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Un épais brouillard couvrait Pontier. Un cargo ayant quitté son bassin prenait la mer : ses lumières rouges se ravivèrent à l’éclat du phare, après quoi plus rien ne restait, mais un barrage sur tout le ciel et les flots solitaires aux pieds des docks. Larsens avait rejoint Arnevin. « Votre bâtiment est-il prêt ? » Les deux hommes ne se parlaient pas encore. Ils regardaient la brume et tous deux songeaient au bord du monde.

Depuis hier, le croiseur lance-missiles lourd du quai un Pontier avait un nom, et une mission. Ce devait être un soulagement pour le capitaine Arnevin, qui ne quittait plus le quai où baignait ce bâtiment. Il en avait espéré le commandement et naturellement, le commandement revint au colonel commandant de croiseur Saures. Le général des armées Edmond Larsens avait transmis ces ordres. Saures visitait en ce moment même, avant le rendez-vous fixé pour prendre connaissance de l’équipage. En l’attendant, les deux hommes s’étaient avancés au-devant du quai, près de la jetée, sans penser y trouver l’autre.

« Qu’en pensez-vous, capitaine ? »

« Moi, général ? » Il interrogea aussitôt sa montre, de longues secondes, sans dire un mot. Chacun dans la distance tenait son grade. Ils ne se parlaient pas encore. Un bruit sec, comme une branche qui casse, surprit le subordonné. Son supérieur laissa tomber les deux morceaux dans l’eau, en deux séries de vaguelettes d’un instant. Une sirène perça le silence, du paquebot au lointain. Tous deux de leur côté restèrent à écouter les vagues.

Ils trouvèrent à leur retour le quai à nouveau en activité. Les machines bourdonnaient aux écoutilles. Là, le cuirassé ses tourelles toujours absentes, manquant la moitié de ses systèmes, laissait sur lui clapoter la houle. Un flanc de la citadelle crépitait. Les chefs mécaniciens passaient sur le pont, leurs rapports en main, et méthodiquement notaient la lenteur des travaux. Une grue activée fit passer au-dessus d’eux des masses de matériel, qui s’enfoncèrent dans l’armature pour y disparaître entièrement.

Arnevin devait réunir les officiers d’équipage. Le général des armées laissa cet homme parmi des milliers disparaître derrière les empilements de caisses. Il se fit conduire ensuite, par l’ascenseur, au quatrième étage dans les bureaux de direction d’où le maître de chantier, par ses fenêtres, pouvait voir la passerelle du cuirassé. Le maître de chantier manquait à cette rencontre où le colonel Saures allait recevoir ses fonctions.

Le colonel oublia de saluer son supérieur. Rasé de près, le crâne plaqué, il portait des rides précoces dues à ses coups de colère ; les rides se durcissaient. Quand il parlait, ses dents dépassaient de sous les lèvres et claquaient au moindre coup de sang. Il n’aurait pas fallu alors que la langue dépasse.

« Colonel… » Trois hommes à part eux occupaient encore la pièce. L’un était l’amiral de la première flotte, aussi le plus haut gradé de la marine, qui ne répondait qu’à Larsens. L’autre s’appelait Prévert, amiral pour la quatrième flotte à laquelle était destiné le porte-avions numéro quatre. Sans porte-avions numéro quatre, l’amiral n’avait plus pour vaisseau amiral que ce cuirassé. À part quoi il comptait deux escadres chacune d’un croiseur et de trois destroyers, d’une division de quatre destroyers et d’une division de sous-marins d’attaque. La troisième personne présente était le général de corps Edone.

Ils avaient fumé, l’air empestait de leur tabac. Le colonel Saures avait fumé avec eux, à la pipe par tradition : ils avaient parlé les quelques minutes après la visite. « Colonel… » répéta Larsens, qui se reprenant, devant le silence de son supérieur, ne sut pas quoi répondre. L’amiral alla chercher les lettres, les remit à Larsens qui les tendit à son tour à Saures. Ce dernier montra de l’émotion en les prenant.

« Vous voilà commandant du BF-1 Dominant. Félicitations. » Sans laisser le temps de répondre : « Vous en répondrez à l’amiral Prévert, préparez votre équipage pour les manœuvres d’août. Il est- » combien de temps appuya-t-il sur ce mot, « -probable que vous ne reviendrez pas. »

L’amiral avait écouté surpris et son attention s’était portée sur les écrans muraux, où s’affichaient organigrammes et ordres planifiés. Quand Saures se présenta à lui avec sa nouvelle fonction, ils reprirent leur discussion, qui était son ancien bâtiment, et ce que ressentait le commandant d’un navire inachevé. Personne ici, ni avant la visite ni après, n’avait dit un mot sur les tourelles.

Le général des armées demanda encore où était l’état-major, puis alla à Edone. Il demanda sans autres : « Et vous ? » et n’ajouta pas un mot. Mais le fin sourire d’Edone, moqueur et distant, en dit plus que bien des paroles. Il prit son temps pour regarder le cuirassé, la passerelle toute proche, et répondit : « Ce bâtiment va droit au naufrage. » Il le disait et son sourire prenait des contours méchants.

Trois convois séparés avaient profité du brouillard pour converger sur le port. De lourds camions blindés, en partie chenillés, roulaient à dix mètres les uns des autres, à l’allure du pas, sur la route du chantier. Leurs phares déchiraient devant eux un passage net, qui noircissait les murs jusqu’à les rendre aveugles et ne laissait des objets que leurs silhouettes. À présent les convois s’étaient rejoints et sur la route de Pontier, vide de circulation, ils arrivaient en vue du chantier militaire.

Les portes s’ouvrirent automatiquement. Ils entrèrent. Ils s’alignèrent dans le parc et les machines débarquèrent de leurs bennes le matériel : cellules, lanceurs, système de guidage, pour le système fournaise. Dans le silence le plus complet, le matériel fut entreposé attenant aux tourelles, au bout du chantier. Après quoi, les cellules remontées et pressurisées pour l’entrepôt, la pièce se remplit de béton.

Arnevin avait vu passer ces machines comme il observait constamment l’activité du chantier. Il se trouvait près de la tourelle deux, qui versée plus que les autres présentait ses canons presque contre la passerelle. De lourdes chaînes pendaient autour. Avec le capitaine se trouvaient les capitaines Radens et Hersant, ainsi que le lieutenant Colin dont le groupe dirigeait cette tourelle. Ils étaient avec l’officier Quirinal venus découvrir son futur poste de combat. Mais de tous, seul Arnevin s’était intéressé au passage des machines.

À l’heure dite, ils rejoignaient les officiers et sous-officiers d’équipage pour leur première rencontre avec le colonel Saures. La rencontre devait se faire à hauteur de la seconde tour, à bord de quai, dans une partie dégagée de son matériel pour l’occasion. Quirinal les attendait. De toutes les personnes présentes il devait être le plus âgé. Quirinal agissait avec les officiers comme avec des enfants qu’il aurait à sa garde. Son visage marqué se tachetait le long de la mâchoire et son nez énorme, tombant, le rendait laid. L’âge ne faisait rien à l’affaire : il refusait tout traitement.

« Saures » présenta l’amiral, « voici le capitaine Quirinal, votre médecin de bord. »

« Médecin. Ca sert à quoi. »

« Parce que vous servez à quelque chose, peut-être ?! »

Devant le regard courroucé des hauts officiers, le capitaine Arnevin se pressa de s’interposer. Mais Edone, le sourire caché derrière deux doigts, laissa entendre qu’il n’y aurait pas de sanction et les présentations se succédèrent. Étaient présents : l’officier de pont, l’officier transmissions Londant – qui dépassait de deux têtes les personnes présentes – le commandant de tir et les quatre lieutenants de tourelle, plus l’officier de guidage, puis le capitaine de logistique Bramelin et son lieutenant de magasin, à qui s’ajoutaient Quirinal et Arnevin.

« Le capitaine Arnevin sera votre commandant en second. » Ce dernier se composa l’attitude la plus formelle en saluant son commandant. Il ne pouvait pas cacher néanmoins une forme de joie que la présence du cuirassé seule expliquait. « J’ai hâte de vous connaître » dit simplement Saures, avant de se détourner. De son seul œil ouvert, Arnevin avait clairement décelé une hostilité qu’il ne s’expliquait pas. Alignés face au groupe des officiers, les deux amiraux, le général de corps et le général des armées regardaient le commandant faire. Ils ne réagissaient à rien de ce qu’il faisait.

Saures avait servi durant la seule époque de l’humanité qui ne connut aucune guerre. Toute son expérience venait des simulations ; il avait commandé douze ans de sa vie un croiseur dans la troisième flotte, avant d’être sélectionné pour le commandement du cuirassé. Aucun des hauts officiers présents n’en déduisait la raison. Le colonel montrait une obéissance et une docilité rarement égalées, exprimées toutes entières dans sa rage de combattre. Il ressemblait aux fauves qui n’attendaient que de charger dans l’arène.

« Repos, » ordonna-t-il après le salut. « Je ne demande qu’une chose à mes hommes et ce sont des tripes. Notre mission, la destruction des première et seconde flottes de surface. Notre secteur d’opération, entre Beletarsule et Minsule. Le quatre nous serons à Lable, le six à Tiersule pour ravitaillement. La quatrième flotte reste là-bas. Vous suivrez les simulations pour les quatre modes de combat. Information classifiée quant aux règles d’engagement : tout navire militaire à moins de cinquante kilomètres ; tout navire civil à moins de sept kilomètres ; tout porte-avion dans le bras de mer. Les ordres seront mis à jour le trois au soir. Rompez. »

Les officiers reçurent ensuite les enveloppes militaires, qui contenaient seulement l’ordre. Ils le mirent tous à bras, sauf Quirinal mais Quirinal ne comptait pas.

Aucun d’entre eux ne connaissait vraiment les autres. Arnevin seul était familier du Dominant. Aussi passait-il de l’un à l’autre pour donner quelques détails, à quoi l’autre acquiesçait puis se reportait aux tableaux. Plusieurs avaient ouvert l’enveloppe. La masse des informations les distrayait. Ils ne se rendirent pas compte du départ des hauts officiers. Seul le commandant restait, de son côté, les poings dans les coudes. Indistinctement, ses dents se serraient.

Lui avait, en plus de l’enveloppe, une seconde d’un jaune maladif et une autre, plus petite, plate et solide, rouge. Celle-là seule portait un sceau. Ce poids au bras, le commandant ne le sentait pas. Il attendait parce qu’on lui avait ordonné d’attendre, de la seule manière dont il savait attendre, jusqu’à ce que son nouveau second, ayant fait le tour des officiers, vienne à lui.

En quelques mots, Saures expédia le sort du cuirassé. Il cita mot pour mot ceux d’Edone, du même ton, avec la même nuance, incapable seulement de reproduire le visage. Le second, pour qui ce bâtiment ne cessait plus de prendre en importance, approuva immédiatement. Avec son œil fermé, il déplaisait à Saures. Celui-ci n’avait pas à aborder leurs futurs rapports, celui-là n’osait rien en faire. Ils s’échangèrent un temps des banalités.

Leurs deux montres sonnèrent en même temps. Ils se détournèrent l’un de l’autre non sans brasser quelque vague fond d’idée, puis chacun de son côté se trouva occupé par d’autres questions. Une fois hors de vue, dans les couloirs de béton, quand il fut tout à fait sûr d’être tranquille, le commandant s’effaça. Il découvrit son bras et pressa méthodiquement du pouce sur le nerf, doucement d’abord, très vite avec une force telle que les veines ressortirent. Le bras se violaça. Il serrait les dents à se les briser.

Son pouce tremblant lâcha soudain et le bras retomba pendant. Le reste du corps s’était soudain pétrifié. La respiration coupée, il attendait que l’effet passe. Saures alla jusqu’au premier terminal, qui aussitôt allumé lui demanda s’il avait eu une crise, avant de lui donner de nouvelles consignes. Certains membres s’étaient remis à trembler, mais faiblement. À part le souffle, il reprenait sa constance. Seul son bras restait amorphe, comme broyé. Le terminal concluait avec lui quand le terminal se tut. Ce silence surprit Saures. Il demanda ce qui se passait. Quelqu’un marchait derrière lui.

Le soldat n’appartenait pas au chantier. Il s’était arrêté à trois pas du commandant, qui croisant son visage, y trouva le visage d’une arme. Aussitôt Saures se sentit pris d’une nouvelle crise, que les calmants retinrent de se déclencher. Le soldat le salua, il rendit et demanda son unité. Après quoi le soldat annonça que le général Edone devait s’entretenir avec lui en particulier. Ces mots échangés, le soldat repartit dans une direction opposée.

Le commandant Saures en resta un temps inerte. Il recomposait toujours ce visage qui pour être humain n’avait que cela. Mais le terminal l’invita à procéder auprès du général Edone et lui aussitôt, s’exécutant, prit le pas pour le second étage.

« L’enveloppe jaune, » lui demanda Edone en tendant la main. Seul le général était resté après la rencontre, suite à un changement de programme. Son sourire, dans la solitude, en devenait menaçant. La porte s’ouvrit une seconde fois, dans le bureau du maître de chantier. La fumée stagnait encore. Le second Arnevin vit son commandant ; il fut près de se retirer ; Edone confirma sa présence.

Deux secondes durant, la lumière du chantier disparut des fenêtres, comme passait le matériel de grue. Dans le léger ombrage, les trois hommes s’échangèrent des avis sur l’équipage. L’enveloppe jaune contenait les ordres des forces spéciales, chargées d’opérations d’infiltration, reconnaissance et sabotage, à qui le cuirassé servirait de base. Pour permettre ces missions, le Dominant devrait dépasser Minsule et s’approcher du Liscord, au-delà des eaux, sous toutes les armes.

Cela, Saures le savait, tout le haut commandement le savait, ainsi que le Liscord.

De l’équipage, la discussion passa au navire, sous l’influence du capitaine. Du navire, ils parlèrent des prochaines productions militaires, des nouveaux porte-avions et de là, ils passèrent à leur mission. Le capitaine se sentit soudain, et plus vivement encore, de trop dans cette pièce. Il parla moins. Il recula involontairement. « Vous n’avez qu’une seule chose à faire, » disait Edone, « tirez le second. » Le commandant demanda quand arriverait l’électronique de bord, et si le maître de chantier pouvait achever plus vite. Son propos enfin était tout le contraire d’Edone.

À l’extérieur le brouillard ne tombait pas. Les camions avaient fini de décharger ; ils avaient attendu alignés que la pièce soit entièrement bétonnée, pour reprendre la route. Un à un les véhicules blindés quittèrent le chantier militaire, puis s’égaillèrent à la sortie de la ville, en trois convois, pour les entrepôts.

Le lendemain un croiseur de la quatrième flotte mouillait à l’entrée du port. La garde avait été renforcée. Arnevin suivit les nouveaux ordres et pour la première fois depuis des mois, alla prendre une chambre en ville. À son retour, il vit toutes les grues en activité. Alors n’y songeant plus, il passa le poste et jusqu’au cuirassé, pour regarder pendues aux chaînes une des tourelles de titan passer au côté de la citadelle. Les chaînes produisaient un effroyable frottement. Il fallut que le capitaine demande ce qui se passait.

Sans une électronique prête, leurs monte-charges encore déréglés, toutes les tourelles devaient être montées sur le bâtiment dans les vingt-quatre heures, et la pièce qu’elles occupaient, ses passerelles, la surface de sable, tout devait être bétonné. Un long grincement de tonnerre lui saisit le cœur. La tourelle deux coulissait dans son puits, sur cinq étages, avant de toucher le fond. Toutes les chaînes s’élancèrent comme après le plus grand effort ; elles lâchèrent toutes en même temps.

Alors les moteurs s’activèrent et les canons de la tourelle s’élevèrent, s’abaissèrent successivement puis passèrent du centre au bord gauche, puis du bord gauche au bord droit, et se redressèrent presque à la verticale, en salut, face à Arnevin.

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