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Paisiblement, elle dormait encore quand il se réveilla. Par un rythme qui marquait le repos, le visage pâle d'Ophélia se soulevait délicatement, des pommettes jusqu'au front amplement noyé sous les mèches blondes. Agratius retira d'une main les gouttes de rosée qui s'étaient déposées pendant la nuit le long de son bras. En un geste protecteur il rembourra la couverture de paille autour de son buste, même si l'air n'était pas si frais et la paille n'était pas si chaude. Puis le garçon s'écarta en s'efforçant de ne pas laisser bruisser les fétus délicats dont ils avaient fait leur duvet nocturne.
La propriété des hauts murs dans laquelle ils s'étaient réfugiés pour leur première nuit de cavale n'aurait été qu'une halte méridienne si le robot V avait été du voyage. Mais les malheureux aléas de la nuit précédente avaient contraint Agratius et Ophélia à opter pour la marche, et il aurait été bien trop dangereux de poursuivre au-delà de la vaste propriété attendue sur le parcours. Toutefois le choix était bien tempéré et suffisamment judicieux, dépourvu de dangers sans doute tant la hauteur des murs devait éviter les mauvaises rencontres – tandis qu'Agratius n'avait pas tardé à repérer la faille dans la forteresse abandonnée, la porte d'entrée magique qui allait leur permettre d'y passer la nuit.
Ce lieu était visible depuis l'orphelinat – plus précisément depuis la hauteur des ruines de béton où les adultes les emmenaient pour les grands jeux d'orientation – et mentionné sur la carte qu'Agratius avait pu dérober aux adultes au hasard d'une nuit de beuverie, une carte un peu ancienne mais les campagnes n'avaient que peu changées, elle serait, à n'en pas douter, une alliée indispensable. Plus loin encore au bout du chemin à peine esquissé d'un fil noir sur le papier jaune se dressaient les frontières de « la Cité », certainement là le centre du monde des adultes, l'ultime but à atteindre pour dans un premier temps mesurer l'étendue des possibilités laissées à Agratius et Ophélia. Quant à la propriété, son nom, programmatique et mystérieux, était « le Manoir aux Merveilles ». De face Agratius n'y voyait que des ruines fumantes par-dessus le brouillard.
Il marchait sur la poussière de sable de ce qui avait dû être une vaste cour du temps, très lointain, où les lieux étaient habités. En fronçant les yeux, on lisait instinctivement les signes du passage du temps. Là où ils avaient dormi se reposaient la nuit des animaux à l'odeur musquée et exotique. De plain pied et garnies de fenêtres sales se laissaient mourir les traces d'un logement. Le grand bâtiment, le plus vaste, le plus impressionnant aussi par l'absence totale d'ouvertures sinon l'entrée à taille de géant, s'affolait toujours de décorations anciennes, de vieilles moulures de plâtre à deux sous qui représentaient en bas-relief des scènes bouffonnes des jeux d'adresse et de tir, de gargouilles masquées et de déguisements grotesques empêtrés dans des danses de Pierrot et d'Arlequin maladroits de leurs gestes et de leur défilé – à moins que ce ne fut l'artiste à qui ait manqué le sens du mouvement et la science de sa décomposition. L'ensemble invitait pourtant, sinon à la curiosité du moins à une perplexité amusée s'il n'y avait pas eu ces grincements secs dont l'écho, venu de la noirceur de l'entrée des lieux, arriva jusqu'à Agratius.
Il fallut s'habituer un temps à l'obscurité avant de pénétrer vraiment le bâtiment, légèrement abaissé derrière une volée de marches. D'après l'odeur persistante d'essence imprégnée dans les murs, on avait dû y installer, à la modernité, un éclairage au pétrole. Mais le liquide s'était échappé des torches et ne laissait que cette odeur fossile, rance, qui fit un instant hésiter Agratius. Il dût s'improviser une torche avec un large bâton et une pierre à feu pour y voir clair, car malgré le haut soleil au dehors, tout ici était sombre. La seule lumière parvenait par des fissures ; elle éclairait de-ci de-là des tuyauteries et des engrenages, des vitrines salies de poussière et des cuivreries gravées à vif.
Peu à peu, comme la lumière venait, se réverbérait sur la surface, et revenait encore avec plus d'éclats moirés et rougis par le cuivre omniprésent, d'énormes machines mortes, échouées à même le sol, se révélèrent aux yeux raisonnablement curieux d'Agratius. Certaines avaient d'imposantes garnitures de rails entremêlés les uns dans les autres, interpénétrés en de trop complexes labyrinthes. D'autres étaient garnies de grosses bonbonnes de cuivre, comme des bubons éclatant de temps à autre le long de surfaces vitreuses, opaques et sales. Et puis il y avait ces armatures, de l'acier sans doute, qui dessinaient des monstres argentés gueule ouverte. On aurait dit des animaux que ces machines, pensa Agratius dans un surprenant écart de son esprit rationnel. Que lui disaient-elles du monde des adultes, s'interrogea-t-il à tâtons ?
Sa main, derrière une plaque froide d'acier calée au mur, atteignit un interrupteur, et l'actionna.

Le cliquètement synthétique au-dessus de sa tête le fit sursauter en même temps que les lumières, en apparitions simultanées, s'embrasèrent de projecteurs aux coloris variées, du jaune le plus intense au bleu pâle des rayons lunaires, le tout dans un même espace inondé dont les multiples échardes géantes de métal, de l'acier des rails au cuivre des bassins, en passant par le vieux bronze écaillé de grands chariots, se moiraient pour des couleurs nouvelles, impropres, impures, se dit Agratius, écœurantes dans leur mélange. Alors après la surprise il entendit un bruit puissant, d'abord strident comme le piston d'une turbine, puis ronflant avec difficulté mais régularité. L'odeur qui envahit bientôt tout l'espace était celle de la vapeur en éveil, au sortir de blocs de charbon anciens, très anciens, mais prêts à produire l'énergie nécessaire à la renaissance de tous les monstres mécaniques. Par-là des bras articulés bougeaient en soulevant leurs pinces bloquées en fermeture ; par-ci les roues en chenilles se mettaient à tourner dans le vide ou dans la poussière, ou dans la boue qui s'était accumulé pendant des années ; et là encore des pattes pédalaient sans grâce au-dessus d'une scène de planches rompues. Le réveil des machines était celui de vieux crabes échoués, de tortues blessées et agonisantes, de méduses bulbeuses d'où jaillissaient une curieuse écume à la fois bouillante et puante. Agratius observa cette ménagerie qui ne reproduisaient plus, dans le vide, que des gestes sans sens, les seuls connus par d'énormes animaux à la merci du temps. Il pensa recouvrer son calme quand le rebord d'un chariot le frappa en arrière, le projetant à l'intérieur du véhicule soudainement revigoré. Il entendit le bruit des roues sur les rails, puis la pénétration du noir, profond.
Dans le parcours inattendu qu'il appréhendait désormais, la peur dépassée par une résolution intériorisée et sensiblement agacée du temps perdu, Agratius vit jaillir des mannequins sans habits, des têtes de diablotins bloquées dans leur boîte, des squelettes de fantômes qui, par un système complexe de tuyauterie à chaufferie intégrée, soufflaient un vent glacé sur les épaules du garçon. Les lumières intermittentes du bâtiment, ces lucioles folles qu'il avait lui-même attirées, pénétraient par moments stroboscopiques dans le long tunnel qu'il traversait, à califourchon dans son chariot, égayé et pourtant ne déviant jamais des rails tracés depuis longtemps. Il y eut une longue descente, une remontée tout aussi brusque, puis d'un coup le silence.
Les lumières s'étaient éteintes, Agratius ralluma sa torche. Il ne lui fût pas difficile de réaliser qu'il se trouvait en surplomb, sur l'étage supérieur du bâtiment qu'il avait entraperçu lors de l’affolement général. Tout s'était tu maintenant dans un semblable élan d'épuisement vaporeux qui laissait peu de doutes. Dans la machinerie gigantesque délabrée contenue entière dans le bâtiment restait une étincelle d'énergie ou un résidu de carburant non encore consommé, et l'action involontaire d'Agratius l'avait ranimé l'espace de précisément dix secondes. Le garçon disposa quatre torches de même calibre dans quatre solides emplacements afin d'avoir les mains libres. La lumière, désormais domptée, lui dévoila sous ses pieds la gigantesque coulisse d'une attraction foraine, ainsi que les loges du train fantôme qu'il venait d'emprunter, mais il ne sut qu'en faire, d'abord, et s'imagina avoir pénétré dans une ancienne usine, même si les peintures écarlates le long des corniches aux symboles ésotériques, les voiles mités pendant du plafond et tombant au hasard, ainsi que les innombrables cordages de géant marionnettiste cadraient mal avec l'image qu'il avait des industrieuses entreprises des adultes au travail. Et que signifiait bien, se demanda-t-il, l'immense tête sculptée en bois dont le sourire forcé peint en blanc composait un nouveau masque dans la ribambelle de costumes autour de la scène ? A ses pieds parvint un prospectus poussiéreux sur lequel paradait un porteur de haut-de-forme.
« Monsieur Saturne vous convie au Manoir des Merveilles ! De l'amusement pour les petits et les grands ! »
Agratius gronda.
Il maudit sa naïveté. Le lieu n'était rien d'autre qu'une autre antichambre du plaisir et des illusions, de celles que leur réservaient les adultes dans l'orphelinat à grands coups de clowns pathétiques qui faisaient rire aux éclats les enfants limités. Ainsi les adultes aussi étaient conviés dans de tels lieux d'errance qui laissaient peu de place à l'intellect et tant à l'oisiveté... Certes l'état général des lieux, le délabrement total des attractions et l'abandon de la propriété était un signe positif, accorda-t-il : ils montraient au moins que les adultes avaient tourné le dos à de telles folies pour se recentrer, dans l'enceinte des cités, à de plus utiles activités. A en croire la masse de poussière accumulée le lieu n'avait pas servi depuis au bas mot une cinquantaine d'années, un siècle peut-être, quoique ce fût un maximum au vu des technologies utilisées pour faire fonctionner les attractions. Il en prit acte, se rassura, souffla un moment les yeux fermés. Il était à présent temps de retrouver Ophélia et de poursuivre leur cheminement, donc idéalement trouver une sortie qui lui évite l'effort de remonter en sens inverse la piste du train fantôme. Regardant autour de lui il avisa un paroi de verre, très sale, qu'il se mit à frotter. Après quelques minutes d'effort le soleil harmonieux du dehors perçait. C'était bien une fenêtre miraculeuse qu'il ouvrit sur la cour ; donnant sur une corniche une simple meurtrière, mais suffisante pour laisser passer son corps de petit garçon.
De là il put embrasser une vue à des kilomètres, les hauts murs – qui n'étaient plus si hauts en contrebas – des bosquets d'arbres, et, cachée à l'horizon derrière un brouillard matinal, la cité qu'il rêvait d'atteindre. Alors le but n'était pas si loin, conclut Agratius, qui resta de longues heures à tenter de déchiffrer les formes et les fonctions des bâtiments aux contours qu'ils perçaient au milieu du brouillard.
Comme son regard se portait maintenant sur la longue ligne défensive des hauts murs qui cerclaient la propriété et la vue, une certaine inquiétude le gagna. De la fissure par laquelle ils étaient eux-mêmes entrés venaient un groupe d'adultes mêlés d'enfants. Depuis la tourelle, englobante mais finalement bien trop lointaine, il pouvait à peine voir les visages et suivre des déplacements de fourmis. Il envisagea plusieurs explications. Il était possible qu'un groupe en fuite de l'orphelinat les ait suivi, voire les ait traqué comme il traquait tous les enfants éparpillés désormais dans la nature. Il était également possible que la propriété en apparence endormie servent de repère à quelques marginaux encore attachés à la vie d'avant l'abolition des campagnes. Il se pouvait finalement, trembla-t-il, que le Manoir aux Merveilles ait engendré des créatures de chair encore plus abjectes que leurs frères de métal.
Quoi qu'il en fût, il fallait immédiatement réveiller Ophélia.

Dans l'étable Ophélia dormait, la chevelure mêlée au foin et les mains serrant des brins de paille sèche anciens comme millénaires, comme inscrits dans le temps même d'un lieu déserté d'où pourrait partir le renouveau, pourrait si l'on y prenait garde. Ophélia dormait en silence, car le silence est sa règle d'or, sa matrice, la force même qui ne luit que dans ses yeux terribles là où sa bouche ne peut que se taire pour laisser parler, plus délicats, des gestes, des regards, des présences. Ophélia recroquevillée dans l'étable entourée de chaleur et de vide tout à la fois. Ne brille-t-elle pas pour ceux qui savent la voir ? Ne la voyez-vous pas briller dans sa couche ?
Face à la petite muette une silhouette d'enfant tout juste entrée dans l'étable abandonnée, simplement une silhouette masquant la lumière. L'odeur et le bruit de sa respiration rauque parvenus jusqu'à Ophélia la réveillèrent. La silhouette ne bougea pas, comme arrêtée dans le moindre de ses mouvements, dans le moindre de ses cris, par la sortie du temps provoquée irréelle par le lever de la poupée qui a penché la tête, un peu sur le côté pour lancer un regard de biais à son visiteur. La robe d'Ophélia qui a dormi dans la paille était entièrement blanche.
« Et les gars ! V'nez voir ça ! »
Ophélia ne bougeait pas à son tour, laissant la silhouette s'agiter et crier par une voix profondément aiguë et assurément incertaine dans son intention, prise entre la peur et l'excitation. Quiconque pose pour la première fois ses yeux sur Ophélia est saisi par le sentiment malaisé de ne pas savoir quoi faire, ni quoi penser, et d'être pourtant persuadé que toutes ses croyances pourraient être remises en question par l'irruption de l'inattendu sous la forme de ce spectre de porcelaine.
« V'nez voir ! Dépêchez-vous avant qu'ess'sauve ! Dépêchez-vous, j'vous dis ! »
Ophélia entendit le pas d'Agratius dans son dos. Il remua un peu la paille, saisit un bâton qu'il ne brandit pas mais garda à la ceinture pour n'en être que plus assuré dans ses menaces.
« Elle ne se sauvera pas. Nous ne sommes pas des fuyards, Ophélia et moi. »
La silhouette sursauta, cette fois, et s'apprêta à partir de l'étable. Elle avait peur des enfants, de leur assurance. En se reculant la silhouette était entrée dans la lumière d'un vasistas. Ce n'était ni un adulte ni un enfant : c'était un nain. Son crâne long et difforme faisait à lui seul la moitié de son corps tout entier, et les traits de son visage dessinaient des rides à des endroits abscons. Il chuta en voulant se retourner sur ses petites pattes. Le plus étrange encore était son habit aux couleurs pastels, et l'énorme collerette de dentelle enserrant son cou et l'encombrant.
« V'nez vite j'vous dis ! Y sont deux maintenant ! J'fais quoi ? »
« Qu'est-ce qui sont deux, Lucius ? »
Un deuxième nain mais légèrement plus grand – on aurait pu le confondre avec un homme de petite taille – était entré dans l'étable et s'était arrêté net en apercevant les deux enfants incongrus. Lui était plus méfiant, et sa barbe énorme lui rendait un peu d'humanité, de même que son haut-de-forme le grandissait sans l'aplatir. Tous deux se déplaçaient d'une ombre à l'autre, et tantôt leurs ombres dépassaient en hauteur les poutres maîtresses du grand hangar, et ils étaient des géants transfigurés au crâne ample et aux membres minuscules ; tantôt les sources de lumière doublaient et ils n'étaient alors plus qu'un, entre le chapeau et la collerette à vision d'enfant. Agratius croyait voir les fils d'araignée de discrets marionnettistes perchés sur le haut de la mezzanine, dans les tas de paille. Mais il n'y avait que deux caricature d'adultes.
« Je m'appelle Agratius, et voici Ophélia. Nous sommes en route pour la cité. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous y emmener avec le moyen de transport qui est le vôtre. »
Le nain à haut-de-forme se mit à rire grossièrement et à taper dans le dos de son camarade à collerette ; il tira de sa poche un cigare aussi épais que son pouce pour l'enfourner aussitôt dans sa bouche, et l'allumer. Saturne et Lucius discutaient, ce dernier lançant parfois vers Ophélia des regards effrayés. A eux vint se joindre une créature poilue en salopette et aux yeux d'homme. Le conciliabule dura. Agratius restait stoïque. Il échafaudait déjà un plan de fuite, ayant aperçu à l'autre bout de l'étable un trou dans le mur d'où ils pourraient s'enfuir. Mais il n'aimait pas la fuite, et il voulait comprendre. C'était leur prermier contact avec le monde extérieur : il ne s'agissait pas de le bâcler, tout incohérents que soient leurs inventeurs. Était-ce cela qu'on leur cachait à l'orphelinat : la difformité congénitale de tous les autres adultes qui vivait dans les villes ? Cet état fantastique était-il le stade atteint par quiconque entrait dans l'âge adulte ? Cette solution s'accordait avec l'autre hypothèse d'Agratius selon laquelle les héros des illustrés adulés par les petits poiriers n'étaient que des fictions idéalisées... Mais elle s'infirmait avec l'observation des adultes qui les gardaient à l'orphelinat, dont seulement quelques uns étaient difformes.
« Si vous ne voulez pas nous aider, nous devons y aller. La cité est encore loin et notre chemin est long. »
Mais la créature poilue, dont Agratius s'étonna de voir des formes rebondies de femme sous la toile de la salopette, leur barrait le passage. La situation s'éclairait pour Agratius pour qui se confirmait l'imminence d'un danger, à attendre Ophélia.
Saturne parla en tirant sur son cigare.
« J'ai entendu dire que le directeur du grand théâtre mécanique cherche des enfants pour les transformer en robots vivants. Il les achète trente écus à l'unité. Quarante pour les petites filles, parce qu'il en raffole. »
« Le grand théâtre mécanique d'Aries ? »
« Tu connais d'autres théâtres mécaniques dans la région, Lucius ? Non, alors tais-toi. Moi je dis qu'on les récupère et qu'on lui vend. C'est sur notre chemin, en plus. »
Agratius tremblait un peu. Il lorgnait de plus en plus vers l'ouverture dans les murs. Ils leur suffiraient de pousser la paille et de s'échapper. Puis les cachettes seraient nombreuses dans la propriété des hauts murs. Il calcula mentalement la quantité d'efforts à fournir en fonction de la distance et de la capacité physique d'Ophélia sur une courte surface, évalua la rapidité de la créature poilue (car les deux nains ne devaient guère pouvoir courir) dont l'embonpoint, léger mais réel, supposait une ambulation ralentie, quoique la longueur de ses jambes lui faisaient faire un pas là où Ophélia en parcourait dix. Il pensa un instant lancer le bâton sur leur seule poursuivante potentielle pour la ralentir encore, ne serait-ce que quelques précieuses secondes, d'un coup correctement appliquée à l'intersection du tibia et du fémur. Si lui prenait le temps de ce lancer, Ophélia pouvait s'enfuir, et lui qui courrait plus vite la rattraperait ensuite en assurant les arrières. Soudain la main d'Ophélia, chaude et légère, toucha la sienne. La fuite n'était pas la solution. La solution était l'attente et l'acceptation volontaire du kidnapping comme moyen de s'introduire dans le monde des adultes par la première porte que le destin présente, et lui faire confiance pour les mener sur le bon chemin. La solution n'était pas la fuite car la fuite ne faisait que retarder le moment de la révélation en plus de forcer à la lâcheté. D'ailleurs Lucius ne pouvait plus détacher son regard de celui d'Ophélia. Agratius éloigna sa main du bâton.
« Qu'est-ce que tu en penses Rosa ? »
La créature poilue avait la voix de femme sous sa fourrure, et son nom laissait peu de doutes sur son sexe.
« Tu as raison Saturne. Tu as complètement raison. C'est ce qu'il faut faire. C'est complètement ce qu'il faut faire. »
Elle devait s'accroupir pour leur parler et s'appuyait sur les épaules de Saturne pour conserver un équilibre instable.
« Alors puisque nous sommes tous les trois d'accord... »
Saturne cria un nom. D'un coup, comme s'il s'était caché pendant toute la discussion derrière un bosquet, ou une porte, ou une des machines mortes, un vrai géant surgit.
« Linus. Attrape-les. On les embarque avec nous. »
Il était trop massif pour entrer dans l'étable. Mais ses bras s'enfoncèrent dans la porte et se refermèrent sur les cols des deux enfants.

Agratius pesta un peu en sentant les brinquebalements de la carriole secouer son petit corps trop fragiles. Des échardes s'étaient enfoncées dans sa peau et ce n'était pas tant la douleur que l'agacement de la démangeaison qui le mettait en rage. Il s'interrogea sur la qualité de sa situation. Les premiers adultes que le destin avait mis sur leur route n'étaient pas exactement les modèles de savoir et de sagesse attendus par Agratius. Le calme d'Ophélia, pourtant, signifiait que tout allait bien. Etendue sur le bois dur, non sans une grâce qui détonnait avec l'empilement hétéroclite qui composait l'intérieur de la carriole des forains, elle dormait sans sembler se soucier des aléas du monde extérieur. Au-dessus d'elle était penché un chimpanzé qui roulait des orbites en l'observant, en frôlant par chacun de ses longs doigts les contours adorables de la petite fille, enrobés dans une fine dentelle qui était restée parfaitement intacte depuis leur départ de l'orphelinat. Le singe mimait des gestes humains de protection et d'intérêt ; il se déplaçait avec précaution pour ne pas la réveiller, pour la garder intacte, comme si de son seul toucher il aurait corrompu la jolie Ophélia.
Les autres habitants de l'étrange cirque dont Agratius et Ophélia étaient les invités contraints appelaient le chimpanzé « professeur Sapiens ». Ils se comportaient avec lui comme avec un véritable humain. Avec l'immense Linus, il gardait les deux enfants entravés et baillonnés. Agratius n'était pas parvenu à leur expliquer que ce n'était pas la peine d'utiliser de tels procédés, qu'ils n'avaient pas l'intention de fuir mais bien plutôt de se servir des forains comme moyen de transport provisoire dans l'attente d'une meilleure occasion de déplacement. Saturne avait insisté. Enchaîner les deux enfants, séparément pour éviter qu'ils ne communiquent, et les bâillonner pour éviter qu'ils ne se mettent à crier. Ne retirer leur bâillon que pour les nourrir, une fois par jour, car, avait-il dit en tirant sur son cigare, les marchandises de valeur doivent être traitées avec soin – tant qu'elles se tiennent tranquilles. Le mystérieux professeur Sapiens s'était chargé de la besogne de nouer les cordes autour des poignets et des chevilles. Le géant Linus l'avait regardé dans un mélange de fascination et d'apathie hypnotique avant d'éructer improprement, soulevant les cris du chimpanzé faiseur de nœuds. A cet instant la face barbue et sournoisement joviale de Saturne était apparue.
« Si vous réussissez à vous sortir de ces noeuds, les chiards, je vous engage tout de suite et je prends ma retraite ! Ce cher professeur Sapiens n'a pas son pareil pour faire et défaire des nœuds ! Entre autres qualités... »
« Un nœud d'accroche en demi-clefs à cappeler s'est avéré être le choix plus adéquat, monsieur. »
Il n'échappa pas à Agratius que le singe avait parlé. Mais son attention fut vite détournée vers le constat qui s'imposait autour de ses poignées, que, si le noeud imaginé par le professeur Sapiens n'était pas très serré, il était fourbe, et menaçait à chaque poussée de se restreindre encore. Alors il fallait rester tranquille. Ophélia l'avait immédiatement compris, naturellement, et Agratius se satisfit de ne rien avoir à lui expliquer. Elle s'endormit presque aussitôt. Linus s'attendrit. Et le professeur Sapiens revint pour prendre son tour de garde ou, bien plutôt, pour étudier la découverte que ses patrons avaient faite dans leur ancien parc d'attraction. Dans quelques jours, ils auront atteint Aries et le théâtre mécanique, avait expliqué Saturne entre deux mâchonnements de cigare. En ce lieu sordide les orphelins allaient leur rapporter bien plus qu'une année entière de tournée. Surtout par ces temps, avait-il ajouté. Agratius s'avoua péniblement à lui-même ne pas tout comprendre des insinuations de Saturne, mais sut en se tournant vers Ophélia qui déjà se concentraient qu'il n'allait pas tarder à deviner les secrets que dissimulaient les forains.
Ils s’arrêtèrent dans deux villes durant la première journée. Agratius entendait simplement les rires de la foule, peu compacte et ironiquement enthousiaste, et les annonces de Saturne pour  « la princesse cannibale des contrées sauvages », « l'incroyable professeur Sapiens et ses multiples talents » et « Linus l'homme le plus fort du monde connu ». Il y avait peu d'applaudissements, il y avait parfois des sifflets quand Rosa entrait sur la scène, entièrement nue si on exceptait le fait que sa fourrure la recouvrait des pieds à la tête  ; surtout, il y avait surtout des emballements bruts quand le professeur Sapiens déroulait son numéro, mêlant les cris simiesques à de curieuses paroles mi-humaines mi-savantes. Alors, d'un coup, Lucius et Linus s'affairaient précipitamment autour d'Agratius et Ophélia pour mettre de l'ordre pendant que Saturne saluait en hâte le public incrédule et déçu de ne pouvoir huer plus longtemps le spectacle.
Un matin la carriole se mit en branle très tôt, et très tôt se trouva bloquée sur une piste de boue aux ornières fatiguées qui enferrèrent rapidement les roues de bois dans une gangue argileuse presque solidifiée. On appela Linus en renfort. Seul dans la carriole resta, avec les enfants, le curieux professeur Sapiens. Ophélia s'était réveillée par les chocs ce matin-là, et elle fixait le singe avec une intensité qu'Agratius n'avait jamais vu chez elle. Et puis il lut en elle et comprit la raison des départs précipités.
Le professeur Sapiens avait été accueilli par la troupe onze années auparavant en tant que singe savant. Car le professeur Sapiens parlait à la perfection le langage des humains, même avec une pointe d'érudition et de pédanterie aristocratique, bien qu'économisant son don pour les représentations face au public et les cas d'extrêmes urgences. Au début, les affaires marchaient bien pour Saturne et sa petite famille, de traversée de ville en ville, de foire en foire, sur des places égayées de marchands et d'autres colporteurs. Ils menaient une vie de bohème depuis que l'abolition des campagnes avait rendu inutilisable le parc d'attractions familial dirigée en son âge d'or par Saturne senior, mais qui ne servait plus que de résidence passagère à la troupe désormais ambulante. Pourtant cette vie, à la fois spartiate et mobile, leur convenait sagement. Ils jouaient devant des parterres bigarrés de grandes dames aristocratiques aux larrons plébéiens, en passant par des marchands intrigués qui, de temps à autre, leur proposaient, moyennant d'intéressants revenus, de séjourner un temps dans leur villa particulière pour y exercer leur invention – les séjours ne duraient pas, car le caractère volatile de Saturne était peu compatible avec la sédentarisation et l'inertie, mais aussi parce que l'étrangeté exotique de Rosa, qui était sa femme, attirait bien d'indécentes et perverses convoitises qui le rendaient fou de jalousie ; en revanche les séjours rapportaient de fortes sommes d'argent et permettaient à la troupe de vivre confortablement, revenue enfin se reposer dans les ruines de leur prestigieux passé. A ces temps, aux temps du « grand professeur Sapiens, le singe le plus intelligent du monde capable de réciter sans erreur les noms de l'ensemble des os du corps humain ou d'énumérer mieux que n'importe quel astrologue les étoiles du ciel », ils possédaient cinq carrioles, plusieurs animaux sauvages ramenés des colonies ultramarines, un escamoteur dont la tendance à l'ivresse faisait un bon camarade, un couple de siamois acrobates et un chapiteau gigantesque qu'ils montaient pour étaler la prestance de leurs numéros, autant de richesses débordantes qu'ils perdirent de saison en saison à mesure que s'accumulaient les déboires, et les dettes : il y eut d'abord la désertion définitive des habitants des petites villes pour les grandes cités qui réduisit considérablement leur champ d'action, la Firme ayant progressivement décrété que tout divertissement dans les grandes cités devait faire l'objet d'une demande expresse et d'une certification gouvernementale que Saturne ne put jamais obtenir, à cause de son mauvais caractère, à moins que ce ne fut, comme le soupçonnait le professeur Sapiens, parce que leur petite troupe était jugée trop archaïque, bien trop archaïque face aux nouveaux spectacles imaginés par des savants payés par les grandes entreprises de divertissement du ministère de l'Imaginaire, les théâtres mécaniques où des robots téléguidés réalisaient des tours que même le plus doué des singes serait incapable de produire, et les palais des ombres où s'émerveillaient des centaines de spectateurs devant des apparitions mirifiques, cosmiques, de palais enchantés et de royaumes stellaires brandis derrière des voiles interchangeables, sans compter les conteurs portatifs – avec casque intégré – vendus à prix d'or aux plus riches (ou aux plus chanceux) des citoyens pour leur permettre d'écouter des récits sensationnels à tout moment de la journée. Et il ne fallait pas oublier les engins de simulation de plus en plus perfectionnés, qui déployaient une variété de plaisirs à des années-lumières des pauvres tours de magie de la troupe de Saturne et Rosa : simulation de cuisine, simulation de travaux des champs, simulation d'agent de l'ordre, simulation de travail à la chaîne en usine, simulation d'actes sexuels, où tout était permis pour l'illusion de tout avoir, de tout pouvoir ; les habitants des grandes cités, et en particulier les plus pauvres d'entre eux, dépensaient tout leur revenu pour y jouer, et le cirque de Saturne ne pouvait pas leur faire concurrence. L'escamoteur ayant un jour eut l'idée malheureuse de séduire Rosa et n'apparaître soudainement dans son lit sans pouvoir s'échapper à temps pour ne pas être vu, Saturne l'ébouillanta vivant dans la cour de la propriété des hauts murs ; la troupe commença à se décomposer, les siamois se suicidèrent par double pendaison aux rails du train fantôme un jour d'orage, la plupart des animaux sauvages s'enfuirent pour jouir d'une saine liberté dans des campagnes désertées par les hommes, et les arrêtés de la Firme, conformes à la politique de centralisation du loisir, rendirent de plus en complexe l'exercice du beau métier de saltimbanque. Enfin parût un décret qui confirma l'obsolescence d'une série de divertissements indécents pour la dignité humaine, trop peu profitables financièrement et mal maîtrisés par la Firme, dont les cirques ambulants faisaient partie, et fut promulgué leur interdiction pure et simple dans les grandes cités comme à l'extérieur puisqu'ils n'intéressaient plus personne – mais à l'extérieur, la milice ne prenait pas la peine de vérifier. Les quelques troupes courageuses qui résistaient étaient traquées en tant que contrebandiers, et les habitants les fuyaient généralement dans leur majorité (même si une minorité d'individus se risquaient encore, dans les villes les plus petites et les plus arriérées, à rire devant les clowns, les géants, les prestidigitateurs et les femmes à barbe d'un autre temps).
Quand il prit conscience de la masse d'informations qu'il venait de livrer à Ophélia, le professeur Sapiens poussa un cri strident et se gratta frénétiquement le haut du crâne. Ses yeux roulaient à toute vitesse, ses jambes tremblotaient, sa queue s'entortillait sur elle-même en spirale. Il fut pris d'une hésitation horrifique. Devait-il rester là pour surveiller les deux garnements qui venaient de forcer l'entrée de son esprit si élevé, ou devait-il avertir tout de suite monsieur Saturne qu'ils étaient trop dangereux et qu'il valait mieux les laisser là, à leur sort, au milieu des ornières d'argile ? La seconde solution l'emporta. Il s'échappa en hurlant par l'extrêmité de la carriole. Agratius jeta un coup d'oeil vers Ophélia. Il ne fallait pas bouger : le reste viendrait à temps, et à point.
De l'autre côté des planches discutaient Saturne et le professeur Sapiens.
« Qu'est-ce que vous nous voulez professeur ? Y a assez d'ennuis comme ça pour le moment pour que vous laissiez échapper nos prisonniers ! Alors filez les surveillez ! »
Le singe avait une voix à la fois aiguë et puissamment élaborée.
« Monsieur Saturne voyez-vous, il me semble, si je peux me permettre d'imposer mon jugement à votre bienveillance, qu'il ne fait aucun doute que ces enfants, aussi innocents qu'ils puissent paraître à travers leur apparence première (or les apparences, comme dit le proverbe, sont parfois – et dirais-je souvent – trompeuses) représentent un potentiel danger (mais la potentialité ne vaut-elle pas suspension du jugement, et donc refus de l'action ?) pour l'équilibre de notre petite troupe. Il serait, j'ose le dire tant mon sentiment né d'une observation précise est fort en la matière, peu avisé de les garder en notre compagnie. Mieux vaut être seul que mal accompagné, vous en conviendrez autant que j'en conviens. A bien des égards vos proies sont éminemment plus dangereuses que le chasseur que vous croyez être ! Je vous prie de croire mon intelligence, supérieure à toutes les vôtres additionnées quoiqu'en rien instance de décision car la sagesse ne peut se mêler de responsabilité si elle veut exercer la pleine liberté de pensée, ils sont bien dangereux ; plus dangereux que, mettons, pour vous donner une échelle de comparaison, notre cher Linus lorsque monte en lui la colère. »
« Qu'est-ce que c'est que ce charabia, professeur ? »
Le reste fut chuchoté. Alors Saturne, trônant au bord de la carriole, se plaça devant les deux enfants. Il alluma un cigare à la fumée épaisse. Son haut-de-forme était quelque peu déformé, et sa barbe en broussaille.
« Le professeur Sapiens me raconte que vous lisez dans les pensées. C'est vrai ? »
Agratius hocha la tête pour acquiescer. Saturne jeta son mégot par-dessus l'épaule, ronchonna, et arracha le bâillon d'Agratius avec la même force qu' s'il voulait lui tordre le cou.
« Allez-y, montrez-moi. Qu'est-ce que je pense, en ce moment ? »
Ophélia sourit et regarda Saturne de son air le plus doux. Agratius se leva habilement, plaça sa tête le plus haut possible pour que l'entende non seulement Saturne, mais aussi Lucius, Rosa et le professeur Sapiens assis silencieux derrière lui. Il cherchait son assemblée, racla sa gorge encombrée par sa propre salive et annonça :
« Monsieur Saturne, vous êtes en train d'imaginer un numéro pour votre cirque dont Ophélia et moi serions les principaux acteurs, et qui exploiterait du mieux possible notre aptitude à lire dans les esprits. Il y aurait une gradation, car la mise en scène est la base de tout numéro de cirque, la condition sine qua non pour créer l'illusion. D'abord nous lirions dans l'esprit l'un de l'autre, par un système de cartes à jouer présentées à Ophélia et énoncées par moi ; puis les membres du public recevraient chacun une carte, et j'énoncerai, les yeux bandés le dos tourné, alors qu'Ophélia se tiendrait face à eux, les cartes de chacun ; enfin nous dévoilerions des pensées encore plus intimes, en ménageant à la fois le suspens et le rire, en ridiculisant certains souffre-douleurs et en flattant les belles dames. »
Saturne toussa. Un brin de tabac encore incandescent avait dû mal passer et lui avait brûlé la trachée. Agratius continuait, comme Lucius s'était penché vers eux, et que même Linus avait passé la tête par l'ouverture de la carriole.
« Enfin, il vous vient même l'idée de nous maquiller de telle sorte que nous passions pour des jumeaux venus des confins de l'espace, car le gouvernement est en train de mener une importante campagne de propagande pour expliquer à la population l'existence des extraterrestres. Ce serait une façon habile de les prendre de vitesse, et d'assouvir, certes à votre échelle ridicule, une vengeance malgré tout suffisante pour vous satisfaire. »
Lucius était sur le point d'applaudir. Rosa marmonna dans sa barbe l'idée qu'Agratius bluffait, que ce n'était qu'un garnement avec des idées stupides, qu'il fallait le vendre au plus vite au théâtre mécanique. Contrairement à Agratius et Ophélia, elle n'avait pas la moindre idée des pensées de son mari. Celui-ci prit la parole en tirant de sa poche un autre cigare.
« Professeur, détachez-les »

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