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CHAPITRE 2 - De la Lumière à l'Ombre

 

L’air lui-même était, dit-on, différent sur l’île d’Avalon, le repère sacré des Elfes Solaires. Quiconque le respirait ressentait une grande sérénité, comme si le Temps n’avait plus de prise sur le corps. La luminosité aussi avait quelque chose d’unique. Chaque reflet faisait scintiller l’éclat de l’incroyable pouvoir de la Nature pour construire l’équilibre le plus fragile et le plus magnifique qui soit. L’île n’existait pour ainsi dire pas sur Jourzancyen. Elle appartenait au monde des elfes, et ce monde n’existait parmi les humains que par quelques fils magiques. Pour gagner ces terres, il fallait affronter des courants mystérieux et dangereux au milieu de récifs tranchants et menaçants. Il n’existait que quelques passages secrets pour les atteindre. Partout autour, elles ne subsistaient que  des vagues à perte de vue.
En posant son regard sur de tels paysages, il est difficile d’imaginer qu’ils n’avaient pas été agencés au préalable par une Volonté inconnue. L’art des elfes s’exprimait aussi dans leur sensibilité à faire vibrer ce qui était en place. Bien sûr, ils peuvent construire des édifices qui dépassent en grandeur et en sophistication ce que nous pourrions appeler le matériau d’origine, mais ils le faisaient comme s’il s’agissait d’une pièce formant un tout avec l’Ile. Pourtant, dans cet écrin de Beauté, un vent nouveau soufflait depuis peu, un vent porteur de changements.
Les elfes avaient dominé ce monde. Ils s’étaient nommés eux-mêmes les Rayonnants, les Elfes Solaires, car tout Jourzancyen avait pu bénéficier des bienfaits qu’ils avaient prodigués pendant les siècles où ils régnèrent. Longtemps, ils cohabitèrent avec les humains car ils savaient que leur destinée était liée à eux. La légende disait que tant qu’ils verraient le visage de l’homme dans leur miroir alors ils régneraient. Le jour où ils ne verraient que l’ombre de leur propre reflet alors ils disparaîtraient. Et cette heure avait sonné il y a longtemps, d’une manière tragique et les plaies de cette tragédie ne s’était refermé que sur le repliement sur eux-mêmes pour éviter le pire. Peu d’entre eux aimaient plonger dans les souvenirs de cette période qui les avaient vus s’affaiblir d’un seul coup.
 Si les humains croyaient que ces courants magiques qui semblaient là uniquement pour empêcher qu’ils viennent dérober les trésors des elfes, il n’en était rien. C’étaient là les dernières attaches qui reliaient l’Avalon à Jourzancyen. Et elles n’existaient que grâce à la puissance des mages elfiques qui sans cesse devaient renouveler les charmes et rituels pour maintenir ces quelques fils au contact de leur monde. Quand un Rayonnant prenait ces passages pour rencontrer les humains, la crainte qu’elle se détache du monde était telle qu’il n’était jamais sûr de pouvoir revoir l’Avalon.
Les elfes avaient accumulé un savoir considérable qu’ils déployaient avec un raffinement extraordinaire dans tout ce qu’ils construisaient. Ce savoir incluait également les connaissances les plus anciennes, celle qui a donné naissance à la magie et à ce monde. Les plus ages d’entre eux avaient même réussi à trouver des bribes de légendes provenant d’Ether même. Même si beaucoup se refusait à accepter cette possibilité de n’être que dans un rêve, le fait que toute leur île soit sur le point de disparaître donnait étrangement corps à ces croyances. Parfois même un espoir qu’ils perdaient peu à peu.
D’ailleurs, les sages du Cercle des Légendes n’aimaient pas être pris de court. De nombreux émissaires avaient été envoyés vers eux, sans qu’ils n’aient rien prévu ni pu apporter aucune explication. Les Monolithes magiques du nord de l’Ile avaient vu leur couleur se modifier. Même si au loin, ils conservaient leur blancheur immaculée, de plus près, tous s’accordaient pour dire qu’il y avait eu une subite altération de leur teint. Celle-ci s’était, d’après les témoignages, soit ternie soit foncée. De mémoire d’elfe, jamais il n’y avait eu de tels antécédents. Ce qui était sûr, c’est qu’il y avait une raison à cela, bonne ou mauvaise. Et si les sages du Cercle n’en savaient pas plus, qui pourrait empêcher le peuple d’en imaginer ? 

L’Avalon tremblait depuis plusieurs semaines. Le conseil du Cercles des Légendes avait enfin tranché : l’accès aux monolithes du nord de l’Ile serait bloqué par l’armée. Devant les réactions imprévisibles des elfes de Lumières à leur contact, la force leur était apparue comme la plus sage des décisions. Ils le savaient, cet usage était surtout un aveu de faiblesse. Ils ne pouvaient expliquer le changement de couleur, ils ne pouvaient maîtriser les émotions suscitées par les pierres ni les rumeurs qui enflaient dans toute l’île. Seulement ne rien faire les guiderait sur un terrain encore plus glissant, au risque de déclencher un processus irréversible parmi leurs semblables.
En effet, en l’espace de quelques jours, le cercle de Pierres avait été une menace à l’équilibre de la nation. Irrésistiblement, les elfes étaient attirés, ils voulaient les toucher, et là se produisaient dans leur âme comme un cataclysme. Tantôt ils devenaient violents et haineux, détruisant tout sur leur passage, femmes et enfants, tantôt ils se transformaient en saint en y voyant la marque des dieux. Le plus étrange était qu’aucun n’était prédisposé à  l’une ou l’autre de ces réactions si extrêmes. Peu à peu, le peuple voyait en elles un révélateur de leur destin. Etaient-ils foncièrement bons au plus profond d’eux mêmes ? Pourraient-ils tenir face à la tentation des Dieux Sombres ? Les monolithes étaient là pour leur faire découvrir. Telle était l’interprétation du peuple. Ils étaient un gage de vérité. Surmonter l’épreuve était au contraire devenu l’ultime quête pour exécuter son destin et mettre un terme aux soupçons que les elfes noirs réveillaient en permanence pour mieux asseoir leurs pouvoirs souterrains.
Le conseil des Sages, lui, y voyait beaucoup plus qu’un simple signe. Cela pouvait être le début d’un nouvel âge, peut-être le plus noir de toute l’histoire d’Avalon. Quelle volonté était derrière ce sortilège ? Comment l’arrêter ? Pourquoi aucune magie ne semblait pouvoir contrôler ce pouvoir ?

Derrière toutes ces questions, on se pencha sur les bribes des connaissances ancestrales qu’avaient pu déchiffrer les Sages sur Ether. Si elles étaient vraies, alors les Géants de Brëyl avaient envoyé un signe à leur peuple. Quelque chose était en train de se passer qui allait altérer leur monde et le lien qui les unissait au Géant. Or, pour eux, ce lien était si fragile qu’ils avaient la plus grande crainte qu’il leur soit fatal. Le signe était très fort puisque tous les elfes semblaient y répondre.
Plusieurs choix s’ouvraient aux yeux des Sages : fuir l’Avalon et regagner les humains avant que leurs terres ne s’évanouissent ; laisser le monde les faire mourir pour espérer réapparaître dans un autre rêve du Géant ou enfin agir sur la cause de ce signal. La première option impliquait plus ou moins directement une guerre contre les humains. La seconde, une résignation terrible et peut-être l’anéantissement de tous leurs semblables, ils n’étaient pas prêts à prendre cette décision. Il fallait donc trouver l’origine de la détresse du Géant.
A défaut d’apporter des réponses au peuple des Rayonnants, il fallut également décider d’envoyer des émissaires vers chaque nation alliée. Berenis était l’un d’eux. Cette mission l’impressionnait car c’était la première de cette importance qu’on lui confiait. Beaucoup de son entourage le voyait trop jeune et il était presque d’accord avec eux. Mais s’il avait été choisi, c’était pour ses qualités bien atypiques chez les elfes : il était humble et modeste. Derrière ce visage d’ange et sa relative timidité de façade se dissimulaient une volonté de fer et un talent très prometteur de diplomate. C’est cet ensemble qui avait séduit les sages du conseil. D’autre part, il faisait partie des rares Rayonnants de son age à s’être passionné pour les secrets d’Ether. Il en connaissait les légendes, les prophéties que le Conseils des Sages avait essayées de percer.
Il préparait son paquetage tout en se demandant au fond de lui quelle serait sa réaction face aux monolithes. Son appréhension lui chauffait les joues. Elle était d’autant plus justifiée qu’en second plan, derrière sa mission diplomatique, il devait déterminer les emplacements d’autres cercles de pierres susceptibles de rayonner de la même manière chez les humains et comprendre leurs éventuelles interactions. Que se passerait-il s’il devenait fou furieux comme son propre frère l’avait été lorsqu’il avait lui aussi voulu « savoir » ? Pour se rassurer, il se disait que les anciens avaient connaissance de l’accident et qu’ils avaient pris leur décision en connaissance de cause. « Oui, mais… », Ces deux mots résumaient la totalité des pensées qui le submergeaient alors.
Mais surtout, alors que son navire s’éloignait avec les autres émissaires, il se demandait s’il reverrait l’Avalon. Pour se rassurer, et à la demande de l’un des sages, il avait emporté avec lui de nombreux ouvrages sur les légendes d’Ether et les géants de Brëyl. Il la regardait avec ses compagnons s’éloigner d’eux avec son halo lumineux et mystérieux autour d’elle si fascinant et ces rives enchanteresses. Bientôt, toute la magie des Elfes Solaires ne fut plus suffisante pour maintenir à leurs yeux son image. Ils devinrent pareils à n’importe quel humain, ils ne virent plus que les flots et des récifs. Pourtant, au fond d’eux, ils sentaient sa présence et cette chaleur leur donnait tout le courage dont ils avaient besoin pour cette mission : aider le Géant de Brëyl à continuer son si beau rêve.

 **
*

 Plus secrète encore que l’Avalon, l’Aubemorte, la terre des Elfes Noires, vivait dans ce même monde parallèle. Pour qui aurait accédé à l’Avalon, seuls quelques passages pouvaient conduire à l’Aubemorte. C’était comme si les deux peuples vivaient dans un même monde sans se voir. Plus exactement, l’un et l’autre se détestaient et incarnait ce qu’il détestait.
Parmi l’immense étendue de son territoire, il existe de grandes zones désertiques où la désolation y règne comme nulle part ailleurs. La végétation y est plus que rare et la terre plus que brûlée par des siècles de lave et d’orages. Malgré toute cette souffrance, la Nature y montre une volonté hors du commun à occuper la place. Curieusement, elle y trouve une liberté incroyable pour  créer les paysages les plus fous et les plus dramatiques, certains diront les paysages les plus magnifiques car d’une beauté terrible et unique, une beauté qu’il faut domestiquer, une beauté sauvage faîte de fureur et d’une harmonie inouïe et inconnue. Dans cet inconnu, au milieu de l’une de ses contrées, il y a toujours un ou plusieurs villages elfiques. Ils n’ont pour eux rien de la magnificence de leur peuple voisin, mais ils ont fait cette folle découverte et la gardent jalousement. Face à elle, l’Avalon ne pourrait plus leur servir l’évidence troublante de ses charmes.
La prophétie des humains et des elfes solaires avait pris forme ici. Plus exactement, ce sont ses habitants qui lui ont donné vie. Cette terre n’existait pas. Elle fut crée par les Rayonnants pour abriter ce qu’ils finirent par appeler les ombres d’eux mêmes, les elfes noires, nés de leurs propres entrailles. D’ailleurs, ces habitants si mystérieux ont repris ce nom pour eux : Les Ombres, voilà tels qu’ils se sont baptisés par dérision de l’arrogance d’être un Rayonnant.
Ce peuple n’a donc pas toujours existé. De tout temps, en Avalon, il y avait eu ce que les Elfes Solaires avaient baptisé des libres penseurs. De la recherche de la magnificence et de la beauté, du raffinement dans la quête de la perfection et du plaisir qu’elle procure lorsqu’on l’atteint, des elfes avaient peu à peu bâti une philosophie bien à part. Le raffinement devait englober bien plus que les Arts, il incluait la guerre. Du plaisir, ils en ont exploré jusqu’à la mise à mort de l’ennemi. De la quête de l’Amour, ils en avaient déduit la suprématie de l’assouvissement des sens par la luxure. Et surtout ils prônaient l’immoralité comme principe régulateur et moteur de la société. Les Rayonnants ont toujours su accepter les libres penseurs comme faisant partie d’eux car leur raisonnement soulevait de vraies questions philosophiques et trouvait régulièrement des solutions concrètes à leur comportement. Ils furent une sorte de mal nécessaire à leur grandeur, mais rien qui nécessitât des mesures particulières. Il était de bon ton de parler d’eux en société, soit pour s’en moquer soit pour souligner à quel point il y avait matière à réfléchir. Mais peu de libres penseurs n’avaient eu la volonté d’aller jusqu’au bout de leur raisonnement, soit qu’ils en furent effrayés soit qu’ils leur manquassent ce charisme pour entraîner avec eux de véritables adeptes.

Un jour, l’un d’eux se fit grand philosophe et battit un système politique. Plus exactement, il s’agissait d’une elfine.  Elle se nommait Volveane. Des Dieux de l’amour et de la Guerre, elle en construit de nouveaux cultes tout entiers à justifier leurs quêtes, mais surtout elle replaça le féminin au centre de ses pensées. Pour elle, le féminin était le moteur de la société, les elfines devaient laisser libre cours à leur désir. Alors que les mâles prennent leur plaisir dans un orgasme unique, les elfines peuvent en trouver de multiples, bien au-delà de la jouissance masculine. De ce constat, elle considérait comme naturelle qu’elles aient plusieurs amants et donc un ascendant social sur les mâles. Le prix de cette suprématie était la compétition entre les elfines pour faire succomber sous ses charmes le plus d’amants. Ce principe avait fait beaucoup rire autour d’elle, mais elle explora cet axiome bien au-delà de la caricature pour en bâtir un nouveau modèle de société. Pour être parfaitement cohérente, elle considérait que les elfines devaient assumer également des taches toute masculines comme celle de la guerre. Elle prônait la création d’un corps d’armée spécifique pour elle qui devrait trouver ses propres techniques. Malheureusement pour elle, bien que très belle, elle n’avait pas  l’éloquence et le charisme des plus grands politiciens de ce peuple, pour être exact, elle se heurtait à un certain machisme de la classe politique existant. Même au sein du Conseils des Sages, il était de bon ton de railler ses idées, notamment sur la pseudo supériorité du féminin sur le masculin. Cependant, ces écrits trouvèrent un immense écho. Et beaucoup d’elfes, les elfines notamment, s’essayèrent à mettre en pratique dans leur vie certains de ces principes. Ceux-ci prônaient la corruption, l’assassinat et la calomnie comme meilleur moyen pour mettre à jour les plus purs d’entre tous, car seuls eux pourraient se maintenir dignes des autres et de représenter la nation des Rayonnants. Sur l’île, des scandales éclatèrent, tantôt vrai, tantôt le fruit de machination complexe. Une période très turbulente commença. Au plus fort de la tourmente, le Roi décéda.
Dans la tradition des Rayonnants, pour régner sur l’île, il fallait être le plus sage d’entre tous et n’importe qui pouvait être nommé Roi. Pour faire respecter ce principe, il était nommé par le Conseil des Sages lui-même. Si le principe rendait la fonction accessible à tous, il fallait dans les faits d’abord faire partie du conseil pour être élu. Pour la plus grande stupéfaction de tous, Volevane se présenta pour devenir souveraine. Il y avait là une part de provocation, car jamais elle n’avait demandé à être membre du conseil, qui était d’ailleurs exclusivement masculin. Elle exploitait d’ailleurs cet argument pour sa candidature. La nation commença à s’enflammer sur la pertinence ou l’hérésie de la nommer reine. Peu à peu, la nation s’interrogea sur ses fondements politiques et beaucoup commençaient à trouver une légitimité. Quant au Conseil des Sages, il était dans une situation délicate : s’il rejetait sa candidature, il donnait le flanc à sa critique, s’il l’acceptait, il s’excluait le soutien de tous les elfes traditionalistes, comme on les nomma par opposition aux libres penseurs. De plus, si certaines conclusions du raisonnement de la philosophe les dérangeaient, ils admettaient la pertinence de nombre d’entre eux, surtout en tant que sujet de réflexion. Ils n’avaient d’ailleurs pas toujours trouvé des failles sans eux-mêmes proposer d’alternatives rigoureuses sur le plan philosophique. Il leur fallait lutter sur des thèses qui trouvaient une grande cohérence dans leur ensemble, et surtout, ses conclusions trouvaient des échos puissants parmi l’aristocratie. Heureusement pour les Sages et malheureusement pour Volveane, elle fut assassinée avant que la décision fusse prise.
Cet évènement eut un retentissement colossal et l’on s’entredéchira à son sujet. Et surtout, plus que tout, la suspicion sur ses contradicteurs les discrédita pour nommer un des leurs sur le trône. C’est alors que parut un nouveau personnage : Corealnor, l’un des meilleurs disciples de la philosophe décédée. Et là où elle était parfois austère, lui brillait de beauté et de grâce tout en tenant tête aux plus grands orateurs. Les foules commencèrent à l’acclamer si bien que le conseil des Sages eut la plus grande peine à justifier un autre choix. Cependant, il fût décidé de l’écarter du trône. Ne supportant pas d’être ainsi bafoué, Corealnor décida de lever une armée parmi ses fidèles et de prendre possession sur l’Avalon de terres où les valeurs de Volevane pourraient être érigées en tant que principe d’état. La guerre civile éclata. De toute part, la confusion régnait. Et ce fut le moment où les Rayonnants ne virent plus le reflet des humains dans leur miroir mais l’ombre d’eux-mêmes. L’île devint de moins en moins accessible, les récifs semblaient de plus en plus dangereux et surtout une brume semblait envelopper toute la périphérie de l’île. L’Avalon semblait disparaître peu à peu de Jourzancyen Tous les elfes des autres Terres accouraient pour sauver leur île. Peu aux faits de la nouvelle philosophie qui avait mené le chaos, ils grossissaient les rangs des traditionalistes. Les libres penseurs, quant à eux, avaient converti beaucoup de jeunes elfes qui voyaient dans les nouveaux cultes une libération de leurs sens pour atteindre une nouvelle beauté et perfection que leurs ancêtres n’avaient pas encore explorée.
Alors le conseil des sages se réunit et prit la plus grave décision qu’il n’eût jamais prise. Pour éviter la destruction de leur peuple, il décida de créer une terre pareille à l’Avalon à l’aide des plus puissants mages. Puisque leur île était à moitié happée dans un autre monde, alors pour éviter qu’elle ne disparaisse complètement, ils allaient donner cette nation aux libres penseurs grâce aux rituels les plus puissants. Devant le chaos que les deux camps voyaient se dessiner, Corealnor, à la surprise de tous, accepta sans combattre. Alors tous ses adeptes le suivirent. Ce fut un moment d’une grande tristesse car des familles entières furent ainsi séparées. Mais il fallait sauver leur peuple. Quand les libres penseurs trouvèrent leur nouvelle île, ils furent subjugués par sa splendeur. Elle était l’égal d’Avalon. On nomma l’île Aubeclair. Pendant quelques temps, le flux des arrivants fut tel que l’on craint même que l’Avalon ne se vide. Mais peu à peu, les mages ne purent maintenir toute l’énergie nécessaire pour offrir les mêmes atours extraordinaires, surtout qu’on leur confia une seconde mission : créer des liens magiques pour qu’Avalon ne disparaisse pas de Jourzancyen.

Peu à peu, sans l’aide permanente des mages d’Avalon, l’Aubeclair se changea en une île maudite, les atours créés par la magie disparurent progressivement pour faire place à des terres nues, dévastées et ingrates. Les elfes d’Aubeclair vécurent cet abandon comme une trahison. C’est alors qu’ils se nommèrent les Ombres. Ils rebaptisèrent leur île l’Aubemorte pour montrer leur sentiment de détresse et de colère, ils décidèrent également de se vêtir en principalement en noir pour porter le deuil de leur île. Quant à Corealnor, il se mit à haïr tous les peuples et plus que tous ses anciens frères.  Il créa une armée pour défier Jourzancyen tout entière, car il s’était sacrifié pour que son peuple y vive. Parmi elle, il créa deux corps d’armée d’élite : l’un constitué d’elfines, les Furies et l’autre, les Drakes, constitués uniquement d’hommes, tous dévoués au dieu de la guerre des elfes tel que l’avait défini son maître. Ce maître qu’il avait lui-même fait assassiner pour mettre en œuvre son travail et gagner le pouvoir d’Avalon. Peu à peu, il commença à pervertir les idées de la philosophe. Il y ajouta un humour particulier qui devint sa marque et celui de son peuple : l’ironie et l’humour noir, derrière lequel il s’amusa à faire passer les pires horreurs, parfois même au détriment de ses sujets. C’est ainsi que l’Ordre des Furies reçut des règles très strictes et très éloignées des principes fondateurs. Certes, il devait magnifier le féminin, mais il en dénatura l’essence par l’utilisation du poison mais surtout par l’utilisation de drogue de combat qui rendaient certes ses guerrières insensibles à la douleur et qui les plongeait dans un état de transe sanguinaire tel que même les autres unités évitaient de s’en approcher. A l ‘image des Furies, le cœur de la réflexion sur le domination du féminin fut perverti pour rendre l’ascendant aux hommes, notamment sur les sphères du pouvoir, son pouvoir.
Bien que Corealnor ait eu son titre de roi et sa Nation, tout était à construire. Il allait donner naissance à une nouvelle beauté, à un nouveau raffinement et surtout prouver au monde entier la puissance des fondements de son nouveau peuple, les Ombres d’Aubemorte, que toutes les nations de Jourzancyen nommaient plus simplement les elfes noirs. Et une longue guerre contre les Rayonnants commença. Et des exactions pour voler et piller les richesses des autres nations se multiplièrent pour pouvoir bâtirent une nation. Et le plus grand paradoxe de cette situation était que la nécessité des Rayonnants de maintenir l’Avalon dans Jourzancyen protégeait du même coup l’Aubemorte, car les chemins pour y accéder était encore plus secret que ceux d’Avalon et qu’Aubemorte faisait partie du monde d’Avalon. Elle en était une sorte d’excroissance et seuls quelques passages magiques qui conduisaient à l’Avalon emmenaient jusqu’à l’île maudite.
La cruauté des elfes noirs commença également à rejaillir sur l’image des autres nations de toute la race elfique car personne n’avait compris qu’il y avait maintenant deux nations, dont l’une était totalement invisible aux yeux des humains. Et tous avaient le même visage, surtout que les Ombres commencèrent également à se faire passer pour les Rayonnants pour se venger de leurs frères et les discréditer. Et, malgré l’opprobre et la suspicion qu’ils faisaient rejaillir sur leurs proches, des Rayonnants continuaient à basculer vers la cause des Ombres. Ils étaient d’abord utilisés en tant qu’espion puis on les rapatriait sur Aubemorte lorsqu’ils avaient fait preuve de leur loyauté. En permanence, les deux nations s’observaient, s’épiaient et déjouaient les plans pour neutraliser leur ennemi.

 

Depuis, bien des souverains avaient succédé à Corealnor jusqu’au dernier à ce jour : le terrible Alken l’Unique. Et il avait fallu explorer et prendre possession de terres parmi les plus arides et sauvages que Jourzancyen ait portées pour former leur nation. Pour atterrir dans de tels  endroits, même chez un elfe noir, il fallait souvent autre chose que de l’or, certains diraient que l’oubli seul était assez puissant. Ces colonies étaient parfois exigées par le Souverain Suprême de ces terres si tragiques, parfois elles étaient effectivement le fruit d’un exil, un exil soit du cœur soit de l’ombre.
Non loin de l’une d’elles se trouve l’alignement des Monolithes Noires. Personne ne sait leur signification, seulement Ils sont là, Ils défient la ligne d’horizon, Ils règnent ici comme des rois depuis toujours. Leur noirceur immaculée est majestueuse et inquiétante. Dans l’esprit de chacun, il ne fait aucun doute qu’il émane d’eux une sensation de grande pureté comme s’ils avaient un grand pouvoir, ou comme si d’eux dépend tout un équilibre mystérieux. Sans qu’aucun elfe ne sache pourquoi, ils trouvaient très fréquemment du gibier tout près de ces pierres. Certains disent que c’est parce qu’elles sont chaudes, beaucoup plus chaudes que ne pourraient le faire les rayons du soleil. Mais, aujourd’hui, c’est différent. La petite colonie a été obligée de tenir conseil : pour la première fois, les Pierres de Nuit, comme ils les nomment, se sont mises à chanter.
Kaerion n’avait pas choisi. Le village tout entier l’avait désigné. Comme lui avait dit Elfiriond, le chef du village, lui seul, grâce à son passé, pourrait annoncer la nouvelle à son Roi. L’idée ne l’enchantait pas. S’il se trouvait si loin des grandes cités d’Aubemorte, ce n’était pas par hasard. Et l’idée de se retrouver face à face avec Alken ne l’enchantait pas. Mais, surtout, il était le seul à avoir pu toucher les monolithes depuis qu’ils avaient chanté. Il était le seul à avoir surmonté le flot de haine que les autres nomades elfes noirs avaient ressenti. L’un d’eux était toujours alité. Un autre avait fini par égorger ses propres enfants pour se pendre après. Heureusement, les autres n’avaient pas réagi avec la même intensité, seulement ils avaient peur. Ils pressentaient que s’ils s’en approchaient trop, quelque chose allait brûler en eux, quelque chose que la plupart avaient fuit ou qui pourrait se libérer.
Pourquoi n’avait-il rien senti de si terrible ? Kaerion était hanté par cette question. Dans sa tête, malgré lui, résonnait le chant subtil, doux et inquiétant des monolithes noirs.

 

En quelques semaines, il avait traversé toute l’étendue de glace qui le séparait de la capitale d’Aubemorte pour se présenter au roi. Pendant tout le trajet, il avait cherché quoi dire pour oser se retrouver face à lui. Il avait envisagé un moment s’enfuir et laisser les villageois avec un problème qui, dès qu’il les avait quittés, ne devenait plus le sien. Mais il n’en avait rien fait. Une part de lui-même, la plus secrète, avait besoin d’une réponse. Pourquoi lui ? Pourquoi était-il le seul à pouvoir toucher les monolithes noirs sans rien ressentir de particulier ? Si, bien sûr, leur contact était d’une incroyable froideur, il en avait encore au bout de ses doigts l’exacte sensation, comme si sa peau avait été contaminée par un fluide invisible. C’était un froid qui semblait l’aspirer. Pourtant, leur surface avait aussi quelque chose d’agréable, de sensuel, d’ailleurs, depuis son départ, leur contact lui manquait parfois. Mais immédiatement revenait au bout de ses doigts ce picotement engourdissant.
Il avait quitté la ville et la civilisation depuis si longtemps qu’il eut du mal à parler aux personnes qui l’accostait. Une seule personne l’avait regardé comme s’il recherchait où il avait déjà vu ce visage. Il sourit intérieurement à cette occasion, « Tu peux chercher, oui, tu peux chercher mais ne compte pas sur moi pour t’aider ! ». Ce fut la seule fois qu’il se laissa rire jusqu’à ce qu’il se retrouve face aux gardes du palais d’Alken. Lorsque l’imposante porte s’ouvrit devant lui pour le laisser passer, il ignorait encore toujours ce qu’il allait dire. Alors, au moment où les gardes lui autorisèrent l’accès, pour la seconde fois, il rit à haute voix.
Tout son esprit était en éveil, il avait donné son nom, résigné à tout ce qui pouvait lui arriver de bon ou mauvais. On le fit patienter. Cette attente, il le savait, était toujours un plaisir que s’offrait Alken pour qui le dérangeait importunément. Kaerion ne put qu’être admiratif sur l’effet produit. Plus le temps s’écoulait, plus il était inquiet sur son sort, le Roi Sorcier ne pardonnait quasiment jamais. Qu’avait-il à donner au change ? Que des gros cailloux s’étaient mis à chanter ? Il trouva soudain le motif de sa venue bien dérisoire. Et immédiatement, il ressentit un picotement sur le bout de ses doigts, il ressentit également une vibration et quelque chose de mélodieux raisonner à ses oreilles : la mélopée des monolithes noirs…

 

 Enfin, deux gardes l’invitèrent à pénétrer dans la salle royale. Des murs d’obsidienne jaillissaient de subtils rayons lumineux et violets à travers des vitraux. Cet éclairage particulier était amplifié par des jeux de miroirs et une multitude de candélabres en or. Au fond, un trône immense en forme de crâne, à la blancheur d’albâtre, attirait immédiatement l’œil. Le visage impassible et implacable, Alken regardait Kaerion s’avancer vers lui, les mains appuyées sur une longue épée à l’extrémité cruellement dentée.
-          Alors, misérable, quel mort viens-tu chercher ici pour te faire pardonner ? La plus lente et la plus raffinée d’entre toutes ? Détrompe-toi, tu ne mérites même pas cet honneur !
Les deux hommes durcirent chacun leur regard, puis le roi se mit à rire de sa voix presque angélique et pourtant si désagréable.
-          Je suppose que tu es toujours sensé et que la nouvelle que tu m’apportes mérite le temps que je t’accorde ?
-          C’est-à-dire, mon Seigneur, que le fait que je viens vous rapporter est si étrange et si imprévisible quant à ses effets et sa signification, que vous seul pouvez certainement en tirer partie. Voyez-vous, je m’étais caché non loin du Grand Cercles des Monolithes Noirs...
Kaerion épiait son souverain et cherchait des signes d’adoucissement. Il poursuivit en baissant d’un ton sa voix :
-          Vous savez, non loin des terres Maudites, celles sur lesquelles mêmes vos plus fidèles guerriers hésiteraient à marcher. Cela fait maintenant plus d’un an que j’y vis. J’y ai rejoint une communauté nomade. Tout allait bien, si j’ose dire. Vous vous doutez, bien sûr, que la vie là-bas était encore moins une partie de plaisir que partout ailleurs. Pourtant cette vie me convenait et pour rien au monde je n’aurais aspiré en changer, pour vous affronter à nouveau qui plus est. Seulement, je ne pouvais imaginer pareils changements.
-          Viens au fait, Kaerion, je ne suis pas un enfant qu’on appâte avec une histoire ! Je suis ton Roi, ne l’oublie pas.
Derrière ce rappel à l’ordre brutal, le guerrier sentit une sorte d’apaisement, il avait piqué sa curiosité.
-           Je vous ai parlé des Monolithes Noires. Et bien, ces derniers se sont mis à chanter tout récemment. La puissance qu’ils semblent renfermer a effrayé tous les habitants des environs. La plupart de ceux qui les ont approchés de trop près ont sombré dans une furie démente. Je pense que, si vous êtes en mesure de la maîtriser, alors nul doute que vous saurez en faire bon usage !
-          Le crois-tu ?
-          Je vous fais confiance, mon seigneur.  Et il semblerait que je sois immunisé à leur pouvoir. C’est pourquoi je me mets à votre service…
Sur ces mots, Kaerion se fendit d’une révérence des plus appliquée, derrière laquelle il était difficile de distinguer la part d’ironie du respect. Le souverain eut un sourire des plus effrayant et serra très fort la garde de son épée en le voyant baissé ainsi sa tête devant son trône avec tant de déférence insolente. Puis il se rappela un détail comique qui saurait lui clouer son bec. On ne se mesure pas ainsi à un roi. Il savourait déjà intérieurement son effet.
-          Sais-tu que pas plus tard que ce matin, on m’apportait des nouvelles des furies d’Ameryel ?
A ce nom, tout le visage de Kaerion avait blêmi. Il avait perdu d’un coup sa superbe. Ameryel, l’elfine qui était à l’origine de sa disgrâce, un cuisant échec qui avait mis un terme à son ascension et qu’il commençait juste à accepter. Alken laissa durer le silence pour mieux contempler sa victoire. Ce ne fut pas lui qui le brisa mais Kaerion pour surmonter ses émotions.
-  Mon seigneur veut-il que je me rachète en la capturant ?
- Ou en la tuant… Ma patience à son égard s’est éteinte depuis longtemps. Elle n’est plus un symbole sur nos terres, tout en plus un souvenir embarrassant…
- Et où se trouve-t-elle ?
- Et bien, d’après mes dernières nouvelles, elle s’est cachée parmi les humains, quelque part dans l’Eldred. Tu sais ce qu’elle nous a dérobé avant de partir… J’ai bien peur que cette folle n’ait trouvé comment s’en servir… Et cela m’ennuierait profondément que ton incompétence et ma double indulgence à votre égard ne se retourne contre moi. Ce serait profondément injuste, n’en conviens-tu pas ?
- Oui, mon maître…
Cette fois-ci Kaerion exécuta une révérence pleine de respect. Son roi lui offrait de se racheter. Et tout l’amour qu’il avait pu porter pour l’elfine ne pourrait le détourner de sa mission.
-          Kaerion, ta vie ne vaut pas chère à mes yeux. Mais tu as y mis un nouveau prix. Ramène-moi la tête de cette traîtresse et trouve-moi le secret des Monolithes. Nos frères d’Avalon semblent connaître les mêmes phénomènes. Il me serait insupportable qu’ils en profitent avant nous…
L’entretien était terminé. Le roi n’avait pas à le préciser.  Tandis que le soldat s’éloignait, Alken sentit en lui monter de la colère à l’égard de la Matriarche qui avait un jour osé remettre en cause les fondements de son autorité et également un sentiment délicieux d’ivresse à la pensée du pouvoir qui était à la portée de sa main, celui des Monolithes Noirs.
Et ses yeux brillaient d’une lueur à faire frissonner la terre entière.

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