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CHAPITRE 6 

Pas à pas, Petit Louis et les autres éclaireurs progressaient. Ils profitaient des buissons et des arbres pour rester invisibles à tout éventuel ennemi. Leurs consignes étaient strictes, il fallait localier le camp des elfes noirs sans être vu pour éviter qu’ils ne disparaissent une nouvelle fois. Ils devaient également tenir leurs périmètres quoi qu’il arrivât de manière à éviter de tomber dans des pièges ou d’attirer trop l’attention, voire d’ouvrir une brèche dans leur dispositif. Aussi, Petit Louis n’examinait pas que le sol à la recherche de traces mais également dans les hautes branches des arbres pour détecter la présence de guetteurs.
Régulièrement, il s’arrêtait et dialoguait par signes avec ses confrères pour confirmer qu’il n’avait rien détecté et qu’ils pouvaient poursuivre à leur tour la progression. C’était devenu une routine pour lui. Alors qu’il avait volontairement choisi cette voie dans l’armée, le métier d’éclaireur ôtait à sa passion de la nature toute une partie de son mystère sans cesse renouveler. En l’occurrence, tous ses talents pour pister le moindre animal, à faire parler des signes qu’un œil inexpérimenté laissait de côté lui donnaient peut-être une plus grande dextérité, mais elle le distrayait régulièrement. Chemin faisant, dans le même temps qu’il répondait aux consignes et à la discipline militaire, son esprit se plaisait à reconstituer les petites scènes de la vie animale sur son passage.
Soudain, un signal d’alerte lui parvint. Il fut d’ailleurs surpris de ne pas avoir détecté sa cause. En effet, des cris réguliers d’humains retentissaient au loin, dans une direction encore indéterminée. Alors chaque éclaireur, en plus des traces d’ennemis, chercha à localiser l’origine des cris. Ils étaient en tout cas dans la bonne direction. Les cris étaient de plus en plus forts et bientôt il aperçut un corps étendu à terre.
Aussitôt il signala sa découverte par geste et avertit qu’il allait s’en approcher. Sur une dizaine de mètres, il devait rester à découvert. L’homme se tortillait à même le tapis de feuille entre nids de ronce. Il vérifia que personne ne se dissimulait dans le feuillage d’un immense chêne. En même temps qu’il progressait, ses confrères se postèrent l’arc à la main, prêts à tirer. Très vite, il comprit qu’il n’appelait pas de l’aide mais qu’il hurlait simplement de douleur. L’homme était torse nu et dans un état abominable. Son corps était couvert d’entailles profondes et sanguinolentes. Il avait dû ramper, un mélange de terre, de feuilles et de saleté noircissait sa peau. Quand Petit louis arriva à sa hauteur, l’homme ne remarqua même pas sa présence, la souffrance qu’il endurait le coupait du monde. Rien autour de lui ne semblait plus existé.
Il essaya de lui parler. Il se rendit compte qu’il n’arrivait pas à le regarder sans avoir une grimace de dégoût. Il surmonta son sentiment et lui toucha l’épaule. Elle était à la fois moite et collante de sang. Il ne comprenait pas comment ces plaies pouvaient paraître aussi fraîches, à la vue de la crasse qui les recouvrait. Elles étaient toutes creusées, parfois jusqu’à donner l’impression de voir les os eux-mêmes. On devinait qu’une lame affûtée les avait causés, mais la chair avait été comme attaquée par un acide et les entailles n’avaient plus aucune netteté.
Au contact de ses doigts, le blessé sursauta. Il regarda d’abord paniqué puis hébété le soldat sans comprendre ce qu’il se passait. Au bout d’un instant, il ouvrit grand la bouche pour communiquer. Sa bouche était également remplie de sang et le bout de sa langue avait été entaillé de la même manière.
- He heu ouwi, fit-il en grimaçant.
- Je ne comprends pas…
L’homme souffla plusieurs fois, pour préparer un nouvel effort. Petit Louis réalisa que lui aussi grimaçait en le regardant. En fait, il n’arrivait pas à fixé son regard, ni même un seul endroit de son corps sans être dégoûté.
- HEUWEU OUWIR !
Il n’avait pas pu articuler davantage mais son effort le fit se recroqueviller sur lui-même, comme s’il résonnait dans tout son corps.
- Désolé, mais je ne vous comprends pas…
Alors, toujours en grimaçant, l’homme souleva lentement la main et saisit le poignet du soldat le tira à lui comme pour le frapper. Petit Luis fit malgré lui un geste de recul.
- Whuémoa, articula du mieux qu’il put.
Les regards se croisèrent et l’homme esquissa un sourire, comme s’il sentit qu’il avait réussi un exploit. Il y avait une détresse immense. Et le soldat acquiesça de la tête. Il allait le tuer. Son uniforme aurait pu laisser entendre que c’était chose facile. Mais Petit Louis n’avait jamais tué un homme. En tout cas, pas de sang froid comme il allait s’apprêter à le faire. Tout au plus avait-il déjà tiré à l’arc pour se défendre ou lorsque son unité donnait un assaut, mais jamais il n’avait affronté le regard de sa victime. Il se redressa, banda son arc et visa à bout portant la poitrine. La flèche eut à peine le temps de siffler qu’elle transperçait sa cible. Il reprit le même geste deux autre fois. Il entendit derrière lui des voies qui semblaient ne pas comprendre la scène.
Lentement, il regagna son poste. Il oublia les consignes de silence. " Il est mort, hurla-t-il ". Et il s’écroula en larme. Ses compagnons eux aussi oublièrent les consignes et commencèrent à vouloir regarder la victime ou consoler le jeune éclaireur.
La plupart étaient plus endurcis et expérimentés que lui, mais tous revenaient profondément remués. Une colère sourde contre les tortionnaires germait peu à peu. Tous peu à peu reprirent leur position avec détermination, car ils avaient dorénavant une raison concrète de chasser leur adversaire. S’il y avait des elfes noirs dans cette forêt, alors ils les captureraient.

De son côté, Petit Louis eut du mal à reprendre son poste et à replonger dans l’esprit nécessaire à sa mission. L’image de détresse qu’il avait lue dans les yeux du mort le hantait. Il ne comprenait pas ce monde. Ce monde où on pouvait torturer un être humain de la sorte. Son monde était celui de la nature. Certes, il tuait parfois sans pitié des animaux, mais jamais il n’y prenait plaisir, il respectait trop cette nature. Et pour lui, tout être vivant faisant partie de ce tout, dans un cycle éternel, chaque partie dépendant d’autre partie de ce tout pour vivre, tantôt chasseurs, tantôt chassé. Et il avait déjà abattu des animaux blessés ou capturés dans ses pièges pour abréger sa souffrance. Mais le faire sur un être humain lui paraissait illogique. Il revoyait tout ce sang coulé sur ce corps en plaie. Alors l’image du monolithe rouge dressé dans sa forêt émergea. Il accueillit l’image avec soulagement.
Ses compagnons éclaireurs se mirent à fouiller les environs comme si comprendre ce qui s’état passé pouvait changer quelque chose. L’homme avait effectivement rampé sur une quinzaine mètres. Un feu de camp avait été allumé. Ils y découvrirent dans les cendres un bout d’étoffe de robe vert pâle. A côté, toute une zone avait été abondamment piétinée par plusieurs personnes ou alors un groupe avait dû y dormir car la terre était particulièrement tassée et les feuilles avaient été chassées par les mouvements de leurs corps. Tout autour, des traces de lutte, peu prononcées cependant, comme s’il y avait eu peu d’acteurs. Couverte de sang, une chemise bouffante jaune s’étalait pleine de lacérations, plus loin un gilet noir était couvert de poussière.
Un peu plus loin, des traces de chevaux, a priori deux, furent trouvées. Un examen attentif des empreintes permit de déduire que l’un des chevaux avait porté une charge plus importante à son arrivée qu’à son départ.
Enfin, la direction des chevaux laissait supposer que les fuyards se dirigeaient vers Locelane. A partir de là, ils en déduire qu’ils devaient être deux, que la femme avait été emporté. Certains supposèrent qu’il s’agissait de sa femme. Des elfes noirs avaient dû les piéger. Ces derniers avaient emporté son épouse sans doute pour la violer ou la torturer dans leur camp. En tout cas, ils furent tous encore plus déterminés pour les capturer et leur faire payer à leur forfait.

 De son côté, Petit Louis n’arrivait pas à observer autour de lui. Le spectacle qu’il avait découvert et son acte de mort continuaient de le remuer. Il avait perdu toute concentration, seul le monde de ses pensées intérieures le préoccupait. Il se demanda comment il pourrait atteindre l’objectif qu’il s’était fixé en continuant à être dans cette armée si particulière. Il fallait qu’il annonce l’apparition du monolithe. Quelqu’un dans ce monde devait attendre sa venue. Et il ne voulait pas le crier à tout le monde. On l’aurait traité de fou, on l’aurait dépossédé de sa trouvaille. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait été choisi par le monolithe lui-même pour l’annoncer. En effet, il était le seul à parcourir cette forêt aussi en profondeur. Et surtout, il était le seul à savoir qu’il existait. Plus exactement qu’il était soudain " apparu ". Et cette apparition avait forcément une raison et il voulait qu’on la lui donne.
Lorsqu’il avait quitté sa forêt natale pour regagner la ville, il s’était fixé pour objectif de ne le révéler qu’à une seule personne : le Comte de Kryce. Un animal qu’il ne connaissait pas, mais dont il avait toujours entendu parler en bien. C’était certainement le seul à avoir une vision complète de ce qui pouvait avoir changé pour comprendre les raisons de cette apparition.
En fait, le monolithe avait complètement bouleversé sa vie. Peu à peu, il retrouvait l’enfant qui avait été en lui avant que son père ne décède et qu’il soit livré à lui-même pour survivre. Il avait gardé sa découverte pour lui, bien que les villageois l’aient pressé de question pour comprendre pourquoi il devait aller à la capitale ; certains l’en découragèrent parce qu’il ne connaissait rien du monde. Et il se rendit très vite compte combien ils avaient raison. Arriver à la capitale avait été une étape. Mais lorsqu’il y parvint, la seconde étape consistait simplement à rencontrer le Comte. Il n’en avait pas imaginé d’intermédiaires. C’est face aux multiples barrières qu’on lui érigeait obstinément de toute part qu’il comprit qu’il devait avoir un plan.
Très vite également, il se rendit compte qu’on ne pouvait vivre dans une ville comme dans une forêt. Il lui fallait de l’argent. Et plus il voyait les difficultés pour atteindre son but et moins il voyait comment faire. Il s’était fixé comme règle de ne pas approcher ni l’armée ni les religieux car tout au fond de lui il n’avait aucune envie de se plier à une discipline quelle qu’elle fût. Et pourtant il avait exactement fait le contraire, il s’était engagé dans l’Ordre des Moines Guerriers de Vuldone, un ordre plus ou moins occulte, connu de tous pour son fanatisme religieux et parfois ses exactions contre tout ce qu’il considérait comme hérétique, voire tout simplement contre tout ce qui était contraire à ses intérêts. Comment avait-il pu accepter en croyant que cela l’aiderait à se rapprocher du Compte ?
Un univers entier s’était ouvert à lui quand il pénétra pour la première fois dans Locelane. Il avait passé toute son existence au milieu des fougères et des arbres. Et d’un coup, il devait apprendre à cohabiter avec d’autres humains, à vivre selon un rythme et des lois qu’il ignorait.
Naïvement il s’était imaginé qu’il n’avait qu’à dire qu’il détenait une information importante avec le plus grand sérieux du monde pour qu’on lui ouvre les portes du château. Bien sûr, il n’avait recueilli que des rires, surtout qu’il était habillé comme un sauvage. Certains d’ailleurs reconnurent ses traits d’yhlaks si bien qu’il connut également les premières insultes. Il ne comprenait pas non plus qu’on lui refusât le boire et le manger alors qu’il y avait tant à offrir dehors à tout le monde.
Cependant, Petit Louis apprenait vite. Des sensations étranges se manifestaient dans son cerveau engourdi. Il avait perdu l’habitude de parler, il cherchait régulièrement ses mots. Puis, peu à peu, il se rappela ses rêves d’enfant. Il avait toujours voulu regagner la ville et il se rappelait combien il aimait que son père lui explique le monde et combien il posait de questions. Il aurait voulu qu’il soit là pour répondre à toutes celles que cette nouvelle vie soulevait.
Il avait pris pour habitude de dormir dans la rue et de mendier pour pouvoir se nourrir. Chaque jour, il demandait autour de lui si quelqu’un pouvait l’aider à parler au Comte. Pour beaucoup, il était devenu une sorte d’illuminé. Un jour qu’il n’avait plus que l’image du monolithe à offrir à son esprit pour ne pas perdre tout espoir, un homme s’attarda à ses côtés. Il avait des vêtements de cérémonie, une toge bleue avec des motifs incrustés de dorés, une large ceinture dorée également entouré autour de sa taille, assorti d’un majestueux chapeau avec une splendide plume. Il se pencha vers lui. Un regard perçant, un rien sévère, le scruta.
- Tu es le fou qui réclame à voir le Comte ?
- Qui êtes vous, répliqua Petit Louis sur la défensive.
- Moi, personne de particulier. Seulement ton obstination m’intrigue.
A ces mots, son cœur se mit à accélérer. C’était la première fois qu’il attirait réellement l’attention. Il avait envie de se confier à cet homme, mais son instinct continuait à lui dicter de la prudence. L’inconnu commença à lui sourire comme s’il lisait dans ses yeux.
- Tu as raison de te méfier ! Cela dit, tu ne trouveras personne pour t’aider si tu reste fermé commune huître ! Tu as quelque chose de si important à lui dire ?
Le sauvageon ne sut quoi répliquer.
- Allons, tu peux éventuellement me donner un indice. Quel type de nouvelles as-tu à lui communiquer ?
- C’est-à-dire que c’est très particulier. Je dirais même extraordinaire…
- Et ça concerne le Comte directement ?
- Non, mais je ne vois que lui pour le comprendre et savoir quel importance lui accorder.
- Si tu ne veux pas être plus précis, je vais finir par perdre patience…
Maintenant qu’il parlait avec quelqu’un, il avait envie de donner sa confiance et de se décharger de tout ce poids qu’il portait depuis plusieurs semaines. Et la dernière phrase augmentait encore plus son trouble, mais au dernier moment, il se retint.
- Non, je ne peux rien vous dire, car je ne vous connais toujours pas. Et j’ignore ce que vous ferez de ce que j’ai découvert.
- Tu as très bien répondu ! Tu mérites qu’on t’aide. Je pourrais te conduire vers le Comte car j’y vais demain matin. Mais moi aussi je ne te connais pas. Je me présente Michel Vautreuil, comme tu le vois je suis prêtre de Vuldone.
Il l’invita chez lui à prendre un repas. Il habitait une magnifique demeure et possédait plusieurs serviteurs. Il lui demanda en préalable de prendre un bain et de changer d’habit avant de passer à table. Petit Louis perdit encore plus ses repères dans cette maison que dans la ville toute entière, tous ses objets, ses bibelots, ses livres et tableaux n’avaient aucun sens pour lui. De même, l’idée même d’en accumuler autant le mettait mal à l’aise.
Lorsqu’un serviteur lui apporta des vêtements propres, il se sentit ridicule de les accepter. Et encore plus de s’en vêtir. Ils étaient pourtant tout simples et suffisamment amples pour qu’il se sente libre, mais il sentait bon le propre. Quand il rejoignit le prêtre, une soupe fumante l’attendait et une odeur de viande rôtie l’accompagnait. Il se retint pour ne pas se précipiter sur l’assiette. Le malaise poursuivit en voyant manger le maître de maison avec une cuillère. Ce dernier l’invita à ne pas faire de manière et à manger comme bon lui semblerait.
Peu à peu, les deux hommes engagèrent une discussion. Pour le mettre en confiance, Vautreuil lui expliqua ses fonctions. Il était à la fois prêtre et sénéchal des Moines Guerrier de Vuldone. C’était à ce double titre qu’il rencontrait fréquemment le Comte. De son côté, Petit Louis lui raconta toute sa vie en quelques mots, mais il passa beaucoup de temps à expliquer la forêt et ses secrets. Il se refusa de parler du monolithe parce qu’il avait toujours eu en lui un profond rejet des religieux. A vrai dire, il en connaissait peu, mais son père lui avait toujours dit de se méfier de l’ordre de Vuldone. En effet, la guerre qui éclata entre les yhlaks et les eldreds avait d’abord été une question d’espace à occuper. Mais très vite il fut question de domination religieuse et les Vuldoniens orchestrèrent l’extermination des yhlaks qui les obligea à s’exiler. Son père à travers ses arrières parents lui avait retransmis cette méfiance ancestrale.
Cependant, rien dans le comportement du prêtre n’aurait pu la justifier. Lorsqu’ils prirent congé, il offrit également un gîte pour la nuit. Autant il s’était senti mal à l’aise dans cette maison, autant dormir dans ce lit chaud lui fit le plus grand bien. Il se leva comme à son habitude en même temps que le soleil. Il hésita à se sauver mais il ne put s’empêcher de vouloir le remercier.

Au petit déjeuner, le prêtre n’avait plus sa robe bleue de prêtre, il avait une tenue de soldat. Au moment de se quitter, il lui remit un mot pour l’aider à intégrer les moines guerriers en tant qu’éclaireur.
- Sans ça, tu ne pourrais jamais y rentrer. Si tu t’y conduis bien, alors je te conduirais au Comte. A toi de me prouver ta valeur pour mériter ma confiance. Demande Gérard de Treillères, il te guidera.
Lorsque Petit Louis se retrouva seul, il ressentit un mélange de joie et d’angoisse. Quelque chose en lui le répugnait d’intégrer cet ordre religieux militaire. Pourtant, il pouvait pour la première fois apercevoir la porte du Comte s’entrebâiller. Une fois dehors, il retrouva sa condition miséreuse. Il n’avait plus ses habits usés et puants en peau qu’il s’était lui-même confectionné, mais rien n’avait foncièrement changé à l’exception de cette feuille qu’il tenait en main. A midi, sa décision était prise, il rejoindrait les moines guerriers. Lorsqu’il se présenta à l’adresse qui figurait sur le papier, il demanda Gérard de Treillères. On lui ferma la porte. Il fallut qu’il donne l’ordre du Sénéchal pour qu’on le conduise au capitaine.
Le capitaine était respecté de ses hommes. Il avait hérité le surnom de l’œil de Dieu parce qu’il était victime d’un strabisme très prononcé à droite dès qu’une émotion vive le touchait. Il n’était pas à proprement parlé charismatique. Au contraire, il était plutôt réservé. Il avait gagné son grade uniquement par la force de son bras et par le profond respect qu’inspirait sa grande foi en Vuldone. Son surnom l’avait d’abord troublé, puis il s’était aperçu qu’il y avait en lui une part d’humour et de respect. Il gagnait la confiance de ses hommes non pas avec de beaux discours mais en s’adressant d’homme à homme avec eux, en face à face. Il privilégiait cette relation personnalisée car elle reposait sur des bases plus fortes, c’était du reste sa seule façon de communiquer car, le reste du temps, il restait secret. Peu de personne savait quelles étaient ses pensées. Seule signe de son éventuel trouble : son œil droit filait tout seul vers l’extérieur.
Il accueillit chaleureusement l’apprenti éclaireur.
- Vautreuil n’est qu’un conspirateur, quelle idée a-t-il derrière la tête, tu peux me le dire ?
- A vrai dire, je ne le connais quasiment pas, je l’ai rencontré qu’hier…
- Curieux… Et depuis combien de temps partages-tu ta vie avec Vuldone ?
Cette question le mit mal à l’aise. Il n’avait pas envie d’être un imposteur. Il préféra ne rien répondre.
- Encore plus curieux. Alors, on me dit que tu ferais un très bon éclaireur. Que sais-tu faire à part éclairer, se moqua le capitaine.
Le sauvageon n’avait pas l’habitude de parler de lui et c’était la deuxième fois en peu de temps qu’il devait le faire. Il lui raconta son histoire toute simple, en peu de mots.
- Je vois et sais-tu au moins utiliser une arme ?
- Pas vraiment, par contre, je peux tuer n’importe quel animal avec ce poignard, fit-il en sortant son arme.
- Tu me plais, tu as l’air honnête et sans doute loyal. Viens avec moi, je vais te présenter mon unité. Par contre, il va falloir apprendre à tirer à l’arc. Un éclaireur, ce n’est pas fait pour se battre à main nue. Surtout avec ton gabarit.
Pendant plusieurs semaines, on lui inculqua quelques notions militaires et il dût se plier au culte des Moines. C’était la première fois qu’il priait un dieu. Il s’y plia à la manière d’un animal qui sait qu’il ne peut faire autrement pour survivre. Dans ces moments-là, il sentait un appel en lui et l’image du rocher bleu qui se dressait au milieu de sa forêt émergeait invariablement. Et c’était lui qu’il priait, sans savoir pourquoi d’ailleurs.
Ses talents de guide et d’éclaireurs furent très vite reconnus. Il devint la mascotte des éclaireurs. Lorsqu’on missionna leur section pour chasser les elfes noirs, on le montrait des yeux, avec cet air certain qu’il les conduirait en quelques jours au camp de leurs ennemis.
Beaucoup de soldats et d’officier rayonnaient de ferveur. Ils faisaient régulièrement pénitence et jeûnaient pour prouver leur foi. Et Laennec en faisait parfois partie. Une discipline de fer régnait, pourtant leur capitaine était de loin le plus humaniste de tous. Petit Louis n’était pas véritablement intégré. Il restait une sorte d’étranger, seuls quelques éclaireurs, en plus des deux amis qui l’avaient accueilli le premier jour, avaient sympathisé avec lui car sa dextérité a repéré les moindres traces étonnaient. La plupart du temps, il se sentait étranger à ces actes de ferveur, à ces prêches permanents. Pourtant, il sentait que la foi de Treillères était différente. Il la trouvait plus authentique, humaine. Et il se pliait volontiers à ses ordres quel qu’il fût, comme tous les autres moines guerriers. Obéir à cet homme était le seul moment où il partageait leur élan religieux.
Un jour, l’œil de Dieu le convoqua dans sa tente. Le capitaine paraissait assez excité.
- On a une mission. J’aimerais t’emmener avec nous. Mais avant j’aimerais bien savoir pourquoi un descendant des yhlaks est prêt à se fourrer dans un guêpier pareil ?
- Cela ne vous regarde pas.
Le capitaine partit dans une longue tirade sur l’honneur qu’on devait à Vuldone et qu’il était hors de question qu’il accepte un hérétique au combat. Il y avait une pointe de malice et de provocation dans ses propos. Il cherchait à faire diversion pour creuser les intentions du novice. Mais ce flot de parole n’avait pas fait baisser pour autant la garde de Petit Louis. Il l’observait. Devant son silence, l’inconnu poursuivit.
- On ne me nomme pas l’Oeil de Dieu pour rien. Et, je te le répète, je pense pouvoir t’aider, seulement pour cela, tu dois juste avoir un peu plus confiance en moi, dit-il avec un grand sourire tout en lui tendant sa main.
- C’est simple, on va le savoir tout de suite, je veux rencontrer le Comte car j’ai quelque chose d’important à lui dire.
- Effectivement, je peux t’introduire auprès de lui… Mais je ne le ferais pas tant que je ne saurais pas si, de mon côté, je puis avoir confiance en toi…
Il avait déjà entendu de pareilles remarques, il allait s’en retourner quand le capitaine le rappela.
- Tu veux voir le Comte ? Et bien, ne fais surtout pas confiance à Vautreuil. C’est un grand homme, mais il ne croit pas en Vuldone comme nous autres. On nous dit fanatique, il n’en est rien, le fanatisme vient des ordres qu’on nous donne. Et ces ordres viennent de gens comme Vautreuil. Ils ne voient que la grandeur du Culte, il ne voit plus la grandeur de notre dieu.
- Où voulez-vous en venir, mon capitaine ?
- Et bien si tu veux que je t’aide, aide moi à réussir ma mission. Des elfes noirs ont été repérés dans les forêts autour de Locelane. Plus étranges, on parlerait même de furies. Or cette unité n’est jamais déployée seule. Bref, tu pourrais devenir mon meilleur guide. Si tu me les trouves, je te promets que je te conduirais voir le Comte.
Petit Louis remercia l’officier. Il ne l’avait quasiment jamais côtoyé depuis son intégration, mais tous ses hommes savaient qu’il était un homme de parole.

 

C’est ainsi que Petit Louis s’était retrouvé dans cet étrange corps d’armée à pourchasser des créatures qui ne respectaient aucune de ses valeurs. Pour trouver le Comte, ce curieux animal qu’il ne connaissait pas, il n’avait qu’à suivre les traces d’un autre peuple qu’il ne connaissait pas plus. Il se dit que le monde qu’il découvrait était décidément bien bizarre. Et qu’il ne connaissait pas non plus son monde.
Tuer un homme avait finalement été une chose si simple. A bout portant, c’était chose si aisée. Mais tuer sans que cet être vivant ne lui ait rien fait et porter le poids de ce geste toute sa vie en étaient une autre. Quand ses amis Pisse-Langue et Laennec le retrouvèrent, il fut célébré en héros. Il les avait mis sur la piste de leurs ennemis. Tous en étaient sûrs ! Lui s’en moquait, il restait renfrogné, toujours voyant ce masque de douleur, toujours entendant cette supplication inarticulée. Lorsqu’il finit par expliquer pourquoi il n’arrivait pas à se réjouir, Pisse-Langue le prit par l’épaule. Pour une fois, il l’écouta avec attention et semblait vivre la scène avec la même gêne.
- Je te comprends, fît-il d’une voix basse. Tu veux que je t’en raconte une ? Moi aussi, il m’est arrivé pareille histoire. Un truc qu’on n’aime pas raconter. Mais il faut que ça sorte parfois. C’était quand notre empereur s’était décidé à se venger de son fameux affront. On était sur Aubemorte, avec des ennemis partout autour de nous. Alors on a dû se battre contre leurs furies. Un truc que je n’oublierais jamais…
Avec une réelle émotion dans la voix, il raconta comment son ami Lattrel, dit Latrine, un dur parmi les durs, était mort par sa propre épée. Il avait été blessé, pourtant trois fois rien, des égratignures à l’avant bras, et puis une belle entaille sur les côtes, des blessures qui auraient à peine nécessité qu’on l’emmenât à l’infirmerie. Mais le poison des lames des furies avait fait son lent travail. Il lui dévorait la tête, disait-il, comme l’aurait fait un loup enragé ; il lui brûlait les entrailles ; il lui bloquait son souffle. Il avait hurlé comme si un démon prenait possession de son corps. Il le revit le supplier, comme un enfant, de l’achever avec ses larmes de femmes qui lui coulaient le long de ses joues jusqu’à en mouiller sa chemise. Alors Plisse-Langue avait prit sa propre épée et la lui avait planté à trois reprises au niveau du cœur, pour être sûr que s’arrêtent les souffrances de son ami Lattrel, ce dur parmi les durs.
- De toute façon, une Pisse-Langue et une Latrine, ça ne pouvait finir que comme ça, essaya Laennec d’égayer la soirée.
- Oui, en tout cas, la seule chose que je vous souhaite, c’est de ne jamais en voir ! Parce que, ces furies, c’est un truc à vous faire maudire d’être moine !
Pisse-Langue avait repris son personnage. Il avait ponctué sa dernière phrase d’un mouvement de bassin allusif et tirée sa langue obscènement. Ce n’était pourtant pas le type d’histoires qui aurait pu changer les idées de Petit Louis, mais savoir que son ami avait ressenti exactement ce qu’il avait vécu le réconforta. C’était même une histoire encore pire que la sienne, car, lui, il avait juste tué un inconnu. Alors tous les trois débouchèrent chacun une bouteille de vin et commencèrent à la vider à tour de rôle.
- Si jamais l’un de nous devait être empoisonné, alors il faut se promettre qu’on ferait même la chose, hein !
Laennec était déjà gris. Il regardait les rares étoiles d’un air grave. Oui, ils feraient tous la même chose. Et ils boiraient à la santé du mort après, comme ce soir ! Petit Louis écoutait ces mots mais ne les entendait pas. C’était des trucs de soldats. Lui, tout ce qu’il voulait, c’était sortir de cet Ordre pour soulager sa conscience d’un autre secret. Un secret tout bleu comme le ciel. Mais ce soir, même ce dernier était noir, aussi noir qu’il le serait dans quelques instants. Il avait juste cette bouteille à finir pour ça et tout oublier.

 

 

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