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    Markvart K’Thraus convoqua la quasi-totalité de la Garde sombre avant même que l’aurore ne teinte le ciel obscur de ses douces couleurs. Il la réunit dans l’immense salle de banquet de la Lumière de cendres, elle ainsi que tous les abjurateurs sur lesquels il avait pu mettre la main, et bien évidemment l’Arme de chair. Signe ne se sentait guère à l’aise en compagnie de cette forme recroquevillée, aussi grotesque qu’inquiétante, mais le capitaine avait une excellente raison de la faire participer à l’opération. Elle tourna la tête vers lui – il se tenait juste à côté. Des cernes noircissaient son visage si curieusement juvénile et ajoutaient au contraste entre le blanc de sa peau et la pénombre de se chevelure. Il dormait peu ces derniers temps, tout concentré qu’il était à contrer les intrigues d’Ethel N’Maiz, apparues si soudainement. Elle savait néanmoins que cette fatigue n’entraînerait pas pour autant de relâchement de sa part.
    Elle était heureuse de revenir sous ses ordres. Les motivations de Markvart lui importaient si peu, désormais. Certes, celles de la dame étaient nobles, admirables même – bien plus que le service d’un roi dédaigneux. Elle comprenait cependant que ce n’était pas cette raison qui l’avait poussée à changer de camp, sinon l’aspiration aveugle à la liberté qu’elle croyait trouver du côté d’Ethel N’Maiz. Une erreur impardonnable que Markvart lui avait pardonnée après qu’elle lui eut raconté son improbable voyage, rapporté des renseignements sur les trois généraux et leur absence d’organisation et, enfin, éclairé sur la chimère qu’elle avait poursuivie tout du long. Elle ignorait encore l’élément qui avait été déterminant dans le choix de Markvart.
    Celui-ci interrompit ses pensées en prenant la parole – en prononçant son ultime discours avant la descente.
« Gardes sombres, l’heure est venue de justifier votre réputation. Colère et témérité montent lentement dans les quartiers pauvres, lentement mais sûrement. Dans quelques jours, déjà, nous pouvons nous attendre à nous trouver en état de siège. Cela nous est inadmissible.
    Markvart se tut, le temps de parcourir l’assistance d’un regard dur.
«  Il est encore temps d’empêcher cette insolente révolution, de la briser avant même qu’elle n’éclate au grand jour. C’est ce que nous allons tenter de faire aujourd’hui, et ce que nous allons réussir.
    Nouveau silence. Les Gardes sombres demeuraient immobiles, concentrés. Seuls quelques magiciens chuchotaient de temps à autres. Ils se turent lorsque les yeux du capitaine se posèrent sur eux.
« Grâce au rapport de ma vice-capitaine et aux renseignements fournis par l’Arme de chair, nous savons que le ciment maintenant la relative cohésion des hères tient dans une espionne habile, appelée Aë, et trois soi-disant généraux connus sous les pseudonymes respectifs du Sombre, du Pâle et de l’Etoile. Leur réelle identité nous a été dévoilée.
    Il se tourna ensuite en direction de Signe, puis reprit à son intention – après un infime temps d’hésitation.
-    Scarifiée, tu mèneras des hommes à l’ouest. Tu concentreras tous tes efforts à mettre la main sur le Tisseur – ou le tueras si tu ne le peux capturer. Pour cela, vus l’adversaire et la configuration du quartier, tu auras sous tes ordres les éclaireurs-traqueurs, soit quinze hommes, ainsi qu’un abjurateur. Je doute que la magie soit très présente là-bas et elle y est plus facile à esquiver qu’autre part.
-    Bien.
Il hocha la tête en guise d’encouragement. Ensuite, il s’adressa à Ellébore.
-    Arme, tu mèneras des hommes à l’est. C’est le nommé Arandir, un barde dément, que tu pourchasseras et élimineras. Je te confie quinze hommes pour qu’ils attirent son attention. Cinq abjurateurs les protègeront.
Une objection s’éleva soudain dans la salle.
-    Vous ordonnez à un assassin de mener des Gardes sombres ?
Celui qui avait formulé cette question étonnée s’avança aussitôt. Markvart le fixa impassiblement, avant de répondre.
-    Effectivement. Je la crois seule capable de venir à bout de cet homme. Même Si… même la Scarifiée n’a pu rivaliser en duel. Il manipule la magie argentée, à l’image de l’Arme de chair.
Et, avant que l’autre eut eu le temps de répliquer, il ajouta.
-    Cette décision est irrévocable.
Sur ces mots, le Garde hocha la tête et retourna dans le rang. Sa confiance en Markvart était inébranlable, comme celle de tous ses frères d’armes.
« Quant à moi, j’investirai le sud avec quinze hommes et le reste des abjurateurs. Ma cible sera l’Etoile, qui n’est autre que messire L’Gellaus, grand du royaume et mort en sursis, traître à sa majesté le roi B’Rauts.
« Il est inutile de tenter de balayer les hères sur votre passage. Evoluez par groupes de trois et, surtout, ne vous laissez jamais engluer dans la masse. Restez toujours en mouvement. Quelques secondes d’arrêt, et une flèche ou un sort vous rattrapera assurément.
« Sombres, c’est une opération aussi hasardeuse que dangereuse que nous mènerons. Si vous estimez que les objectifs s’avèrent inaccessibles, alors abandonnez la mission et repliez-vous au château. Ne gaspillez pas vos vies inutilement.
« A présent, préparez-vous. Nous partons incessamment. »

    Quelques minutes plus tard, les groupes étaient formés et Signe menait le sien à l’entrée du quartier ouest. L’aurore n’éclairait que très peu la ville pour le moment, ce qui permettait aux Sombres, dans leurs tuniques noires – elle avait choisi de ne pas s’encombrer de cuirasse pour cette opération –, de masquer leur présence relativement facilement. Ils empruntèrent sur quelques mètres la Voie meurtrière, doux nom donné à la rue principale du quartier, qui ne se prolongeait guère au-delà d’une centaine de mètres. Des bâtiments s’étaient effondrés qui la bloquaient depuis longtemps déjà.
    Malgré l’heure matinale, bon nombre de pauvres étaient levés – et s’empressèrent d’aller réveiller leurs camarades lorsqu’ils perçurent les formes sombres s’introduire dans leur quartier. Signe n’en fut pas surprise : quand on s’en prenait à un devin, qui plus est de la qualité du Tisseur, il ne fallait pas s’étonner d’être attendu. Mais il ne pourrait avoir deviné la destination de chacun des éclaireurs-traqueurs. Sur un geste de Signe, ils se séparèrent en cinq groupes et infiltrèrent les ruelles étroites. A partir de là, c’était au premier qui mettrait la main sur l’artiste de la magie blanche.
    Signe menait le groupe le plus imposant puisqu’en plus des trois Gardes sombres, elle avait conservé l’abjurateur. Elle faisait confiance au Tisseur pour tenter de l’écraser en premier. Par ailleurs, elle préférait attirer attention sur elle plutôt que sur ses autres hommes, déjà tourmentée à l’idée d’en perdre.
    Malgré les cartes que lui avait montrées Markvart, elle ne connaissait que très peu l’ouest de la capitale et elle avançait plus ou moins au hasard. Elle se faufilait dans les venelles les plus sombres, là où ses hommes disparaissaient presque complètement, piétinait au passage les quelques hères qui dormaient encore. Lorsqu’on la repérait, une clameur retentissait qui prenait de plus en plus d’ampleur, mais elle ne s’arrêtait jamais, consciente que cela signifierait son arrêt de mort. Des têtes dépassaient des rares fenêtres encore en état, des insultes fusaient.
    Elle trouva curieux de ne pas rencontrer la moindre opposition. Dans les ruelles, les pauvres s’écartaient de leur passage, se contentant de leur cracher dessus, et à peine eut-elle pendant les premières minutes à assommer l’un ou l’autre pour se frayer un chemin. Oui, c’était curieux et louche. Le Tisseur préparait évidemment quelque chose. Elle haussa intérieurement les épaules. Elle le saurait bien assez tôt.
    Cependant, l’aube avait succédé à l’aurore et bientôt leur progression passerait bien moins inaperçue. Agacée d’être sans cesse stoppé dans son élan par une impasse ou des éboulis, elle prit la décision d’emprunter les rues les plus larges qu’elle trouvait – et qui ne l’étaient pas tant. Elle accéléra l’allure et finit par débouler sur une place un peu plus vaste.
    Où elle était attendue. Au moment où elle y accédait, elle se rendit compte qu’elle était bondée d’hères aux mines furieuses, mains crispées sur les manches de leurs armes – elle en compta une vingtaine. Elle voulut rebrousser chemin, mais déjà l’étau se refermait derrière elle, la ruelle se bouchait d’autres habitants tout aussi menaçants. Elle leva la tête : il lui sembla, en plissant les yeux, que des énergies se coloraient peu à peu à la lisière d’une ouverture. Elle n’eut que le temps de crier « Magie ! » que les pauvres chargeaient.
    Instantanément, les trois Gardes et elle formèrent un cordon autour du magicien, lequel s’empressait de manipuler les énergies, de saisir chaque ruban noir pour tisser une cage protectrice autour d’eux. Il n’avait pas encore fini que leurs opposants leur tombaient dessus.
    Ce fut un véritable massacre. Quelques secondes suffirent aux éclaireurs-traqueurs de la Scarifiée pour les annihiler. Guère habitués à se battre ensemble et à se battre tout court, les indigents se marchaient dessus, se piétinaient les uns les autres, multipliaient les gestes inutiles et les vociférations. Les Gardes taillaient dans leur chair avec une facilité déconcertante. Ils formaient une muraille infranchissable, ne cessaient de tourner autour de l’abjurateur, leur point de fixation, pour ne jamais présenter le même visage à leurs adversaires désorientés. Chacun de leurs coups touchait, chacun de leurs coups tuait. Ce fut fini en un clin d’œil. Même la magie ne put que cogner impuissamment contre le bouclier de ténèbres dressé par l’abjurateur.
    Il ne fallait pas s’attarder. Bientôt, d’autres se réuniraient et si habiles et endurants soient-ils, les Gardes sombres finiraient par fatiguer. Ce fut en entendant les efforts répétés des énergies pour percer leur carapace que Signe eut une idée. Elle avait repéré le bâtiment où se tenait le magicien ennemi et, sur un signe de sa part, les éclaireurs-traqueurs bondirent dans une ruelle précise et y trouvèrent une porte de bois, qu’ils défoncèrent. Signe se rua à l’intérieur, fauchant au passage ceux qui tentèrent de l’en empêcher et, laissant ses hommes pacifier les lieux, elle gravit quatre à quatre les marches moisies d’un escalier branlant, l’abjurateur sous ses talons. Celui-ci avait quelque peu relâché sa concentration et ne maintenait désormais qu’un petit bouclier de magie noire, se contentant de protéger Signe au moment où elle jaillissait dans la chambre.
    Des rubans rouges, manifestations de la magie mortelle, fondirent alors sur elle, mais ne purent que rebondir sur les mailles inexpugnables de l’Abjuration. Sans laisser le temps au mortaliste de manipuler les énergies plus longtemps, Signe se jeta sur lui et, d’un seul mouvement de sa lame noire, lui trancha les deux mains. Il n’eut le temps ni de s’écrouler, ni de hurler, car elle le saisit au col et rapprocha son visage du sien. Les yeux du magicien s’écarquillèrent à la vue des horribles cicatrices qui défiguraient Signe – il en oublia même sa douleur. Les lèvres de la femme le touchaient presque lorsqu’elle lui chuchota d’une voix polaire.
« Dis à ton maître que la Scarifiée le cherche. Et qu’elle le trouvera.
    Il hocha la tête dans un empressement mêlé de tremblements, tout en demeurant immobile. Les lèvres de Signe effleurèrent ses oreilles avec délicatesse, mais ce fut un cri qui en jaillit.
« Maintenant ! »
    Complètement paniqué, le piteux magicien bondit sur ses pieds et, occultant tout à fait ses moignons ensanglantés, il se précipita hors de la pièce. Satisfaite, Signe lui emboîta le pas, suivie de l’abjurateur. Lorsqu’elle fut redescendue au rez-de-chaussée, elle hurla aux Gardes de pourchasser l’homme terrorisé sans pour autant le rattraper.
    Ils coururent à sa suite, pourfendant au passage les innombrables hères qui se dressaient imprudemment sur leur chemin. Parfois, ils tombaient sur une concentration plus importante d’adversaires, mais une simple charge les éparpillait. Ils n’avaient aucune fermeté, aucune cohésion.
    Toutefois, à mesure qu’ils s’enfonçaient plus profondément dans l’ouest, que le soleil étendait ses bras rayonnants sans qu’ils en vissent en seul, Signe nota avec inquiétude que leur nombre se multipliait, que même les plus sombres venelles se gorgeaient de cette engeance presque fanatisée. Elle n’était plus certaine de la fiabilité du magicien affolé, et se souvenait que le Tisseur adorait manipuler les fils de sa toile de telle sorte que ses opposants s’y empêtrent. C’était un adversaire redoutable.
    Leur longue course à travers le quartier les mena finalement à un petit bâtiment précédé d’une vaste plage d’ombre. Sans hésiter un seul instant, le magicien amputé des deux mains s’y précipita en hurlant des propos inintelligibles. Signe marqua un temps d’arrêt, sourcils froncés, avant de traverser la place et d’entrer brusquement dans ce qui se révéla être une minuscule taverne, Gardes et abjurateur sur ses talons. Elle n’eut pas le loisir de détailler les lieux, car ses yeux furent attirés par le cadavre du mortaliste, qui baignait dans son sang.
    Ils remontèrent ensuite pour se poser sur le comité d’accueil. Derrière des tables renversées en travers de la salle, une dizaine d’hommes les tenaient en joue à l’aide d’arbalètes, prêts à les crucifier. De part et d’autre des Gardes sombres, d’autres hères armés de dagues et de masses se rapprochaient peu à peu. Et l’unique marque de la présence du Tisseur était l’étrange tourbillon d’énergies blanches qui rappelait un œil. Même dans une telle position de force, il se cachait, n’osait affronter Signe en face. Alors, malgré l’imminence du danger, ce ne fut pas la frustration de s’être laissée prendre à un piège aussi grossier mais une véritable rage qui la submergea, et sa voix qui déferla dans l’auberge eut pour effet de pétrifier ses occupants – sauvant par là-même la vie de Signe et de ses hommes.
« Lâche ! Tu ne te montreras donc pas, Tisseur ? Tu laisseras tes pitoyables insectes faire le travail à ta place ? Pour mieux les écraser ensuite ?
    Ses paroles firent mouche. Les arbalétriers s’entre-regardèrent, pendant que les Gardes sombres s’apprêtaient, eux, à bondir.
« Tu m’écoutes, n’est-ce pas ? Et tu m’observes. Eh bien soit, observe-moi – et vous, observez ce qu’il en coûte de se fier à l’araignée. Contemplez son crime !
    Et, sur cette bourrasque sonore, d’un moulinet de son arme, elle déchira sa tunique et laissa apparaître son corps mutilé de traits entrecroisés, sa peau lardée d’abominables cicatrices rougeâtres. Une clameur d’horreur s’éleva dans la pièce. Personne ne pouvait détacher son regard de la chair atrocement incisée, à l’exception des éclaireurs-traqueurs dont la discipline prenait le dessus sur la fascination morbide. Signe engloutit de ses yeux la volonté des hères armés, avant de susurrer sur un ton cette fois doucereux.
« Préférez-vous vraiment vous en prendre à la Scarifiée plutôt qu’à un vulgaire rampant ? Le préférez-vous vraiment ? »
    Et, alors que la confusion gagnait les rangs des occupants de la taverne, elle se rejeta en arrière, aussitôt accompagnée des Gardes sombres. Seul l’abjurateur se montra trop lent et, alors que le petit groupe s’enfuyait déjà à travers la flaque de ténèbres, il s’écroula à l’entrée de l’auberge, le dos criblé de carreaux.
    Signe et ses hommes durent se frayer un chemin sanglant à travers les pauvres qui s’étaient réunis pendant le court interlude de la taverne et encerclaient à présent le bâtiment. Mais la seule vue de la femme couverte de scarifications du ventre au visage qui fondait sur eux, ses cicatrices comme enflammées par la fureur, suffit à en démoraliser une bonne partie. Les autres furent impitoyablement passés au fil de l’épée et les Gardes sombres s’engouffrèrent avec elle dans le labyrinthe de ruines. Dès qu’elle eut une seconde de répit, Signe empoigna un cor qu’elle avait pris la peine d’emporter et souffla puissamment à l’intérieur. Le son se répandrait dans tout le quartier, sonnant ainsi la retraite. Rien ne servait d’insister : l’expédition était un échec cuisant.
    Sa fuite effrénée ne fut guère entravée, même si elle fut retardée par de nombreux détours. Heureusement, ses hommes étaient les spécialistes de la reconnaissance et de la traque et, en tant que tels, disposaient d’un parfait sens de l’orientation. Ce furent eux qui menèrent la course et Signe à la sortie de l’immense dédale que constituait le quartier ouest, alors que la matinée était déjà bien avancée.
    Lorsqu’elle émergea enfin des allées étriquées et des places menaçantes, elle ne put retenir un soupir de soulagement. Sa peau exposée ruisselait de transpiration, ce qui ne l’empêcha pas de la dissimuler tant bien mal sous les lambeaux de sa tunique. Maintenant que le danger était passé, ses hommes ne se privaient plus de contempler ce corps captivant d’horreur.
    Elle constata d’un air amer qu’un groupe de Gardes sombres manquait encore à l’appel. Elle espéra que cette absence ne s’avèrerait pas définitive. En fait, au moment même où ses pensées dérivaient vers ses échecs passés à la tête de la Garde sombre, elle aperçut deux éclaireurs-traqueurs s’extirper des griffes du quartier. Ils lui révélèrent que leur camarade avait péri des doigts habiles d’un mortaliste. Elle hocha la tête, attristée et furieuse de devoir abandonner l’un de ses frères aux mains avides du vulgaire. Le sang d’un millier d’entre eux ne valait pas une goutte de celui d’un Garde sombre.
    Il n’était pas encore temps de pleurer cette perte. Embrassant les quatorze éclaireurs-traqueurs survivants d’un regard neutre, elle leur donna fermement l’ordre de regagner la Lumière de cendres. Pendant qu’ils obtempéraient, elle resta là à fixer le gouffre obscur où régnait désormais le Tisseur, en espérant que ses mots, à défaut de ses actes, contribueraient à saper les fondations déjà fragiles de sa toile de pierre, de bois et de chair. Qui sait, peut-être que sa dangereuse virée porterait des fruits inattendus ?
    Que son nom deviendrait synonyme d’un respect et d’une crainte plus profonds que ceux voués au mystérieux Tisseur, à même de décourager le peuple plus sûrement qu’une arme acérée ou qu’une magie puissante.
    Qu’il deviendrait, en somme, une légende.

* * *

    Cytise et Fadamar n’attendirent pas l’aube pour quitter discrètement leur sanctuaire à l’entrée si parfaitement camouflée, malgré l’enseigne rose qui n’indiquait plus rien. L’assassin avait pu constater la veille que les préparatifs s’intensifiaient, que les rues s’obstruaient, et il ne tenait pas à se trouver empêtré dans des événements qui, pour l’heure, le dépassaient. Un problème plus important, à en croire les dires de l’alchimiste, requérait son attention et nécessitait son aide. Il la lui fournirait bien volontiers.
    Ils s’extirpèrent donc de leur tunnel presqu’invisible, prenant bien garde à ce que personne ne remarque leur présence, puis ils se faufilèrent en catimini dans les rues agencées de façon à peu près ordonnée du Palace des pauvres en direction de la Lumière de cendres. Si Fadamar s’était montré des plus discrets sur son expédition de la veille et avait tu sa rencontre avec le barde, comme celui-ci l’en avait imploré, Cytise lui avait parlé de ses expériences, des curieuses réactions de la poudre et de la découverte qui s’en était suivie, pour ensuite lui demander de la faire entrer dans le château. Elle comptait interroger V’Fohs, le grand nécromancien, sur les résultats de ses recherches relatives à l’Invocation – en échange de ses propres informations – ainsi que l’ancien Roi, spécialiste de l’Illusion, cette magie qui enveloppait selon elle l’eau de la cuve. Or V’Fohs avait une dette vis-à-vis de Fadamar suite à l’assassinat d’Alrick N’Drof, le devin, ce qui pourrait éventuellement leur ouvrir les portes de la Lumière de cendres.
    Alors qu’ils parcouraient précautionneusement le quartier, un bruissement se fit sentir. Quelques instants plus tard, comme Fadamar et Cytise s’étaient plaqués contre un porche, ils virent passer sous leurs yeux à toute vitesse un groupe de Gardes sombres et entendirent un murmure enfler peu à peu dans tout le Palace des pauvres, jusqu’à se transformer en interjections inquiètes. Surpris au départ par cette soudaine vision, Fadamar reprit rapidement ses esprits et entraîna avec lui une Cytise encore fébrile d’avoir croisé des agents du roi en mission – mais quelle mission ? L’assassin, lui, ne tenait pas à le savoir. Il fallait vider les lieux le plus vite possible, avant de se laisser embourber dans un conflit qui ne les concernait pas. Il se mit à voler par rues et par places, traînant derrière lui la jeune femme qui peinait à suivre son rythme, sa main posée son chapeau pour ne le pas laisser s’envoler. Heureusement, ils ne se trouvaient pas si loin de la sortie et ils eurent quitté le quartier avant que les premiers chuintements de l’acier ne se furent fait entendre.
    Ils reprirent leur souffle, le regard tourné vers le Palace des pauvres, derrière eux, d’où provenaient de plus en plus de cris. L’aube se levait à peine et le ciel demeurait sombre, ce qui n’empêcha pas Cytise ni Fadamar de gravir résolument la pente en direction de la Lumière de cendres. Au moins, la chaleur n’avait pas encore eu le temps de monter. Leurs pas déterminés ne mirent guère de temps à les conduire au pont-levis, cette structure antique, apparemment instable, pourtant inébranlable. Ils approchèrent de la herse sous l’œil vigilant des gardes du château – dont certains les suivaient de la pointe d’une flèche. Ils semblaient particulièrement nerveux.
    Enfin, Fadamar s’arrêta à une dizaine de mètres de celui qui devait être leur chef. Il le dévisagea impassiblement, sans montrer la moindre once de doute, et lorsque l’autre exigea de connaître la raison de sa venue, il répondit d’un ton presqu’ennuyé qu’il n’avait pas à le savoir.
« Je viens à la rencontre de messire V’Fohs. C’est tout ce que je puis vous dire.
    A ces mots, le sergent fronça les sourcils, comme s’il mettait en doute la véracité des mots de l’assassin. Constatant qu’il ne cillait pas, il répliqua.
-    Alors, tu arrives trop tard. Le nécromancien est mort.
Fadamar masqua toute trace de surprise. Il tourna son visage vers l’alchimiste, qui lui rendit un regard dépité mais prit à son tour la parole et décida de jouer le tout pour le tout.
-    N’aurait-il pas laissé un message, un mot à notre intention ? Mon compagnon est le célèbre Lametrouble, qui lui a rendu bien des services par le passé. Je suis quant à moi Cytise, alchimiste et mercenaire, et j’ai déjà eu affaire à lui.
A ces noms, qui auraient pu les mener au cachot aussi bien qu’au cimetière, les yeux du sergent s’illuminèrent, et c’est en hochant la tête vigoureusement qu’il répondit.
-    Effectivement, ces deux noms me sont familiers. Il me semble bien que je les ai vus figurer sur la couverture d’un cahier. Hélas, je ne peux vous permettre de rentrer. Le capitaine K’Thraus nous à imposé de refuser catégoriquement toute intrusion dans le château tant qu’il ne serait pas revenu.
Alors que Cytise allait protester, l’assassin posa une main sur son épaule pour la retenir et termina la conversation.
-    Eh bien, si vous dites vrai, il ne nous reste plus qu’à l’attendre, n’est-ce pas ? »
Sous les yeux ébahis des gardes, il s’assit à même le sol, face à eux, dos tourné au pont-levis, bras croisés. Amusée de son air impavide, Cytise réprima à grand-peine un sourire et alla s’asseoir à ses côtés, en plein passage.
    Curieusement, personne n’osa les en chasser.

* * *

    A une ou deux minutes près, Phoenix se serait réveillé en sursaut. Mais son instinct l’avait tiré du sommeil cette ou ces minutes avant que les cris ne retentissent depuis la Voie magique, et il avait mis ce court intervalle à contribution pour tirer Messie de son sommeil et se préparer à quitter l’auberge, l’oreille tournée vers la rumeur qui grondait sourdement dans le quartier. Malgré les geignements de l’invocateur, il l’avait pressé de se lever et ils sortirent précipitamment du Magicien intrépide. Phoenix suspectait que cette taverne constituait un des objectifs de la force inconnue qui arrachait tant de protestations aux habitants du quartier.
    Problème : il ne savait pas où aller. Tout ce qu’il désirait, c’était mettre le plus de distance entre eux et le bruit croissant dans lequel il décelait des tintements d’acier. Des combats avaient éclaté un peu partout, mais leur brièveté dénotait sans conteste une attaque éclair sur des cibles précises. Phoenix ne tentait pas à se trouver près d’une d’entre elles au moment de son assaut. Messie gémissait toujours dans son dos, à moitié endormi, à moitié mort de peur par l’agitation qui régnait tout autour. Les hères couraient dans toutes les directions, sans trop savoir où se trouvaient les points chauds, et Phoenix ne sut bientôt plus où donner de la tête. Il décida d’avancer tête baissée, au hasard, en comptant sur son instinct ne pas tomber sur les mystérieux agresseurs du quartier.
    Las, celui-ci n’était plus tout à fait aussi fiable qu’en dehors de la capitale, et comme la clameur et la nervosité avaient fini par gagner l’ensemble du quartier, le brouhaha ambiant l’empêchait de repérer les sons les plus menaçants, de telle sorte qu’il n’avait plus aucun indice pour l’éclairer sur la direction à prendre – et celle à ne pas prendre. Il était déjà bien assez difficile de se frayer un chemin dans la foule enfiévrée.
    Soudain, un cri plus perçant que les autres jaillit dans l’air, un cri répété et amplifié sans cesse. Par réflexe plus que par réelle volonté, Phoenix se dirigea vers sa source tout en essayant de comprendre ce qu’il disait. Une réelle ferveur se mit à l’imprégner, une conviction si belle et si stupide qu’elle attira la bête humaine comme un aimant. Il ne se rendit pas compte que les gens à l’entour convergeaient tous vers ce même point en poussant le même cri, et ce n’est qu’inconsciemment qu’il comprit qu’il s’agissait d’un nom.
« L’Etoile ! L’Etoile ! » clamaient, chantaient les pauvres ! Messie lui-même entamait cette litanie crédule, et ne fut qu’au moment où Phoenix s’apprêtait à son tour à l’entonner qu’il réalisa enfin son erreur. Il eut beau tenter de rebrousser chemin, les traits tirés de dégoûts par cette adoration crasse, la foule le serrait de trop près pour cela, le comprimait tant qu’il ne pouvait même pas dégainer son estramaçon pour éclaircir les environs. Il soupçonnait qu’il aurait pu les découper en pièces sans qu’ils ne réagissent tant ils étaient captivés par leur propre foi. « L’Etoile ! L’Etoile ! »
    Ils l’entraînèrent ainsi sur plusieurs centaines de mètres, à travers les rues les plus larges, sans jamais lui laisser le moindre pouce d’espace pour se dégager. Messie, collé à lui, braillait sans discontinuer, complètement happé par le pieux climat qui baignait le Palace des pauvres – lui qui envisageait de devenir un dieu acclamait un parfait inconnu ! Ecœuré et résigné, Phoenix entendit les bruits de combat se rapprocher peu à peu, mêlés de plusieurs explosions assourdissantes qui ne sapaient aucunement la ferveur de la foule. « L’Etoile ! L’Etoile ! »
    Ils étaient tout proches, maintenant. Aux hurlements fanatiques de la foule se joignaient à présent les cris des combattants – et des mourants. Le mouvement de masse ralentit, puis s’arrêta, tandis que les gosiers continuaient de chanter à l’unisson. Une énorme pression venant de la queue de la procession poussa Phoenix en avant, de plus en plus près de la lisière humaine, et il eut à peine le temps d’attraper fermement Messie que l’homme acclamé par tout un quartier lui apparut entre les têtes.
    L’Etoile était un homme de taille moyenne, à la carrure athlétique, à la silhouette élancée. De dos, on ne voyait guère de lui que ses cheveux blonds et mi-longs qui, malgré leur clarté, contrastaient avec sa peau pâle, quasiment blafarde – le signe d’une maladie de l’âme ou d’une transfiguration, au goût du public. Il se tenait droit, presqu’élégamment, une fragile rapière dans sa senestre, une épée large et plus lourde dans sa dextre, toutes les deux dégoulinantes de sang. Autour de lui, moult cadavres, dont nombre d’hères, mais également trois vêtus de façon similaire à ceux que Phoenix avait aperçus sur la route de la capitale. Trois Gardes sombres avait péri de la lame de cet homme ! Même si Phoenix ne connaissait pas la véritable valeur de ces guerriers d’élite, il ressentit un élan d’admiration pour cette Etoile dont la foule scandait le nom sans répit.
    En face de lui, plus loin sur la route, un autre groupe de Gardes sombres s’avançait, prêts à en découdre à leur tour. L’Etoile les regardait s’approcher sans bouger ni trembler, les muscles détendus, les doigts relâchés. Nonchalant. Phoenix, alléché par l’odeur du sang, ne songea dès lors plus à partir. La langue pendante, il attendait que coule le flot carmin.
    Tout à coup, le groupe de Gardes s’arrêta. Les yeux perçants de Phoenix le transpercèrent et allèrent se poser sur ceux qui rappliquaient derrière, quatre nouveaux guerriers en uniforme. Bientôt, trois d’entre eux vinrent se placer aux côtés des premiers, sans faire mine d’attaquer l’Etoile. Alors, au cantique entonné par la population du quartier ouest répliqua un unique cri des six hommes, plus grave et plus profond que celui de la foule. « K’Thraus ! » Et ce fut dans un silence de cathédrale que le légendaire capitaine de la Garde sombre apparut sous les yeux d’une foule abasourdie, rendue muette par ce seul nom. Lui aussi brandissait deux armes, deux lames aussi fines que noires, au pommeau argenté. Les turquoises de ses yeux étincelaient d’une lueur dangereuse – et plus encore. Instinctivement, toute la foule fit un pas en arrière, Phoenix compris.
    Seul l’Etoile ne recula pas. Elle se contenta d’observer K’Thraus avancer à pas lents, s’immobiliser à dix pas de lui. Ils se jaugèrent pendant une interminable minute, puis l’Etoile parla d’une voix tranquille.
« Viens-tu défier un général de la dame, capitaine ?
    Le ton était rêveur, comme si le blond guerrier ne s’intéressait pas vraiment à la réponse, comme si cela n’avait aucune importance. Il semblait planer au-dessus du monde. Phoenix songea qu’il portait bien son surnom. Rien à voir avec la voix redoutablement tranchante – si concrète – qui lui répondit.
-    Un général ? Je ne vois là qu’un étendard.
-    Je suis un idéal.
Toujours ce ton détaché, aérien, auquel répliqua la dure réalité.
-    Je ferai chuter l’un et l’autre.
-    Essayons ! »
Et l’Etoile embrasa la nuit. Sous les yeux éblouis de Phoenix, il voltigeait autour de K’Thraus, cherchait la faille de sa rapière plus vive que la vipère, parait les coups de sa robuste épée. Il maniait ses lames avec une précision rare, esquivait avec souplesse les assauts méfiants du capitaine, tout en restant constamment sur l’offensive. Phoenix estima qu’un tel niveau lui serait à jamais inaccessible et s’apprêta à admirer un extraordinaire duel.
    En effet, il ne se rendit d’abord pas compte que K’Thraus se contentait de décortiquer attentivement le style de combat de son adversaire, de percer ses passes et ses feintes. Ses seules contre-attaques consistaient en des coups prudents pour tester la défense de l’Etoile. Et si la danse du guerrier blond impressionnait particulièrement Phoenix, il finit par vouer une admiration particulière à la stabilité de K’Thraus, qui semblait rester dans un cercle minuscule depuis le début du combat, une barrière infranchissable par l’Etoile bondissante.
    Tout le déséquilibre du duel apparut à Phoenix à l’instant même où K’Thraus, sa dissection achevée, décida d’en finir. Il refusa de demeurer plus longtemps en ce lieu, à proximité de combattants à des lieues de son propre – pitoyable, il le comprenait à présent – niveau ; profitant de la stupeur de la foule, il jaillit par le devant, à quelques mètres seulement de l’endroit où se déroulait le combat, et, tirant vigoureusement sur un Messie pétrifié, se précipita dans la plus proche ruelle transversale en bousculant les statues de chair qui s’y trouvaient pour mettre le plus de distance entre lui et les Gardes sombres. Il eut simplement le temps d’entendre le son de l’acier frappant le sol et la foule se mouvoir au cri de « Protégez l’Etoile ! » avant de s’éclipser, devinant que dans quelques minutes désormais, la rue où s’agglutinaient les pauvres baignerait dans leur sang. Il prolongea sa course plus d’une heure durant.
    Se dirigeant, sans le savoir, vers le quartier nobiliaire.

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