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Un homme à l'aube du désert...

Il replia sa carte, sa grande carte avec toutes les pistes, il replia sa carte sur les cours et toutes les pentes, sur tous les accès. « Bon sang ! » Seulement il n’y avait plus Mannen, il n’y avait plus la rocade et plus même l’intersection, et le désert craquelé par la chaleur comme du papier se confondait au ciel dans sa poussière fumante. On étouffait. Il n’y avait plus Mannen. Il n’y avait plus Mannen et la carte l’indiquait encore et il n’y avait plus Mannen. L’odeur sèche couvrait les corps par plaques. Des carcasses de roche déchirées brûlaient à la manière de torches. Il ne pouvait pas toucher la pierre.
Ce désert, ce monde il l’avait connu autrefois quand une voiture y roulait encore, bien avant. Alors l’aridité vivait d’une vie inimitable, loin de cet aride présent. À peu de distance se détachait le canyon, un sursaut du relief, un froissement. Le canyon, tout ce qu’il en restait, F. le reconnaissait bien. F. l’avait quitté pour une ville abandonnée, ailleurs, jusqu’à ce qu’il trouve cette carte. Ou peut-être n’avait-il rien trouvé. Peut-être la folie comme chez tant d’autres avait eu sur lui raison. Alors la soif n’aurait plus compté et il aurait pu s’écrouler, là ou ailleurs, après avoir marché guidé toutes ces nuits aux contours de la carte. F. ne savait plus s’il était debout sur la pierre, ou sur la carte, ne savait pas si sur ses lèvres morcelées ce qui le brûlait était de la salive, ou bien l’encre de la carte.
« Je ne suis pas fou ! Je ne suis pas fou ! » hurlait-il aux mirages qui l’avaient abandonné. « Je ne suis pas fou ! » parce que la peur était plus facile à cracher sur une face asséchée. Il hurlait et pointait du doigt, il agitait le bras, il agrippait serrée dans son poing la carte : « Là ! Là, il y avait Mannen ! Et là-bas… »
Le désert craquelé se confondait au ciel. La nuit, le ciel était noir. Alors le désert avait gravé sur F. son silence. Après toutes ces années passées à le démentir, c’étaient ses souvenirs qui l’avaient fait revenir ici, où il n’y avait plus d’intersection, et ses souvenirs il y tenait encore, depuis toujours il y tenait pour ne pas dépérir, voilà pourquoi il était revenu à Mannen pour découvrir qu’il n’y avait plus Mannen et qu’il était seul, seul à des kilomètres, laissé seul au cœur d’une immensité infinie, laissé pour vif. Quand cette réalité se fut bien ancrée en lui, quand il n’eut plus d’autre choix que de l’admettre, le besoin millénaire se réveilla en lui, qui l’avait fait quitter la ville, qui l’avait fait revenir, qui le portait toujours plus loin malgré lui héros de sa propre histoire. Il voulut vivre. Il avait de l’eau, quatre outres à son cou et dans deux sacs toute la nourriture qu’il lui restait ; il avait des habits amples faits surtout de draps qui le protégeaient du sable ; il avait encore des semelles à ses bottes, et quand il n’en aurait plus, il le savait, ses pieds marcheraient encore ; enfin F. avait son bien le plus précieux, son seul bien, il avait une carte.
« Il va falloir continuer. Pas le jour ! Jamais le jour ! On attend la nuit. Ah tais-toi ! Je suis fatigué, et puis pourquoi tu es si pressé ? Ici ou ailleurs, c’est pareil. Rien ne change. Rien ne devrait changer. »
Mais c’était faux. C’était faux, F. le savait, F. lui mentait encore une fois. Il se rendit au canyon, tant que la soif ne l’écrasait pas encore, il se coucha sous un creux de la roche, à l’abri, à l’ombre. Sa peau prenait la couleur de l’ombre, à force. Il se coucha et sentit autre chose que de la pierre contre sa joue : c’étaient des branches, cassantes comme du sel, mais des branches. Il allait dire : « Regarde ! » Il avait prononcé ces mots peut-être, puis il eut tous les spasmes des larmes sur son visage asséché, parce qu’il était seul, seul encore une fois, sans cesse seul depuis des années. La vie se déroulait à Mannen, il était parti et maintenant il n’y avait plus Mannen où revenir. F. coucha sa tête sur les outres, puis il serra la carte contre lui pour ne pas la perdre, tout ce qui lui restait, son dernier repère dans le désert entre lui et les autres hommes.
La nuit revint. Tout revint en même temps dès que la pierre cessa de peser, dès que ses yeux s’ouvrirent. « Il faut y aller. » Le prochain habitat serait une maison isolée, ou bien un hôtel, ou bien un manoir. Il ne savait pas. Ce serait plus loin que Mannen, encore plus loin. Il tira une outre, but encore un peu d’eau, pas trop pour ne pas avoir mal.

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