Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

    Quand Fadamar réintégra la cache en début d’après-midi, difficulté accrue par la nourriture volée qu’il rapportait, Cytise se préparait une infusion. Il ne lui adressa d’abord pas la parole, tout occupé à déposer les victuailles – principalement des fruits frais, pêches et abricots, ainsi que les deux œufs encore intacts. Cela fait, il tourna son regard vers l’alchimiste, anxieux au-delà du raisonnable.
    Elle avait à son tour enfilé la chaîne et l’ancienne pièce reposait désormais sur sa poitrine, bien en évidence. Un immense soulagement se propagea dans tout le corps de l’assassin, apaisa ses membres et son âme. Ses yeux, d’un brun automnal à présent, remontèrent et se rivèrent à ceux plus foncés de Cytise. Ses pommettes de celle-ci se rehaussèrent lorsqu’elle lui adressa un sourire tranquille de femme, si peu enfantin, celui qu’il n’avait jamais pu obtenir d’Ellébore. Aucun mot ne pouvait définir le lien tacite qui venait de s’établir entre eux, c’est pourquoi Fadamar se contenta de s’enquérir de sa santé.
    Cytise avait encore de la fièvre, mais se sentait déjà nettement mieux et poursuivait son traitement. Ils partagèrent la nourriture, se sustentant lentement afin d’éviter d’éventuels maux d’estomac. Le déjeuner se déroula dans un silence appréciateur, toute leur attention tournée vers les victuailles qui apaiseraient la sensation de faim.
    Après le repas, Fadamar hésita à évoquer l’incident de la matinée mais, après avoir posé une énième fois ses yeux sur la pièce autrefois sienne, il sut qu’il était inutile de le cacher. Il révéla donc à Cytise que le dangereux – c’était un euphémisme – duo qu’ils avaient pourchassé pendant de longs jours et qui avait finalement causé la perte de Therk se trouvait désormais dans la capitale. A cette nouvelle, les traits de Cytise s’assombrirent, de tristesse plus que de rage. Le mercenaire avait fait en sorte de mourir doucement dans le cœur de la jeune alchimiste avant que de périr brutalement sur le champ de bataille, ce qui avait effacé en elle toute idée éventuelle de vengeance. Elle hocha la tête en signe de compréhension : il ne lui faudrait pas sortir seule, pas tant que l’invocateur rôderait dans les parages.
    Cela ne lui posait guère de problème. Comme elle l’expliqua à l’assassin, elle comptait demeurer dans le laboratoire afin d’étudier plus avant la question de l’Invocation, de ses liens avec l’alchimie. En effet, si le manipulateur de la magie jaune logeait désormais dans la capitale, peut-être même dans le Palace des pauvres, c’était parce qu’il y avait anguille sous roche, qu’un événement imminent allait survenir, aux conséquences peut-être inimaginables. En d’autres termes, le temps pressait.
    Fadamar approuva ce raisonnement. Lui partirait pendant ce temps à la recherche d’éléments d’information sur l’étrange effervescence qui régnait dans le capitale et poussait même les hères du quartier sud, pourtant relativement pacifiques en temps normal, à s’en prendre à un homme armé et à ériger des barricades un peu partout. Il en profiterait d’ailleurs pour rapporter d’autre nourriture, mais aussi pour retrouver des présences familières – le redoutable homme-fauve, l’Invocateur, peut-être même le Fabuleux.
    Ne comptant pas perdre de temps avec un programme aussi chargé, l’assassin se détournait déjà pour quitter le sanctuaire lorsque Cytise l’arrêta d’une question.
« Dis-moi, Fadamar, lorsque tu m’as plongée dans la cuve… Est-ce que tu as remarqué quelque chose de particulier ?
-    A quoi penses-tu ?
La jeune femme se mordilla la lèvre, nerveuse. Comment expliquer ce qu’elle avait cru constater ?
-    Eh bien, quand j’ai voulu en sortir, j’ai eu énormément de mal. En fait, toute la partie immergée de mon corps semblait avoir vieilli de cent ans. Je croyais que c’était une illusion, mais même lorsque je suis sortie – avec toutes les peines du monde, j’avais vraiment l’impression d’être une vieillarde ! –, mon corps était toujours aussi ridé, fripé. Une sensation atroce.
Fadamar haussa les épaules.
-    Non, je n’ai rien vu de tel. Tu étais juste affreusement maigre.
-    Je te remercie.
-    Peut-être un délire ?
-    Peut-être, oui. »
Et, là-dessus, l’assassin quitta les lieux.

    Cytise n’attendait guère de révélation. Pourtant, l’explication de la fièvre, qu’elle sentait encore cogner contre son front et ses tempes, ne la satisfaisait pas. Elle savait ce qu’elle avait vu et supposait que seule une étude plus poussée de la cuve et de son mystérieux liquide sauraient élucider ce fait.
    Elle n’avait pas le temps pour cela. L’étude des liens entre l’Invocation et l’alchimie nécessitait toute son attention. Sans indice, il eût été des plus ardus de savoir par où commencer, même pour une alchimiste passionnée comme Cytise, loin de voir en son art une simple fin, à l’inverse de la grande majorité de ses confrères qui se contentaient de produire des substances empoisonnées, corrosives ou explosives. Heureusement, elle ne partait pas de nulle part.
    Elle s’empara du petit sac que lui avait laissé l’atypique devin rencontré à Etabane, Vlades Jan, capable d’accomplir des prouesses une fois ingérée certaines drogues. La poudre étincelante que contenait l’escarcelle était de celles-là.
    A la différence de Vlad, Cytise ne comptait pas se plonger corps et âme dans les grains dorés, les expérimenter de l’intérieur. Elle voulait d’abord les étudier, comprendre leur consistance, leur origine. Transformer cette poudre en pâte, modeler cette pâte en une porte qui ouvrirait le monde de l’Invocation qu’elle savait exister – depuis l’enquête sur la mort de Thorlof L’Fyls. Elle réunit divers bols et bocaux et se mit à l’ouvrage.
    Pendant plusieurs heures, elle observa la réaction de la poudre à différents éléments. Elle tenta de mélanger aux grains des plantes et fruits broyés. Ils refusaient de disparaître dans les mixtures et demeuraient à la surface malgré tous ses efforts, étoiles têtues sur des collines aux couleurs variées. Devant cet échec attendu, elle passa aux liquides, fluides ou épais, transparents ou opaques. Encore une fois, elle fut déçue : les grains dorés surnageaient, et même lorsqu’elle enfonçait du doigt l’un ou l’autre dans le liquide, il refaisait aussitôt surface. Plus étonnant encore, quand elle eut vidé les récipients, elle constata que les grains ne présentaient aucune trace d’humidité. Ils étaient aussi secs qu’avant d’être plongés dans le liquide.
    Elle termina avec des métaux à l’état liquide, césium et mercure en tête. Elle avait plus d’espoir avec ceux-là car selon ses recherches antérieures, ils jouaient un rôle essentiel dans la transmutation de la chair en magie. Le résultat fut plus étrange encore : les grains disparaissaient bien dans le métal, mais ils ne s’y intégraient pas. C’était comme s’ils glissaient dessus et quand elle pencha légèrement le bol, tous les grains brillants s’extirpèrent du métal pour couler dans sa main.
    Ces échecs successifs laissèrent Cytise abattue et perplexe. De toute évidence, cette poudre ne réagissait avec aucun ingrédient de sa connaissance. Il ne lui restait plus grand-chose à tenter. Elle n’avait pas de quoi vérifier la réaction au froid de la poudre ; en revanche, elle pouvait tester sa réaction à la chaleur. Déterminée, la jeune femme versa quelques grains dans un bocal et s’approcha de la source des bouillonnements qui résonnaient continuellement dans son laboratoire : la cuve.
    Arrivée à proximité, elle prit le temps de contempler le liquide grondeur, l’examinant comme si elle allait en percer dans l’instant le secret. Elle n’eut évidemment aucune illumination. Elle sourit à la pensée de cet espoir qu’elle n’avait jamais eu. Puis elle plongea résolument le bocal dans l’eau.
    Il y eut comme un claquement sec dans l’air et, dans le même temps, une rafale soudaine projeta Cytise en arrière. Elle heurta violemment un pied de la table et, dans le choc, lâcha le bocal qui explosa en mille éclats de verre. Sa chevelure, plus épaisse depuis le long voyage en dehors de la capitale, protégea quelque peu l’alchimiste, ce qui lui permit de surmonter sa douleur et, encore lucide, d’observer l’étrange tempête qui se déchaînait dans son sanctuaire.
    En effet, le vent déferlait en grosses bourrasques de la cuve, accompagnée de gouttes ardentes qui n’étaient autre que le contenu de celle-ci, et rugissait puissamment. Cytise entendait au-dessus de sa tête ses ustensiles se briser contre le sol ou les murs, et un craquement plus important lui révéla qu’une étagère venait de s’effondrer. De multiples minuscules explosions retentirent alors, conséquences de mélanges malheureux et aléatoires. Heureusement, leur ampleur était faible et le vent soufflait suffisamment pour empêcher tout départ d’incendie. Oubliant les dégâts matériels auxquels elle ne pouvait plus rien, elle se concentra sur le phénomène et confirma sa prime observation : c’était bien de la cuve même que provenaient les rafales, et d’elle seule. Un instant, l’alchimiste eut même la fugace vision que celles-ci s’accompagnaient d’énergies teintées d’un doré si pâle qu’elle crut les avoir rêvées. Elles paraissaient d’ailleurs s’atténuer peu à peu. Bientôt, seule une douce brise demeura qui s’estompa en quelques minutes.
    Cytise se releva en ôtant les bris de verre qui infestaient ses cheveux. Elle se tâta le visage et le crâne en quête de blessures, pour constater qu’elle en serait quitte pour quelques coupures et une belle bosse. Elle mit en sourdine la douleur et s’approcha précautionneusement de la cuve, prête à se jeter à terre au cas où la tempête reprendrait. Ce ne fut pas nécessaire. La surface de liquide n’était plus troublée par la moindre ride. Ce fut alors seulement qu’elle se rendit compte que la pièce s’avérait parfaitement silencieuse : les bouillonnements avaient cessé. Consciente qu’elle ne courait plus aucun risque, Cytise laissa tremper une main rêveuse dans l’eau si calme. Elle était froide désormais.
    Quelques minutes de songe plus tard, elle retira ses doigts à regret et alla chercher la chaise que les bourrasques avaient envoyée valser contre le mur. Elle avait survécu au choc, n’y perdant que quelques échardes. Satisfaite, Cytise la redressa et s’assit dessus, ignorant l’allure de champ de bataille du laboratoire. Elle réfléchit longuement, tenta d’élaborer différentes hypothèses, plus par acquit de conscience que par réelle conviction. En réalité, seules deux thèses étaient admissibles : soit la poudre réagissait effectivement à la chaleur, soit elle réagissait à la magie.
    En effet, elle soupçonnait depuis longtemps l’espèce de marmite d’être baignée d’une magie incolore et néanmoins active. Après tout, chaque fois qu’elle y versait ses mélanges ratés, ils perdaient leurs couleurs et se fondaient dans l’eau. Et depuis l’enquête qui les avait menés Arandir, Therk et elle à étudier de plus près l’Illusion et à découvrir qu’elle pouvait agir sans pour autant teinter les énergies de vert, elle penchait très largement pour l’hypothèse d’un liquide imprégné de la magie de la duperie.
    Elle saisit le petit sac de poudre, qui avait roulé sous la table, et en fit glisser les grains dorés à travers ses doigts. Ils étaient incroyablement fins, presqu’imperceptibles lorsqu’isolés – seul leur éclat permettait de les repérer. Si fins qu’elle ne pouvait en retenir un seul dans ses mains, si fins…
« Un tamis.
    Elle lâcha involontairement ces deux mots, intuition soudaine plus que réflexion approfondie. Ses sourcils se froncèrent. C’était idiot, dépourvu du moindre sens. Cela signifierait que…
« De la magie tamisée… Bon sang, c’est de la magie en poudre ! »
    Elle bondit en criant ces mots, les yeux écarquillés, le visage incrédule, frappée d’une révélation. Certes, cela paraissait absurde de prime abord. La magie planait dans l’air, immatérielle. Et cependant, cela n’était-il pas corroboré par ses échecs précédents ? Si les grains avaient refusé de se mêler à toute autre substance, s’ils restaient imperméables à tous les liquides, n’était-ce pas parce qu’ils se trouvaient sur un autre plan, faiblement relié au plan matériel dans lequel vivaient les humains ? Cytise se trouva tout à coup des jambes en coton et retomba sur sa chaise, la bouche encore ouverte sur son cri, les cheveux défaits, et la tête où fièvre et stupeur s’entrechoquaient en une valse frénétique.
    Elle finit par reprendre ses esprits. Aussi folle et vraisemblable cette hypothèse fût-elle, il fallait encore la confirmer, et cela nécessitait d’abord d’écarter la seconde. L’eau de la cuve refroidie, cette confirmation serait aisée à réaliser. Si le même événement se produisait lorsqu’elle jetterait un nouveau grain doré dans la cuve, alors la véritable source de la réaction s’avèrerait être effectivement la magie. Elle commença par mettre à l’abri le matériel et les échantillons qui avaient survécu à la première épreuve.
    Après tout, mieux valait prendre ses précautions.

    De son côté, Fadamar choisit de tracer son chemin à travers le Palace des pauvres jusqu’au quartier nobiliaire – le quartier est. Il prit grand soin de dissimuler son identité ; de toute façon, depuis qu’il ne portait plus la chaîne grinçante et la pièce à son bout, son apparence quelconque constituait une garantie suffisante. Il se fondait naturellement dans la faune locale.
    Cela faisait un temps certain qu’il n’avait pas mis les pieds dans la capitale et, bien qu’il se souvînt parfaitement de l’itinéraire à suivre pour atteindre l’est, il dut à plusieurs reprises effectuer des détours pour éviter des concentrations trop importantes de citadins armés ou des barricades déjà impeccablement réalisées, obstruant tout passage.
    Il mit donc un peu plus d’une heure à gagner le quartier nobiliaire, où se trouvaient ses tavernes habituelles. La zone était bien plus désordonnée, les allées plus tordues, les rues moins régulières. Fadamar appréciait cette imperfection dans le plan de construction, ces formes saugrenues qui attisaient la curiosité et excitaient l’imagination des plus enthousiastes. C’était un plaisir de déambuler dans ces ruelles malgré l’odeur perpétuelle – mais elle se retrouvait dans tous les quartiers pauvres – des ordures, de la sueur, de la chair malade ou pourrissante. Il avait plu deux jours plus tôt ; en dépit de cela, la terre craquait sous le pied. La chaleur latente, de jour comme de nuit, se chargeait d’assécher le sol.
    Il flâna donc quelque temps pour retrouver ses marques, ce qui lui permit de constater que les préparatifs paraissaient bien moins avancés dans ce quartier, même si les habitants se promenaient tous une arme au flanc ou à la main. C’était miraculeux qu’ils n’en soient pas déjà venus aux mains tant les inimitiés étaient aussi fréquentes que virulentes dans les quartiers pauvres. Ils démontraient une discipline que Fadamar ne s’expliquait pas.
    Après ce bref tour de reconnaissance, il se dirigea enfin vers son premier objectif. Quelques minutes de marche et il se trouvait à l’entrée de la Hache brisée, l’auberge que fréquentaient habituellement Therk, Cytise et Arandir à l’époque. Maintenant que le premier avait succombé et que la deuxième logeait dans son laboratoire, il ne conservait guère d’espoir d’y trouver le barde, mais cela restait une piste. Le soir tombait déjà lorsqu’il y pénétra, sur ses gardes.
    Rien ne justifia cette précaution. Le lieu n’avait pas changé, pas plus que la clientèle – mélange de bon nombre d’indigents et, assis autour de quelques tables rondes, de groupes de mercenaires patibulaires. Aucun barde ne semblait animer la petite scène tout au fond de la grand-salle. Fadamar ne perdit pas de temps à fouiller la taverne. Si Arandir se trouvait ici, le tenancier le saurait. Il le connaissait bien.
    La réponse négative de celui-ci confirma son pressentiment. Le Fabuleux n’avait plus aucune raison de demeurer dans cette auberge trop grande, trop lumineuse pour une personne seule – trop emplie de souvenirs également. D’autant plus que l’assassin soupçonnait le barde d’avoir énormément changé. Possédé par une sorte de furie artistique, rongé par la frustration accumulée, la seule digue qui retenait celles-ci était autrefois constituée par la présence de Therk, de Cytise, et même de lui, Fadamar. En leur absence…
    Il ne prit pas la peine d’imaginer la suite, il la découvrirait bien assez tôt – si le barde avait survécu, s’il se trouvait dans la capitale. Si tel était le cas, il existait un moyen simple de le savoir. C’était là le second objectif de l’assassin. Sans plus attendre, il se rendit à la Rose noire, ce minuscule établissement, aussi étouffant que constamment désert, où les mercenaires savaient qu’il y résidait toujours lorsqu’il n’avait rien de mieux à faire.
    Lorsqu’il franchit son seuil, le soleil lacérait l’air de ses ultimes rayons ensanglantés. Comme d’habitude, nul tavernier au comptoir – et nulles boissons derrière. Tout juste pouvait-on profiter d’un filet de lumière qui provenait d’une chandelle continuellement allumée, posée sur le comptoir. Depuis longtemps habitué à cette curiosité, Fadamar alla s’asseoir à la seule table de la salle moite et exiguë. Il en occupait le tiers des places. Là, il attendit. Si Arandir rôdait dans la capitale, il viendrait.
    Et il vint effectivement. L’assassin contempla la porte s’ouvrir, le corps dégingandé du barde s’engouffrer dans le bâtiment qui n’avait de taverne que le nom et l’enseigne, son visage se tourner vers lui. Ses yeux sans âge pétillèrent, ses traits dessinèrent un sourire sous ses cheveux roux et ce fut avec un plaisir non dissimulé qu’Arandir s’assit sur l’une des deux autres chaises de la pièce, en face de l’assassin. Il ne put réprimer plus longtemps ses paroles.
« Bien le bonsoir, Fadamar ! Quel bonheur de te voir !
    Percevant immédiatement l’erreur de métrique dans ce qu’il crut être des vers, l’assassin haussa un sourcil étonné. Il ne la releva cependant pas et se contenta de répondre.
-    Bonheur partagé, Fabuleux. Je me doutais bien que tu t’en sortirais.
Le sourire du barde s’élargit, ce qui ne suffit pas à masquer la cruauté imprégnant son visage, que le coin rehaussé de ses lèvres trahissait le plus visiblement.
-    C’est que tu me connais bien, mon compagnon de traque ! Si l’art est immortel, pourquoi ne le serai-je pas ?
-    Si tu es un artiste, où sont passés tes vers ?
Il n’avait pu retenir cette question, si surpris d’entendre le barde s’exprimer presque normalement. C’était trop incongru. Et ses propos eux-mêmes suintaient une arrogance qui seyait fort peu au Fabuleux, dont le surnom révélait bien au contraire une dérision certaine. Il comprit que le barde avait sombré, laissé son démon intérieur prendre le contrôle. Arandir perçut la prise de conscience de Fadamar et ses traits s’adoucirent jusqu’à refléter une impuissance triste. L’assassin avait sa réponse. Ce fut d’une voix désolée que le barde reprit.
-    Mais dis-moi, mon ami,
Ce que sont devenus
La brillante ingénue
Et son père adoptif.
Fadamar apprécia sincèrement l’effort d’Arandir, tout en notant qu’une fois de plus, les vers étaient défectueux. Cette fois lui échappait la rime. Toutefois, il se trouvait bel et bien en face de son ancien ami.
-    Therk est mort. L’Invocation a eu raison de lui. Quant à Cytise, j’en prends soin, comme il me l’a demandé.
Arandir hocha la tête, prenant acte du malheur passé et du bonheur futur dans le même mouvement. Ils gardèrent tous les deux le silence pendant plusieurs minutes, plongés dans leurs souvenirs communs, jusqu’à ce que le barde prenne la parole sur un ton pressant.
-    Ecoute-moi, Fadamar. Je ne suis plus le même, tu t’en es aussitôt rendu compte. Je ne me contrôle plus. J’ai l’impression de vivre dans une brume permanente et sanglante. Je ne peux pas rester plus longtemps au risque d’y succomber de nouveau. S’il te plaît, garde Cytise loin de moi. N’évoque pas même ma présence, elle risque de me chercher et je ne répondrai pas de mes actes. J’ai commis des horreurs, mon ami, des démoneries – et j’en commettrai d’autres. Je suis damné.
-    Veux-tu que je mette fin à tes tourments ?
Les yeux du barde s’embuèrent d’une reconnaissance émue, mais il secoua légèrement la tête.
-    Si tu tentes de faire cela, le démon à l’intérieur de moi prendra le dessus. Je te tuerai sans hésiter une seule seconde, Fadamar.
L’assassin s’attendait à une telle réponse. Les traits d’Arandir se tordaient de plus en plus au fur et à mesure de leur conversation et ses bras s’étaient mis à trembler. Leur vieille amitié avait suffi à refouler la folie du barde au fond de son esprit, mais elle refaisait surface et ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle ne surpasse sa volonté. Il se leva et donna une dernière accolade au barde, avant de conclure.
-    Je comprends. Adieu, Fabuleux.
Alors qu’il poussait la porte grinçante de la main, le barde mobilisa ses dernières ressources pour lancer d’une voix désespérée.
-    Attends, assassin ! Prends mon carnet avec toi !
Et il brandit à son intention un carnet de cuir, taché de sang par endroits, ce carnet où Fadamar savait qu’il notait ses pensées et ses vers les plus intimes. L’assassin plongea ses yeux dans les siens.
-    Garde-le, tu en as plus besoin que moi. »
Et sans un mot de plus, il quitta l’établissement, devinant qu’à l’intérieur, prostré sur sa chaise, le Fabuleux, secoué de spasmes, versait les larmes de son agonie.
 
* * *

    La nuit était déjà noire lorsque les gardes arrêtèrent à l’entrée des portes nord la charrette d’un couple de paysans. Quelque peu surpris d’une telle outrecuidance, ils questionnèrent rudement les hères, leur demandant ce qui les amenait ici. Ils répondirent qu’une grande dame qu’ils avaient trouvée sur la route, blessée et exsangue, leur avait promis une grosse récompense s’ils la portaient jusqu’à la capitale, plus précisément au légendaire capitaine K’Thraus. Dubitatifs, l’un des gardes souleva le drap masquant le corps et pâlit en reconnaissant Signe N’Mephe, ancienne capitaine, ancienne vice-capitaine de la Garde sombre.
    Une bonne demi-heure plus tard, la charrette empruntait la rue du Noble cœur. Elle n’eut pas le temps d’atteindre le quartier général de K’Thraus : prévenu de cette arrivée, il vint vivement à la rencontre du véhicule sous les yeux adorateurs du couple de pauvres hères, qui pleurèrent presque de joie de se trouver à quelques mètres seulement d’un homme aussi célèbre. Même la bourse rondelette qu’on glissa dans leurs mains ne détourna pas leur attention, et il fallut que les gardes prennent les choses en main pour que la charrette fasse enfin demi-tour, laissant Signe dans les bras de K’Thraus. Alors qu’il allait donner des ordres, il eut le choc d’entendre celle-ci s’adresser à lui dans un souffle.
« Pas de guérisseur. Je n’ai besoin que de toi. S’il te plaît. »
    Bien qu’ébranlé par sa brusque réapparition, par le sang qui maculait le drap, par sa faiblesse enfin, Markvart exauça son souhait. Tout juste demanda-t-il à un garde de porter la lame noire dans son quartier général.
    Quelques minutes plus tard, après que le garde eut exécuté ses ordres et fut parti, il déposa le corps de sa vice-capitaine, pour laquelle il avait déployé tant d’hommes et d’efforts, sur la table de bois. Là, il souleva le drap pour la deuxième fois et contempla d’un air fasciné autant qu’écœuré les profondes cicatrices, qui formaient des vers d’un impensable sadisme. Sa poitrine comme son ventre resteraient marqués à jamais de cette calligraphie sanglante. Lorsqu’il effleura la nudité souillée de son aimée, celle-ci ouvrit brusquement les yeux et braqua sur lui un regard d’une intensité inouïe. Puis, comme si elle avait lu dans ses pensées, elle chuchota.
« Non, pas à jamais. Je ne veux plus vivre derrière des barreaux.
-    Si tu veux vivre, garde tes forces, Signe ! Laisse-moi aller chercher un nécromancien !
-    Signe agonise.
Elle se tut et ferma les yeux. Persuadé qu’elle s’était évanouie, K’Thraus bondit vers la sortie, mais un nouveau filet de voix vint aussitôt mettre un terme à son initiative.
« Que suis-je pour toi, Markvart ?
    La réponse fusa.
-    Ai-je jamais eu besoin de te le dire ?
-    Dis-le moi une fois, s’il te plaît.
Markvart se rapprocha à nouveau du corps hideusement torturé et c’est en penchant son visage laiteux vers elle qu’il lui murmura d’une voix doucement indignée.
-    Tu es celle que j’aime, Signe.
-    Signe se meurt.
-    C’est pourquoi je dois la sauver.
Il fit mine de s’écarter, mais une main blafarde le retint. Abasourdi, K’Thraus voulut lui faire lâcher prise avec délicatesse. Contre toute attente, elle maintint son étreinte.
-    Laisse Signe mourir, amour. Elle a perdu le goût de vivre. Sauve-moi plutôt.
K’Thraus nageait dans l’incompréhension. Il voyait son aimée défigurée, le corps lardé de traits rouge sombre, les yeux clos, et celle-ci adoptait une attitude des plus étranges, succession de délires et de propos incohérents. Il avait l’impression d’être le protagoniste de l’un de ces contes fantastiques issus des contrées les plus isolées. Il décida de mettre sa raison de côté.
-    Que dois-je faire ?
Elle rouvrit d’un seul coup les yeux et les braqua sur le capitaine, dont la confiance coutumière se fissurait à chaque minute qui s’écoulait dans ce bâtiment.
-    Ton épée… Brouille ces marques, Markvart. Brise ces barreaux.
Le visage de K’Thraus exprima alors l’horreur la plus totale, le déni de ces paroles aux abominables implications. Il secoua la tête sans y croire, s’apprêta à se répandre en protestations catégoriques, mais elle le coupa net – d’une voix presqu’inaudible, à présent.
-    Libère-moi. Enfin. S’il te plaît. »
Et elle sombra dans l’inconscience.
    Beaucoup plus tard, après que Markvart, les dents serrées, eut procédé à la répugnante opération sans jamais trembler et qu’un guérisseur fut venu endiguer le flot de sang, qu’un nécromancien même eut été tiré de son lit pour rendre toutes ses forces à la femme torturée, que celle-ci eut été transféré dans la demeure confortable dudit nécromancien – qui ne savait pas trop s’il devait se montrer honoré ou outré –, le capitaine sentit son aimée émerger peu à peu de ses cauchemars. Une minute plus tard, elle ouvrait les yeux et fixait le plafond peint de fresques, se demandant où elle était. Ce fut au son de la voix de Markvart qu’elle remarqua enfin sa présence.
« Signe !
    La femme tourna vers lui son visage parcouru de cicatrices, mais ne pipa mot. A la place, elle rejeta draps et couverture avant de passer, sous le regard amer du capitaine, ses mains abîmées sur ses seins et son ventre. Elle put sentir sous ses doigts les marques d’innombrables cicatrices se croisant et s’entrecroisant dans tous les sens, dans un enchevêtrement si dense qu’il n’était plus possible de distinguer la moindre lettre gravée à même sa chair par le barde dément. Ce ne fut qu’une fois accompli cet examen qu’elle adressa un immense sourire – qui lui arracha une grimace de douleur – à Markvart, avant de parler enfin.
-    Signe est morte cette nuit. Je ne suis plus qu’une scarifiée anonyme. Je suis libre, à présent. Tu m’as délivrée. Merci, Markvart. Merci du fond du cœur. »
Et, en même temps qu’elle prononçait ces paroles émues, elle détourna sans s’en rendre compte son visage du capitaine K’Thraus. Ses yeux d’un vert marin pétillèrent d’un sentiment plus intense qu’aucun autre, débordèrent d’un amour rare.
    Celui de la liberté.

Connectez-vous pour commenter