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La foule en se pressant sur le quai des Dalles avait oublié son millier de raisons dont elle avait remplacé le millier de raisons qui avaient jeté la capitale en ce matin du quatre août, dans l’attente de se soulever, en son point le plus bas, pour le bâtiment amiral de la quatrième flotte.

Il ne faisait pas un temps pour sortir. Comme contre les collines les toits de tuiles rouges, sur les quais se pressaient des masses de parapluies pleins de plis d’anoraks. Les premiers rangs d’enfants jouaient avec la houle. Les objectifs de caméras se troublaient. Des séries d’éclairs machinaux frappaient la haute mer, où manœuvraient quelques destroyers. Mais même ces silhouettes ne troublaient pas l’horizon.

Ils appelaient la guerre.

Et la guerre allait défiler, les quarante bâtiments des première et quatrième flottes convergeaient en croisière, qui allaient former la ligne, qui allaient tirer. Aux mouvements des plus petits, essaimés, la foule exultait déjà. Depuis une heure les médias diffusaient ces images de mer trouble et de plis d’anoraks, ainsi qu’en images de synthèse le défilé à venir, comprenant l’incident du Dominant, qui devait avoir lieu au soir à dix-neuf trente-sept. À chaque fois une simulation différente montrait la tourelle se crever, s’effondrer sur la structure qui se disloquait.

De même, LeCourant couvrait l’événement. Rhages avait obtenu la place rêvée, contre la tribune présidentielle. Entouré par les caméras, son propre appareil en bandoulière, il notait les mouvements des destroyers. Lui comme tant d’autres jubilait à leurs seuls mouvements, non parce que ces mouvements le captivaient mais parce que Taquenard lui laissait une chance. En pleines manœuvres, dans l’attente du moment critique, le journaliste songeait aux prochains mots qu’ils se diraient.

Après la nomination de Nit, elle avait attendu une nouvelle affectation. Deux s’étaient proposées : cheffe de projet à la télémétrie pour les lanceurs civils, en Beaumont, ou soldat transmissions pour la quatrième flotte. Rhages allait voir la femme qui le hantait défiler parmi tous les bâtiments de troisième génération. Il annonça, comme tant d’autres journaux, égaré, qu’à cette heure les équipages avaient embarqué et que la quatrième flotte, qui mouillait à Pontier, se préparait au départ. Lui et tous acclamèrent la nouvelle épris de leurs propres raisons.

Trois minutes plus tard, la foule apprenait que la passation officielle s’était effectuée. Son équipage embarqué, le cuirassé Dominant quittait le chantier pour le bassin. Tous les projecteurs du quai étaient allumés. L’amiral se tenait en retrait sur la passerelle. Le regard contre la meurtrière, Saures ordonna l’avance. Les portes de cale s’ouvrirent, puis la proue gagna l’air libre, droit le long de la jetée, sur l’ouverture de haute mer. Le fond bas du bassin se souleva à son passage. Dans les remous les vagues revenaient frapper furieusement le haut de la coque.

Soudain les foules exultèrent. La première tourelle venait d’apparaître, la seconde après elle, gigantesques. Sur la passerelle, les officiers écoutaient radios et télévisions rapporter leur sortie étape par étape. Seul Saures n’écoutait pas. Son second, le capitaine Arnevin, était aux anges. Il restait au poste, fasciné et silencieux, tandis que le bâtiment progressait dans son étroit couloir pour la haute mer. Il atteignait la fin de la jetée quand sa proue quitta le chantier. Les sirènes de Pontier saluèrent son départ.

Un premier message émana du second sous-marin, quatrième flotte, qui leur demandait de vérifier leurs engins. La même demande leur parvint ensuite du croiseur Lamat, puis des autres sous-marins. Leurs sonars respectifs n’entendaient rien du bâtiment de cent mille tonnes qui passait à moins de cent mètres. Le commandant ordonna de vérifier les machines puis, se retournant à Arnevin : « Où est l’officier magasin ! » Le lieutenant Ertanger était absent. Ainsi le traitait le bord et seul Saures ne s’en satisfaisait pas.

Ertanger avait embarqué comme le reste de l’équipage, mais n’avait jamais rejoint son poste. Comme Roland ne se prononçait pas pour le chercher, personne ne le cherchait. Les onze hommes sous ses ordres, qui tenaient les différents magasins du bord, accomplissaient leurs tâches sans lui. Ces tâches se compliquaient d’autant qu’à l’équipage s’étaient ajoutés les fusiliers du Lamat. Or si l’état d’alerte n’était pas encore donné, les magasins se trouvaient déjà sous haute surveillance. Dans le départ, le transfert de matériel était important. Il aurait suffi que Roland comble l’absence d’Ertanger mais Roland n’en faisait rien. Le cuirassé naviguait avec un fantôme.

Quand tous ses navires furent en haute mer, Prévert les ordonna en trois lignes et les dirigea sur la capitale. Pontier disparut rapidement derrière eux. Cependant la maintenance répondait concernant les machines, déclarant que tout allait bien. La passerelle attendait ses ordres. Devant eux sous la pluie légère se boursouflait l’océan d’écume, à deux mille des falaises auxquelles le temps avait retiré toute couleur. Le silence pesa bientôt mais avec la présence de Saures, personne n’osait parler.

Midi passa dans le même emprisonnement des meurtrières. L’amiral seul se permettait quelques remarques isolées. Roland ne communiquait plus rien. Après la première activité, les étages inférieurs de la citadelle étaient tombés dans la même torpeur. Ici et là aux différents postes les membres d’équipage contrôlaient leurs écrans, passaient en revue les consoles et ne parlaient que rarement avant de s’isoler derrière les cloisons.

Le cuirassé était aveugle.

Devant le quai des Dalles passait alors le porte-avions géant, bâtiment amiral de la première flotte. Sa chasse entière tournait au-dessus, intercepteurs et hélicoptères. Le défilé était alors à son apogée. Chacun s’arrachait une seconde de plus pour voir passer le maître ultime des océans, l’invincible porte-avions. Des agents de presse compulsaient les nombres, comme des médailles. La piste d’envol, malgré la distance, surplombait les tribunes. Aux côtés du bâtiment suivait un croiseur, qui peinait en comparaison.

La première flotte vira à droite, en un arc large, et laissa l’horizon vide et net au-devant des Dalles. La tribune présidentielle restait désespérément vide. Il ne s’y trouvait que des représentants, des membres de presse, tandis que les militaires se tenaient à l’extérieur de la ville, en observateurs. L’amirauté s’y tenait au complet, moins deux qui menaient leurs flottes en cet instant même. Eux ne présentaient aucun enthousiasme. Ils sentirent à peine un peu de fierté, devant le bâtiment amiral. Ils attendaient la quatrième flotte.

Cependant les arrières de la foule se clairsemaient. Après toutes ces heures d’attente, ayant vu le meilleur, ils ne voulaient plus rester. Des rêves de grandeur et de beauté confrontaient l’ennuyeux appareil militaire. Les coques étaient sèches, les tirs de missiles, trop réguliers.

On l’annonça à la pointe est.

Les gens se jetèrent aux barrières, braquèrent jumelles et caméras. Ils ne virent rien sinon les remous de la mer et les vagues se briser. Puis la ligne interne des destroyers parut à son tour et coupa la silhouette du cuirassé. Alors surgirent des vagues mêmes les contours du Dominant. La coque fendait devant elle en deux les flots. D’acier uniforme elle s’aplatissait mais lisse comme les surfaces des sous-marins. Ils ne surent pas si cette ligne était l’horizon mais l’horizon lui-même se souleva.

Sur ordre du commandant le bâtiment barra serré à gauche. Il s’y jeta vivement sans que l’eau ne s’agite. Le bâtiment filait comme un drakkar. À présent la foule le voyait venir de face, sa citadelle parfaitement découpée. Plus large que haute, elle était moche, d’un seul bloc quadrangulaire aux bords à peine penchés. L’unique mât démesurément haut se découpait dans le ciel, avec ses miroirs mats. Quant aux deux tourelles, au-devant de la citadelle, elles paraissaient s’aplatir à la manière de gaufres. Les hélicoptères côtiers passèrent au-dessus, toutes caméras braquées, pour saisir sous d’autres angles le cuirassé.

De nouveau il manœuvra, sec à droite. La quatrième flotte le suivait en ligne de combat. Aussitôt Saures ordonna tous les canons à nonante. Du cuirassé à nouveau en profil, la foule des quais vit ses tourelles virer et les douze canons géants s’élever dans le ciel. À présent le cuirassé était l’horizon. Sur un second ordre, tous les lanceurs du cuirassé s’ouvrirent successivement, sauf deux. Sur un dernier ordre, les seize tourelles d’autocanon trente-cinq se tournaient également à droite, dos à la foule.

À bord, les transmissions reçurent l’autorisation de feu. Londant se tourna vers son équipe. Il hocha de la tête. Les opérateurs, dont Taquenard, confirmèrent à toutes les stations l’ordre du commandant.

Les barrières tremblèrent. Plusieurs gens dans la foule en perdirent l’équilibre. Ils cherchaient à calmer leurs cœurs qui battaient encore à toute vitesse, quand les munitions s’effondrèrent dans la mer pour y éclater. Des colonnes d’eau aussi hautes que le mât se soulevèrent au lointain, une seconde avant qu’ils n’entendent leur déflagration. Rhages photographiait, au milieu des caméras qui filmaient, Rhages prenait toutes les prises qu’il pouvait prendre et ne réfléchissait plus.

Plus de trente autocanons tirèrent, par rafales de trois secondes, tout le temps que dura le rechargement. Les munitions quittaient leurs chargeurs pour le rail puis du rail aux monte-charges, dans les canons rendus bas, avec leur charge, puis les canons s’élevèrent et la foule, instinctivement, se serra. Tour à tour douze déflagrations fracassèrent le ciel. Elles oblitéraient les canons des croiseurs, dont les obus lâches disparaissaient sous les gerbes. « À quoi ça sert ? » demanda Larsens à l’amirauté.

Dans la tourelle deux, le lieutenant Colin reçut l’ordre d’un dernier tir en bordée. Il avait ordonné le rechargement et les hommes veillaient au bon déroulement. Ils évoluaient à l’étroit, dans un cimetière de métal et il faisait froid, extraordinairement froid près des canons. Roland leur signala qu’une volée de missiles était tirée. Un peu plus de cent intercepteurs de second écran avaient dû quitter leurs lanceurs, puis prenant une trajectoire horizontale, avaient dû comme prévu éclater à deux kilomètres, en une longue ligne virtuelle. À bord de la tourelle, ils ne voyaient rien.

Sur les quais ils voyaient tout, du moins le croyaient-ils. Rhages avait demandé où se trouvaient les transmissions, puis désespérant de les trouver, avait observé les tourelles dont les canons se redressaient encore. Le cuirassé passait alors si proche des quais que la foule, prenant peur de sa taille, en même temps refluait, en même temps se jetait aux barrières. Ils attendaient la bordée entière que les écrans annonçaient. La citadelle se distinguait désormais clairement, sa tour avant avec la passerelle, le corps d’où étaient partis la moitié des missiles et la tour arrière tout aussi moche après laquelle se trouvaient les deux autres tourelles. La foule ne reconnaissait pas en poupe les contours du hangar à hélicoptères.

Dans les secondes qui précédèrent la dernière salve, alors que les autocanons tiraient encore une rafale, le journaliste crut entendre une voix. Il ne sut pourquoi il la mélangea avec celle de Taquenard mais ce n’était pas elle. Cette voix venait de la tribune, aussi Rhages leva-t-il la tête, pour apercevoir assis à sa place le président de l’Atasse. Mais le Dominant tirait. Simon en oublia la tribune et son appareil pour s’accroupir à terre, mains plaquées contre sa tête. Un barrage d’eau colossal masquait le ciel, devant lequel évoluait le Dominant.

Il avait éclipsé même le porte-avions géant.

Quand le calme revint, le cuirassé avait viré large pour glisser derrière la première flotte. L’ensemble des quarante bâtiments passait une dernière fois au loin, sur l’océan encore plein de tonnerre. La foule ne sentait plus la pluie. Elle refluait à présent dans les rues, dans les artères, en plein après-midi sous les lampadaires.

Personne n’occupait plus la tribune présidentielle.

À leur tour les sirènes des Dalles saluèrent le départ de la flotte. Elles mugissaient longuement aux silhouettes leur appel comme les cornes d’un cortège funèbre. Sur les quais des filets de spectateurs observaient encore les lignes éparses, tandis que différents journaux rangeaient leur matériel. Un hélicoptère de l’armée passa à peu de distance, sans parvenir à soulever de vacarme. Quelques écrans répétaient encore les simulations.

Dans ce désœuvrement nouveau une figure s’était ajoutée, qui longeait les barrières désertées sous le clapotis de la houle. Il portait un parapluie fermé comme une canne. L’eau lui plaquait les cheveux. Le général de corps Edone salua Rhages. Tous deux regardèrent disparaître les deux flottes, le bouclier de l’Atasse, qui faute d’effectif ne pourrait pas remplir sa mission. Le journaliste ne songeait, lui, qu’à un soldat de transmissions. Il apprit que l’agent d’Edone était en place, avec indifférence.

Contre un porte-avions, le Liscord en déployait trois. Un peu plus de cent bâtiments occupaient les eaux jusqu’à Minsule, où mouillaient deux escadres de leur seconde flotte. Mais, fit remarquer le général, cela importait seulement si le cuirassé atteignait Tiersule. Tout avait été fait, pour éviter le sabotage et pour qu’il tienne. Ses chances de survie étaient alors égales au déclenchement de la guerre. « C’est étrange, » fit encore remarquer Edone, à propos de ce rapport. Car il était exact jusqu’à la quarante-septième décimale.

Questionné, il admit outrepasser ses fonctions. Ses propres experts lui donnaient ses propres estimations, suivant lesquelles il agissait toujours logiquement. Edone disant cela souriait, de son sourire insupportable que la pluie déformait plus encore. Il proposa que Saures voulait se battre et à la question de Rhages, qui pourtant avait répété encore et encore cette information, le général lui expliqua qui était Saures. Il demanda encore si le président avait vraiment été là, puis Vuld se défaisant de son sourire, détaché soudain tel un spectre, laissa entendre que l’ennemi n’était pas le Liscord.

« Que voulez-vous dire ? »

Mais Vuld se taisait. Vuld s’était éloigné déjà, sur les quais désormais abandonnés des Dalles, près des flots qui prenant en ampleur venaient lui battre les jambes. Aux mots que le général prononçaient, le Dominant était passé en état d’alerte : cloisons fermées, verrouillées, l’équipage à son poste, quarts ordonnés et ses magasins scellés, sa surveillance renforcée à la tourelle deux et au centre de la citadelle le cuirassé naviguait telle une forteresse au cœur des deux flottes.

Les meurtrières ne filtraient que de minces rais sur la passerelle. L’officier de pont se trouvait au poste de tir. Londant était remonté avec un message de l’amirauté, dactylographié, ordonnant à Prévert de quitter le bord. L’amiral salua une dernière fois l’équipage avant de se retirer sur le Lamat qui sur la ligne les précédait. Quand l’amiral s’en fut allé, Londant transmit le second ordre de l’amirauté, qui interdisait à l’équipage d’abandonner le bâtiment.

« Arnevin ! »

Le second prit le quart, tandis que le commandant retournait à sa cabine. Cependant en route il se détourna, demanda encore à l’interphone si quiconque avait repéré l’officier Ertanger, puis sans rien ordonner, alla rejoindre l’unité Roland. Il devait y rester jusqu’au sabotage.
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