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    L’auberge où tu te trouves, voyageur, est intemporelle. Tu penses que cela ne fait qu’un ou deux jours que tu observes le monde. En réalité, plusieurs semaines se sont déjà écoulées là-bas, et ce voyage qui te paraît si bref dure en réalité depuis une dizaine de longues journées. T’expliques-tu mieux la lassitude de leurs membres et la fatigue sur leur visage ? Comment ? Il y a peut-être une autre raison à cela ?
    C’est possible. C’est probable. Car ils approchent de la croisée des chemins.


* * *

    A la tête du groupe, Therk et Fadamar chevauchaient côte à côte, échangeant à l’occasion quelques remarques inaudibles. Le vétéran couturé se tenait plus voûté que jamais, son dos se courbant sous le poids des années qui semblaient d’un seul coup s’abattre tout ensemble sur lui. Sa posture jurait avec celle très droite de l’assassin, pourtant du même âge.
    Cytise s’était attendue à ce que le voyage ravive des souvenirs de leur jeunesse, accompagnés de toute la vigueur qui imprégnait leurs corps à l’époque. C’est l’inverse qui se produisait pour une raison qui lui échappait. L’homme qui lui tenait lieu de père adoptif ployait désormais sous un fardeau dont elle se demandait l’origine. Elle s’inquiétait pour lui. Quant à Fadamar, il demeurait fidèle à lui-même. Son aventure avec l’espionne ne l’avait pas changé d’un iota, bien au contraire : il se montrait plus laconique que jamais, et Cytise croyait y voir un soupçon de mélancolie.
« Je te trouve bien pensive.
Cytise hocha vaguement la tête. Elle avait appris à supporter Sybèle, même si celle-ci avait l’exaspérante manie de lire dans ses pensées comme dans un livre ouvert. Elle ne parvenait pas à lui en vouloir d’avoir approché l’assassin et son dynamisme perpétuel s’était révélé le bienvenu depuis qu’Arandir avait sombré dans le remords et les regrets. Qui plus est, l’espionne était la plus jeune du groupe après Cytise, ce qui facilitait le contact.
-    Je me demande si ce voyage était une bonne idée. Regarde Therk, je ne l’ai jamais vu ainsi. Et Arandir ! Je ne reconnais plus le Fabuleux.
Sybèle jeta un regard en arrière, où Arandir se morfondait sur sa selle. Sa peau n’avait jamais été aussi pâle, alors que le soleil s’était montré omniprésent ces derniers temps. Elle avança d’une voix douce.
-    Tu sais, Cytise, tu n’y es pas pour rien…
-    C’est le plus douloureux.
Comment expliquer à quelqu’un de solitaire comme Sybèle qu’elle avait le sentiment d’avoir trahi son amitié et d’avoir honteusement profité de l’affection qu’il lui portait ? En réalité, elle ne pensait à l’époque qu’à sa petite personne, blessée par la complicité nouvelle et immédiate qui unissait l’espionne et l’assassin. Les chants apaisants et les vers de consolation du barde ne lui suffisaient pas, alors elle avait demandé plus, imploré plus. Arandir le lui avait accordé sans hésiter, même si tout plaisir avait quitté ses yeux soudain ternis. Depuis ces nuits, il ressassait sa faiblesse, s’accusait de n’avoir pas su aider la jeune femme avant qu’elle n’ait dû s’adonner à cette dernière extrémité. Oui, une véritable trahison.
Sybèle lui posa la main sur le bras, qui s’était mis à trembler.
-    Je n’aime pas te voir souffrir ainsi. Il est normal que tu t’en veuilles, mais ce n’est pas ainsi que tu avanceras.
Elle parut réfléchir un instant et ajouta.
-    Ecoute, je te promets que je ferai tout mon possible pour dérider ton ami. Tout mon possible. Alors cesse de t’angoisser et souris !
En fait, l’espionne la comprenait parfaitement. Cytise leva la tête, fixa ses yeux clairs et, un instant, elle l’envia : elle paraissait ne jamais se poser de question, toujours savoir ce qu’il fallait faire, et surtout ne jamais s’embourber dans le passé. C’était d’ailleurs tout l’inverse de Fadamar, dans un certain sens, ou dans la vision qu’en avait l’alchimiste. L’assassin était un gouffre d’indécision, à un point tel qu’il n’effectuait plus jamais ou presque de choix volontaires, préférant s’en remettre à un hasard bien opportun ; et elle lisait dans son laconisme une nostalgie permanente et des regrets immenses. Comment ces deux-là avaient-ils pu s’apprécier autant ? Sans le vouloir, la question bondit de ses lèvres pour aller à la rencontre des oreilles de l’espionne, qui s’esclaffa.
-    Ah, tu te fourvoies sur toute la ligne, chérie ! Ou presque. Il n’y avait rien de réciproque entre nous.
La surprise agrandit les yeux de Cytise, tandis que ceux de l’espionne pétillèrent.
-    Allez, je t’avoue qu’il me plaisait beaucoup. Mais je n’ai fait que profiter de sa solitude. Lui se fichait comme d’une guigne de moi, seule ma chaleur l’intéressait.
Elle passa sa main sur ses courbes en un geste langoureux, puis cligna de l’œil et conclut.
-    Je ne suis pas celle qu’il cherche et ne le serai jamais. »
Puis elle s’éloigna et se mit à contempler le paysage, d’innombrables champs de céréales dévoilant au loin quelques hameaux paisibles, bien loin des ravages causés aux villages situés plus au nord, aux abords de la capitale. Cytise, imperméable à cet horizon illimité qui avait fini par la lasser, ressassa les derniers mots de l’espionne, se demandant en son for intérieur où elle pouvait bien vouloir en venir.

* * *

« Bonjour, votre majesté. »
Jari B’Rauts entra sans répondre, pressé de gagner le chevet d’Ellébore. La petite femme s’était finalement réveillée pour de bon trois jours plus tôt, mais elle demeurait extrêmement faible et le moindre effort lui arrachait force grimaces. Aussi, quand il la trouva assise sur le bord du lit moelleux, les draps rejetés en arrière, et tentant tant bien que mal de se lever, il croisa les bras et, adossé à un tableau exquis, contempla ses essais infructueux.
    Ellébore ne daigna pas lui accorder le moindre regard, toute concentrée à une tâche incroyablement ardue : obliger ses jambes à supporter son poids. Elle s’accrocha au bord du lit, étendit la première jambe et tenta de se hisser dessus ; elle ne fit que chuter en arrière, sur le matelas. Elle fit plusieurs autres tentatives qui n’eurent pas plus de succès, jusqu’à ce que le roi intervienne d’une raillerie.
« Amusant. Avec ce mince duvet blond, ta maladresse ressemble à celle d’un bébé qui apprendrait à marcher.
Elle le foudroya de ses yeux particulièrement pâles, presque blancs, avant de répliquer de sa voix grêle.
-    Très spirituel.
Mais elle abandonna et se rallongea sur le lit en s’étirant. Sa tunique flottait et Jari constata qu’alors qu’elle était déjà menue avant l’attaque de l’Invocation, elle était devenue vraiment maigre pendant son sommeil. Pas étonnant qu’elle n’ait plus aucune force : la plupart de ses muscles avaient fondu. Ellébore lui jeta un coup d’œil en coin et, affichant un air désolé absolument hypocrite, lança.
-    Il va me falloir du temps avant d’être de nouveau opérationnelle. Je suis terriblement contrite.
Jari secoua la tête, affligé. Cette femme avait décidément une audace démesurée. Elle n’ignorait pas qu’elle n’avait survécu que parce qu’il l’avait prise sous son aile, ni qu’elle ne se montrerait plus pour lui d’aucune utilité avant un temps certain, et elle se permettait de se moquer de lui au lieu de faire profil bas. Il allait falloir qu’il règle cela.
-    Oh, je ne doute pas que tu seras prête à temps. Avec un maître comme le capitaine K’Thraus pour te remettre sur pied…
Ellébore éclata de rire, avant de se tordre en deux de douleur, le visage crispé. Ses dents serrées ne laissèrent pas échapper le moindre gémissement, mais Jari comprit que la douleur était intense. Il assista à la crise sans rien faire, se contentant de voir jusqu’à quel degré allait la maîtrise de son assassin. Il ne fut pas déçu. Une ou deux minutes plus tard, le corps maigre se détendit et Ellébore fixa le plafond, haletante. Elle tourna un visage en sueur vers lui et murmura.
-    Ca bouillonne à l’intérieur de moi. J’ai de plus en plus de mal à contenir la magie.
-    Te sens-tu capable de te battre seule ?
Jari la poussait dans ses derniers retranchements, il le savait. Mais il savait aussi que ce qui aurait pu passer pour de la cruauté à l’égard d’une autre personne, elle le prendrait peut-être pour une marque de confiance. C’est ce qu’il crut lire dans l’air farouche qu’elle afficha lorsqu’elle répondit.
-    Je l’ai toujours fait, je ne vois pas pourquoi cela changerait. Envoie-moi K’Thraus.
Le ton du roi se fit soudain glacial.
-    Je ne me souviens pas t’avoir autorisé à me tutoyer, assassin. »
Ellébore observa Jari B’Rauts se lever et quitter la pièce, tout en notant mentalement que le vouvoiement était fortement recommandé. Après tout, sa survie ne dépendait que du bon vouloir de cet homme, ce qui lui était absolument insupportable. Elle détestait devoir dépendre de quelqu’un. Depuis que Fadamar l’avait abandonnée, elle avait tout mis en œuvre pour apprendre à se débrouiller seule, et peut-être était-elle la plus à même du royaume de s’en sortir sans aide. Et là, elle se trouvait clouée dans un lit, coincée dans une chambre, enfermée dans un château oppressant dont elle n’aspirait qu’à sortir pour retrouver un peu d’air frais, sinon pur.
    La pensée qu’elle pouvait tout à fait s’échapper de cet endroit si elle le désirait grâce à l’usage de la magie argentée lui traversa l’esprit, avant qu’elle ne l’écarte : c’eût été signer son arrêt de mort à coup sûr. Elle avait déjà de la peine à contenir les énergies, alors les invoquer… De toute façon, elle ne pourrait pas aller bien loin, avec sa faiblesse actuelle. Il lui fallait avant tout reprendre des forces. Rien ne servait de se lamenter et de trépigner.
    Avisant la chaîne qui pendait non loin de son lit, elle tira dessus et réclama de la nourriture au Garde sombre qui entra aussitôt.

    Une ou deux heures plus tard, Markvart K’Thraus vint se présenter à sa porte, arborant l’air soucieux qui ne le quittait désormais plus. Ellébore avait beau eu tendre les oreilles chaque fois qu’il s’entretenait avec le roi, elle ignorait toujours la raison de cette attitude. Elle supposait que cela concernait les mercenaires, et régulièrement elle se posait la question de savoir ce qu’ils devenaient, eux qui étaient en route pour capturer celui ou celle qui l’avait si férocement attaquée. Elle ne leur donnait que peu de chances étant donné qu’aucun d’entre eux ne manipulait les énergies, du moins à sa connaissance.
    Néanmoins, l’heure n’était pas aux songes inutiles. Elle salua Markvart, puis lui expliqua ses problèmes et tenta devant lui de se lever, sans plus de succès qu’auparavant. Il acquiesça puis, sans prévenir, s’avança vers elle et, la saisissant par les aisselles, la mit debout sans le moindre effort, comme si elle n’était qu’un fétu de paille.  Enfin, il la lâcha sans mot dire, à la stupéfaction d’Ellébore, qui flageola vaillamment une demi-seconde avant de s’effondrer sur l’épais tapis de la chambre.
« Ce n’est pas la délicatesse qui t’étouffe.
Le capitaine haussa un sourcil, semblant jauger son interlocutrice. Dans sa position, esseulée au sol, démunie de toute arme, sans forces, Ellébore le trouva plus intimidant que la première fois qu’elle l’avait vu, où elle se trouvait alors en pleine possession de ses moyens. Cet homme avait une véritable aura, avec son visage de craie et ses cheveux de suie.
-    Pourquoi devrais-je faire preuve de délicatesse envers l’assassin qui a tenté de m’abattre ? Serait-ce vraiment te faire honneur ?
L’honneur… Ce mot semblait prendre une gravité plus importante que jamais dans la bouche de Markvart. Loyauté, fidélité indéfectible, sens du devoir, esprit de sacrifice. Autant d’expressions qui pouvaient caractériser le capitaine, et qui semblaient à mille lieues de l’assassin, même si elle n’avait que rarement trahi son employeur. Mais il y avait certainement un trait qu’ils avaient en commun : la fierté. Ellébore essaya de se relever, son corps ploya sous ses efforts. Elle brandit un bras pour agripper quelque chose, un appui, n’importe quoi, et rencontra la main de Markvart, qui la hissa. Puis la lâcha de nouveau, la laissant s’écrouler de nouveau sur le sol, ahanant, au supplice. La main lui saisit une nouvelle fois l’avant-bras, prête à relever de nouveau l’assassin.
-    J’oubliais : sa majesté m’a clairement signifié que je ne devais pas te ménager.
Ellébore hoqueta un rire aigre alors qu’elle tentait une nouvelle fois de se mettre sur ses jambes maigres.
-    Fais ton devoir, capitaine. Je ferai le mien. »
Et elle chuta encore, les larmes creusant désormais des sillons sur son visage émacié.

* * *

    Il ne s’y habituerait jamais. Phoenix avait beau observer pour la énième fois les énergies jaunes tourbillonner autour de lui, la violence qu’il percevait en elles le mettaient toujours mal à l’aise, une violence qui paraissait provenir directement du magicien qui en usait, Messie. En effet, au bout d’un certain temps sans manipuler l’Invocation, les yeux de celui-ci se mettaient à crépiter d’une lueur dorée et bouillaient presque ; en tout cas, c’était comme si leur eau normalement paisible se transformait en une mer déchaînée et incontrôlable. S’il ne relâchait pas cette fureur, le pire pouvait arriver, Phoenix – et Messie – en étaient persuadés.
    Néanmoins, le magicien n’attendait désormais plus cette limite pour manipuler les énergies. Il en usait de plus en plus souvent, testant de nouvelles combinaisons, et plus d’une fois Phoenix avait dû intervenir directement sur son corps matériel pour l’empêcher de se perdre dans les méandres multicolores de la magie. Mais il savait qu’il ne s’agissait plus que d’une question de temps avant que Messie ne commette une ultime erreur. Il s’en moquait.
    En effet, Phoenix avait suffisamment vu le magicien en action pour le mépriser profondément. Cet homme se comportait comme un gamin capricieux, estimant que tout lui était dû. Il se considérait déjà comme un dieu, et les seules paroles qu’il adressait à Phoenix consistaient en des ordres relatifs à son confort. Et puis, il y avait ce narcissisme, cette mégalomanie qui le poussait à défier – ou à assassiner – tous les sorciers qu’ils rencontraient sur leur chemin, ne leur laissant bien évidemment aucune chance. Si leur sort l’indifférait, Phoenix ne comprenait pas le plaisir que comportait une telle activité : c’était comme une chasse où la proie ne se verrait laisser aucune chance. Ce mépris souverain était accentué par l’exception, qui soulignait bien la lâcheté extrême de Messie : repoussé par deux fois par un puissant nécromancien, celui-ci craignait de l’attaquer de nouveau. Dès la première opposition, il tournait les talons.
    Peu importait, après tout : il était plaisant de voyager en compagnie d’un magicien pouvant annihiler le moindre risque en quelques secondes. Même si son unique compagnie commençait à exaspérer Phoenix, ils avaient avalé les lieues et s’approchaient petit à petit de la capitale, la fameuse Cité des merveilles, dont il attendait la découverte avec avidité. Alors, il satisfaisait aux caprices de Messie, qu’il abandonnerait à son sort, probablement bref et sanglant, aux abords de la ville.
« Et un pitoyable insecte en moins, un ! Minable devin, tu ne vaux rien ! Voilà ce qu’il en coûte de d’espionner son maître suprême. »
Phoenix soupira en secouant la tête. Une nouvelle victoire sans gloire et sans difficultés. Il arrêta d’aiguiser sa flamberge, harnacha les chevaux et s’apprêta à ouvrir la voie. Encore une ou deux semaines à tenir, et c’en serait fini.
Pour l’instant, il fallait déjà gagner la prochaine étape.

    Bientôt, ils atteindraient Etabane.

    Ils devraient alors s’en remettre à Sybèle, en espérant que les agents du roi peuplaient toujours en nombre la ville. Ou alors, ils pourraient toujours essayer de trouver un devin suffisamment habile et cupide pour les aider à localiser l’invocateur. Une solution de secours indispensable tant Therk avait pris en horreur l’espionne depuis que leur barde, si enjoué en temps normal, avait sombré dans le tourment. Le guerrier espérait que son masque d’enthousiasme tiendrait, ou du moins que Cytise se trouverait loin lorsque le sourire d’Arandir se fissurerait pour révéler sa nature profonde.
    Therk n’avait jamais échoué, dans sa vie. Obstiné et coriace, il ne supportait pas les limites et refusait les aveux d’impuissance. Cette espèce de persistance dans l’effort jusqu’à l’aboutissement de ses missions, d’auto-persuasion quant à ses compétences et ses capacités, avait conduit à lui conférer une confiance en lui démesurée qui, jusqu’à présent, s’était révélée parfaitement justifiée. Désormais, elle s’effritait.
    Ce n’était pas Sybèle qui avait réduit le barde à l’état de loque gémissante, mais bien Cytise, en sous-estimant l’impact de sa demande, de son extorsion. Et si Arandir n’avait pas refusé, c’était bien de la faute de Therk. Il se souvenait encore de ses mots, plusieurs jours plus tôt : ‘Elle aura besoin de toi. Pour tout.’ Oui, aucune des deux femmes n’y était pour rien : la source des dégâts se nommait Therk, un vieil homme qui se croyait plus malin qu’une jeune espionne soi-disant inexpérimentée, un vieil homme qui supposait qu’il protègerait plus efficacement Cytise derrière le bouclier humain que constituait l’inviolable assassin, que celui-ci  se montrerait le plus habile à soutirer des informations – et pour ce faire, peu importait de battre en brèche des sentiments d’une maturité douteuse – et que le jeu en vaudrait la chandelle. Au bout du compte, Arandir avait eu raison : sans lui, l’alchimiste aurait sombré, trop fragile pour encaisser un tel affront. Grâce à lui, elle tenait le coup. A son détriment. Therk ne pouvait rien faire hormis supporter le fardeau de ses erreurs, qui allaient disloquer le groupe plus sûrement que l’espionne.
    Dans le marasme ambiant, seules deux personnes surnageaient réellement : Sybèle, bien entendu, mais aussi Fadamar, que la confrontation avec la première n’avait pas affecté plus que cela, du moins en apparence. L’assassin paraissait aussi solide que d’habitude, à mille lieues des préoccupations de Therk. C’était bien évidemment faux. Le guerrier savait qu’au fond de lui, il remâchait tous les renseignements qu’il avait pu extirper à Sybèle, essayant de démêler le vrai du faux. A dire vrai, Therk l’avait rarement vu aussi indécis, lui qui résolvait auparavant tous les problèmes sans hésiter, en invoquant son fameux hasard dans le pire des cas. Comme Cytise, qui gagnait en maturité et apprenait désormais à prendre de la distance avec les événements délicats, comme Arandir, dont la jovialité autrefois permanente se craquelait de jour en jour, comme Sybèle même, qui cessait ses provocations continuelles pour se révéler de meilleure compagnie, comme lui, que son assurance ébranlée rendait maussade et peu loquace, Fadamar changeait peu à peu. Oh, bien sûr, il fallait le connaître pour s’en apercevoir, mais il suffisait à Therk de le fixer dans les yeux pour s’en assurer : une lueur y palpitait pour la première fois depuis longtemps, une obscure lueur brunâtre à la place d’un néant entièrement noir. De lucidité ? Non, celle-ci ne l’avait jamais quitté même dans les pires épreuves.
S’il s’agissait de volonté ?

* * *

    Au loin, la ville apparaissait, resplendissante comme la lumière du grand donjon se répandait sur les toits inégaux des habitations et ricochait sur les somptuosités innombrables du quartier riche. Une fine brise dansait dans les cheveux désormais grisonnants de Mederick, juché sur un étalon à la robe grise, entouré de ses gardes les plus fidèles. Tous arboraient le blason des T’Nataus, l’œil blanc sur fond de nuages gris, symbole de la vigilance. Il contempla la Cité des seigneurs pendant de longues minutes, hésitant à replonger dans son atmosphère délétère – un plongeon qui serait cette fois-ci définitif, il le savait. Si cela ne tenait qu’à lui, il serait resté à l’écart, au chaud derrière ses murailles de pierres froides et ses soldats glaciaux, seul avec sa conscience. Il aurait veillé sur les stèles fraîchement ancrées dans le sol de toute la famille assassinée de son éternel ami, qui ignorait encore le massacre perpétré de là où il était. Oui, si cela ne tenait qu’à lui, Mederick ne remettrait jamais les pieds dans ce nid de mauvais souvenirs.
    Mais Thorlof le lui avait demandé, et il ne pouvait rien lui refuser, d’autant plus qu’il lui dissimulait la vérité. Thorlof, son vieil ami tué, qui lui parlait pourtant encore ! Auparavant chuchotis effrayants, les mots provenant d’outre-tombe avaient fini par acquérir un sens à ses oreilles, grâce aux explications des mercenaires. Désormais, il était à même de discuter avec lui, comme s’il se trouvait encore à ses côtés – et c’était le cas, en permanence. La voix, bien qu’étouffée, demeurait la même, avec ses intonations rieuses et ses nuances de consolation. La vie avait retrouvé des couleurs, et Mederick ne pouvait dorénavant plus se laisser aller. Thorlof avait donné un nouveau sens à sa vie, une nouvelle quête à mener. Olaf N’Maiz éliminé, il ne restait plus qu’un seul ennemi à éliminer pour assurer la survie d’un royaume sain et épuré de toute scorie.
    Mederick avait donc fini par accepter l’invitation du roi à revenir à la Cour. Celui-ci le réclamait, arguant qu’il nécessitait son soutien et sa présence auprès de lui. Il l’assurait de sa totale confiance et attendait de lui, en échange, un dévouement total au trône et au royaume tout entier. Il l’aurait. Dégainant la lame bleutée qui lui battait le flanc, il la porta à ses lèvres et chuchota.
« Regarde bien, mon vieil ami, la valeur de mon amitié. Et sois fier. »
Puis, la brandissant sans un mot, il fit signe aux gardes de reprendre la marche. La marche vers la Lumière de cendres. La marche en avant, qui ne connaîtrait plus de trêve.
    Un grand du royaume faisait son retour dans la capitale.

* * *

    Le tortionnaire rejeta d’un air dégoûté la forme recroquevillée de Nathan sur le sol dur, avant de le rouer de coups. De dépit, il ordonna à ses sbires de faire de même, en prenant bien soin d’atteindre son visage et particulièrement ses orbites. Le vieil homme se protégeait comme il le pouvait de ses bras couverts de plaies et de brûlures, dont l’un d’entre eux se terminait par un moignon hideux. Ils l’acculèrent dans un coin de la pièce obscure et le battirent avec des bâtons cloutés, qui refirent couler le sang pour la énième fois, mais ils ne parvinrent pas à lui arracher le moindre cri.
    Le tortionnaire hurla de rage, car ce silence n’était pas dû à l’épuisement, malgré un corps exsangue et sous-alimenté. Depuis le début, Nathan se moquait de lui et de ses traitements. Une semaine qu’il s’acharnait à le faire parler en le torturant, une semaine que l’autre souffrait sans un mot, en affichant de temps à autre un rictus où le mépris côtoyait la moquerie.
    Le premier jour, il lui infligeait les traitements de base : écartèlement, ébouillantement et lacérations. Le deuxième, il passait aux brûlures. Le troisième, aux arrachages d’ongles et de dents. Le quatrième, il craquait. Les derniers jours s’étaient passés dans un déchaînement d’inhumanité et de frustration : sous le regard horrifié de ses disciples, il avait coupé une oreille et une main, avant de lui crever un œil et de l’amputer d’un pied. En vain. L’herboriste, malgré les mille supplices, le narguait toujours, comme si nulle souffrance n’était capable de l’affecter – et de fait, le miracle arriva : il fut épargné par la gangrène.
    Avant de passer aux pires sévices, le tortionnaire avait essayé de comprendre. Nathan, un sourire sur ses lèvres ensanglantées, avait obligeamment accepté de l’éclairer.
« Tu n’étais pas encore né, gamin, que j’avais parcouru des tas et des tas de royaumes. Tu connais mon métier ? Je suis herboriste. Je joue avec les plantes, les inoffensives et les dangereuses. Et devine comment j’ai appris à les distinguer ? En les testant, toutes. Et crois-moi, mon garçon, tu mourrais de douleur si tu ingurgitais certains poisons que j’ai gaiement sirotés. Eh oui, c’est comme ça. J’étais passionné, j’ai tout donné pour ma passion, et elle a accepté avec empressement tous mes cadeaux et mes sacrifices. Ah, ça, ce jour où j’ai sauvé une beauté d’une espèce de ronce particulièrement rare et dangereuse… Bref, elle me l’a bien rendu, cette garce de nature ! Et toi, je parie que ta passion, c’est le corps humain ? Sacré lâche, va ! Je ne vois pas de cicatrices sur ton visage ! Où sont les blessures et les moignons, hein ? Ces bubons que tu as percés, c’est une preuve. De ma passion, oui, mais aussi d’autre chose : de mon endurance. Alors donne-toi à fond, mon gars, et apprend. »
A l’époque, il lui avait ri au nez et, passablement vexé, s’était mis à lui infliger les pires tortures, sans le moindre succès. Du combat intense entre le bourreau et la victime, c’est celle-ci qui en sortait triomphante, auréolée de la puissance de l’innocence victorieuse. Il existait encore une issue, une dernière solution, qui rendrait un verdict incontestable : la mort. L’ultime issue, sans appel possible. Il renvoya ses disciples, redressa la gigantesque plaie humaine qu’était devenu l’herboriste, l’adossa contre un mur, lui ouvrit les yeux. Lorsqu’il fut certain de capter son attention, il cria d’une voix où brûlait le fanatisme.
« Observe, petit homme, l’incendie qui couve en moi !

Quand les apprentis bourreaux revinrent, ils découvrirent leur maître écroulé sur le sol, une lame tordue et rouillée plongée dans son cœur. De gros bouillons de sang se déversaient sur le sol déjà souillé, tandis que de l’autre côté de la pièce, l’herboriste agonisait, comme si quelqu’un avait fouaillé dans ses entrailles avec un outil de même nature. Délaissant le cadavre, ils se précipitèrent pour soigner comme ils le pouvaient le survivant du duel, qui ne cessait de murmurer malgré la proximité de la mort, les yeux fixes.
-    Bravo, gamin, tu m’as épaté. Ben dis-donc, si j’avais su ! Je me suis trompé sur ton compte. Bravo, mon garçon, je suis impressionné. La passion, tu l’avais. Ben dis-moi… »

* * *

    La nuit tombait sur le royaume. Partout, les lumières artificielles naissaient : larges feux de camp dans les territoires inhabités où campaient pillards et brigands, bougies rustiques au sein d’humbles habitations paysannes, feux de cheminée ronflants dans les auberges fréquentées, lustres et chandeliers brillants au cœur des demeures les plus opulentes, lanternes sur les chemins de ronde battus par un vent nouveau.
    Il soufflait sans discontinuer, charriant odeurs variées et cris de divers animaux de sortie, et les flammes tremblotaient sans s’éteindre, résistant à l’ultime appel des ténèbres. Cette nuit, elles brûleraient jusqu’à l’aube.

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