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La coutume essentielle au ministère de l'Imagination – Agratius l'apprit par la bouche de Johannes – était qu'à chaque lancement d'une nouvelle franchise narrative le premier volume imprimé de la série était effeuillé et ses pages précipitées en pluie lente depuis un dirigeable situé au-dessus de la ville. Des toits du vaste bâtiment ministériel qu'il habitait depuis quelques jours en compagnie d'Ophélia, Agratius, la bouche serrée et le regard inquiet, regardait les ingénieurs amarrer le dirigeable qui allait annoncer à toute la ville le lancement du premier volume de la série des Enfants de la Dernière Chance : Les Enfants de la Dernière Chance : une menace venue du ciel. Précautionneusement le pilote, un jeune garçon en uniforme militaire de parade, avait pris avec lui cinq ou six exemplaires : les quelques centaines de pages d'un unique exemplaire symbolique ne suffirait pas à recouvrir l'ensemble de la métropole et il fallait bien arroser également les plus proches faubourgs. Les campagnes quant à elles ne méritaient pas autant d'attention, et il leur suffirait de recevoir les nouvelles du lancement dans une ou deux semaines, le temps que les premiers coursiers cyclistes atteignent les villages périphériques. C'était du moins ce qu'Agratius avait compris des attendus de cette curieuse coutume dont il ne percevait pas exactement l'intégralité des tenants et aboutissants. Le quidam qui allait recevoir une page isolée ne pouvait guère comprendre l'histoire entière. Justement, lui avait expliqué Johannes, il s'agissait d'une manœuvre promotionnelle d'attraction par goût de l'inconnu : le quidam en question s'empresserait d'acheter le volume pour en savoir plus. Promotion du mensonge, avait grommelé Agratius dont l'acuité verbale avait perdu de son tranchant depuis son réveil dans les locaux du système même qu'il abhorrait, comme un sabre au milieu de la mousse.

Il flottait dans ce bâtiment tout de métal et de verre, inversement anachronique au sein d'une cité majoritairement composée de bâtiments de pierre et de vieil acier rouillé, de briques rouges pour les moins glorieux, de marbre passé pour les plus nobles, une ambiance de jovialité feinte qui ne manquait pas de troubler le garçon, habitué à la franchise. Les attitudes rustaudes des adultes de l'orphelinat ou du cirque avaient au moins l'avantage d'une forme d'honnêteté de surface. Ici tout le monde souriait, Johannes en tête, et comprendre les émotions (les émotions réelles) revenait à capter les nuances de chaque sourire. Ceux de Johannes parvenaient à mimer à la fois l'empathie et l'hypocrisie, dans le même rictus, et brouillaient leur lecture.

De dos face à Agratius le pilote se tenait prêt, les deux mains sur les hanches, et contemplait le ballet technique des ingénieurs pleins d'entrain, qui sifflaient en travaillant. Il reprenait parfois quelques mesures, quand sans doute il pouvait prétendre les connaître, mais le reste du temps se tournait vers Agratius et lui adressait des clins d'oeil. Enfin, après plusieurs séries de grimaces de plus en plus appuyées, le pilote se décida à se retourner complètement. Il tendit la main à Agratius.

« Fichtre ! Vous n'imaginez pas pour moi ce que cela représente, maître Agratius ! Être le messager de vos exploits auprès de la nation entière... J'en rêvais depuis tout petit ! »

Il retira sa main que l'enfant n'avait pas touchée, pas même du regard. Et sans se déprendre du même ton de cocasserie enjouée :

« Je veux dire... j'en rêverais depuis tout petit si les événements dataient de mon enfance et non de la vôtre ! Et encore... Nous, les participants des jeux de guerre, avons été les premiers informés de vos exploits. On parlait de votre venue depuis des jours, avant que vous détruisiez définitivement ces maudits extra-terrestres. Des rumeurs parvenaient des campagnes et soufflaient comme un vent d'espoir. Alors pensez-vous, être sélectionné pour transmettre au monde ces nouvelles définitives et officielles... J'en rêvais. »

« Vous l'avez déjà dit. »

« Oui, mais c'est que j'en rêvais vraiment. J'ai lu chacun des six exemplaires qui m'ont été confié, pour être bien sûr qu'il s'agissait de la bonne histoire, que rien n'avait été subrepticement modifié par un agent de l'ennemi – on n'est jamais trop prudent, mais vous êtes mieux placé que moi pour le savoir. Aucune faute, aucune rature, aucune coquille. Ce sont bien six exemplaires originaux. »

Quelque peu assommé, Agratius se tourna vers Ophélia. La petite fille souriait et saluait les ingénieurs, leur envoyait des courbettes grâce à la robe de dentelle ouvragée que lui avait donné Johannes. Ce dernier se tenait à côté d'Ophélia et applaudissait, comme pour battre la mesure des révérences de la petite fille.

« Ophélia, je crois que je commence à comprendre le processus à l'oeuvre dans cette grande entreprise d'abêtissement général. Encore quelques jours et tous les rouages de la machine nous aurons été présentés. En un sens, je trouve quelque plaisir au creux du dégoût. »

Mais l'esprit d'Ophélia lui était, comme depuis son réveil, toujours impénétrable, à tel point qu'il commençait à s'en inquiéter sérieusement. Aucun message ne semblait plus passer, dans un sens ou dans l'autre, et plus grave sans doute Ophélia passait de longues heures dans le cabinet de Johannes à l'écouter disserter sur le fonctionnement du ministère de l'Imagination et des Instances Narratives – c'était d'ailleurs comme ça qu'Agratius, qui écoutait à la porte, avait pu en savoir autant sur le fonctionnement définitif de ce monde. Indéniablement, il fallait craindre le pire concernant Ophélia, mais le garçon avait du mal à s'y résoudre tant le minois charmant de la petite fille lui rappelait encore les longues heures passées à échafauder des plans complexes dans le dortoir de l'orphelinat par simple transmission de pensée du dortoir des filles au dortoir des garçons, et inversement. Ils avaient vaincu tout un cirque ensemble, ce n'était pas pour chuter à cause du chef des clowns, se disait Agratius, surpris lui-même de pareil trait d'esprit de sa part.

Johannes, justement, battit des mains avec plus d'ardeur pour signifier l'imminence du départ.

« Mesdames, messieurs, hâtez-vous ! Selon la coutume, le dirigeable doit être parti au premier rayon du soleil. Et ce témoin là ne nous attendra pas. Vous ne voudriez pas que l'on dise partout que le lancement des Enfants de la Dernière Chance a été un échec ? »

« Bien sûr maître Johannes. »

Le pilote se précipita dans le dirigeable et, par une dizaine de gestes tremblants, fit mine de vérifier le niveau de gaz, le poids du lest, ou la profondeur atmosphérique du ballon d'hélium.

Sans cesser de battre des mains, Johannes poursuivit, exclusivement à l'adresse d'Ophélia et Agratius.

« J'ai reçu d'excellentes nouvelles pour vous, les enfants. La campagne pré-promotionnelle de La menace venue du ciel a été accueillie avec enthousiasme par la population, et donc par le gouvernement de la Firme, qui m'a assuré de son soutien. De pure forme, évidemment, il ne faut rien attendre de simples politiciens détachés des réalités. Mais tant que le peuple adhère, nous sommes gagnants. »

Les ingénieurs commencèrent à dénouer les amarres. Dans la nacelle, le pilote arrachait frénétiquement ses premiers projectiles à la broche de reliure.

« Je ne vous cache pas que le service des Jeux de Guerre a fait pression pour retarder le lancement de la franchise... Forcément, avant que vous ne leur cassiez leur jouet, ces braves rustres pensaient occuper la population avec des combats sans imagination pendant plusieurs mois ! Mais le quota de régulation démographique ayant été atteint dès les premiers jours, le gouvernement n'a fait aucune difficulté à l'annonce de la cessation des combats. »

Le sourire qui suivit était presque plus franc, dans sa satisfaction retenue.

« Les enfants, si tout se passe bien, la franchise des Enfants de la Dernière Chance peut durer plusieurs années. C'est un précieux filon, suffisamment familial et riche pour plaire à tous, creux et ouvert pour se décliner en toutes occasions... Et mieux encore : cette fois-ci, nous possédons les héros originaux ! Mais nous en reparlerons rapidement. »

Le dirigeable quitta le toit. Les ingénieurs exultaient, saluaient le pilote, la fanfare démarra son bruit, les danseurs entamèrent leurs pas. A bout de quelques mètres les premières pages volèrent.

« Nous nous retrouvons pour le déjeuner. Vous avez quartier libre. »

Johannes se retira par la trappe.



De retour dans leur chambre, Agratius, soulagé de la fin de ces pénibles mondanités, entreprit avec Ophélia une cérémonie d'un autre genre qu'il avait mis au point depuis que les premiers symptômes d'incommunicabilité qui avait fait du mutisme d'Ophélia une réalité tant physique que mentale. Il l'installa sur un bord du grand lit tandis que lui se tenait de l'autre. A la main il tenait un papier sur lequel, après quelques efforts de mémoire, il avait inscrit les dernières paroles captées d'Ophélia, pendant le curieux rêve qui avait précédé son réveil.

« Réessayons, Ophélia. Je suis certain qu'il y a un moyen de rompre ton silence. Regarde-moi bien dans les yeux. »

Les yeux de la petite fille luisaient d'un sourire puissant, lumineux, fixe.

« Et maintenant écoute bien la série de questions que je vais te poser et essaie d'y répondre. »

Elle s'arrangea une mèche de cheveux qui masquait l'épaulette brodée de sa robe.

« Agratius cherche la Vérité. Agratius cherche la Vérité. Dis-moi où Agratius doit chercher la Vérité. »

Même en se concentrant très fort, même en ouvrant au maximum les portes de sa perception, Agratius ne captait rien d'autre qu'un léger ronronnement qui pouvait n'être que du silence.

« Quel est le point de contact ? Pourquoi l'orphelinat ? Faut-il que nous retournions à l'orphelinat ? »

Vaguement les formes entrevues de l'orphelinat en flammes lui parvinrent, mais il ne sut s'il s'agissait de ses propres souvenirs, des hallucinations du rêve, ou d'un signal d'Ophélia.

« Tu m'as souhaité « Bon courage ». Pourquoi ai-je besoin de courage ? Quelle nouvelle épreuve nous attend ? »

A bien y réfléchir il ne voyait pas d'épreuve plus difficile que celle-ci, mais il espérait une réponse plus concrète. Une action. Une décision. Un plan.

Échappés de l'orphelinat, les Enfants de la Dernière Chance seront vainqueurs de tous les dangers

Un signal ? Le premier signal depuis plusieurs jours de silence ?

Le triomphe des Enfants de la Dernière Chance, bientôt

Le ton était monocorde, dépourvu d'émotions, même des émotions basiques qu'Ophélia savait d'habitude fournir lors de ses tirades révélatrices.

« Notre triomphe, bientôt ? Comment ? Comment est-ce possible ? »

Assurément Johannes avait lobotomisé la pauvre petite pendant leurs séances particulières, et elle ne pouvait articuler que quelques phrases du plan qu'elle avait en tête pour les sortir d'ici tout en sauvant l'humanité du mensonge.

Un formidable secret révélé sur la grand'place de la ville.

« Quel secret ? Que faut-il révéler ? »

La vérité sur les Enfants de la Dernière Chance

« Tout ? Bien sûr... Il nous faut dire à tous l'étendue du mensonge, dire à tous que nous ne sommes pas ceux qu'ils nous croient être... Rompre leur rêve sera le meilleur moyen d'en finir avec le mensonge. Et pour cela il faut que les moindres rouages nous soient connus et leur soient révélés. »

De nouveau le silence du sourire d'Ophélia. La transmission était rompue entre les deux enfants.

« Merci, Ophélia ! Merci de ton courage. La grand'place... Il nous faudrait savoir où cela se trouve. »

Agratius se leva du lit énergiquement.

« Voilà ce que je te propose, Ophélia : j'explore toujours plus les processus de fabrication du mensonge et de ton côté, tu te renseignes sur la grand'place. Je ne sais pas si tu m'entends, mais je ne te laisserais pas tomber, Ophélia. Jamais. La Vérité tromphera ! »



Comme il se renseignait sur l’endroit où était conçu matériellement Les Enfants de la Dernière Chance, le gardien de l’accueil du vaste ministère de l’Imagination, à quelques mètres du siège officiel de la Firme dans le vaste quartier administratif d’une cité subjuguée par les aventures mirifiques de deux cocasses orphelins, avait dirigé Agratius vers le quarante-deuxième étage. Enfermé dans une cage de verre, un élévateur à poulies y menait directement, dirigé par un élégant liftier à l’uniforme souriant, à l’instar de l’ensemble du petit personnel du ministère qui paraissait davantage là pour le peupler que pour y exercer quelque travail. Le liftier même se contentait de sourire à Agratius et enclencha une manivelle. Ils montèrent. Avant la fin de l’élévation, le liftier avait demandé un autographe à Agratius, qui avait refusé avec une politesse mêlée d’agacement.

Au quarante-deuxième étage une hôtesse d’étage pris le relais. Le liftier lui glissa quelques mots à l’oreille, et dès lors le sourire ne quitta pas, une fois encore, le visage aux traits forcés de l’hôtesse. Sa voix était stridulante ; elle déplut instantanément à Agratius, autant que l’hôtesse elle-même. Pourtant fallait-il la supporter.

« Monsieur Agratius ! Quel honneur ! Quel plaisir ! L’un des Enfants de la Dernière Chance nous rend visite en personne ! Quel honneur ! »

Agratius finit par comprendre qu’elle s’adressait non pas tant à lui qu’à un public encore hors de sa vue, ce qui pouvait expliquer l’intensité de la voix, mais pas son éclat. Sans s’occuper de l’hôtesse aux yeux plissés de plaisir, il scruta les alentours de la pièce depuis le surplomb d’un balcon d’aluminium. C’était une vaste salle soutenue par de hautes ogives métalliques qui formaient autant d’arceaux enferrés, décorés de boulons et d’écrous formant frises et figures, et de vitraux colorés qui donnaient sur la grisaille du dehors, à laquelle ils conféraient des tonalités pastel de vieilles images passées trop longtemps à la lumière. La lumière elle-même y était entièrement artificielle, tant les vitraux ne laissaient paraître que de légers faisceaux dont les variations de couleurs rendaient improbables toute possibilité de vision claire. Un peu partout des lampions de couleurs primaires rétablissaient la focale et parvenaient, par endroit, à rétablir une lumière blanche acceptable. Le reste était flou, ce qui rendait l’activité des enfants plus délicate quoique, dut penser Agratius en contemplant leurs faces réjouies, plus perceptiblement amusante.

Les enfants : voilà la présence qu’il n’avait pas su percevoir à son arrivée ; voilà l’audience à laquelle s’adressait l’hôtesse en feignant de s’adresser à lui. Plusieurs dizaines d’enfants attablés par rangées de vingt, une centaine de têtes uniformément blondes, qui ne quittèrent pas des yeux leurs jeux, jusqu’au paroxysme sonore de l'insistance de l'hôtesse, comme un cri unique :

« Agratius ! Agratius est parmi nous ! N’est-ce pas formidable !? »

A l’horreur d’Agratius qui n’avait pas vu autant de ses semblables depuis l’orphelinat, et s’en réjouissait plutôt, les cris, plus aigus encore que ceux de l’hôtesse, s’intensifièrent et fusèrent en tous sens. Certains évoquaient vaguement son nom, d’autres en étaient de subtiles déformations, d’autres encore étaient des mots indéfinissables par leur sens et leur intonation. Le plus étrange était que les enfants n’avaient pas bougé de leurs sièges et de leurs occupations pour les pousser. Il essaya, à travers les barreaux du garde-fou, de comprendre en quoi consistait cette activité, mais les gestes, lents et précis pour certains, brutaux pour d’autres, ne lui disait rien, si ce n’est une grande hétérogénéité des postures d’une table à l’autre et l’abondance d'amoncellement de livres disposées aléatoirement dans la salle ; des livres à la reliure rouge et or, à dos toilé, à couverture gaufrée, entassés sans ordre.

« Il apprécierait sans doute un petit chant en son honneur ! »

« Madame, je pense qu’une telle démonstration serait profondément inutile… »

La tentative d'Agratius échoua lamentablement, et son échec enclencha implicitement la cacophonie.



Au-delà de l’espace

Comme de vilains rapaces

Les vénusiens nous guettent

Et quand… et quand… et quand…

Et qui… et qui… et qui…

Faut-il qui les arrête ?



En avant ! Les Enfants de la Dernière Chance !

Toujours là ! Et toujours en cadence !

Ils tranchent ils tranchent ils tranchent

Ils tuent ils tuent ils tuent

Crénom d’une pipe, c’était moins deux !



Au-delà de nos mers

Comme de vilains gangsters

Les sauvages nous attendent

Et quand… et quand… et quand…

Et qui… et qui… et qui…

Faut-il qui les pourfende ?



A l’annonce du second tour de refrain, Agratius se boucha les oreilles et constata avec effarement que les enfants, sans quitter leurs chaises, commençaient à agiter curieusement les mains à la fin de chaque strophe pour accentuer la rime – sans doute y avait-il aussi une danse associée à la chanson, mais elle ne semblait pas réalisable dans les conditions actuelles qui maintenaient les enfants vissés à leur chaise. Agratius agita furieusement la tête en direction de l’hôtesse pour signifier son désarroi. Sans savoir si cela était le résultat de ses protestations ou de la fin de la chanson, il vit l’hôtesse joindre ses mains et crisser :

« Bravo ! Bravo ! Quel bel accueil ! A présent passons en revue nos chers petits chanceux… »

Ainsi ne s’adressait-elle ni à lui ni aux enfants… Agratius resta pensif devant ce curieux phénomène et entendit à peine la description de l’hôtesse. Il entreprit d'observer et comprendre l'activité des enfants et emprunta le garde-fou principal qui faisait le tour de l'immense salle. Les paroles cryptées de l'hôtesse se turent en un bourdonnement de fond curieusement omniprésent.

A l'entrée une rangée d'enfants portaient sur les oreilles des casques reliés par des fils à une énorme machine et, sans s'arrêter, alignaient des mots sur des feuilles blanches.

« D'abord nous avons les petits générateurs lettristes, avec leurs plumes bien affûtées et leurs oreilles bien aiguisées ! Ils transcrivent la parole que Johannes leur transmet à travers le parleur auriculaire. Des scribes hors-pair, à n'en pas douter ! »

En face d'eux d'autres enfants parcouraient des yeux les feuilles et les organisaient en plusieurs empilements distincts. Sous la table un autre groupe d'enfants tous assis en tailleur, récupérait les feuillets ainsi rangés et semblaient les recopier à la main, sur d'autres feuilles, tout en consultant de temps en temps d'énormes volumes reliés.

« Et voici les classeurs d'intrigue ! Incroyables experts de la vie des Enfants de la Dernière Chance, ils rangent les morceaux d'intrigue pour organiser au mieux l'ensemble du scénario. Certains s'occupent des péripéties, d'autres des personnages, d'autres des dialogues. Que ferions-nous sans eux ? Des histoires sans queue ni tête, assurément ! Leurs fidèles alliés sont les recopieurs lexicaux, bien sûr : c'est à eux de faire coïncider le nouveau scénario avec les mots de Johannes, qu'ils connaissent par cœur grâce au grand dictionnaire de Johannes qui contient les 3 000 mots officiels à utiliser. Pas d'erreur possible... »

Les nouveaux feuillets partaient ensuite entre les mains d'enfants rabougris, assis sur un banc de pierre, sans même de table à leur portée. Ils saisissaient les feuilles et, semblant les parcourir, les raturaient hargneusement.

« Pauvres chers correcteurs orthographiques... Il leur faut au moins cinq relectures avant de supprimer toutes les fautes du texte, c'est à savoir ! »

Les feuillets raturés, ainsi mis au sol, étaient ramassés par un autre groupe d'enfants, debout face à de hautes tables sur trépied, et divisé en deux : les uns recopiaient le texte sur d'autres feuilles encore que les suivants cousaient les unes aux autres.

« Mais ne négligeons pas le travail manuel et l'art précieux de la calligraphie : nos imprimeurs-relieurs sont là pour recopier les textes, les mettre en forme et en faire de somptueuses brochures. »

Les feuillets reliés étaient directement transportés, par un bras automatique tournant autour d'un axe, à l'intérieur de cages en verre où se tenait, assis dans un fauteuil, un enfant solitaire, les feuillets à la main.

« Bien entendu, nous ne pouvons faire l'économie des relecteurs systématisés... Leur rôle est essentiel : ils sont là à la fois pour vérifier la conformité des histoires aux règles de Johannes, et pour en mesurer l'efficacité. Ce sont les premiers lecteurs ! Et que ne sont-ils pas impitoyables ! En voilà un qui renvoie un chapitre aux classeurs d'intrigue, le coquin ! »

Deux tubes en verre partaient de la cage, hors celui qui servait à amener les feuillets. Un premier tube menait directement au-dessus du second groupe qu'Agratius avait repéré. Les enfants déchiraient alors une à une les feuilles et, comme précédemment, les réorganisaient en une multitude de monticules annotés. Le second tube partait en sens inverse, vers un groupe qu'Agratius n'avait pas encore visité : ces enfants, chaussés de lunettes, recopiaient également les textes qui leur arrivait, mais avec une curieuse attention lente et méthodique.

« Et les indicateurs statistiques... Les piliers de l'amélioration perpétuelle des récits de Johannes ! A partir des textes validés ils établissent des probabilités lexicales et scénaristiques pour déterminer les mots et les intrigues susceptibles de rencontrer le plus de succès et d'apporter le plus de satisfaction à nos chers lecteurs. Enfin, ils sont chargés d'établir le taux de réalité contenu dans l'histoire ; il doit rester autour de 32 %. S'il y en a moins, les lecteurs décrochent, s'il y en a plus les lecteurs s'ennuient. Leurs rapports sont ensuite envoyés à Johannes qui peut ainsi adapter à sa convenance les ouvrages de référence dont se servent classeurs d'intrigues et recopieurs lexicaux. Et comme dit Johannes pour encourager les petits bouts-de-chou : avec votre aide, nous parviendrons à rédiger un jour le roman parfai ! Johannes a les mots pour donner du baume au cœur à l'ouvrage. »

Au cours de son circuit, Agratius était revenu à la plate-forme principale. En lui-même, mais à voix haute, il demanda :

« Qu'ont fait ces enfants pour aboutir en ces lieux ? »

« Vous avez raison, ne sont-ils pas merveilleusement chanceux ? C'est bien simple : ces bambins sont les enfants de l'élite du pays. Tous les dirigeants de la Firme nous envoient leurs petites têtes blondes pour qu'ils s'amusent ici, avec leurs petits camarades. Ils sont les premiers à s'amuser des histoires et en même temps apprennent les rouages performants des Instances Narratives, d'où tout provient. S'instruire en s'amusant ! »

« Ils seraient mieux avec leurs parents, à apprendre les réalités de la vie. »

« Voyons... Plus personne n'élève ses enfants. C'est affreusement démodé ! Les rapports sexuels se doivent de garder un usage purement récréatif. Pour les enfants, il y a les orphelinats. La vie au grand air, les premières sociabilités, les jeux... Rien de tel pour donner des adultes dynamiques et heureux ! Je n'ai pas la prétention de pouvoir confier les miens au ministère de l'Imagination, mais j'ai fort heureusement trouvé pour eux un orphelinat de première qualité où... »

En bas de la plate-forme les groupes d'enfants s'étaient remis à jouer à leur table, à coups de feuillets, de plumes et de stylos rouges, de dés à coudre. Les chamailleries qui suivaient l'agitation soudaine provoquée par l'entrée d'Agratius, l'Enfant de la Dernière Chance, héros des petits et des grands, ne durèrent que quelques minutes et s'estompèrent. A les voir tous reprendre ainsi la place qui leur avait été attribuée, Agratius eut la sensation de n'avoir vécu les minutes immédiatement précédente qu'à une distance lointaine, celle d'un monde impossible, fictif. La sensation dura peu, mais ne s’estompait pas vraiment, et il resta interdit, du haut du garde-fou, pendant un long moment.

« Ils travaillent à ce moment même au second épisode des Enfants de la Dernière Chance : Les Messagers de la Civilisation. Il sort dans trois semaines. Quel succès cela va être ! »

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