Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

    As-tu bien dormi, voyageur ? Où t’es-tu laissé harceler par cette comptine si peu enfantine, qui évoquait le meurtre et la mort, le poison et le sang ? Non, tes yeux brillent d’une impatience que je désespérais de déceler en toi. Tu veux en finir aujourd’hui avec ce passé sans concession, pour pouvoir repartir le plus vite possible de l’avant – mais pour aller où ? Tu sais pertinemment que dehors, il n’y a que la neige et les bêtes. Les rares individus qui prennent la porte de mon auberge disparaissent à jamais, et ton départ me causerait grand-peine. Il est si rare, si rare que…
    Je parle trop, je sais. Et je vais me taire, ne t’en fais pas. Mais comprends-moi : pour une fois que j’ai de la compagnie, j’en profite pour délier ma langue et entrouvrir mes lèvres sèches. Les autres convives ? Je te l’ai dit : ils viennent d’autres mondes, d’autres époques. Ils s’expriment en un autre langage.
    Venons-en au fait, puisque je te vois piaffer et fixer avidement le spectacle encore brouillé. Je vois que nous pouvons aller plus loin, maintenant que tu n’arbores plus ton air de chien battu initial. Plus loin dans les lieux, certainement, un peu plus au nord et à l’est. Surtout, plus loin dans le cœur et l’âme, creuser profondément dans l’esprit. Comment ? Tu ne comprends pas ?
    Suis mon doigt. Vois-tu cet autre château ? Il est certes bien moins imposant que la Lumière de cendres, et il ne paraît pas inexpugnable comme le Dard de l’abeille. Pourtant, tu frissonnes. Ces murs avancés comme des pointes barbelées, qui forment des creux où seul un assaillant suicidaire s’engouffrerait, pris entre flèches, carreaux et eau bouillante, dessinent comme un buisson touffu et épineux, vus de haut. Ce château, on l’appelle le Roncier. Et il s’apprête à fleurir.
    Rapprochons-nous un peu, encore. Voilà ! Vois-tu cette jeune servante au pas circonspect ? Oui, la femme longiligne qui balaie les environs du regard, celle au corps mince et athlétique, à la longue natte de cheveux châtains. Tend un peu le cou pour observer ses yeux gris. Les as-tu captés ? Très bien.
   Désormais, ils sont tiens.



    Encore une fois, je baisse la tête en marchant, mon fardeau de serviettes sur les bras. Ce n’est pas pour éviter les regards de mes collègues de travail, tous ces domestiques qui fourmillent dans les couloirs du château, occupés à mille tâches à la fois. Que pourrais-je craindre ? Cela fait bientôt quatre ans que j’ai été engagée ici, au service des N’Maiz – depuis mes quatorze ans, pour être exacte. Quatre ans déjà que je me suis mêlée à eux, humble et obéissante, m’inclinant au passage de l’orageuse Ethel et du débonnaire Olaf, parfois accompagné de son ami de toujours, Halvor L’Gellaus. Je suis l’une des leurs, servante docile, enthousiaste et parfois, il est vrai, quelque peu condescendante.
    Il y a de quoi, après tout. Si je me fonds dans la masse, je ne lui appartiens pas pour autant. Cette natte est celle de toutes les servantes, mais elle n’est pas un nœud qui me lie et que je ne saurais défaire. Je suis plus libre qu’aucun de ces domestiques. Je ne suis pas la chose des N’Maiz, tout au plus leur espionne. Et ils l’ignorent encore – ils l’ignoreront probablement toujours.
    Malgré tout, je ne leur suis pas moins dévouée que les autres. C’est même tout l’inverse, tant je voue une admiration sans borne à Ethel, cette grande femme aux traits fins, dont la torsion lorsque la colère la gagne transforme son visage en un tourbillon effrayant, dépourvu de toute harmonie.
    Je m’égare – pas dans le dédale du château, que je connais mieux que personne, mais dans mes pensées. En réalité, si je marche courbée et tête basse, c’est pour épargner mon cœur. Je refuse de lui imposer la vision de ces murs dépouillés, où l’on peut encore apercevoir les marques laissées par les cadres des immenses tableaux d’antan. D’antan ? J’exagère. Pourtant, le temps semble avancer au grand galop et ces fresques qui hier encore couraient de couloir en couloir me semblent avoir disparu depuis une éternité. Une à une, quatre ans durant, je les ai vues ôter, recouvrir d’un drap blanc et être emportées loin, bien au-delà du château. A mon entrée en service, déjà, j’avais constaté que les couloirs paraissaient vides, comme inachevés. Il y avait même un décalage entre les riches tapis de velours qui recouvraient la moindre parcelle de sol et la disparité dans la décoration des murs, ou tout simplement leur dénuement. Et si je constatais déjà que, jour après jour, les tableaux s’en allaient peu à peu découvrir des horizons meilleurs, je n’en connaissais pas encore la raison – je m’en doutais, mais je n’en étais pas certaine.
    Après tout, c’était bien pour cela que j’avais humblement imploré les maîtres des lieux pour une place au Roncier.
    Sitôt dans la place, je me suis mise à fouiner ici et là. En toute discrétion, bien sûr, comme mes sœurs et moi l’avions appris au cours de notre brève existence. Patiemment, j’ai rempli avec ardeur les tâches que l’on me confiait, attendant la moindre occasion pour me libérer et me glisser entre les portes mi-closes, écouter les quelques bribes de paroles filtrant par les interstices. Sans effronterie, je me suis attachée à observer attentivement et à me remémorer les visages des invités les plus réguliers comme ceux des convives exceptionnels. Je veillais à ce que rien n’échappât à mon attention, et ces ventes de tableaux constituaient les actions les plus évidentes.
    Car il s’agissait effectivement de ventes. Les N’Maiz mettaient aux enchères leurs œuvres d’art les plus précieuses, et nombre de gigantesques banquets se terminaient par des assemblées où les mises les plus folles étaient lancées. Les convives avinés et repus n’hésitaient pas à enchérir et surenchérir, pour finalement acquérir tel ou tel tableau et repartir avec sous le bras – pour peut-être le reléguer dans un grenier quelconque, voire s’en servir de combustible pour le feu.
    Cela m’a longtemps révoltée et me révolte encore, même si j’en connais désormais la raison – la noble cause. Penser que de tels chefs d’œuvre passaient aux mains de soudards sans doute incapables, imbibés d’alcool ou non, de déceler l’incommensurable valeur artistique de leur achat… Je crois que, parmi les premières fois où j’ai assisté à ces scènes sacrilèges, j’ai laissé tomber un plat de viande en sauce, les poings serrés, m’attirant ainsi les véhéments reproches de la gouvernante. J’ai su me maîtriser avec le temps, mais mon cœur pleure toujours autant lorsque mes yeux craintifs viennent se poser sur un emplacement vide, vidé.
    Et c’est pourquoi je les garde baissés, ces yeux qui pleurent, lorsque j’avance vivement en direction de la salle d’entraînement.
    J’arpente les couloirs sans un son, ombre au pas furtif, et les domestiques m’oublient sitôt qu’ils me voient. Pour eux, je ne suis qu’Aglaë, la petite servante parfois maladroite, bouillante et impétueuse du fait de mon jeune âge, et nulle suspicion ne s’invite sur leur visage : je n’y lis que de la bienveillance, parfois de l’affection. Et moi, je les trompe, sans regret ni remords, toute entière dévouée. Il y a trois lettres de trop dans ce prénom d’emprunt.
    Je trouve le velours gris étonnamment propre, vu le passage perpétuel de personnes en ces lieux. Les tapis enveloppent mes pieds de leur moelleuse étreinte, mais même sans eux je serais inaudible. Je traverse deux vastes portes aux boiseries sculptées, l’une surmontée d’armes croisées – une rapière chétive et une épée à large lame. Les deux outils de travail d’Halvor, en somme, ceux avec lesquels il ne cesse de s’exercer depuis déjà plusieurs mois – et qu’il a manipulés depuis sa petite enfance.
    Je dois descendre plusieurs escaliers – trois, pour être précise. Les marches sont immenses, plates et douces car recouvertes elles aussi de velours, rouge cette fois-ci. Il serait bien difficile d’y périr en trébuchant, à la différence de ces froids escaliers en colimaçon de la Lumière de cendres. Bien sûr, je les connais. J’y suis allée. Je sais que feu le plus grand devin du royaume, Alrick N’Drof, y a piteusement succombé. Mais je n’y ai jamais mis les pieds, et j’en suis fort aise.
    Me voilà au rez-de-chaussée. Je m’incline au passage de la maîtresse des lieux, Ethel N’Maiz, qui paraît préoccupée. J’en connais la raison, évidemment. Cependant, il n’est pas encore temps de la suivre et de la servir. Je dois d’abord apporter ces serviettes humides à son compagnon, Halvor, et c’est sans hésiter que je m’engouffre dans un couloir au parquet découvert – laqué tout de même. Ici, le raffinement disparaît et les murs nus semblent naturels, attendus. Le luxe s’efface à mesure de mes pas, le couloir se rétrécit, s’assombrit avant de s’achever sur un ultime escalier, étroit celui-ci mais de pierre et rugueux – aucun risque de chute.
    Etrangement, je n’entends nul écho se répercuter sur les rudes murs, alors que le moindre son se trouve amplifié en éclat dans ce lieu dédié à la sueur et aux armes. Je suppose que l’entraînement d’Halvor est terminé, que sa nouvelle victime a mordu la poussière – comme toutes les précédentes. Je me demande comment il surmonte la chape d’ennui qui doit l’envelopper suite à ces combats sans suspens. Il est le meilleur bretteur du château, et peut-être pourrait-il même en remontrer aux plus habiles Gardes sombres – peut-être, impossible de le savoir car aucun guerrier d’élite du roi n’a daigné le rejoindre.
    Enfin, l’interminable escalier débouche sur une pièce extrêmement vaste, parfaitement éclairée. Sur le sol, un parquet usé dont les lattes sont rayées de multiples entailles – certaines tâchées du sang des incapables. Le plancher est inégal, comporte creux et bosses, et je connais bien des combattants qui y ont laissé une cheville ou un pied. Mon pas agile m’évitera tout désagrément, comme toujours. Sur toute l’étendue de la salle, plantées comme des épouvantails au milieu de champs encorbeauxés, trônent des marionnettes de bois à la tête empaillée, dont le regard absent est à mes yeux plus douteux que celui inattentif de mes actuels collègues de travail. Leurs bras raidis sont aisés à esquiver, mais je préfère longer le mur garni de râteliers d’armes de toutes sortes, sur lesquelles je jette un œil au passage : cent variétés de lames de bois sculptées des décennies plus tôt et en parfait état, fines ou épaisses, longues ou courtes, plus ou moins lourdes et plus ou moins équilibrées, ces fameuses lames arborées sur les armoiries des N’Maiz. Mais, et je le sais mieux que quiconque tant l’information m’est à la fois arme et vocation, encore faut-il connaître son ennemi. Après tout, les N’Maiz ne sont pas supposés s’entretuer. Alors il y a aussi, accrochés aux murs, fléaux aux pointes taillées en sphères et hallebardes immenses, qu’il serait à peine possible de brandir dans la salle souterraine ; lances semblables à de simples bâtons et marteaux de bois que je ne saurais soulever ; et toutes sortes d’armes de jet, arcs de frêne et lourdes arbalètes, fléchettes dont la pointe ne demande qu’à se voir enduite de poison et frondes aux billes d’acier, à même de défoncer le crâne de qui les sous-estimerait.
    J’aperçois enfin Halvor et sa victime du jour, écroulée le long des cibles de tir, tout au long de la salle – cibles dont les couleurs brillent de fraîcheur, car elles ont été repeintes récemment. Je me rapproche aussi silencieusement que je le peux, mais me voilà trahie par les grincements du parquet et Halvor se retourne en un clin d’œil pour me dévisager, le regard inquiet. Cette inquiétude n’est pas due à ma présence, bien sûr ; en réalité, il craint pour l’homme qui gît inconscient près de lui, trop lent pour parer les imprévisibles coups de ses deux lames en bois. En tendant le cou, je me rends compte que l’homme évanoui saigne énormément de la tête, et lorsque je tends avec déférence mes serviettes au noble transpirant, il s’empresse d’en envelopper le crâne de sa victime pour en éponger le sang.
    Comme il attend que je le fasse, je m’agenouille près de l’homme et tâte son pouls. Il a le souffle court, bien loin de la respiration ralentie du mourant. Quand j’ôte délicatement les serviettes à la recherche de la blessure, je devine que je ne vais rien trouver de grave, tout au plus une légère entaille d’où s’écoule ce flot rouge sombre. Toutes les blessures à la tête, même les plus bénignes, ont tendance à saigner énormément. Cela aussi, je le sais.
Quand je l’annonce une fois encore à Halvor, ses traits se détendent et il me sourit timidement, comme un enfant surpris fautant. Difficile de croire que cet homme s’apprête à bouleverser plus profondément le royaume qu’il ne l’a jamais été. A la vérité, je n’y crois pas, et s’il était le seul meneur de la révolution à venir, l’espoir n’aurait jamais pu pénétrer mon cœur – même jeune et naïf, à l’époque. Halvor est peut-être un des seigneurs les plus puissants du royaume, il est sans doute un combattant d’exception ; mais il est cruellement dénué de charisme. Tel est le gouffre qui existait entre lui et Olaf, et l’abîme infini qui désormais ouvre sa gueule ensuifée entre lui et Ethel.
    Pourtant, il est attendrissant avec sa main passée dans ses cheveux blonds, toujours serrant le manche de son  arme, et son air gêné. Et il est certain que ses hommes seraient prêts à mourir pour lui. Mais quiconque ne connaîtrait pas antérieurement sa valeur ne pourrait le suivre aveuglément ; ses seuls mots, ses seuls harangues et discours, ne suffiraient jamais. Sa voix ne porte pas suffisamment, ses yeux ne se posent pas assez loin – il doit viser l’horizon. Surtout, lui-même n’est pas libre. Il est enchaîné. Adorateur. Je connais sa valeur ; je connais aussi sa béance.
    Il voue un véritable culte à Ethel. En son absence, ses yeux sont vifs ; en sa présence, ils rayonnent à tel point qu’ils l’aveuglent, et il n’est plus d’aucune utilité. Bien sûr, je dois être la seule à m’en rendre compte – en sus d’Ethel, cela va de soi. C’est d’autant plus inquiétant. C’est lui qui en partie mènera la marche, il faut donc qu’il soit digne de la confiance de tout un peuple. Je redoute son échec. L’espoir vacille, l’angoisse atroce m’étreint le cœur et l’aurait étouffé s’il n’y avait eu personne pour le libérer.
    Mais il y a quelqu’un. Ethel, l’épouse de feu Olaf, celle qui tire véritablement les ficelles depuis l’origine, au sens aigu de la justice et à la volonté semblable à la tornade, puissante sans obstacle – et majestueuse à son image. S’il existe sur cette terre infâme une seule personne en qui croire, alors ce serait elle ; et si elle croit en ses généraux, alors je ne peux que m’y fier également.
    Car Halvor ne sera pas le seul à brandir l’étendard de la dame, oh non ! Havlor sera le socle, le point de ralliement, la lueur au sein des ténébreuses venelles de la Cité des merveilles. Il sera l’astre de nos forces. Or chaque lumière entraîne à sa suite des ombres, et il en ira de même avec le haut noble. Qu’il focalise l’attention ! Derrière lui s’allongeront le Sombre et le Pâle – mais, plutôt que d’en parler, je ferais mieux de me hâter de remonter car l’un d’entre eux, ignorant encore de l’honneur qui l’attend, s’apprête à s’incliner devant la dame.
Je laisse derrière moi un Halvor rasséréné en emportant les serviettes rougies de sang et je gravis les rudes marches de pierre avant d’emprunter à rebours les couloirs peu éclairés, qui s’élargissent enfin et me laissent pénétrer dans la vaste salle où trône l’escalier principal du Roncier, tout de velours, comme partout. Je me dépêche d’arriver au quatrième pallier où je confie les serviettes à une lavandière de passage – je connais son nom, comme celui du membre le plus insignifiant du château, mais il importe peu. Je sais également qu’elle arbore une marque de naissance au mollet droit, une sorte de tache sombre tout en longueur, et d’autres détails bien plus intimes. C’est mon rôle et ma profession, et j’y suis la meilleure.
    Mais il n’est certes pas temps de se remémorer les nuits passées ou seulement rêvées, ni de livrer un rapport détaillé à quiconque. L’heure est à l’apprentissage et à l’admiration. D’Ethel ? De ses généraux. Je suis l’espionne qu’elle ignore et, en tant que telle, je dois m’assurer qu’elle n’est pas mal entourée. La confiance emporte la méfiance – c’est peut-être l’une des premières leçons que j’ai retenues.
    Alors je redescends pour la énième fois aujourd’hui les escaliers moelleux, athlétique comme toujours – je connais bien des choses, mais pas la fatigue. Déjà, j’entends des clameurs s’élever de la cour, mon ouïe des plus fines m’indique que les herses se sont levées et que les cuisines regorgent d’agitation. Je cours remplir mes fonctions, je vole le long des couloirs et parviens finalement où ma présence est exigée, pourtant si peu nécessaire. Calmement, j’obéis aux ordres hurlés par le chef au grain de beauté sur l’épaule gauche et emporte un immense plat finement ouvragé, jonché d’amusent-gueules multicolores – œufs de poisson, légumes divers, fromages aux fruits et épices odorantes, le tout disposé sur des morceaux de pains variés, au son, aux lardons, au fromage, et même aux algues. En un clin d’œil, je prends ma place dans la sinueuse file de servantes aussi curieuses et embarrassées que moi, que côtoie un cordon de sommeliers munis de vins plus fameux les uns que les autres. Les invités, dont l’arrivée ne pouvait être devinée que par les seules araignées du Tisseur, sont de marque – mais moi seule, de tous ces gens de basse condition, connais l’importance considérable qu’ils revêtiront dans les jours à venir. Je ne suis pas impatiente – l’impatience mène à la précipitation, la précipitation à la négligence – mais tous mes sens aux aguets, prêts à détailler sous toutes leurs coutures les nouveaux arrivants – au nombre de deux, je l’ai entendu.
    La procession se met en branle et les membres s’agitent. C’est un mille-pattes sinueux qui se faufile parmi les portes et les couloirs, les bras chargés de vivres à même de restaurer cœurs déçus et corps rassis. Ils seront bienvenus pour leurs destinataires dont le voyage fut une fuite qui ne connaîtra pas de fin, jusqu’à l’ultime nuit. Je connais leur périple ainsi que leur avenir, mais je ne les ai encore jamais aperçus. C’est la croix de l’espionnage, l’inévitable creux.
    Les voix se font plus fortes. Celle d’Ethel se détache, vaporeuse à l’instant telle une nuée de blancs nuages aux yeux rieurs. Parfois un éclat de joie se répercute de mur en mur, faisant frémir la moindre patte du longiligne l’insecte dont je forme une part. Alors la cadence s’accélère, les antennes se font plus pressantes que jamais jusqu’à ce qu’enfin, une clameur étouffée s’élève et qu’une vague rumeur court de servante en serviteur pour remonter à moi. Une femme et un homme, dit-elle ! La cendre et la braise, la flamme agonisante et le feu qui couve, prêt à repartir au moindre courant d’air. Et c’est Ethel, le souffle tempétueux, qui se dresse devant lui, prête à l’attiser !
    Enfin l’insecte se délite, se disloque, se décompose. Les membres affluent puis refluent, passent la porte puis reculent. Bientôt, c’est à mon tour de m’engager, de franchir l’entrée du salon magnifique, aux draperies pourpres et dorées qui s’abattent de part et d’autre de la vaste cheminée. Elles encerclent des fauteuils aux accotoirs tissés de fils étincelants reproduisant des plantes piquantes – ronces et roses, chardons, et même cette végétation qui ne se trouve que loin au sud, dans le royaume des sables, et que l’on appelle des cactus. Point de meubles apparents, simplement du velours recouvrant tout, sofas et canapés, chaises, ainsi que la table soyeuse où s’enfoncent déjà avec bien-être les plats apportés par mes prédécesseurs. Contre un coin de la pièce s’appuie un lit simple, aux draps uniformément pourpres. Sa présence est incongrue, mais jamais personne n’a osé la remettre en question en présence d’Ethel. Il n’est guère nécessaire d’avoir ma clairvoyance pour connaître la raison et l’usage de ce lit. J’espère un jour m’allonger dessus…
    Voilà que je m’oublie et faillis à tous mes devoirs. Il n’est point temps de céder aux fantasmes, sinon de les reléguer dans la parcelle fanatisée de mon âme et de porter un regard humble sur les invités qui n’en sont pas.
Autour du fauteuil sis à la gauche d’Ethel s’enroule une longue liane aux teintes ténébreuses. Longiligne aux plis étroits, elle se love sur le velours comme pour y planter ses racines, mais je vois bien que ce n’est point par volupté. Si sa souple silhouette dissimule des muscles dont les formes sont autant de bourgeons sur cette plante aux roses noires, les traits de sa face ne sont qu’épines émoussées. Ils devaient être durs et fermes à l’époque, comme une jeune pousse vigoureuse que vent, pluie et grêle n’ont pas encore dévastée. Désormais, ils ploient sous le poids des éléments et des événements, fardeau plus encombrant que les surannées – plus insidieux aussi parce qu’inattendu. Je ne lis là que sur son corps replié, ses membres protecteurs étendus par devers elle. Lever mes yeux vers les siens serait outrecuidant, c’est pourquoi je devrai me contenter pour l’heure des seules apparences extérieures sans explorer son cœur. Lui reste-t-il de la vigueur ? Le rayonnant éclat d’Ethel saura-t-il, tel l’astre majestueux, réchauffer cette piteuse fleur pour qu’elle déploie une étourdissante corolle d’ombre et d’or ? Ou Signe N’Mephe est-elle déjà condamnée à voir ses pétales s’éparpiller au vent, tout parfum dissipé ?
    Je n’ai pas le temps de m’attarder. Déjà, je dépose mon plat sur la table, savoure au passage une plaisanterie d’Ethel, puis mon oreille se dresse et frémit de rire en lorsque le calembour de retour se glisse dans ses spirales. Il a jailli des lèvres du deuxième inconnu que je connais, et lorsque je repars, je lui jette un coup d’œil furtif.
    Et je frissonne imperceptiblement. De raison raisonnable, je ne vois guère que la tension qui, de son corps, s’épand en rampant tout autour. Quand bien même, un tel malaise m’est inhabituel. Certes, ses membres frêles semblent trembler sous ses haillons amers, comme sous l’effet d’une nuée d’émotions grouillantes prêtes à percer les pores de sa pâle peau – sa peau blafarde. Certes, les harmoniques entraînantes de sa voix ne peuvent masquer à mon ouïe exercée des vibrations dissonantes. Certes, ses doigts dansent et se croisent sans cesse de façon saccadée, ses jambes maigres se plient et se déplient, sa silhouette entière, efflanquée, tordue même, tressaute à chacun de ses mots. Mais cela ne devrait pas suffire à m’oppresser. Est-ce alors que le désir que je lis dans ce corps tout crispé, penché, avide, vers Ethel ? Pourquoi donc vois-je des crocs où sont des dents, des griffes ou sont ses ongles, du sang où sont ses cheveux roux ?
    Ces pensées circulent au sein de mon esprit et soudain je suis prête. Il me faut attendre encore, sortir de cette salle où se joue en ce moment le sort du royaume, et puis je laisse l’hilarité m’étreindre de ses secousses. Nerveuses semences qui, poussant, chatouillent mes parois, cela est vrai. Cependant, je les savoure. Elles sont le meilleur moyen d’auto-défense, à n’en pas douter, et il n’est pas temps de perdre ses moyens à s’inquiéter d’un nouvel allié quand il faut plutôt les rassembler au cas où mon mauvais pressentiment serait fondé. Il désire Ethel ? La belle affaire ! Sa déception risque de se révéler sévère s’il découvrait où se situent de l’orageuse dame les affinités sensuelles ! Il voudrait l’embrasser. Elle se contentera, elle, de l’embraser.
    En effet, que le Fabuleux soit inquiétant pour ses propres alliés et il sera terrifiant pour ses ennemis – ceux d’Ethel. Dans ces braises repose un brasier en devenir, un incendie rugissant qui montera, vorace, le long des murailles décrépites de la Lumière de cendres, dont le nom ne paraîtra alors qu’usurpé, sa lueur effacée par les flammes aux teintes infernales. Pourvu toutefois qu’il soit possible de le circonscrire, Arandir se répandra sur les rangs adverses comme s’ils n’étaient que des fétus de paille.
    Mais qui, de la cendre ou des braises, brandira le féroce flambeau ? Qui marchera dans l’ombre d’Halvor pour accomplir les atrocités inhérentes à toute guerre que le grand du royaume refusera de perpétrer, icône de la gloire et champion du peuple ? Car de Signe et d’Arandir, un seul aura le rôle et l’autre sera écarté, relégué dans les tréfonds de l’oubliette où reposeront tous les vivants. Cette exclusivité des massacres perpétrés, seul un maître de la Perception pourrait l’affirmer – comment le sais-je alors ?
    Je l’ai lu. Non point dans les volutes vicieux de la magie blanche, simplement dans les écrits du Tisseur, dont les innombrables toiles aux innombrables araignées veillent partout. Presque : elles ne m’ont encore captée et ne me capteront pas. Pour le reste : leurs rets sont redoutables, fatals aux espions qui n’ont eu de cesse d’affluer de la capitale – et n’ont pas eu le temps de pousser un ultime râle avant que les fils pâles ne les étouffent ou les étranglent. Je suis la meilleure, évidemment. Toutefois, je dois reconnaître l’efficacité si peu prise en défaut de ce fidèle à Ethel – un autre de ses généraux, au profil encore différent, aux armes immatérielles. Ses traits ne transpercent pas les hommes mais leurs stratégies. Ses rets n’empêtrent pas les jambes mais l’espoir. Il est inestimable.
    Il est insignifiant. Ce n’est qu’une araignée qui rampe dans l’ombre, au corps translucide si confortable. Quelle que soit la cause pour laquelle il s’engage, pour laquelle on l’engage, il fera défection au moins faux pas potentiellement létal, dût-il abandonner dans sa fuite éperdue la dernière de ses pattes – qui repousseront aisément en autres lieu et temps. Il est indigne de confiance, mais son insuffisance est d’une certaine façon la plus sûre garantie. Puisqu’il est impossible de se reposer sur lui, il est ainsi nécessaire de  chercher du soutien autre part, et le bris de ce maillon n’entraînerait par à lui seul l’ouverture du cercueil où ne subsistent plus que des songes.
    Il est néanmoins trop tôt pour céder au pessimisme. L’enjeu est trop immense, la danse trop imminente, la pente trop intense pour d’office douter. Si la méfiance est de mise, la défiance est démise. La quête d’Ethel n’est pas qu’un vulgaire idéal. La liberté n’est pas qu’un rêve à l’amère sève. C’est une réalité à venir, un succès sans contestation qui, telle la tornade au cœur des champs de céréales, balayera les épouvantails sur son passage – et les malheureux épis de blé qui s’y trouveront aussi. Pourquoi hésiter ? Ce souffle soulèvera le voile sale de l’illusion qui recouvre le monde, il mérite bien quelques sacrifices – volontaires ou non.
    Toujours est-il que déjà la brise se fait bise, le roseau se plie sous le vent qui se lève tandis que le chêne appréhende la bourrasque qui le mettra bas. Les grandes figures du nouvel ordre, autrefois assoupies, sont enfin prêtes à s’éveiller pour de bon. Le Sombre, le Pâle et l’Etoile, tels sont leurs noms – tels seront-ils appelés par le peuple. Trois pions sur l’échiquier d’Ethel, un échiquier truqué où elle s’apprête à livrer une partie dont l’enjeu est le sort du royaume. De l’autre côté du plateau, Jari B’Rauts et ses moyens immenses. Et ses coups en retard.
    Le cor s’apprête à lâcher sa première note, par qui chutent les corps, et les corbeaux gourmands aiguisent leur bec goudronneux. Je sais bien que la tempête est imminente et, cette fois-ci, ce n’est point le Tisseur qui me l’a annoncé, même indirectement. Cette information, je la tiens d’Ethel – de ses mots-mêmes. Je la lui ai extorquée.
    Le terme est fort. Il reflète la réalité. Cela dit, pensait-elle réellement que le tiroir fermé d’un bureau situé dans une chambre fermée, elle-même à l’intérieur d’une aile fermée du Roncier, suffirait à m’écarter ? Cette erreur me peine et me plaît. Me peine, parce que la dame que j’adule n’est pas supposée se tromper. Me plaît, parce que la lame de mon âme est impérative en ces lieux, pour pallier les carences qui mèneraient la lance à transpercer la vigilance d’Ethel. Je suis sa meilleure assurance, car nulle faille ne m’échappe et la correspondance que j’ai trouvée dans le tiroir fermé dans cette chambre fermée de cette aile fermée m’a fait prendre conscience de l’ampleur des événements, ainsi que de l’imminence de leur survenance. Tout cela grâce à des feuillets épars, des lettres échangées au nombre croissant au fil des semaines – que personne d’autre ne doit pouvoir lire. Je m’en assurerai, parce que je suis l’ange gardien d’Ethel.

    Je suis Aë, et je suis infaillible.

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