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    Les voilà arrivés, avivés des forces de la dame. Âmes de la révolte à venir, armes aux bras des hères, larmes d’espoir peut-être vaines. Tels sont les bagages qu’apportent aujourd’hui les trois généraux d’Ethel N’Maiz dans la capitale. L’Etoile pour les guider, le Pâle pour les éclairer, le Sombre pour les suivre, ombre de leurs ombres, arrière-garde et bourreau.
    Je les accueille sans écueil, sans surprise non plus. Je sais qu’il en manque un, mais je sais que déjà, il a été remplacé. Je suis à la source et à l’estuaire, en amont et en aval, et lorsqu’apparaît sous mes yeux le barde au lieu du Garde, j’en devine la cause. Vaincue inutile, défaite sans combattre, quelle importance revêt son absence ? Elle n’était pas à la hauteur de son statut, pas menaçante comme elle aurait dû l’être – contrairement au barde bizarre.
    Baste ! Oublions lestement cet accroc et menons-les vivement, le temps précieux s’écoule en grains sitôt coulés, sitôt dissipés. Suivez, suivez-moi, je vous révèlerai les merveilles de la cité, moi, ses oreilles, l’abeille qui butine les rumeurs et les peurs, en veille permanente. Oui, venez ! Je vous montrerai le vermeil du sang qui coule tous les jours, vole de corps en corps pour leur ôter la vie.
    Mais qu’ils sont lents ! Je ne peux me permettre de gâcher mes heures, elles si précieuses – à la Dame. Sans mes yeux, que deviendrait-elle ? Elle se contenterait du Tisseur, peut-être, ce géant de taille et si peu de courage, ce devin habile et défaillant – autrement dit, elle échouerait. Personne ne voit tout, lui ou moi y compris. Mais lui est ignorant, tandis que moi, je sais.
    Je sais que si mon retour n’est pas imminent, je ne saurai plus, et je m’agace impassiblement de leur pataude avance dans les ruelles sales. Je note dédaigneusement les dégoût et dépit qui dansent sur les traits de l’Etoile, ce noble révulsant car renversé – et la trahison est détestable ici comme ailleurs, indigne de toute considération et de toute commisération. Allons, ne luttes-tu pas au nom du peuple ? Alors viens, vois, vis ici, sans quoi tes mots sonneront creux pour l’éternité. En serais-tu capable ?
    Fables que tes acquiescements assurés ! Tu ignores la vie des misérables, tu arbores cet air rêveur et exécrable – car le songe est réservé à ceux que l’existence ne presse pas chaque seconde –, et par ta faute, je risque de rater la relève.
    Je me retourne, contemple ces trois hommes supposés changer la face du monde, ou juste du royaume. Qu’ils sont piteux dans les ordures, pitoyables pantins aux ordres de la dame ! Sont-ils payés pour leur allégeance ? Seront-ils remerciés pour leurs services en espèces sonnantes, ou devront-ils se contenter d’un sourire gratuit et de mots immortels ? A moins qu’ils ne succombent, anonymes au sein des anonymes, invoqués par les vifs, répondant sans répondre, surnoms plus éternels que leur chair pourrissante.
    Je souris à la vision, ils y lisent de l’encouragement. Si je poursuivais par le rire, comprendrait-ils que je me moque de leurs pas pesants, de leur pathétique présence dans ces quartiers où ricane la mort tous les jours ? J’abhorre l’hypocrisie en la maniant à merveille – ma profession l’exige et les remords, je les bannis. J’ai en horreur la vanité venteuse, l’orgueil injustifié des parvenus ne devant leur fortune qu’à une naissance heureuse. Je pleure de rage en entendant les nobles cracher leur fiel sur un lieu qu’ils esquivent, par ennui mais par crainte, par incapacité d’y survivre.
    Je pleure souvent de rage.
    Aujourd’hui encore, à chaque chuchotis provenant de mon dos.
    Me voilà énervée bien que froide, impatiente d’en finir, impatiente de rire. Je presse le pas sans prendre en compte leurs protestations. Nous arrivons, de toute façon, et bientôt je me débarrasserai de l’un d’entre eux, enfin. Au détour d’une rue, l’enseigne se révèle, deux choppes croisées débordant d’hydromel. Je sais que le peintre a succombé trois ans plus tôt, victime d’un rival. Son talent était indéniable.
    Moins que ma patience, cependant. C’est d’une voix calme que j’abandonne le Sombre à la Double choppe, satisfaite sans doute de ne plus ressentir sa présence oppressante dans mon dos. Des trois, seul lui ne quittait jamais ma natte des yeux, seul lui admirait ma démarche, comme hypnotisé. Je comprends sa fascination quant à ma jeune agilité, mais je sais aussi qu’elle ne s’arrête pas à de l’observation et mettre de la distance entre son âme et la mienne me soulage, même si je ne le montrerais pas même sur mon lit de mort. Je connais le personnage et lui connais les vices, la fureur, la folie.
    La perfection, du moins pour le rôle qui lui est imparti. Je repars en traînant mes deux derniers boulets, plus pénibles que plomb, bien plus lourds à tirer. Admirable sacrifice que le mien, passé inaperçu auprès de ceux que je sers, et qui le restera – même si je n’irais pas jusqu’à l’immolation. Allez, reprenons notre marche, changeons de quartier : l’est est occupé où le lest est lâché.
    Voici donc le Palace, dépourvu – désolée ! – de glaces à reflet, mais point – heureusement ! – de crasse à partager, de croix à effacer. Je passe dans ce monde aux allures grandioses, qui sans doute siéra au noble d’entre nous. Sa majesté l’Etoile sera-t-elle dépaysée ici ? Peut-être un peu, je le crains – je m’en amuse. Ma foi, l’ironie est plaisante et son air dépité, quand je lui annonce que nous approchons de son port d’attache, me délecte et me débecte à la même seconde. Délectation de son désarroi, dégoût intense du mépris qu’il masque – le tente sous son casque d’astres. Je cesse de l’observer, l’insulte au coin des lèvres, si proche le crachat, pour reprendre ma route. Je pousse un seul soupir qui se prolonge jusqu’au Destrier, le lieu d’arrivée, le lieu d’atterrissage. Eh, Etoile, descend sur terre où ta place est !
    Avant de t’envoler de nouveau, de t’ancrer dans la nuit, astre des hères ; lorsque le temps viendra, tu les mèneras – et tombera pour eux, crois-moi. Je le sais.
    Mais je me tais. Laissons-le donc songer, s’enfuir de ce monde pour un moment, occulter l’environ, se mêler aux nuages en sage. Il ouvrira ses secondes paupières bien assez tôt, déjà trop tard. Triste jouet.
    Jouons désormais ensemble, Pâle figure, puisque nous sommes seuls. Ne baisse pas la tête ainsi – si tu le fais, c’est de peur de croiser mon regard, n’est-ce pas ? Es-tu timide ou seulement pleutre, ô confrère des recoins obscurs ? Ah, je me fourvoie, tu préfères le clair, le lumineux, le blanc à mes piques d’humour noir. Tu ne me répondras donc pas.
    Pas de questions non plus. Tu les crois superflues. Tu as tort. Je sais tout de toi, je ne t’ai pas lâché ces derniers temps. Bien sûr, je m’occupais d’autres affaires, plus urgentes, plus déterminantes que ta surveillance. Et alors ? Crois-tu que cela m’entravait ? Vite, plonge dans tes visions si tel est ton sentiment ! Peut-être, alors, comprendras-tu que j’en sais plus que tu n’en sauras jamais en dépit de tes dons, réels et dérisoires.
    Par rapport aux miens, en tout cas. Ton ubiquité ? Je l’ai. Ta connaissance ? Je la surpasse. Ta Perception ? Je la dépasse, la brouille, la trompe et toi avec. Aujourd’hui, je te laisse me suivre. Demain, je serai face à toi, invisible à tes yeux pâles, mes sages inaudibles, mais bible de tes râles.
    A l’image de celui que tu viens de laisser échapper à ton entrée dans ce nouveau quartier, le plus dangereux, le plus grouillant, le plus effervescent, le plus prometteur enfin. Seras-tu à la hauteur de ses attentes, Pâle ? Je sais bien que non, mais rassure-toi : je resterai là tant que tu y seras aussi et, si tu t’en retires, alors je te retirerai à mon tour.
    Une menace ? Même pas un avertissement. Simplement une précaution indispensable. J’exècre les traîtres. Certes, je suis une espionne ; certes, je mens comme je respire ; certes, je poignarderais un dos ; mais je demeurerai fidèle à mon commanditaire, et toi aussi, collègue, au risque de tout perdre – ta vie avec ta paie.
    Nous sommes donc à l’ouest et poursuivons à l’ouest. Ce dédale enténébré devrait t’être familier, Pâle, car il simule une toile d’araignée dans laquelle s’engluent les inconnus et s’empêtrent les sains d’esprit. Il faut être simplet pour y vivre et fou pour y survivre. Et pour le faire revivre ? A toi d’y réfléchir. Ce n’est pas là ma tâche même si, souffleuse d’un théâtre dont tu es la marionnette, je t’insinuerai de précieux secrets pendant que tu t’initieras aux espérances insensées des locaux.
    Mais voici notre destination, cette auberge qui n’en a pas l’air, dont le parvis n’est que ténèbres et l’enseigne détruite affichait autrefois une hulotte. Tu relèves enfin la tête, t’approches de moi, géant plié au crâne rasé. Tu es déjà venu ici. Tu connais ce bouge. Tu te demandes pourquoi l’avoir choisi. Imbécile ! Ne comprends-tu donc pas que tu seras plus en sécurité ici qu’autre part ? Ne saisis-tu donc pas que les hommes qui y vont boire te sont déjà acquis ?

    Je te les ai liés, apportés pieds et poings. Ces quelques années que j’ai passées dans la capitale, je les ai mises à profit pour m’y infiltrer, l’explorer, l’apprendre. J’en connais le moindre recoin, le moindre renfoncement, le moindre hère influent – sans qu’eux le sachent, évidemment. J’ai testé les tavernes, testé leurs tenanciers et lu leurs testaments. J’ai bu au nord et au sud, à l’est et à l’ouest, en compagnie de compagnons candides le soir, contrits le lendemain. En fantôme humain, j’ai arpenté la ville de part en part, le château de couloir en couloir. J’ai emprunté mille identités, en ai créé autant pour n’en arborer qu’une, aujourd’hui – celle d’un humble garde, aux ordres mornes et maigres, à la hiérarchie molle. Chacun m’a déjà vue, personne ne me connait. Oui, j’étais un fantôme en forme de caméléon.
    Je ne suis plus qu’un ver dans la pomme pourrie. Ces derniers jours, j’ai rampé dans ses caniveaux, glissé dans ses soupiraux, aspiré ses secrets, inspiré ses insectes. Patiemment, je l’ai rongée de l’intérieur. Agent de liaison et trafiquante d’armes, espionne assidue et propagandiste enthousiaste, j’ai couvert les murs de figures révoltées, les détritus de tracts, les places de harangues – pour aussitôt me fondre dans mon auditoire. Je n’ai laissé derrière moi qu’airs intrigués, doutes grandissants, colère contenue. Insaisissable, je suis passée entre les mailles des pauvres enquêteurs envoyés par le roi, enchevêtrés dans les allées de leur trépas, victimes de la rage latente qui montait lentement.
    Ce n’était qu’une étape. Puis les armes sont arrivées. J’étais là pour les réceptionner et là pour les distribuer, en amont et en aval comme partout. Après avoir couvert d’une huile épaisse les esprits des quartiers, je les ai enflammés. Je leur ai donné le combustible pour entretenir leur rancœur, et les flammes dévorantes se sont mises à crier vengeance. Les enquêteurs avaient péri ; ce fut le tour des gardes eux-mêmes – moi exceptée, l’incantatrice au double jeu, miraculée pour les uns, faiseuse de miracles pour les autres. Aux quartiers pauvres méprisés, j’ai donné les moyens des revendications, ceux du massacre déjà amorcé. De zones de curiosités crasseuses, elles sont devenues zones de non-droit, source de décès sûr pour quiconque du nord et des richesses.
    Le quartier nobiliaire ? La belle affaire ! L’est si fréquenté a été déserté, ses rues laissées à leurs habitants, ses mercenaires loués par mes soins, au service de la dame. Hommes rudes et rugueux, fer de lance de l’armée à venir, et premiers sacrifiés sur l’autel de la dame. Le Palace des pauvres ? Un grondement sourd sous de faux airs de torpeur, de piètres magiciens jaloux de la situation des talentueux du nord, des alchimistes en échec à la recherche de reconnaissance, des commerçants indigents et envieux des gros marchands, tous prêts à prendre les armes contre la fatalité de leur destinée, tous prêts à renverser l’injuste et rétablir l’équilibre. Le quartier ouest ? Un lieu sans nom, déjà redouté, bientôt terrifiant, pavé de durs-à-cuire et d’ombres trop palpables, le quartier des grands fauves, des rapaces nocturnes, de la rage animale.
    Quant à moi, je reste l’insignifiant ver au milieu de ces bêtes, insignifiant et déterminant. J’ai creusé le premier trou, je l’ai prolongé d’innombrables galeries dans lesquelles, bientôt, s’engouffrera la clameur révolutionnaire.

    Adieu, le Pâle, tu ne me reverras plus. Puisses-tu faire fructifier mon travail d’avant-garde et faire triompher la grande dame. Elle t’a donné sa confiance, je te réserve ma défiance. Prouve-moi que tu es digne de chacune d’entre elles.
    Je repars aussitôt, pressée de réintégrer mon poste. Que penseront mes camarades gardes de mon absence prolongée ? Pas grand-chose, sans doute – ils seront déjà soulagés de me voir revenir autrement que dans un cercueil sali de sang. En réalité, ce n’est pas vis-à-vis d’eux que je m’inquiète le plus. Ma mission, essentielle, passe bien avant.
    En quelques instants, je me retrouve à la porte de la Lumière de cendres, prête à remettre mon rapport – fictif, créé de toutes pièces, crédible néanmoins. Des sourires épuisés accueillent mon retour, quelques gestes lassés, et des clins d’œil prometteurs pour me délasser. Nous sommes peu de femmes dans la garde, et moins encore d’aimables. J’en fais partie, pour mon bonheur – à leur grand dam parce qu’hélas, je ne me donne pas. Mon sexe m’ouvre des portes, mais n’ouvre pas la sienne.
    Je salue les déçus et prends ma place, devant le pont-levis, assise à même le sol, reposant mes jambes si vivaces mises à contribution toute la journée – et ce n’est pas fini. Cela ne l’est jamais. L’espionnage ne tolère pas plus le repos que la médiocrité. Impassiblement, j’attends et me remémore l’inévitable récompense.
    De ma patience. Combien de temps ai-je pu dépenser à veiller les restes de l’herboriste, cette boutique vide qu’il laissait derrière lui au moment de mourir ? Pas assez et beaucoup trop, juste ce qu’il fallait. Suffisamment pour réunir quelques pièces de l’inextricable puzzle que deviendra la ville d’ici quelques jours. Dans la pénombre d’un porche ou dans le coin d’un angle, j’ai observé la porte. J’ai regardé les pauvres s’installer dans l’échoppe abandonnée. J’y ai moi-même pénétré pour m’imprégner du lieu, pour comprendre son importance. Cela fait, j’y suis venue et revenue, jour après jour, jusqu’à ce jour faste où, successivement, ont défilé deux des plus célèbres noms de la capitale – deux ennemis, potentiels ou avérés, dangereux ou inoffensifs, futurs alliés ou rivaux mortels. Il ne tient qu’à moi de les manipuler.
    C’est Lametrouble qui, le premier, a fait son apparition. Il était sombre, il était pâle, il était beau dans sa détresse. Rareté que de voir l’assassin à la pièce présenter ce visage, également porter une femme à mourir – je l’ai pu constater en frôlant la bicoque, en plaquant ma joue fraîche contre le bois rugueux. A sa sortie, rejetée dans une ombre, je l’ai capté des yeux, puis j’ai fait mieux : je l’ai filé. Tâche ardue au départ, aisée à l’arrivée, car lui-même hésitait sans cesse, rebroussait sentier, repartait au hasard – suivant en cela sa fameuse et futile philosophie. Jamais il ne se retourna pour vérifier ses pas, à l’évidence exténué et pressé de s’arrêter en un lieu assuré, qui ne l’est plus désormais – car je le connais. Je sais où il se terre, je sais où elle se terre – si la mort relâche ses serres avant de la lacérer. Las, l’entrée condamnée par ses soins, conséquences de ses réflexes plus que de sa réflexion, je n’ai pu pénétrer plus avant et j’ai dû repartir, satisfaite cependant. On le serait à moins.
    On le serait à plus. Je retournai sur place, espérant sans y croire que ma bonne fortune persisterait – et ce fut le cas. Quelques minutes seulement après que j’ai eu repris mon poste, aux aguets comme avant, ce fut le bras du roi qui s’offrit à mes yeux, la main gauche de la nuit. L’Arme de chair, bourreau plus qu’assassin, tapissait le seuil de sa suie délétère, si petite debout, dont l’ombre pourtant recouvre toute la ville. Le Vif-Argent de la légende, comme trop peu le savent et trop peu l’ignorent. Ce surnom m’inspire le doute, tant je crains de m’en servir, tant je crains de ne le pas faire. Les chants évoquent un monstre serpentiforme, un basilic instable au sang acide. Les mêmes chants en font un héros, une héroïne pour qui ne se laisse duper par les apparences – j’en suis. Quelle facette, du positif ou du négatif, l’emporterait parmi le peuple ? Malgré mes sondages incessants, je n’ai pas de réponse.
Je ne sais pas.
    Pour le moment. En attendant, j’apprends. L’assassin du roi, si impénétrable en temps normal, montre ces derniers temps pour qui sait observer d’évidents signes de nervosité – ou si ce n’en est pas, de lassitude, d’hésitation. Elle suintait le dépit, cet après-midi, et l’amertume aussi. La coïncidence était trop belle pour n’y lire un rapport avec la venue de la lame joueuse, avec l’âme joyeuse – qui sait ? – mais marrie qui reposait sur ses épaules.
    Que de renseignements obtenus en une seule journée, en un seul lieu, en tant de jours et en cent lieues ! Nul doute que les projets de la dame s’en verront fortifiés, déployés toujours plus largement, jusqu’à souffler enfin l’arrogante Lumière, que les cendres, hélas, n’ont jamais étouffée ! C’est le rôle qui m’incombe, une danse des ombres. Espions, agents et assassins réunis sur la même scène d’un même théâtre, pour un même enjeu – et si l’issue n’en est pas encore écrite, le dénouement encore indécis, je mise une pièce sur ma réussite. Il n’est pas question de chance.

    Il est question d’attente, à cette porte, en face du quartier sud, environnée de gardes, ennemis inconscients mais en vie, bientôt définitifs. Les yeux mi-clos, je dors, grappille ici quelques secondes et là une minute, pauses inestimables et mésestimées, sans jamais relâcher ma vigilance.
    Voilà ma cible. De l’autre côté du pont, elle apparaît, errante goudronnée, âme esseulée que je ne plains pas. Recroquevillée dans son manteau noir, elle avance lentement, lève son regard d’une étonnante couleur de ciel, si peu appropriée, nous ignore, nous dépasse. Je me retourne pour la contempler traverser la cour. Rien de suspect : tous mes camarades pour de faux le font, chaque fois fascinés par l’aura de sombre majesté de cette créature. Elle ne laisse pas la moindre trace dans la boue sèche ni ne charrie le moindre bruit. L’air même est plus sonore. Et je le suis évidemment.
    C’est pourquoi je la laisse s’enfoncer dans l’ombre des larges portes d’entrée avant de prétexter une envie pressante auprès de mes collègues. Eux compatissent, acquiescent d’un signe de tête et me voici partie, sentant leurs regards gourmands se poser sur moi cette fois - leur lubricité a triomphé de leur curiosité. Je me précipite dans la caserne austère et j’y trouve, ainsi que je m’y attendais, quelques gardes démobilisés donc désœuvrés. Je m’approche de l’un d’eux, lui susurre à l’oreille de prendre ma place en échange de mes faveurs cette nuit ; il me reluque – précaution inutile – puis accepte – précision inutile. Il s’équipe et sort sur un ultime regard, étonné mais naïvement heureux. L’imbécile ne peut pas savoir que, demain, la membre de la garde dénommée Aglaë sera retournée à l’état de poussière, de vent immatériel. Au temps pour ses rêves charnels.
    Je m’empresse à mon tour de me désencombrer pour sortir de ce lieu, légère et soulagée, prête à pister ma proie, à m’enquérir de la raison de sa présence dans le château. Ni K’Thraus, ni B’Rauts ne s’y trouvent pour le moment, autrement dit personne ne l’y appelle expressément. Quelle est donc sa mission ? Quelles sont ses motivations ?
    Les couloirs grouillent de gardes. Ceux qui connaissent Aglaë la saluent, je le leur rends. L’air de rien, je me renseigne sur le passage de l’Arme de chair. On me répond bien volontiers. Il est naturel ici de s’intéresser à elle, et il est naturel d’être en permission comme je le suis selon eux. Je me garde bien de les détromper et suis plutôt leurs propos. Je me hâte vers les escaliers, que je gravis souplement, silencieusement.
    Me voilà au troisième étage, où j’avance à pas circonspects – presque suspects. Ici, peu de gardes en poste, surtout des serviteurs par myriades. Soumis depuis des décennies, ils me laissent passent sans seulement me dévisager, conscients que leur rôle dans la fresque de la vie se résume à un incessant labeur de nettoyage et d’ordres accomplis. Je les méprise, ces résignés à la solde des puissants. Jamais ils ne se lamentent alors qu’eux, au moins peuvent mesurer le gouffre d’injustice qui les sépare des hautes sphères. Ils acceptent leur sort. Ce n’est pas pour eux que je sème la discorde.
    Leur passivité m’arrange cependant. Je circule nonchalamment parmi ces rampants le long de quelques corridors, jusqu’à voir au bout de l’un d’eux une porte se refermer. Je m’approche de ce que je sais être la chambre actuelle du nécromancien, de l’aveugle impotent.
    J’exagère. Si ses yeux ne sont plus que globes inutiles, ses pouvoirs restent immenses, incommensurables. Condamnés à court terme. La folie le ronge de l’intérieur, la magie bleue enveloppe son âme dans ses volutes grinçantes et, bientôt, celle-ci ne tiendra plus à son corps ancestral. Il est en train de perdre son combat après sa raison. Que vient donc faire l’Arme de chair en ce lieu empestant la décrépitude et la mort ?
    Je n’ose avancer plus, atteindre cette porte pour y coller ma joue. C’est à une arme que je m’attaque, a-t-on jamais vu cela sur un champ de bataille ? Un seul de mes souffles et c’est son sifflement qui, à la sortie de son fourreau de suie, retentira à mes oreilles la seconde suivante – instant bien suffisant pour m’occire.
    De là où je me trouve, je ne perçois un son, un seul. Malgré mon ouïe précise et ma concentration, la pièce conservera ses mystères, et la conversation entre un grand du royaume et l’une de ses légendes s’arrêtera à la porte. Je ne peux que deviner son objet et, en espionne avisée, cela ne m’est pas si difficile.
    Je sais que le puissant nécromancien s’est retranché ici depuis bien des semaines, seul en compagnie des esprits de l’autre monde – celui de la mort ou de l’Invocation, peu importe. Sa quête ? Reconstituer l’histoire de notre monde, qui pour lui passe par la magie dorée, si merveilleuse qu’elle a consumé ses yeux. Sa cause ? La connaissance, mêlée d’arrogance, le sens de toute une vie, l’essence de ses énergies – selon lui. Son doute ? Perdre plus que la vue, son âme et son esprit, aspirés en cadence par un concert de crânes grimaçants, celui qui le tourmente  jour et nuit ces temps-ci.
    Que vient donc faire l’Arme dans cette déraison ? Je soupçonne sa soudaine soif de savoir d’être inspirée par de bien moins nobles motifs. Puisqu’elle est à la solde de B’Rauts, ce doit être sur ses ordres qu’elle est allée s’enquérir des recherches du nécromancien. Il semblerait par conséquent que le roi fonde certains espoirs sur ses résultats pressentis, comme s’il estimait que l’Invocation – car tel est le mot-clef – n’était peut-être point inaccessible. J’ignore ce qui l’a amené à de telles pensées, mais ce tissu d’inepties ne le mènera à rien de concret, je le crains et l’espère. Du moins…
    Mais voilà la porte qui grince et l’assassin encapuchonné qui en sort en coup de vent. J’ai à peine le temps de me masquer d’une statue obèse et je retiens mon souffle, consciente d’avoir commis une approximation dans mon placement. Instinctivement, je la sens hésiter et me renfonce un peu plus, imperceptiblement, jusqu’à m’incruster dans le mur – toujours ignorée des serviteurs stupides, je les en remercie !
    Enfin, je l’entends repartir par l’autre côté, signe de plus s’il en fallait que mon étoile – ou l’Etoile ? Je le penserais presque tant la coïncidence est troublante – m’est ce jour des plus favorables. Ma confiance est à son sommet, je sais que je suis intouchable autant qu’infaillible. Ainsi poussée, je piste de nouveau les traces de ma cible, me lance à sa poursuite couloir après couleur, escalier après escalier, et je constate en toute discrétion que nous ne cessons de descendre. Elle emprunte ces escaliers de pierre étroits où N’Drof le perspicace trouva la mort, un soir de bouleversements – déjà. Je suis heureusement plus souple et j’effleure les marches de la pointe de mes pieds à la suite de l’Arme. Sa destination se précise de seconde en seconde : c’est vers la profonde prison de la Lumière de cendres qu’elle dirige ses pas accompagnés des miens.
    Bientôt, je ne l’entends plus devant moi. C’est qu’elle caresse à présent le tapis de terre battue qui se déroule le long des cellules. Je redouble de précautions, ne quitte plus l’ombre des coins, avance précautionneusement les yeux vissés sur l’horizon aveugle, décelant de temps à autre des empruntes presque invisibles dans la terre rouge – peut-être d’un rien de sang. Cette course haletante se fait éreintante, car l’Arme a décidé de s’engouffrer non plus seulement dans la gueule des geôles, mais dans leur interminable œsophage, et je crains fort qu’elle ne s’arrête qu’après être parvenu au bout de ses intestins glauques.
    D’ailleurs, je ralentis, je sais que nous y sommes presque. Dans ce conduit étroit, il m’est inutile de m’approcher plus, le moindre son étant répercuté de paroi en paroi. C’est ce que je suppose et, comme souvent, les événements me donnent raison. Le premier éclat de voix me parvient aussi clair que le son du cristal, un écho faible et rocailleux jailli d’un hôte de marque, autrefois statuant, aujourd’hui statue débile. Il est surpris de la visite – mais ce n’est plus mon cas, car je possède des éléments que lui n’a pas.
    Il n’a rien, simplement une sombre solitude et le nécessaire pour le laisser en vie – son châtiment féroce. Personne à qui parler, pas de quoi se tuer. Il fait le mort, il la feint, il l’appelle enfin, en vain évidemment.
    Moi, je fais le lien. Du maître de la Nécromancie, elle est allée au maître de l’Illusion, les deux plus fantastiques magies présentes en notre monde, toutes deux suspectées de mener, ensemble ou non, à l’Invocation primordiale – rien de moins. La mission se précise, mon intuition se trouve confortée et j’hésite un instant à demeurer, satisfaite déjà de ces renseignements. Finalement, je préfère m’en assurer, la chance à mes côtés. J’attends donc, attentive, les premiers mots de l’Arme à la question étonnée du Roi relégué dans l’oubli – point de tous, cependant.
    Cette précaution ne s’avère pas superflue. L’assassin me surprend en ne se concentrant du tout sur l’Invocation, et sa question m’agace. L’Arme s’enquiert en fait, d’une voix si douce – malgré la grêle qu’elle charrie – que j’en viens à douter de sa propriétaire, des derniers semaines, jours et heures de l’herboriste, de ce Nathan autour de la boutique duquel les assassins pullulent comme des mouches sur un cadavre – et cadavre il y a, en effet, depuis longtemps déjà. Oui, sa question me frustre.
    Elle m’alerte. Elle semble si déplacée, si malvenue dans les pérégrinations de l’assassin que je flaire un traquenard. Si elle masque ainsi ses réelles interrogations sous des pusillanimités, c’est qu’elle se sent épiée. Je ne dois m’attarder. Furtivement, sans un geste de trop, je me retire du goulot, rebrousse chemin de terre battue et remonte là-haut, à la surface, loin de ces parois resserrés où l’air me paraît de plus en plus létal. Je prends le temps précieux de faire volte-face pour scruter le tunnel, personne n’en émerge. Je soupire et respire avant de m’éclipser.
    Oui, c’est une éclipse qu’elle a hissé en bas afin de brouiller la lumière et les informations. Malgré ce tour de passe-passe, l’Arme a failli et m’a tout dit, ses propos implicites m’étant explicités par ses actions précédentes. La question de l’Invocation semble plus que jamais d’actualité du côté des ennemis de la dame. Il serait temps de m’y intéresser à mon tour, pour le service de celle-ci.
    Après tout, je suis des mieux armées. Je suis en amont et en aval, d’un côté et de l’autre, et je sais ce que savent les deux faces de la pièce. Je sais ainsi les sources ouvertes au roi, je sais aussi les sources qui lui sont fermées. Lui ignore encore que, depuis cette nuit, la capitale accueille en son auberge du sud, le Magicien intrépide, la clef de la magie dorée : l’invocateur lui-même. Sa présence m’est connue alors que je ne l’ai jamais vu, parce que je suis le ver qui creuse dans la pomme.

    Je suis Aë, et je suis omnisciente.

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