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Dans l’aube du six août l’unique cuirassé actif au monde le Dominant, après avoir quitté le chantier provisoire de Tiersule, avait navigué au nord nord-est, virait ensuite plein nord sur Corsule pour y confondre sa signature radar. Avant midi, un bâtiment de cent mille tonnes mesurant trois cents mètres disparut de la surface de l’océan. L’unique message transmis de son bord informait non pas l’amiral Prévert mais le service de la présidence qu’une panne de la propulsion l’avait forcé à s’immobiliser. Ce message automatique émanait de l’ordinateur de bord, l’unité Roland, qui mettait en cause une erreur technique. Or l’erreur technique était en termes de probabilités comparable à une inversion soudaine de la gravité. Cette cause sur le Dominant bien plus que partout ailleurs tenait de la fiction.

Dépassée seulement par le dôme du mât radar, la falaise appelée Reinale de l’île surplombait à pic le cuirassé. Les vagues ne battaient plus sur ses écueils mais sur la coque insensible. La couleur marine de l’acier offrait le plus fort contraste avec celle ocre des blocs volcaniques entre lesquels couraient des nervures plus sombres, cristallines, qui se brisaient au sommet. Au-delà du piton avancé sur la mer qui les séparait naviguaient les bateaux de pêche, dans les remous où sautait le poisson.

L’équipage ne sortait jamais sur le pont. Le quart tenait la citadelle depuis la sortie en haute mer. À part eux ils tenaient leurs quartiers ou se rencontraient dans les couloirs, ou cherchaient à joindre les transmissions, moins pour joindre leurs familles que pour entendre les radios en fonction. Ils s’habituaient, rapidement, inévitablement à leur nouvelle condition, ils cherchaient autant que possible des occupations à bord.

Beaucoup venaient voir Quirinal, qui commençait à se fâcher de cet afflux inutile, avec l’air morne coutumier que les marins lui connaissaient. La plupart se plaignaient de tensions, du mal de mer, de malaises ou de troubles de la concentration. Il distribuait ce qu’il avait à distribuer et leur répétait de se faire une raison. Quant à Colin, c’était différent. Son quart attendait encore, aussi avait-il laissé une équipe dans la tourelle pour tenir compagnie au docteur. Ils parlaient entre eux de la capitale, beaucoup de la vie qui les attendrait au retour. L’un comme l’autre, d’une certaine manière, voulaient oublier leur enfermement. Colin lui avait expliqué, une fois, ce qu’il ressentait dans la tourelle, qu’il n’avouerait à personne d’autre sinon Roland.

À lui, Quirinal ne faisait aucun reproche.

Mais la rumeur née à la station transmissions filtra enfin du quart pour se répandre à tout l’arrière du bâtiment. Elle passa de couchette en couchette, par la cantine avant d’atteindre les deux officiers sous la forme, comme toujours, d’une anecdote. Ils ne réalisaient rien de leur situation, ni de l’état des drapeaux qui s’aggravait de seconde en seconde. On leur préparait à Tiersule des remorqueurs.

Pour toute réaction Quirinal tira sa pipe et, depuis le début du voyage, disant que c’était le moment, il la bourra, l’alluma paisiblement. « Je vais voir Arnevin. » D’un doigt sur l’interphone, le médecin demanda si le second avait un moment. On le fit patienter, puis Roland l’invita à rejoindre la passerelle. Le lieutenant de tourelle, resté assis dans la station, resta discuter avec l’équipe médicale, des plaines du Beaumont et du projet Arvis, dans un égal empressement.

L’Atasse avait réagi presque pareillement. Elle avait informé les quarante drapeaux de la situation, avant d’ordonner au Dominant de tenir sa position. La situation revint ainsi à la normale. Alors qu’il faisait déployer sa flotte en bouclier, l’amiral Prévert reçut l’ordre de ramener son bâtiment, de le faire entièrement démonter à Tiersule, d’identifier l’erreur et de rendre compte. Quatre remorqueurs lui avaient été affectés pour cette mission, de sorte qu’il n’avait plus qu’à entrer en contact avec le Dominant, lequel observait un silence radio. Depuis le début de l’incident, Prévert répétait ses ordres sans obtenir de réponse, de sorte que sur la passerelle, sa voix n’était plus qu’un bruit de fond.

Debout devant les meurtrières, dans la même pose qu’au soir du quatre, le commandant en second Arnevin attendait que le rejoigne le médecin de bord. Il lui serra la main, l’invita à observer la falaise, sans jamais aborder le sujet des remorqueurs. En l’absence du commandant, il ne pouvait pas prendre de décision. Roland conseillait toujours le silence radio, conforme à leur mission. La situation lui apparaissait comme une impasse.

« Qu’en est-il de la propulsion ? »

Le second offrit à Quirinal un sourire gêné, sans savoir quoi répondre. Cette question ne s’était pas posée à lui parce que malgré la panne Arnevin restait persuadé que tout fonctionnait parfaitement et qu’à tout instant le bâtiment pourrait reprendre la vitesse de croisière, voire accélérer au combat, et qu’il n’avait même jamais été question de propulsion. Quirinal approuva. Ils trouvèrent tous deux le calcul bon.

À part eux se trouvait le quart, sur la passerelle, soit trois membres du rang, dont le commandement. L’officier de pont Hersant dormait à l’arrière dans l’attente de son quart. Ils se trouvaient ainsi presque seuls, à écouter encore et encore inlassable le message de Prévert. Chacun avait envie de répondre et personne ne le pouvait, parce que l’amiral ne se trouvait pas à bord. La voix un peu lente, un peu usée de Prévert avait le roulement des bandes, une régularité qui tenait presque des machines.

Depuis la passerelle, la situation paraissait simple voire même sereine. Une route large s’offrait au-devant, pour le départ ; les prochains mouvements planifiés n’attendaient qu’un ordre. La falaise découpée sur leur deux septante apparaissait rassurante, parce qu’elle était exactement ce que le cuirassé cherchait, parce qu’il avait été conçu pour se cacher derrière. Abrité derrière, il donnait alors vraiment un sentiment de l’invulnérable. Enfin la falaise faisait office d’œillère qui, ajoutée aux meurtrières, réduisait d’autant les craintes.

Bramelin appela.

L’officier logistique Bramelin avait engagé les réparations au niveau des turbines à gaz, où Roland proposait de trouver la panne. Elle lançait toutes ses ressources en quête d’une défectuosité sur des turbines qui ne servaient pas à la croisière, avec l’assurance que le bâtiment pourrait reprendre sa mission dans les prochaines vingt-quatre heures. Pour sa section, il n’était pas question de quart : tout le personnel devait superviser les machines. Cette panne rendait Bramelin folle de rage. « Elle le prend bien » conclut Arnevin en coupant l’interphone.

Ils se surprirent tous à tendre l’oreille, ensemble, et à se demander ce qui avait changé. Roland leur répondit : la quatrième flotte cessait ses appels, ils n’entendaient donc plus la voix de Prévert. Ils regardèrent leurs montres, puis soupirèrent. Tous avaient envie de prendre du repos. Roland l’autorisa, de sorte qu’Arnevin et Quirinal, fermant la porte derrière eux, lui laissèrent la passerelle au profit du reste du bâtiment. Tous deux croisèrent dans l’escalier de tour le lieutenant Ertanger, qui aurait dû assister Bramelin dans ses réparations. Le lieutenant ricana puis leur proposa une partie de cartes.

Un message pour tout le bord les avertit que deux chasseurs les survoleraient d’ici quelques minutes. La première flotte encore proche avait détourné une de ses patrouilles pour survoler Corsule, afin de repérer le Dominant. Roland fit suivre ce message par un niveau d’alerte : face à deux appareils armés, il allait déployer ses armes. Une sonnerie surgit des profondeurs du bâtiment pour grimper jusqu’au plus haut point des tours, qui fit se précipiter l’équipage à leurs stations. Quirinal et Ertanger, seuls dans les couloirs, se jaugèrent. Le médecin accepta.

Quelques minutes seulement séparaient les chasseurs du Dominant, non en terme de distance mais en terme d’armement. Sur le pont avant s’ouvrirent successivement deux lanceurs, en attente d’être armés. La distance était celle des armes.

La station de transmissions attendait que Roland donne l’ordre d’avertir la patrouille. Leur officier le capitaine Londant s’était posté dans ce but au plus près de la radio externe, déjà paramétrée pour contacter les chasseurs. Son opératrice gardait le doigt suspendu au-dessus de la commande. En même temps Londant savait que cet ordre ne devait pas venir, car leurs ordres de mission impliquaient le silence radio dans tous les cas. Il se tenait prêt à l’emploi sûr de n’être pas employé.

Un nouveau message avertit le bord que les chasseurs étaient à portée. Ils ne se rendaient déjà plus compte que la patrouille appartenait à l’Atasse. Ils ne se rendaient pas compte non plus que leur bâtiment se préparait à tirer. La radio externe reçut leur appel, qui les identifiait clairement, qui prévenait de leur approche et demandait leur situation. Londant les écouta sans broncher. Il retint par sa seule présence l’opératrice de répondre. Dans le même temps l’officier Radens, à sa station, observait les canons de cent cinquante-cinq sortir de leurs cocons d’acier. Radens savait, lui, pour l’avoir simulé, le temps qu’il faudrait aux chasseurs avant d’entrer dans le second écran. Six minutes exactement.

Elles s’écoulèrent interminablement. Roland répétait pour toutes les stations l’état radar, les deux objets en approche à mille trois cents kilomètres par heure, les deux chasseurs de l’Atasse.

Quand la sixième minute passa, Roland annonça que le commandant était sur la passerelle, puis ordonna en son nom le chargement des canons. À la station de tir Radens vit sa bordée droite de canons s’activer, ainsi que les lanceurs. Ils acquirent les chasseurs, qui en informèrent aussitôt le bâtiment. Londant prit sur lui d’appeler la passerelle et, à la surprise de sa station, demanda d’avertir les chasseurs. Il restait alors moins de deux minutes avant la passe. Roland autorisa la transmission.

À un vingt-quatre la patrouille de la première flotte identifiait le Dominant, tapi contre la falaise de Corsule, avec la précision essentielle que le cuirassé maintenait sa mission. Cette information fut transmise à Prévert, qui montra toute sa frustration en apprenant que le cuirassé avait rompu le silence. Il n’eut pas besoin de le demander : l’aérodrome lui préparait déjà un hélicoptère et un ravitailleur. À un vingt-quatre seulement, le six août, le statut « perdu en mer » du bâtiment fut retiré à l’amirauté pour celui de « en mission ».

L’officier Londant avait été appelé sur la passerelle. Plus de vingt personnes l’occupaient alors, si bien qu’à présent il y pesait une atmosphère de travail dérangeante. L’alerte passée, les sections attendaient le retour des quarts, de sorte qu’une seconde tension sous-tendait la pièce. Il passa la porte la tête baissée pour en éviter le sommet, se releva et salua son supérieur au garde-à-vous. Le commandant seul pouvait faire face à ce géant.

Il dut s’expliquer. Le capitaine Londant déclara que tirer aurait de toute manière révélé leur position. Il avait obligé le commandant à prendre une décision, ce que le commandant ne lui pardonnait pas et cela quand bien même Roland avait pu le conseiller. Enfin l’officier se vit reprocher d’avoir gâché des ressources. Il accepta tout, non seulement dans l’esprit militaire mais avec la certitude de sa responsabilité, dans l’attente de sanctions qui ne vinrent pas. Cette fois, Arnevin était intervenu en sa faveur, et une fois encore, Roland avait conseillé.

L’officier repartit avec des consignes claires quant à la communication à bord. Sa consigne la plus simple était aussi la plus importante : il y avait une panne. Dès son départ le commandant ordonna de faire venir le capitaine Bramelin. Elle se présenta sur la passerelle dans une humeur massacrante, que l’humeur du commandant calma instantanément. Non seulement ne trouvait-elle pas la panne, ce qui la dépassait, mais elle avait dû tout le temps de l’alerte retirer ses équipes, pour le cas où il faudrait employer la propulsion. Jeanne Bramelin avait sur cette question la même opinion que le commandant en second.

Une dernière fois, le commandant appela un officier sur la passerelle. Roland ordonna à un fusilier de se rendre à la cantine, où Quirinal et Ertanger enchaînaient les parties de cartes – et Quirinal perdait. Le médecin perdait parce qu’il détournait tout temps son attention sur le château de cartes qu’Ertanger avait empilé et que la venue du fusilier fit s’effondrer complètement. Le lieutenant de magasin salua puis se rendit au rapport. Face au commandant, le lieutenant se montra bon soldat mais détaché des circonstances. À l’ordre qu’il reçut : « Pas besoin de le demander. Il y a une panne, il y a un défaut technique. Amenez-moi votre amiral et je le lui démontrerai par a plus b. » Aucun autre officier, pas même Quirinal, n’aurait osé répondre ainsi au commandant. Aucun autre n’aurait pu autrement quitter la passerelle.

Désormais le Dominant ne pouvait plus ni partir ni rester.

Quand le défilé des officiers cessa et qu’il fut bien clair que Prévert allait aborder, quand l’officier de pont retourna au pilotage, de son côté du poste, le commandant et Arnevin se retrouvèrent isolés devant les meurtrières. Le second surprit son supérieur dans la même attitude tendue, soucieuse, qu’il avait lui-même quand il cherchait à se persuader que tout allait bien.

Aussi le second demanda-t-il ce qui se passait.

Il fut frappé par la réponse, que le commandant adressa distinctement, d’un ton sans répartie. La décision avait été prise, arbitrairement, sans justification aucune, de paralyser le Dominant à Corsule aussi longtemps que possible ; de résister à toutes les pressions extérieures ; de ne repartir que forcé et seulement au pas le plus lent ; de retourner l’armement si nécessaire. Le second apprit tout cela et ne réagit pas directement. Il constata, il approuva, ce fut tout. Qu’il ait approuvé déplut au commandant. Mais déjà une inquiétude discrète rongeait le second. Arnevin réalisa soudain que le bord était coupable de haute trahison. Et il eut peur.

« Prenez votre quart » fut la réponse de son supérieur, qui avait senti l’officier se replier soudain en son for, à quoi il jugea que ce dernier avait compris.

Les couloirs s’emplissaient encore des équipes qui retournaient à leurs quartiers. Lui-même passant par le couloir central quittait la citadelle quand il rencontra Quirinal, occupait à parler des châteaux de cartes. Il avait l’air d’un homme en plein déni de réalité. Le second se laissa arrêter, se laissa raconter à son tour l’empilement des cartes, sans le moindre intérêt pour son esprit de militaire. Étrangement, sa face avait retrouvé la gaieté coutumière qui lui était la plus naturelle, comme si aucun événement n’avait de prise, comme si rien ne comptait.

Intérieurement, il n’aurait pas su se décrire.

Tout était déjà réglé. À bord avant même son appel l’équipage se préparait à recevoir l’amiral Prévert. Ce dernier remplissait les dernières formalités, comme pour asseoir un peu plus dans la durée ce retour à la normal, alors que l’hélicoptère l’attendait. Il reçut ses derniers ordres de l’amirauté, embarqua et tandis qu’ils décollaient, l’amiral demanda la communication avec le cuirassé. La section transmissions le brancha sur la passerelle, encore une fois, où le commandant lui demanda ses ordres.

« Tenez votre position, Saures. Ne bougez pas, nous allons vous remorquer à Tiersule. »

Le commandant Saures refusa.

« Saures, soyez raisonnable. Il n’y a pas de panne, ça a été calculé. Reprenez la mission ou laissez-vous remorquer. Vous savez, » ajouta-t-il après consultation, « il n’est pas trop tard pour rendre votre affectation. »

« Vous ne remorquerez pas mon bâtiment, vous n’atterrirez pas sur mon bâtiment, ne remettez plus jamais en cause le Dominant. J’ai une mission, amiral, et je compte bien la remplir. »

La transmission prit le relai, pour recevoir les prochains ordres de Prévert. Ce dernier fit alors transmettre deux ordres, par écrit, l’un au lieutenant Ertanger, l’autre au sergent de l’unité des forces spéciales embarquée sur le Dominant. L’ordre était le même, de détruire à tout prix les deux ordinateurs de bord Tristan et Roland. Prévert précisa encore qu’il était en route et qu’il atterrirait sur son bâtiment, pour remettre à sa place le commandant. Ils n’avaient plus le choix. Sans le Dominant devant Beletarsule, le Liscord allait avancer et, inévitablement, les deux puissances mondiales entreraient en guerre.

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