z'ai vu dans le carré de la fenêtre. Y'avait un gros monstre comme ça! déclama-t-il en écartant les bras. L'avait pris Nenef zous l'bras pis Nenef il était réveillé, il avait une main devant la bousse mais y me r'gardait comme s'il disait "Steuplait Zepazu, sauve-moi! Viens me ssersser!", mais moi z'avais trop peur alors z'ai crié pis le monstre il est parti » acheva le jeune garçon tremblant, le visage pâle comme la mort. Tandis que sa sœur le prenait dans ses bras pour le rassurer, Yosko prit la parole.
« Voilà ce que je propose qu'on fasse : tout d'abord y faut...
- Ohé les gars!! » fut-il interrompu par Tildan qui arrivait en courant, suivi de près par Anoséfirien. Ils étaient tous deux essoufflés d'avoir sprinté sur une trop longue distance, et mirent une bonne minute à haleter avant d'être en mesure de reprendre la parole. « ...et les filles, continua Tildan face à une demi-douzaine de regards assassins surmontés de couettes. La battue d'aujourd'hui a été annulée.
- Quoi?! s'exclamèrent en cœur les enfants, qui avaient très bien entendu au demeurant, mais qui voulaient être sûrs.
- C'est vrai, j'y étais, confirma Séfirien Y'a papa qu'est arrivé au Vieux Sabot pis il a dit « Alors, comment organise-t-on la battue aujourd'hui? » Pis là y’a tout le monde qu'a marmonné pis y'en a un qu'est venu paske les aut' le poussaient pis qui r'gardait par terre en disant « Beeen... Tu vois Thurne, faut qu'on s'occupe de nos bêtes et d'not' foyer quoi... Pis en plus avec le temps qui menace, been... on risque aussi d'y laisser not' peau nous... » A ces mots les enfants levèrent la tête, c'est vrai que les nuages formaient un matelas noir plein de mouvements tournoyants et crépitant d'électricité statique et de petits éclairs alarmants. Pendant ce temps, Séfirien continuait :
« Alors là yavait tout le monde qui marmonnait des « oui » et des « désolés » mais le pire ç'a été quand y'en a un qui a dit « si on l'a pas trouvé hier, faut te faire une raison Thurne, ton gamin on le retrouvera plus. C'est dur mais c'est comme ca... »
- A ce moment-là, continua Tildan car Séfirien éclata en sanglots, le père à Séfirien est devenu complètement dingue. Il a hurlé que c'étaient tous des mauviettes et qu'ils allaient crever en enfer et que si c'était le leur de gosse, ils feraient moins les je sais pas quoi et il a craché à la figure de celui qui lui avait parlé et il est parti en claquant la porte. Séfirien l'a suivi mais moi chuis resté un peu, et j'les ai entendus marmonner et regarder méchamment ç'ui qui raconte les histoires. Là chuis parti paske y'en avait qui parlaient en me regardant.
- On va faire quequ'chose, hein Yosko? implora Séfirien qui séchait ses larmes.
- Béééé... répondit l'intéressé, c'est sûr qu'on peut pas le laisser là d'dans, mais c'est dangereux la forêt, tout l'monde le sait... » Suivit un choeur de marmonnements "ouais ... sûr", qui inexorablement et inévitablement changea de ton à mesure que chacun jetait des regards furtifs et fréquents à ses voisins. Sentant le changement d'ambiance et prévoyant que d'ici dix secondes l'un des enfants exprimerait ce que tout le monde pense, c'est à dire "oui, mais quand même...", il prit la parole.
« Justement, si c'est dangereux faut retrouver Néfrien avant qu'il lui arrive quelque chose... »
Suivit un long silence, beaucoup trop long au goût de Yosko, puis quelques timides "ptèt", "chais po", qui s'amplifiant et gagnant en confiance finirent en une ovation à réveiller les morts. Si les adultes n'avaient pas le courage, c’est eux qui la feraient cette battue.
« Bon, on y va ? demanda Anoséfirien.
- Pas tout de suite, répondit Ylda, si on part maintenant le ventre vide on tiendra pas 2 heures. Allez manger chez vous et préparez des provisions au cas où. On se retrouve au panneau de la forêt. »
La troupe se dispersa rapidement. Yosko tenait à raccompagner Ylda, mais lorsqu'il lui demanda, elle lui suggéra de plutôt se dépêcher de se préparer pour ne pas les retarder plus tard. Ce fut donc maussade qu'il prit la direction de chez lui. S'il avait pris la peine de regarder le ciel - pardon, les nuages - il aurait remarqué l'étrange motif changeant de toile tissée par les éclairs traversant les masses noires huileuses, telle un treillis empêchant la voûte nuageuse de tomber.

En arrivant chez lui il vit son père, Jil, devant la porte de la maison, en conversation animée avec un groupe de villageois. Yosko était trop loin pour comprendre ce qu'ils se disaient, et lorsqu'il arriva à distance suffisante Jil coupa court à la conversation avec un geste grossier du bras et une sentence définitive : "Il y est, il y reste!". Toute tentative afin de s'enquérir du problème fut noblement ignorée, mais l'enfant n'était pas assez bête pour ne pas deviner que tout ça tournait autour de Longue-Barbe - qui d'ailleurs était à l'auberge. Il mangea copieusement et prépara un baluchon avec des provisions, et de quoi faire un petit feu et une cape pour se protéger de la neige.
Malheureusement la tempête commença alors qu'il allait partir. Le vent se leva et atteint en peu de temps une force telle que la maison commença à trembler sur ses fondations. Yosko sortit quand même rejoindre ses amis tandis que le reste de la famille était occupé à consolider la maison. Il mit longtemps à arriver car chaque bourrasque manquait de le faire tomber et la lumière était si chiche qu'il ne voyait pas où il mettait les pieds, mais apparemment il n'était pas le seul dans ce cas car les deux seules personnes au lieu du rendez-vous étaient Ylda et Tildan. Qu'est-ce qu'ils faisaient ici tous les deux d'ailleurs ? Un bref salut précéda un long temps mort, le temps que les autres arrivent. Pendant ce temps, le vent augmentait encore en puissance, hululant sinistrement dans la forêt et amenant avec lui de temps à autre le craquement d'un arbre qui s'effondre.

Au bout d'un moment ils étaient tous là sauf Séfirien. Ylda s'adressa à la sœur de Séfirien en lui demandant :
« Dis, où c'est qu'il est passé Séfirien?
- Chais pas. Il a dit qu'il allait vers la maison des sept nains, au cas où yaurait des indices pour savoir c'qui a enl'vé Nénef'...
- Y'en a deux qui veulent aller le chercher? » demanda la jeune fille à la troupe.
Deux volontaires se nommèrent et partirent en direction de la maison toute proche. Ils revinrent peu après en courant, le visage pâle comme la neige et des larmes aux yeux.
« Y'a Séfirien qu'a disparu mais on a vu des grandes traces de pas dans la neige et des petites à côté et en regardant où elles allaient ben elles allaient vers la forêt là-bas, dit-il d'une seule traite en indiquant le nord, et pis on a vu un grand truc qui bougeait alors on a eu peur et on est revenus. »
En disant ceci ils jetaient de fréquents regards en direction du nord, à l'orée de la forêt, mais rapides, comme s'ils avaient peur de ce qu'ils auraient pu voir. Les autres enfants s'étaient mis aussi à pâlir et ressentir des frissons ; il faut dire que l'ambiance - vent hurlant, craquements sonores, lumière de crépuscule déchirée par quelques éclairs - était franchement inquiétante. Tildan, qui était comme à son habitude calme et serein, questionna les petits :
« Elles étaient comment ces traces?
- Ben elles étaient très grandes, comme des pieds mais trop gros pour en être. Ptèt’ un ours, je sais pas.
- Et les plus petites?
- Celles-là on pense que c'est Séfirien qui a suivi les grosses pour voir où ça menait. Il aurait pu nous attendre quand même!
- Je pense qu'il a voulu voir où ça menait avant que la neige retombe, remarqua Ylda avec perspicacité.
- Il s'est peut-être perdu à cause de la neige tombée des arbres qui aurait masqué ses traces, renchérit Tildan ; si c'est le cas je propose d'aller voir ces traces pendant qu'y en a qui préviennent les adultes. »
Yosko irait donc voir les traces avec Ylda, Tildan et Issira. Pendant ce temps, les autres iraient prévenir des adultes et les deux petits rentreraient chez eux. Ils arrivèrent les quatre près de la cabane et virent des empreintes de pieds énormes, à la mesure desquels il n'existait sans doute pas de chaussure, décrivant un aller retour de la cabane jusqu'au nord de la forêt. A côté se trouvaient les empreintes de Séfirien, qui après être tombé dessus suivaient cette piste. Ils les suivirent prudemment en étant au fond d'eux complètement terrorisés, par le tonnerre, le noir et les sinistres bruits venant de la forêt. La piste s'arrêta en dessous des premiers arbres, recouverte par la neige jetée à terre à cause du vent. Le quatuor s'arrêta donc à l'orée de la forêt, transi de froid et de peur, croyant voir une menace dans chaque ombre soulignée par les éclairs.

Au bout d'un moment infiniment trop long pour eux apparurent des lumières sur la route : c'étaient les lanternes des parents qui accouraient au secours de leur progéniture, la mère de Néfrien et Séfirien en tête qui hurlait d'une voix cassée par l'inquiétude le nom de ses deux bambins. Finalement, l'inquiétude laissa place à la terreur, puis au désespoir assaisonné de sanglots longs, si tristes dans la gorge d'une grande personne. Tout le monde se rapprocha de la mère catastrophée et tenta de la consoler - "Tu vas voir, on va les retrouver tes petits... Làààà... Caaalme-toiii...". Mais la femme si forte de caractère ne l'entendait pas de cette oreille, et ce fut un visage de harpie qu'elle releva brusquement pour foudroyer de ses yeux déments les enfants apeurés.
« Vous ! prononça-t-elle d'une voix déformée par la haine. Qu'avez-vous fait de mes fils ?! Rendez-les-moi ! » hurla-t-elle en bondissant sur les petits, ongles en avant, avant d'être rattrapée in-extremis par les hommes derrière elle. Ils la tirèrent de force en arrière alors qu'elle continuait de griffer l'air en direction des enfants, les cheveux dans le visage et les yeux rouges, hurlant "Rendez-les moiiiii!!". Plusieurs personnes eurent le réflexe de se signer sur son passage alors qu'on l'emmenait à l'église. C'est alors que survint l'inattendu.
Saisissez bien l'instant. Le ciel noir - bleu foncé par endroits - déchiré par les éclairs. Le vent hurlant entre les arbres et semblant vouloir saisir chaque personne dans ses mains insubstancielles afin de la briser en mille morceaux. Les habitants s'étant mis de chaque côté de la route, la tête baissée, se signant au passage d'une furie possédée tirée avec peine par plusieurs hommes. Et là, apparaissant à la lueur d'un éclair, imposante silhouette en armure lourde, l'épée scintillante passée à la ceinture, les cheveux noirs dans le vent, le regard soucieux de problèmes ne concernant pas les mortels, un Chevalier se dressa fièrement, renouvelant l'espoir dans les coeurs. Il semblait au bout de ses forces, et portait dans ses bras dans un ultime effort le corps inerte de Séfirien.

Il est temps de présenter ce nouveau personnage : Léonidas de Castel-Argent vous dira-t-il se prénommer, mais son véritable nom est en fait Pierre Luchon. Venant d'une famille de bourgeois aisés grâce à un choix avisé lors d'un changement de pôle du pouvoir, il est ce qu'on peut appeler un fils à papa. Totalement dépourvu de talent, il entra dans l'ordre des Paladins de la Lumière à l'origine pour une bête crise d'adolescence, malgré le fait qu'il ait eu besoin de se faire pistonner par son père. Il mena alors une vie de fainéant, payé par la dîme et abusant de son titre plus que de raison. Ayant appris suite à des bruits de couloir que l'église avait eu vent de son attitude honteuse et souhaitait faire un "exemple", il prétexta une brusque allergie aux outils tranchants pour s'enfuir, non sans avoir piqué dans la caisse. Pas trop non plus, des fois qu'on le poursuive. De toute façon, il perdit tout en quelques jours à force de se faire arnaquer par tous les commerçants qu'il rencontra. Oui, c'est également un pigeon.
Toujours est-il qu'il marchait, sans un sou en poche, dans la forêt de l'ermite, - toujours soucieux de laisser un maximum d'espace entre ses potentiels poursuivants et lui - le vent faisant tomber de la neige des arbres, lorsqu'il entendit un bruit suspect à sa hauteur. Ne sachant si cela venait de derrière ou devant lui, il prit son épée à deux mains, cria très fort et partit en courant le plus vite possible. En armure et à pied (oui, il s’était aussi fait voler son cheval), cela signifie faire trois pas pitoyables avant de trébucher. Ce qu'il fit. Il fit le mort un moment, guettant tout bruit suspect, puis se releva au bout d'un bon quart d'heure. C'est alors qu'il vit à quelques mètres de lui à proximité du sentier un enfant couché face dans la neige, probablement assommé par une branche tombée d'un arbre qui gisait à côté.
Il lui avait piqué son casse-croûte et ses affaires, avant de songer à le ramener au village pour toucher une récompense. En plus, le gamin devait connaître la forêt, il lui indiquerait le chemin, car Léo se sentait, on peut le dire, franchement perdu. Il songea d'abord à le réveiller mais il gagnerait sûrement plus s'il l'avait sauvé de monstres dangereux... Il le prit donc dans ses bras, et commençait à être vraiment fatigué au bout d'une vingtaine de mètres lorsqu'il atteint l'orée de la forêt. Il estimait la valeur du gosse, lorsqu'à la faveur d'un éclair il vit des dizaines de personnes de chaque côté de la route tournant la tête vers lui d'un air accusateur, et une furie au milieu qui le montrait du doigt, hurlant de le lui rendre. Son sang ne fit qu’un tour : il lâcha le gamin - ‘toute façon il était trop lourd - persuadé qu'il était qu'on l'avait vu enlever le gosse et entendu compter tout haut l'or qu'il espérait en tirer, et s'agenouilla en récitant à toute vitesse toutes les prières qu'il connaissait, ponctuées de pardons. De toute façon il n’en connaissait pas beaucoup. Lorsqu'il entendit tout le monde s'écrier "Un miracle !", "Notre sauveur" et vit la furie redevenir humaine, il se dit qu'il n'avait finalement pas perdu au change.

L'étranger fut conduit au Vieux Sabot où il se présenta - en tant que Léonidas de Castel-Argent, évidemment - et commença le récit de ce qui l'avait amené ici avec force dragons, monstres et chevaliers noirs, ponctuant chaque partie de son épopée par une brûlure, une bosse de sa cuirasse ou une ébréchure sur son épée. Tout le monde l'écouta bouche bée, à l'exception de Jil qui, en tant que forgeron, savait reconnaître du matériel mal entretenu quand il en voyait, et différencier une brûlure de dragon d'une tache de café. A l'exception également du vieux conteur, qui connaissait déjà la majorité des histoires du chevalier, et qui de toute façon les racontait bien mieux. Il décida sagement de ne pas l'ouvrir et se contenta de ricaner dans son coin, une bière à la main, échangeant de temps à autre un regard complice avec Jil.
A propos de Séfirien, il déclara avec beaucoup d'aplomb l'avoir sauvé - il insista sur le mot - d'un Ogre qui l'emmenait dans le cœur de la forêt pour le dévorer. A partir de ce moment-là l'auditoire devint assez sceptique - on veut bien croire des trucs sur les contrées lointaines mais pas sur sa propre forêt - et suggéra de façon assez vicieuse, et sans que le paladin ne se rende compte de quoi que ce soit : "Si vous êtes si vaillant, Sire Chevalier Saint, pourriez-vous libérer un autre de nos enfants, prisonnier d'un Ogre dans la forêt ? Après ce que vous avez combattu, cela ne devrait point vous poser de problème, non ?". Evidemment Léo jura sur son honneur, sur sa mère, sur son Ordre et sur tout ce que vous voudrez qu'il accourrait au secours de ce petit homme en danger dès le lendemain matin. Il fut hébergé chez Ylda, où il ne se priva pas de manger toute la ration familiale - occire des dragons demande de l'énergie - et d'occuper le confortable lit parental.

Yosko, Ylda, Tildan et les autres veillèrent une bonne partie de la nuit au chevet de Séfirien, échangeant leurs impressions sur le nouveau venu - dans l'ensemble plutôt positives - s'il a ramené Séfirien, pourquoi ne pas lui faire confiance ? Au milieu de la nuit, lorsque sa respiration indiqua que le garçon était passé de l'inconscience au sommeil, ils partirent sans un bruit, et se retrouvèrent dans la rue face au preux chevalier, un gros sac sur l'épaule, les chausses à la main pour faire le moins de bruit possible. Pris en flag', quoi.
« Ben? Qu'est-ce que tu fais là m'sieur le chevalier ? fut la réaction de Yosko.
- Ah... Euuuh... Héhé... Bonne question... En fait... Euuuf... Je...
- Vous allez chercher Nénef ? demanda Issira.
- Exactement ! répondit Léo, soulagé. Je partais le récupérer car je ne saurais dormir en sachant un enfant chrétien en danger dans cette contrée! C'est mon devoir, même si je dois mourir pour cela !
- Ben attendez, l'interrompit Ylda. J'vais prévenir mes parents, ils pourront vous aider.
- Non ! répondit précipitamment le paladin. Surtout pas ! Je veux dire... heuuu... c'est beaucoup trop dangereux ! Et puis... heuuu... J'y arriverai mieux seul, voilà !
- Si vous voulez, on peut venir avec vous, on vous dérangera pas, promis ! s'enquit Yosko, qui avait beaucoup apprécié les histoires du chevalier.
- Heu, ouiiiii... Quelle bonne idée... répondit l'intéressé d'un ton gêné, en essayant visiblement de rendre le sac dans son dos le plus discret possible.
- Y'a quoi dans vot'sac, m'sieur ? demanda Issira.
- Ah... Et bieeennn... Des trucs. Pour... Tuer les Ogres, voilà ! »
Un murmure d'approbation générale lui répondit, les enfants aiment bien ce genre de choses - qui, entre parenthèses, se révélaient être le garde-manger et les objets de valeur de la maison d'Ylda. L'homme en armure remit ses chausses à l'orée de la forêt et demanda aux enfants de partir en avant, tandis que lui protègerait leurs arrières. Sisi, j'vous assure, les Ogres attaquent par l'arrière. Il allait se retourner et les semer lorsqu'il entendit un grognement derrière lui et distingua une imposante silhouette se déplacer près du sentier. N'écoutant que son courage, le paladin brandit son épée, la jeta part terre ainsi que son sac pour s'alléger et courut vers l'avant en criant aux enfants :
« Il est devant vous ! Reculez pendant que je le repousse ! ». Il les dépassa et courut à l'aveuglette de longues minutes, avant de se prendre un arbre de plein fouet. Lorsqu'il se réveilla, il neigeait à gros flocons, il avait froid, mal à la tête et il était perdu.

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