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Je viens de finir de lire un livre antique que j’ai trouvé chez un vieux boutiquier. Je l’ai acquis pour une bouchée de pain, le pauvre ignorait quel trésor il venait de laisser filer ! Il opérait le lien que j’ai tant et tant recherché entre alchimie et Invocation, et surtout il détaillait de façon presque claire le premier pas à faire pour se passer de la première. Et comme je l’espérais si ardemment, la Fonction me permettra d’entamer la recréation de l’Invocation !

Si j’ai bien compris, il me suffit de poignarder le corps spirituel d’un magicien à l’aide d’une arme façonnée par la Fonction pour capturer ses pouvoirs. Cela me semble trop facile, pourtant. Si tel était le cas, de nombreux ciseleurs auraient déjà pu prendre le contrôle de plusieurs magies. Mais je n’ai rien à perdre. Il ne me reste qu’à trouver une proie à dépouiller.

 

* * *

 

            Je savais bien que c’eut été trop facile. Ma première tentative s’est révélée un échec. J’ai bien provoqué un magicien – un abjurateur – et suis parvenu, grâce à l’aide d’un gros bras engagé pour l’occasion, à le transpercer d’une dague violette. Cela fait, j’ai vu son corps spirituel s’éloigner à toute vitesse, pendant que le magicien criait muettement, et les énergies se dissiper au lieu de gagner mon propre corps. Il doit y avoir autre chose à faire.

            Bah ! Après tout, il faut bien expérimenter pour avancer.

 

* * *

 

            J’ai entendu une ballade très intéressante, dans l’auberge d’Olm. Elle parlait de la Fonction comme d’un lasso qui permettrait de capturer les âmes de ses victimes. J’ai offert un pot au barde pour qu’il m’en dise plus, et il a ajouté que le terme de ‘lasso’ était une image qui représentait en fait l’enroulement des énergies autour d’un axe. Je pense que je vois désormais ce qui m’a manqué la première fois : je me suis contenté de planter la lame et de la retirer, au lieu d’essayer d’accumuler les énergies autour.

            Il est temps de retenter le coup.

 

* * *

 

            Nouvel échec. Pourtant, je sais que je m’approche du but. Je n’étais pas si loin ! Je m’en suis pris cette fois-ci à un devin qui vivait en ermite – proie facile s’il en est. D’autant plus qu’au moment où je suis allé le voir, il savait que je le tuerais et semblait résigné à mourir. Nous avons donc pu avoir une conversation sereine, où il m’a averti des dangers de mon entreprise – non, il a utilisé le terme de ‘folie’. La belle affaire ! L’Invocation me détruira ? Eh bien, nous verrons ! En tout cas, j’ai fini par le faire taire pendant l’un de ses voyages dans le monde de la Perception, et j’ai cette fois-ci tenté d’enrouler, comme une ficelle autour d’une bobine, les énergies blanches autour de la lame créée pour l’occasion. Un moment, j’ai pensé que ça marcherait, parce que le corps du devin s’en allait en disparaissant tandis que les énergies demeuraient près de moi. Las, je ne savais qu’en faire et elles ont fini par se dissiper.

            En somme, j’ai réussi à prendre possession de la magie pendant un temps limité, mais pas à l’utiliser, à la contrôler. Ce sera la prochaine étape.

 

* * *

 

 

            Je piétine. J’ai fouillé toutes les boutiques d’antiquités sans trouver d’ouvrage concluant, et mes expériences ne m’ont pas permis d’aboutir plus loin. J’en suis au point mort. Alors j’erre d’auberge en auberge en espérant entendre de nouvelles chroniques des jours anciens.

 

* * *

 

            J’ai peut-être un indice. Un conteur a narré l’histoire d’un homme qui se faisait appeler le ‘Six fois tué’. Une simple légende, à n’en pas douter, mais toutes ont un fond de vérité. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est que le conteur a refusé de m’en parler plus longuement, affirmant que le reste devait rester secret. Par ce refus, il m’en a dit plus long que s’il m’avait rencontré en privé.            L’homme du récit avait volé la magie des plus grands sorciers du royaume en arrachant leur cœur à mains nues et en se le plantant dans le torse, à côté du sien propre. Si l’on passe les détails sordides, on trouve des similitudes surprenantes avec ma propre démarche. Je me demande si, en me plantant dans le corps la dague autour de laquelle dansent les énergies…

 

* * *

 

            C’était bien ça ! Je sens l’Abjuration bouillonner dans mes membres, dans la moindre parcelle de mon corps ! Maintenant que le premier pas, le plus difficile, a été accompli, la maîtrise de l’Invocation n’est plus qu’une question de temps.

            Si j’ai tant attendu avant de passer à l’acte, c’est que j’appréhendais le fait de me transpercer volontairement de ma propre lame, et je devais d’abord chercher un apothicaire au cas où les choses tourneraient mal. Cela fait, je m’en suis pris à un abjurateur par surprise. Il n’était pas très doué et je n’ai eu aucun mal à lui enfoncer ma dague violette dans son corps spirituel, puis à maintenir les énergies noires auprès de moi. Ensuite, j’ai tenté de me planter l’arme dans un bras mais, malgré ma souffrance, je n’éprouvais rien de plus – ce ne devait pas être suffisant. Alors c’est dans mon ventre que j’ai enfoncé la lame, et aussitôt j’ai senti un déversement de puissance, une véritable extase ! Enivré par l’Abjuration, qui se répandait partout dans mon corps, je ne ressentais plus la moindre douleur !

            Mais je savais que je perdais mon sang et je me suis empressé, pendant que la magie me soutenait encore, de retrouver mon apothicaire, qui m’a ensuite soigné très efficacement, l’air un peu effrayé. Dès que je fus assez fort pour le faire, je le tuai. Il est hors de question que mon projet s’ébruite.

            Je souffre encore un peu, et je vais me reposer avant de poursuivre ma quête. En attendant, je vais essayer d’invoquer et de maîtriser l’Abjuration.

 

* * *

 

            C’est bon, je peux contrôler les énergies noires. Cela a été plus facile que je ne le pensais, peut-être parce que j’étais déjà un magicien avant de l’acquérir, qui plus est un expert de la Fonction. Il est temps de reprendre la marche en avant.

 

* * *

 

            La Perception est mienne ! Cela n’a pas été bien difficile, tant les devins sont décidément incapables de se défendre. Ils sont pathétiques, à se résigner ainsi à leur sort. Comme si tout était tracé ! Néanmoins, ce devin-là m’a annoncé une prédiction intéressante : il m’a dit, je le cite, que je ‘mettrai fin à une ère dont l’origine se perd dans l’éternité’. Des mots vaporeux, mais j’ai bien aimé l’idée de mettre fin à une ère. Il ne me restera alors plus qu’à créer la nouvelle !

            Tout s’est déroulé comme la première fois, je passe les détails. Une pensée m’est venue à l’esprit : si je pouvais maîtriser la Nécromancie, je n’aurais plus à perdre du temps en attendant une guérison naturelle, ni à occire des apothicaires au risque d’être découvert et pourchassé…

            Prendrai-je le risque ?

 

* * *

 

            J’avais perdu l’habitude des échecs, et en voilà deux qui viennent me prévenir de prendre garde à mes initiatives.

            D’abord, j’ai essayé de manipuler les énergies blanches, histoire de voir ce qui se passerait si je m’attaquais à un nécromancien. Eh bien celles-ci sont bien plus délicates à contrôler que les énergies violettes et noires, tant elles sont perfides. Je me suis perdu dans des méandres neigeux et je me demande encore comment j’ai pu retrouver mon chemin. La Perception est à appréhender d’une manière totalement différente de celle des autres magies, et je crois que je vais pour l’instant la laisser tomber. Vue la mauvaise impression que m’ont laissée les quelques devins que j’ai rencontrés, je ne vois pas pourquoi je m’obstinerais.

            Mais venons-en au deuxième échec, bien plus cuisant. Enervé par mon expérience sur la Perception, j’ai décidé de m’attaquer à un nécromancien. Bien mal m’en a pris ! Ce magicien était bien plus puissant que moi, et je n’avais pas fini de façonner mon arme que je voyais une créature squelettique aux prunelles brillant d’une lueur bleue s’approcher de moi, ses griffes acérées prêtes à me déchiqueter. Lorsque j’ai voulu fuir, ces mêmes griffes se sont détachées du squelette pour fondre sur moi et si je n’avais pas invoqué les énergies noires pour bloquer le coup, nul doute qu’elles m’auraient transpercé !

            Non seulement je me suis attaqué à trop fort pour moi, mais j’ai en plus dû quitter la région pour ne pas avoir à subir les foudres vengeresses de la Nécromancie. Un échec lamentable, donc.

            Pour en éviter un nouveau, je progresserai graduellement. Ma prochaine cible sera un mortaliste.

 

* * *

 

            Je n’avais pas écrit depuis un bon moment dans ce carnet. Cela dit, pas de nouvelles, bonnes nouvelles, n’est-ce pas ? J’ai pris possession de la Destruction, que je manipule assez aisément, ainsi que de l’Illusion, qui m’apparaît ô combien plus complexe – un peu à l’image de la Perception, en fait, mais en inversé. Je n’ai donc pas trop osé m’en servir, elle ne sera qu’un moyen pour atteindre l’Invocation.

            J’ajouterai que j’ai désormais la sensation d’avoir un corps gorgé de puissance, et ce n’est pas pour me déplaire ! Je me sens supérieur aux autres hommes, magiciens ou non, ce qui est logique puisqu’après tout, je le suis. Quel homme peut se targuer d’être capable de manipuler cinq magies, ou du moins d’en posséder cinq en lui ? Et personne ne se doute pour l’instant de rien, même s’il arrive que les magiciens, plus sensibles aux énergies, me regardent d’un œil bizarre, sans trop savoir pourquoi. Lorsque je révèlerai ma puissance au monde entier, ils comprendront. Et s’agenouilleront.

            Nécromancie, tu seras bientôt mienne.

 

* * *

 

            Ce n’a pas été facile, mais j’y suis parvenu, enfin ! J’ai dû louer les services de deux frères assez doués à l’arbalète et, pendant que le nécromancien les tuait l’un après l’autre, je façonnai un pied de table en javelot. Cela fait, je l’ai lancé dans le corps du magicien, qui n’avait dès lors plus beaucoup de forces, puis me suis empressé d’enrouler les énergies bleues tout autour et de me les injecter dans le corps.

            Cette fois-ci, la sensation a été atrocement douloureuse. Ma peau s’est mise à s’agiter, mes membres s’allongeaient et rapetissaient constamment, je voyais des bulles sortir de mon ventre pour éclater… Je n’en menais pas large, sur le moment, et seule une constatation m’a empêché de paniquer complètement : ces immondes bulles étaient jaunes ! L’Invocation était mienne !

            Lorsqu’enfin ces phénomènes aussi inquiétants qu’écœurants ont cessé, je n’avais plus aucune blessure, comme si mon corps avait été purgé, nettoyé, puis refermé. J’étais en pleine forme, et quelle joie ! C’était un véritable accomplissement, et ces énergies qui roulaient à l’intérieur, cet incroyable pouvoir !

            J’ai hâte de le tester.

 

* * *

 

            Je suis inquiet. Je n’ai pas encore tenté de manipuler l’Invocation, et pourtant je ne parviens plus à calmer les tremblements perpétuels de mon corps. Je sens la magie qui essaie de jaillir de mes pores, de s’échapper de cette cage de chair, comme si elle était vivante, une chose enragée de sa capture. Aujourd’hui, j’ai eu l’impression qu’elle me frappait de l’intérieur, qu’elle tentait de forer ma peau pour se creuser un passage, et je crains qu’elle ne finisse par y parvenir. Je n’ai plus le choix.

            Il faut que je la libère.

 

* * *

 

            C’est fait ! J’ai manipulé des énergies jaunes – oui, jaunes, comme personne ne l’avait fait avant moi – avec une déconcertante facilité. Les énergies semblaient obéir à la moindre de mes pensées, et c’est avec régal que j’ai constaté de quoi l’Invocation était capable. Elle possède toutes les particularités des six magies et, alors même que je n’osais trop m’aventurer dans l’Illusion et la Perception, je n’ai eu aucun mal à projeter mon esprit à des lieues de mon corps et j’ai effrayé sans trop de problèmes en troupeau de mouton en façonnant – sans effort ! – une meute de loups enragés. Le plus rassurant, c’est que je suis parvenu à en garder le contrôle et à empêcher mes créatures de s’en prendre réellement aux stupides animaux.

            Comme prévu, les soubresauts qui agitaient continuellement mon corps se sont calmés. Je suppose qu’ils reprendront dans un moment, jusqu’à ce que je libère de nouveau l’Invocation, et ainsi de suite.

            Diable, quelle expérience exceptionnelle !

 

* * *

 

            Tout se passe pour le mieux, et pourtant j’en suis venu à douter. Oui, je doute de mon pouvoir, et je doute de manipuler l’Invocation sous sa véritable forme. Cette idée m’est venue suite à deux événements.

            D’abord, j’ai essayé de modifier le monde lui-même, comme j’avais prévu de le faire. Naturellement, je me suis concentré sur des modifications minimes : j’ai tenté de transformer un rocher en boue. Ne sachant trop comment m’y prendre, j’ai fait appel aux énergies jaunes, que j’ai délicatement enroulées autour du rocher en question, afin qu’il soit recouvert d’une ‘taie’ jaune. Puis j’ai essayé de les comprimer, en vain. J’ai tiré dessus de toutes mes forces, en vain. J’ai imaginé la mutation du rocher, en vain. Toutes mes tentatives ont échoué, et cette expérience malheureuse n’a cessé de se renouveler. Je ne comprenais pas mes échecs répétés.

            Jusqu’au jour où, dans une auberge quelconque, j’ai entendu une conteuse narrer l’histoire d’un barde dont les mains s’entouraient lorsqu’il le voulait d’un halo d’énergies argentées, une magie dont je n’avais jamais entendu parler, que ce soit dans les rumeurs ou dans les livres, que j’avais pourtant méticuleusement épluchés. Comme je l’ai déjà écrit, toutes les légendes ont leur fond de vérité. J’ai donc essayé d’extorquer quelques informations supplémentaires à la conteuse, et cela s’est avéré payant. En effet, elle a ajouté que certaines versions de l’histoire, plus ‘scientifiques’ (donc moins vendeuses selon elle), contenaient un laïus complémentaire dans lequel le narrateur expliquait d’un ton mystérieux que la magie argentée était la forme existante de l’Invocation la plus pure qu’il était possible de trouver – autrement dit, qu’elle représentait la forme actuelle de l’Invocation, qui aurait donc subsisté autrement que sous l’aspect  des six magies les plus connues !

            S’il peut sembler incroyable que j’ai considéré comme crédible l’avis de cette conteuse, c’est parce que je m’étais rendu compte depuis un moment que les énergies que je manipulais ne répondaient pas aux descriptions de mes ouvrages les plus complets en la matière. En effet, ceux-ci disaient de l’Invocation qu’elle était dorée. Or, la magie dont je me servais arborait une teinte jaune, sans éclat. Dès lors, il paraissait possible que je ne manipule pas véritablement l’Invocation originelle, mais une forme extrêmement proche de celle-ci, à laquelle il manquait encore une composante : la magie argentée, quel que soit son nom.

            Je vais poursuivre mes tests pour l’instant. Si les échecs s’enchaînent, je n’aurai plus qu’à trouver cette magie presqu’inconnue – ce qui risque de s’avérer difficile.

 

* * *

 

            Comme prévu, pour ainsi dire, je persiste à échouer. Je n’ai plus le choix. Le plus gros problème, c’est que personne ne semble avoir entendu parler d’une magie argentée, où que j’aille, et j’ai même eu droit aux sourires de compassion qu’on adresse à un doux imbécile. J’ai fait passer le goût à l’un de ces individus de se moquer, il pourrit désormais au fond d’un puits asséché. Ne suis-je pas le futur dieu, ayant droit de vie et de mort sur chacun ?

            Puisque donc personne n’a pu me renseigner, j’ai pris la décision de voir les choses en grand. Aller de hameau en hameau, de bourg en bourg, où la population est si peu nombreuse, serait bien trop long. A mon avis, s’il y a bien un endroit au monde où je pourrai trouver ce que je cherche, c’est la Cité des Merveilles, capitale du royaume. Certes, c’est extrêmement loin de l’endroit où je suis, et cela me prendrait peut-être des mois pour y aller – d’autant plus que les routes aux abords de cette immense ville doivent être dangereuses. Mais je sais désormais projeter mon esprit à une distance inimaginable, et m’est avis que je pourrais tout à fait explorer la capitale sans bouger de là où je suis…

            A voir.

 

* * *

 

            Je ne sais pas si je dois me réjouir ou m’inquiéter de ce qui est arrivé. En tout cas, je n’ai pas obtenu les résultats espérés.

            Comme je comptais le faire, j’ai projeté mon esprit par le biais de ce que j’appellerai désormais dans ce journal l’Invocation inférieure. Pour cela, j’ai trouvé un gros bouquin de géographie rempli de croquis précis représentant certains lieux de la Cité des Merveilles, notamment une espèce de petit temple situé dans ce que le livre appelait le ‘Palace des pauvres’. J’ai orienté mon esprit vers ce lieu et, avec une concentration maximale, je me suis mis à écarter les énergies incolores pour former une voie que l’Invocation inférieure pourrait emprunter, puis j’ai lancé les énergies jaunes dans le ‘vide magique’ ainsi créé. En un instant, je me retrouvais non loin de ce temple, au milieu d’une foule d’habitants qui, apparemment ébahis et effrayés, ont déguerpi à toute vitesse en criant. C’est alors seulement que j’ai constaté que je ne sentais aucune odeur – alors que les rues étaient jonchées de détritus – ni n’entendais aucun son. Je suppose que c’est lié à mon absence de maîtrise de la Perception, sans doute la magie dont j’utilisais le plus les propriétés à ce moment-là. Hormis ce léger désagrément, tout se passait bien.

            Puis j’ai perdu le contrôle. J’ignore comment c’est arrivé, mais en un clin d’œil les énergies ont jailli vers un groupe de personnes pour les tuer, s’enroulant autour d’elles en les étouffant ou les transperçant comme une pluie de flèches – à l’image de ce que pourrait accomplir la Destruction. Dès que j’ai compris que je ne réussirais pas à récupérer la maîtrise des énergies, j’ai tenté de réintégrer mon corps à travers le même chemin que j’avais façonné et, à mon grand soulagement, j’y suis parvenu. Un instant plus tard, les énergies jaunes avaient perdu de leur éclat pour finalement se fondre dans l’incolore.

            Que penser de cette ‘mésaventure’ ? Je ne sais, mais j’éprouve de nouveau la désagréable sensation que l’Invocation est consciente de ce qu’elle fait. Il faut que je fasse plus attention désormais, même si je ne compte pas abdiquer maintenant. Je suis déjà passé par suffisamment d’épreuves.

            Et je suis persévérant.

 

* * *

 

 

            Après m’être entraîné un peu plus à maîtriser l’Invocation inférieure, en me projetant sur une distance moindre, j’ai fait une nouvelle tentative. Si ma progression est encourageante, le résultat s’est révélé une fois de plus mitigé.

            Cette fois encore, je me suis projeté en direction du temple selon le même moyen, mais je n’ai pas laissé libre cours à la magie. Je n’ai projeté qu’une seule énergie, bridant les autres, et si le voyage a été plus long – quelques minutes au lieu de quelques secondes –, une fois dans la capitale, je n’ai pas eu à déplorer de perte de contrôle. Je suis donc parti à la recherche de la mystérieuse magie argentée, et ma première destination a été le château central, connu sous le nom de ‘Lumière de cendres’. En effet, j’avais l’intuition que c’était là-bas que j’en apprendrais le plus. Pour être honnête, je me sentais irrésistiblement attiré par cet endroit, et à la lumière des conséquences de cette expérience, je soupçonne l’Invocation inférieure d’en être à l’origine.

            J’ai parcouru les couloirs du château discrètement, faisant en sorte que l’unique énergie jaune dans laquelle je me projetais ne soit pas repérée. Ma grande satisfaction a été celle d’empêcher l’Invocation de jaillir sur les serviteurs. En d’autres termes, tout se passait pour le mieux, même si je ne décelais aucun indice d’une magie argentée, jusqu’à ce que je me retrouve en face d’un homme richement vêtu qui, apparemment, venait de se battre : ses deux lames dégoulinaient de sang, et lui-même semblait blessé. Alors, une fois de plus, l’Invocation inférieure m’échappa sans que je puisse faire quoi que ce soit contre. Tout ce que j’obtins, et ce n’était déjà pas si mal, fut d’empêcher les énergies jaunes de se précipiter sur lui pour le tuer. Arriva un événement qui me laisse encore indécis.

            L’homme vit naturellement les énergies, et à cette seule vision ses yeux s’écarquillèrent d’effroi, ses traits se figèrent et il tomba sur le sol, raide mort. A ce moment-là, de son corps s’éleva une forme jaune qui lui ressemblait parfaitement, et celle-ci se dissipa dans l’air comme un magicien dont le corps spirituel serait coupé du corps matériel. Autrement dit, c’est comme si cet homme avait en lui l’Invocation inférieure de la même façon que je la possède ! Inutile de dire que je suis aussi surpris que vexé de cela, mais je suis heureux d’avoir exterminé un rival potentiel – même si, encore une fois, j’ignore ce qui s’est réellement passé.

            Bref, suite à cet événement, j’ai immédiatement réintégré mon corps, sans plus de souci que la dernière fois, ce qui est un élément positif. Je pense que je suis désormais tout à fait à même de contrôler l’Invocation inférieure, même si je dois faire preuve d’une attention de tous les instants. Il ne me reste plus qu’à voir de quoi elle est capable confrontée aux autres magies, et j’avoue que j’affronterais volontiers un maître de la plus puissante des formes classiques de la magie, à savoir la Nécromancie.

            Je n’oublie pas ma quête de la magie argentée.

 

* * *

 

            J’ai provoqué un des plus grands nécromanciens en duel, et je dois avouer que le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur de mes espérances.

            Comme prévu, j’ai pu conserver le contrôle de l’Invocation inférieure et l’empêcher de s’abattre sur le moindre passant. D’ailleurs, je n’ai eu aucun problème : la magie s’est tenue tranquille. Je me suis arrangé pour pénétrer par une fenêtre, de telle sorte que personne n’a vu les énergies jaunes – je suis passé par le ciel. J’ai pris le nécromancien par surprise ; malheureusement, il avait déjà un sortilège en cours, il a donc pu réagir immédiatement pour se protéger de mon attaque en mobilisant les énergies bleues qui flottaient dans l’air.  Voulant tester toute la puissance de l’Invocation inférieure, j’ai directement modelé un élémental, et tout se passait pour le mieux – ma créature réduisait en charpie le corps du magicien – jusqu’à ce qu’il parvienne à déliter instantanément celle-ci : je n’ai pas réussi à maintenir les énergies liées entre elles et elle a explosé. A bout de force, j’ai décidé de me retirer : il ne fallait pas que j’abuse de l’Invocation inférieure, car elle était trop imprévisible pour que je puisse admettre la possibilité de la laisser s’échapper.

            J’ai donc perdu mon duel. Je m’attendais pourtant à ce que l’Invocation inférieure surpasse la Nécromancie. De toute évidence, je me suis trompé. Je vois deux hypothèses à cet échec, sans compter le fait que ce nécromancien était peut-être plus doué que moi dans la manipulation – avec tout mon entraînement, j’en doute. Soit je me trouvais à une distance telle que les énergies jaunes avaient perdu de leur puissance potentielle ; soit la forme de l’Invocation que je maîtrise est effectivement inférieure, au mieux égale, à la Nécromancie, et ne prendra le dessus que si je la complète. En effet, j’ai l’impression que les énergies jaunes ne permettent de mettre en œuvre qu’une seule des six magies qui la composent à la fois, ce qui expliquerait que la Nécromancie, forme la plus puissante des six, puisse la mettre en échec.

            Je sais ce qu’il me reste à faire.

 

* * *

 

            Cela faisait quelques jours que je n’avais pas écrit dans ce journal. La raison en est simple : j’étais traqué par deux hommes, apparemment payés pour se débarrasser de moi – probablement par l’ami ou le frère de l’un des innombrables magiciens que j’ai tués pour mes expériences. J’ai dû fuir, le temps de connaître leur identité, puis je les ai éliminés. L’Invocation inférieure a fait des merveilles : je n’ai eu aucun mal à percer leur bouclier d’Abjuration.

            Je suis donc pleinement satisfait de ma maîtrise, qui augmente de jour en jour. Demain, je passe aux choses sérieuses.

 

* * *

 

            Je l’ai trouvée ! Je l’ai trouvée, cette magie argentée si rarissime ! Et quel spectacle ! Certes, l’Invocation inférieure m’a échappé, mais le jeu en valait la chandelle !

            Plus encore que les dernières fois, je me suis senti véritablement guidé  par les énergies qui coulent en moi, et si je mettais ma mauvaise foi de côté, force me serait d’avouer que je ne pouvais résister à la volonté de l’Invocation inférieure – oui, j’admets de plus en plus facilement sa personnalité. Elle m’a mené dans une immense salle complètement dévastée : table renversée, meubles brisés et répandus à travers toute la salle, lustres gisant sur le sol en mille morceaux. Je devais être arrivé à la fin d’un combat particulièrement violent, impression confirmée par les cadavres que je découvris derrière la porte de cette salle, et les corps à l’intérieur même de cette dernière. Sitôt entré, j’ai remarqué que l’homme agenouillé qui me tournait le dos était en réalité le même nécromancien qui m’avait vaincu plus tôt. Je n’ai pas réfléchi une seule seconde et me suis jeté sur lui ; las, comme la dernière fois, il avait déjà commencé à manipuler les énergies nécromantiques et a contré mes deux premiers assauts – mais ce n’est pas important. Car c’est ce qui est arrivé ensuite qui est extraordinaire.

            Alors que j’allais lancer une nouvelle attaque, les énergies jaunes m’ont complètement échappé et ont royalement ignoré le nécromancien : elles se sont précipitées vers une petite silhouette que j’avais d’abord décidé d’ignorer. Et là, la magie argentée est apparue ! En réalité, ce sont les énergies jaunes qui sont allées de leur plein gré la chercher à l’intérieur même de la femme – car c’en était une. Les énergies ont tourbillonné autour de celle-ci, l’ont portée dans les airs et ont peu à peu extirpé d’elle des énergies argentées, jusqu’à ce qu’énergies jaunes et argentées de mêlent. Alors, j’ai vu l’Invocation, la vraie : la magie dorée.

            Cela a duré quelques secondes seulement, mais je l’ai vraiment vue ! Puis j’ai repris le contrôle des énergies jaunes pendant que les rubans argentés regagnaient le corps matériel de la femme – ou plutôt, les énergies jaunes ont décidé de retourner en moi. Je n’ai pas tenté le diable et je me suis retiré dans mon propre corps. Je tremblais d’excitation, car non seulement j’avais trouvé la magie argentée que je cherchais, mais j’avais également eu confirmation que l’assimilation de celle-ci me permettrait effectivement de manipuler l’Invocation sous sa forme originelle !

            Il est désormais temps de quitter ces villages sans intérêt où je demeure pour gagner la capitale, là où se trouvent ma proie et l’aboutissement de tous mes efforts, de toute ma persévérance. Reste que, seul, j’aurai bien du mal à aller en bout – j’ai déjà éprouvé des difficultés à repérer et éliminer deux vulgaires chasseurs de prime, alors des bandes entières de brigands… Oui, il me faut un garde du corps.

            Je trouverai bien ça dans les auberges des bourgs que je traverserai dans mon voyage vers la Cité des Merveilles.

 

* * *

 

            Arrête-toi là, veux-tu ? Le reste, tu l’as vécu à ses côtés, et n’est-il pas plus intéressant de contempler tes propres aventures, au lieu de n’en lire que des résumés succincts ? Tu hoches la tête d’un air songeur, te demandant si tu aurais accepté son offre si tu avais eu connaissance de tout cela, de ce projet insensé et pourtant réaliste, de cette multitude de meurtres que l’invocateur avait déjà commis. Laisse-moi te répondre : oui. Bien sûr, tu aurais accepté, fasciné par l’inflexibilité de cet homme, intrigué par le périple à venir. Et puis, tu avais déjà laissé ton côté ton humanité, à l’époque. Mais la part animale que tu avais conservée, était-elle meilleure ou pire ? Seule la suite pourra t’apporter des éléments de réponse, car je vois que tout est confus en toi – tu doutes.

            Alors laissons de côté tout cela, pour le moment. Cette partie de l’histoire, tu la connais, et je ne veux pas t’ennuyer plus longtemps avec. Que dirais-tu de retourner faire un tour à la capitale, où ceux qui s’opposèrent à toi fourbissent leurs armes ?

            Tes yeux brillent de nouveau…
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