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CHAPITRE 5 - Un Guerrier d'Elite

 

Sur tout le trajet, les sombres vêtements de Grienlyce avaient aspiré les rayons du soleil à son zénith si bien qu’elle accueillit avec plaisir la fraîcheur humide du bois. Elle venait de quitter les abords de Locelane pour regagner le campement des furies installé dans l’épaisse forêt qui entourait une partie de la ville. La quête de la dernière Larmes du Géant restait dans une impasse, même si elle n’avait pas osé le dire à sa chef. Elle était persuadée que les indications dont elles disposaient étaient soit fausses soit incomplètes. Très peu d’endroits correspondant aux signalements restaient encore à fouiller. Elle devait découvrir l’un des temples du culte de Vuldone, l’un de ceux qui étaient protégés par les moines guerriers. Le trot régulier du coursier la berçait. Sans s’en rendre compte, son esprit revint vers l’enseignement de sa matriarche Ameryel. Elle leur avait retransmis son profond dégoût de la magie : celle-ci se réduisait, selon elle, à une petite échappatoire pour les lâches, un vain procédé pour dissimuler ses propres faiblesses ou sa peur du combat. Elle n’avait jamais réussi à découvrir d’où provenait cette haine tenace, pourtant elle dépassait de loin ce qui était nécessaire pour sa fonction.
Mais l’enseignement de sa chef allait au-delà des notions martiales. Si l’âme elfique est un gouffre, alors la matriarche lui avait fait comprendre ô combien il était insondable. Elle s’était engagée par ferveur dans cet ordre tant redouté des furies d’Aubemorte, ce corps d’armée d’élite constitué d’elfines dont les transes guerrières et leur connaissance des poisons faisaient naître un vent de panique sur les champs de bataille. Toutes recrutées pour leur troublante beauté, elles se jetaient dans les combats dans des tenues dévoilant largement leurs charmes et suscitaient le trouble dans l’esprit de leurs adversaires.
Cet ordre qui avait été conçu dans l’imagination de la philosophe Volveane pour mettre en pratique les concepts de sa nouvelle société elfique, Corealdor l’avait très vite fondé en prenant possession des terres d’Aubemorte mais il avait dénaturé l’esprit de la philosophe pour en faire un objet de sa politique, tout en l’érigeant en symbole au moment de la fondation de la nouvelle nation. Et ses successeurs n’avaient qu’amplifié cette dérive. Ils n’avaient retenu que les apparences et surtout, ils lui avaient retiré tout le pouvoir subversif qu’y avait placé la philosophe, jusqu’à les transformer en quasi phénomène de foire sur les champs de bataille. L’Ordre y était craint avant tout pour ses poisons et cette hystérie collective qui rendait les guerrières si incontrôlables, parfois même pour qui les commandait, pâle ersatz de ce qu’il aurait dû représenter pour la suprématie des elfines sur ce monde, un hymne à la féminité et à leurs talents à prendre le destin du monde en leur main.

Ameryel avait fait partie des hautes dignitaires de l’Ordre des Furies. A cette époque elle avait voulu replonger dans la source de la pensée de la philosophe. Si les principes fondateurs tels que la cruauté et l’esthétisme étaient respectés, le culte du Sang et l’utilisation de drogues de combat en avaient corrompu l’essence, l’ordre n’était devenu qu’un rouage, un mal nécessaire pour contourner toutes les implications les plus dérangeantes de la pensée de la philosophe, notamment sur les rapports entre les deux sexes. En puisant à la source de l’âme des elfes noirs, la matriarche avait pris ses distances avec leur souverain, Alken le Terrible. Sa quête de pureté avait fini par la condamner. Même si elle et ses fidèles n’avaient jamais eu l’intention de s’opposer à leur peuple, aux yeux de ses frères et sœurs, Grienlyce était devenue une traîtresse, une hérétique en suivant leur matriarche dans son exile. Pourtant, à son contact, elle était devenue beaucoup plus qu’une elfe noire. Bien des choses inaccessibles étaient maintenant à sa portée. Pour l’heure, elle secondait toute l’unité qui avait accompagné Ameryel dans sa fuite. Elle devait recueillir le plus secrètement possible le maximum d’informations pour comprendre toute source d’agitation et tout mouvement de troupes. Elle était en plein cœur de l’Eldred, dans un royaume ennemi humain. Que ses furies soient des parias parmi les elfes noirs, aucun humain n’en avait cure. Elles restaient un symbole de cruauté, ce qu’elles restaient puisqu’elles n’avaient pas changé de techniques d’interrogatoire.
Cette radieuse journée lui redonnait toute l’énergie pour mener à bien sa mission. Le bruissement du vent dans les arbres, la lumière ruisselante des feuilles et le chant harmonieux des oiseaux raisonnaient dans tout son être. Quel contraste avec l’ingrate et austère nature d’Aubemorte ! Pourtant son pays lui manquait...
Hier, elle avait été tout près d’atteindre le but. Son ’expédition était de retour avec trois prisonniers : un prêtre assez âgé à l’allure austère et au visage sec mais doté d’yeux noisette plein de mansuétude, un jeune homme fière, bâti solidement avec des vêtements très soignés et une jeune paysanne aux formes rondes et généreuses qui respirait de tout son être la maternité. Ils furent immédiatement attachés à des arbres et leur bâillon retiré.
Une elfe s’approcha des trois prisonniers. Elle était très grande et élancée, plusieurs cicatrices et des tatouages reptiliens marquaient ses bras. Dolores était experte pour obtenir des aveux de tout ce qui pouvait s’exprimer. Elle les fixa droit dans les yeux tour à tour: la femme baissa les siens, le jeune la défia et le vieil homme la regarda avec douceur.
- Nous souhaitons juste avoir une petite information. Je vais vous poser à chacun une question et votre sort dépendra de votre réponse. Inutile de préciser que votre séjour ici pourrait devenir très désagréable si vous n’êtes pas coopératif…
Ces propos avaient été dits d’un ton calme et froid. D’ailleurs, tout son être était profondément calme, ce décalage ne manqua pas d’augmenter l’inquiétude des prisonniers.
Elle s’approcha du visage de la paysanne et lui chuchota quelque chose à l’oreille, celle-ci, le visage effrayé, lui répondit au creux de l’oreille. Puis elle s’adressa de la même manière au religieux, ce dernier ignora sa question en continuant à psalmodier des prières. Enfin elle se tourna vers le jeune notable avec un petit sourire et lui glissa toujours la même question. Ce dernier se cambra : " Je ne m’abaisserais jamais à céder à une femme comme vous! " et lui cracha au visage. En s’essuyant lentement, son regard se changea de manière terrifiante, elle sortit un poignard.
- Je crois que certains n’ont pas réalisé que je ne jouais pas. Je pourrais accélérer les choses avec ce petit objet, mais je crois que je n’en aurais même pas besoin une fois que vous aurez bien compris…
Elle se tourna en souriant vers la jeune femme. Celle-ci, bien que se mordillant toujours les lèvres, sembla se détendre un peu.
- Je suis particulièrement fière que la seule personne ayant fait preuve d’intelligence soit une femme. Puis s’adressant aux deux hommes. Je vais vous reposer à chacun la même question et cette fois-ci je veux entendre la même réponse qu’elle ! Et je finirais par toi, rajouta-t-elle en désignant le jeune homme, qui avait maintenant du mal à dissimuler sa nervosité. Le ton était beaucoup plus autoritaire.
- Alors vieil homme, crois-tu que Vuldone va te sauver ? Crois-tu qu’il mérite toute la souffrance que tu risques d’endurer en t’obstinant ? Je vais être honnête avec toi, jamais un de tes semblables, entre mes mains, n’a pas fini par maudire ses propres dieux. Alors quel est le lieu désigné par la phrase : " A la source de sa dévotion, le plus humble de mes serviteurs saura retrouver mon soutien ? ".
Sa voix était devenue beaucoup plus gutturale, ses yeux étaient flamboyants. Le prêtre, la tête tenue par les cheveux, continuait ses prières en les récitant de plus en plus vite.
- Très bien, tu me réserves des moments délicieux… Et maintenant, à nous deux, pauvre arrogant.
Elle avait changé de proie. Elle jouait avec la pointe de son poignard en dessinant des petits cercles sur l’entrejambe du jeune humain.
- Je crois savoir où se trouve ton cerveau. Et je le sens là prêt à m’obéir ! , sourit-elle en fixant le relief naissant. Alors, ta réponse ?
Profondément mis mal à l’aise avec la manœuvre de l’elfe, son visage était cramoisi.
- Vous… Il avala péniblement sa salive. Vous faîtes la fière parce que nous sommes ligoter et que...
- Vous êtes décidément tous des imbéciles… sauf toi, bien sûr, l’interrompit-elle. Elle accompagna ses propos d’un regard amical à la paysanne. " Finis de jouer. Qu’on lui coupe un doigt.
La dernière phrase n’avait pas été dite en désignant l’un des hommes mais la femme. Cette dernière, incrédule, continuait d’interroger d’un regard suppliant sa tortionnaire. Puis, face à son indifférence, elle se mit à hurler hystériquement, en se tortillant avec frénésie. Les deux autres s’indignèrent ouvertement. Les furies avaient pris sa main, le poignard posé sur son auriculaire. " Allez-y ". La lame, appuyée contre une planchette, sectionna dans un craquement le doigt. En même temps qu’un interminable cri de douleur résonnait dans tout le camp, le sang ne cessait de se rependre sur le sol et l’étoffe de la robe.
Devant un tel spectacle, le prêtre pris la parole, les yeux remplis de larmes.
- Cessez tout ! Je vous en supplie, cessez tout ! Le lieu que vous cherchez est une chapelle ! Mais si vous recherchez l’objet qui l'a rendue célèbre alors vous faîtes fausse route ! Je vous propose quelque chose : si vous exécutez ces deux malheureux sans souffrances inutiles, je vous aiderais, je vous dirais des choses bien plus intéressantes que ce qu’ils peuvent savoir.
- Pourquoi ferais-tu ça et pourquoi te ferions-nous confiance ?
- Pourquoi ? Parce que sais que jamais vous ne nous laisserez en vie et que vous continuerez si vous n’obtenez satisfaction, et Vuldone me pardonnera en sachant que j’éviterais ainsi la mort d’autres innocents!
Il avait marqué des points et toutes les furies étaient devenues très attentives. Le fougueux jeune homme traitait le vieil homme de fou.
- Soit, qu’on les empoisonne! Mais tu nous prives-là de bien des plaisirs… Tu te doutes que nous saurons nous rattraper, ricana Dolorès.  Je t’écoute !
Quelques minutes après, les deux corps des prisonniers étaient inanimés, le visage presque paisible.
- Vous avez bien des indications pour trouver notre forteresse la plus secrète. Mais, ce que vous ignorez, c’est qu’elle est tombée aux mains des kobolds la semaine dernière. Nous avons gardé l’information secrète. Ce que je sais, c’est que dans l’une d’elles vous trouverez ce que vous chercher. J’ignore si c’est celle qui nous avons perdu, je ne suis qu’un moine guerrier. Mais si ce n’est pas le cas, alors jamais vous ne pourrez prendre les deux autres. Vous ne serez pas face à des femmes ou des jeunes vaniteux, mais face à nos Moines Guerriers. Les meilleurs soldats de l’Eldred !
- C’est ce que nous verrons ! Je te remercie, vieil homme. Mais je crois maintenant que tu peux reprendre tes prières !
Elle prit son poignard et, d’un geste vif et précis, lui trancha l’oreille. L’humain hurla de douleur.
C’est ce qu’elle avait fait part à sa matriarche. Pour elle, les kobolds devenaient de plus en plus gênants. Ils avaient eux-mêmes procédés à des interrogatoires d’humains, qu’on imputait à son unité de furies. Elle en venait même à imaginer que le peuple souterrain recherchait la même chose qu’elle.
La rêverie de Grienlyce sur la journée d’hier fut brusquement interrompue pour des bruits souterrains tout proche de l’entrée du campement des furies. Des voix et des pas étouffés semblaient sortir d’un gros rocher entourée de buisson. Les couinements se faisaient de plus en plus forts. Elle coucha sa monture et se dissimula dans le bosquet poignards à la main. Les kobolds étaient-ils donc partout ? Quand la lourde pierre se mit à trembler, elle était prête à se sacrifier le plus chèrement possible pour donner l’alerte.

 

**
*

A force de se fracasser tantôt le crâne, tantôt les tibias, les bugnes avaient fini par apercevoir une lumière. C’est une chose terriblement étrange que d’apercevoir une vague lueur de lumière lorsqu’on est submergé par une obscurité totale sans aucun repère temporelle si ce n’est les gargouillis de plus en plus sonores de l’estomac de Grobul. C’est une renaissance, un rêve d’espoir que même une intelligence si réduite que celle des deux chasseurs pouvait ressentir. Ils se mirent à courir de toutes leurs petites jambes. Et bientôt ils purent prendre un véritable bain de lumière. Pendant plus d’une minute ils s’étreignirent, sautèrent de joie, poussèrent des cris et embrassèrent mêmes les soldats kobolds qui les regardaient sans comprendre d’où ils pouvaient sortir. Les deux bugnes n’avaient jamais vu de telles créatures mais le gardien leur avait retransmis bien plus qu’un langage, il leur avait inculqué pendant le court séjour dans sa bouche et sa gorge tous les concepts que le Géant de Brêyl lui avait lui-même chuchotés pour qu’ils réussissent de manière infaillible leur destinée. Instinctivement, ils comprirent donc que leur attitude pouvait certainement devenir plus inamicale s’ils ne déguerpissaient pas. A vrai dire, quelque soit leur réaction, les kobolds n’auraient jamais laissé sortir de leurs tunnels la moindre espèce vivante. Mais peut-être que Grobul n’avait pas parfaitement écouté le gardien ou alors n’avait pas compris la même chose, car il se dirigea d’un air désarmant de naturel vers l’un des soldats.
- Mon copain et moi avons très faim, vous auriez pas quelque chose à manger, s’enquit-il la voix très inquiète de n’avoir rien repéré de comestibles si ce n’est une vieille chaussure franchement ragoûtante même pour un bugne- Les kobolds ne sont effectivement pas des grands professionnels de la propreté, loin s’en faut.
Ce fit malheureusement d’une courte bataille au cours de laquelle les bugnes se firent ligoter sans trop quoi faire de leurs mains ou de leurs pieds pour se sauver de ce pétrin. Boubli en fut tout surpris, car d’habitude, sans qu’il ne fît rien, il y avait toujours quelque chose d’improbable qui survenait pour le sortir d’affaire. A priori, ce n’est pas le moment, se dit-il un peu plus inquiet au fond de lui qu’il ne l’aurait espéré. Il repensa au fil blanc qu’ils avaient perdu et qui les auraient sans doute conduits ailleurs que dans cette sinistre pièce.
En passant de galerie en galerie, ils aperçurent plusieurs canons bizarres entreposés, les singes-rats les conduisaient vers le supérieur le plus proche, le maître-sort Tétriss. Ce dernier n’était pas le plus compétent de tous, mais certainement l’un des plus ambitieux. Pour l’heure, tout ceci était présentement très accessoire puisque seule comptaient la distance qui les séparait d’un autre chef. Sur le chemin, ils entendirent des cris horribles et passèrent devant des salles où des humains étaient torturés. Un profond malaise envahissait de plus en plus les deux bugnes. Ils n’avaient jamais assistés à de tels actes, ils ne comprenaient pas leur sens, mais ils savaient pertinemment qu’ils étaient en danger. Longtemps les hurlements résonnèrent dans leur tête.

Lorsque Tétriss aperçut les prisonniers, il ne remarqua pas immédiatement leur nature curieuse, car seuls les elfes ont pu connaître cette espèce qui avait disparu il y a fort longtemps sur Jourzancyen compte tenu de leur grande inaptitude à survivre. Intrigué, il se mit à les examiner de très près. Mêmes pour des bugnes, l’haleine qui sortait de sa bouche les écoeurait. Ne voyant là aucune menace particulière, il donna l’ordre de les exterminer sur le champ. C’est alors que Boubli décida de prendre son destin en main à défaut de retrouver le fil blanc.
- Je serais vous, je ferais pas ça, sinon le Gardien et les Anciens (ils ne savaient pas ce qu’ils étaient, il avait juste entendu les prêtres les invoquer prudemment et respectueusement à chaque grande décision à prendre ou manifestation à expliquer) vont pas aimer ça du tout et vont vous punir tous !
- De quoi parles-tu, misérable créature ?
- Des Anciens qui ont créé ce monde et si vous ne relâchez pas immédiatement, alors… heu… Vous aurez à faire à eux parce que c’est eux qui nous ont envoyés.
Le kobold ne comprenait rien à ce qu’il racontait. Mais, même sur Jourzancyen, des légendes sur les Anciens traînaient. Moins précises et concrètes que les légendes sur le Rêve d’Ether, cette notion avait toujours ce je ne sais quoi de halo mystérieux qui intriguait les habitants du rêve. Ils ignoraient leur nature, ni même leur propre relation avec le créateur du rêve, à vrai dire, ils se considéraient bien plus réels qu’un rêve, mais il y avait parfois dans ce monde des choses qui ne s’expliquaient pas sans l’aide du Géant. Bref, ce fut suffisant pour que le maître-sort ne change d’avis et ne voit sa curiosité piquée au plus haut point.
- Mais encore… Qu’as-tu à me dire de plus précis ? Et qui êtes vous d’abord ?
- Nous sommes deux bugnes. Et nous devons sauver le Rêve d’Ether !
Grobul regardait son compagnon d’un air intrigué. Lui-même ne comprenait pas où il voulait en venir. L’entendre parler de leur mission en ces termes ne lui disait rien du tout. D’abord, lui n’était là que pour accompagner son copain, pas pour sauver quoi que ce soit.
De son côté, Tétriss se demandait si ces deux bugnes n’étaient pas là la grande opportunité pour lui à saisir pour régner sur son peuple. Mais pour cela, il fallait qu’il se débarrasse de tout témoin. Il demanda d’un geste de la tête à ce qu’on le laisse seul.
Il contemplait les deux bugnes qui s’étaient mis à jouer avec une pièce du nouveau canon. Il n’arrivait pas à voir le rapport entre eux et le destin d’Ether. Pourtant, dans leur souterrain, les kobolds avaient perçu plusieurs signes d’activité sismique et une étrange énergie filtrait de la roche, comme si quelque chose était sur le point de rompre. Et eux aussi savaient que les cercles de Monolithes des elfes avaient changé. Tous ses signes avaient accéléré leur décision de lancer leur grande offensive sur le monde terrestre. Ils étaient méprisés par tous les peuples d’Ether depuis si longtemps que l’heure était venue de leur faire payer. L’incendie de Locelane n’était qu’une répétition. Leurs canons lançaient une nouvelle forme de projectile de leur invention. Lorsqu’il explosait, il libérait une substance inflammable qui altérait même la plus dur des roches. Mais Tétriss avait été écarté des honneurs par ses rivales. Et les deux créatures qui s’agitaient à ses pieds tels des enfants étaient peut-être le moyen de s’imposer au Grand Cercle des Eternels. Les Eternels étaient le nom que donnaient les Kobold à leur chef. Pour couvrir un territoire aussi immense que les terres d’Ether, il fallait aux singes-rats des dizaines de chefs de clans. Et ces derniers avaient écarté son plan pour choisir celui du maître-sort Bouziss, immédiatement promu en tant qu’Eternel. Il devait maintenant lui obéir. Mais les bugnes allaient l’aider à faire taire ce pédant.
- Alors, petites créatures… Vous aimez jouer avec ce joujou ? Vous voulez que je vous le donne ?
- On aimerait mieux manger, répliqua Grobul.
- Ce sera possible dès que vous m’en aurez dit un peu plus sur les Anciens…
- Boubli, alors qu’est-ce que t’attend pour lui dire ? J’ai faim, moi…
Le petit bugne avait lâché le percuteur et regardait le kobold. Il ne lui inspirait pas confiance. Et il se rendit compte que s’il avait réussi à prolonger leur vie quelques instants, il devrait ruser encore beaucoup plus pour s’échapper du maître-sort.
- Je ne dois rien dire, sinon les Anciens vont nous punir aussi, se défendit-il, lui-même pas très convaincu par son argumentation.
- Ce n’est pas grave, on a les moyens de vous faire parler. Des moyens très simples, rajouta Tétriss en agitant une petite fiole. A moins que tu ne veuilles ce joli présent ?
Tétriss lui tendit une espèce de collier formé d’une ficelle grossière et d’une pierre qui servait dans les composants de l’explosif des nouveaux canons. C’était un objet qu’il arborait parce qu’il lui avait été offert par Bouziss pour montrer toute sa supériorité. Depuis, il contemplait le morceau de minerai pour essayer d’en percer le secret. Mais cela faisait plusieurs semaines qu’il l’avait jeté dans la pièce de dépit. En le voyant par terre, il se dit qu’il pourrait peut-être acheter la confiance de ces créatures si demeurées. Mais si Boubli accepta son cadeau, il resta plongé dans son mutisme.
- Et bien ce n’est pas grave, il me reste la fiole… Regarde comme son contenu est beau…
D’un geste vif et ferme, le singe-rat se saisit du petit bugne et lui enfourna de force le contenu dans sa bouche. Grobul oublia un court instant son estomac et se rua sur son adversaire en plantant dans le pied son jouet. A peine avait-il finit son geste qu’un énorme grondement fait vibrer tout le souterrain, des cris retentirent un peu partout. Tétriss regardait son pied, pétrifié. Ce n’était pas un percuteur qu’il fixait. Non, il était toujours sur la table. C’était la commande centralisée des canons. Un sentiment de panique irrésistible le submergeait. " Faire disparaître toutes traces… Et ne pas me faire prendre ". Il cherchait du regard un endroit où dissimulé la commande. A peine avait il fait un geste qu’une deuxième explosion retentit. La pièce métallique venait de tomber de son pied. Les bugnes étaient à terre, la tête sous les bras, attendant que les bruits se calment.
Si jamais la vérité sortait de cette pièce, il était mort. Et c’est bien ce qui était en train de se passer. Boubli tirait du bras son copain pour qu’ils puissent déguerpir au plus vite. Des kobolds entrèrent dans la pièce au même moment.
- On vous demande pour comprendre ce qui se passe. Les canons se mettent tout seul en marche, on demande votre aide pour arrêter le carnage !
Les soldats sentirent comme un courant d’air entre leurs jambes et ce courant d’air avait bizarrement une couleur verte. Tétriss voulut faire un geste pour qu’on les rattrape, lorsqu’il se rappela que la main qui allait faire le signe tenait la commande centralisée. Tandis qu’il sortait, une troisième explosion retentit. Il venait juste de se débarrasser " discrètement " de la commande centralisée en la jetant la pièce d’à côté qui servait de débarras.
Sans le savoir, il venait de redonner aux bugnes leur jouet. Heureusement pour lui, ils étaient occupés à tout autre chose. Boubli était en train de rentrer en transe sous l’effet du sérum de vérité. Grobul regardait son ami se rigidifié et exorbité ses yeux dans des spasmes convulsifs. Puis il se cogna la tête contre la paroi comme s’il voulait faire sortir quelque chose, ou y rentrer c’était selon. Il y réussit si bien qu’il finit par s’assommer. Grobul n’avait rien pu faire, il était totalement pétrifié par la crise de Boubli. Peu à peu, autour d’eux, les bruits semblaient s’éloigner, tandis qu’une épaisse odeur de fumée envahissait l’air pourtant rare des tunnels. A son tour, il sombra dans l’inconscience.

 

**
*

 

Lorsqu’ils se réveillèrent, l’odeur était toujours persistante mais une légère sensation de courant d’air rafraîchissait leur peau. Boubli était toujours bizarre, il ne reconnaissait même plus son ami. De son côté, Grobul n’avait pas perdu complètement le nord, à peine réveiller, il était parti chercher de la nourriture, prêt à affronter n’importe quel danger pour cette noble cause. Aussi loin qu’il pouvait s’en rappeler, jamais il n’avait été victime d’un jeun ne serait que du quart de ce qu’il venait de vivre. C’était dire combien grande étaient sa motivation et sa détermination. Heureusement pour lui, les kobolds étaient suffisamment affairés à extraire les éboulis, colmater les brèches, renforcer les tréteaux des galeries ou en chasser l’eau pour se préoccuper d’une créature, même si elle était bizarrement verte et qu’elle était à l’origine du carnage. Lorsqu’il revint, son compagnon avait toujours les yeux dans le vague sauf qu’il parlait en plus une langue étrange qu’il ne comprenait pas. Puis la porte s’ouvrit en grand, des kobolds rentrèrent dans la pièce et prirent une pile de sceau. Ils étaient si pressés qu’ils ne prirent même pas la peine de regarder toute la pièce. Mais la scène était suffisante pour faire comprendre à Grobul qu’ils devaient quitter la pièce et tacher de trouver une sortie. En tout cas, il chercha à prendre le premier tunnel dans l’obscurité. Pourtant, à peine avaient-ils bifurqué qu’une voix inamicale retentit. C’était celle si nasillarde de Tétriss.
- Vous là, suivez-moi. Et plus vite que ça !
- Pour quoi faire ?
- Pour rattraper les saboteurs, pardi !
C’est ainsi qu’une course poursuite commença. Au fur et à mesure que les bugnes couraient, Boubli retrouvait peu à peu ses idées. Quand il réalisa complètement ce qu’il se passait, Grobul lui sauta au cou, mais son ami lui demanda rapidement de résumer la situation. C’est ce qu’il fait avec son sens du raccourci, mais c’était suffisant pour que le plus petit bugne comprenne combien il était nécessaire de courir.
- Dis t’es sûr que c’est à droite ?
- T’inquiééééte… Fais-moi confiance ! Heu, non, ça devait être à gauche…
Effectivement ce devait être à gauche : quelques mètres plus loin, un magnifique éboulis de pierre obstruait le passage de droite. Pourtant ce ne pouvait pas être tout droit puisque le tunnel n’offrait pas cette possibilité. Nos jeunes et insouciants héros lancèrent un regard qu’on aurait pu qualifier d’inquiet. Ils se retournèrent et constatèrent malheureusement qu’ils étaient toujours poursuivis et que ces dits poursuivants s’étaient dangereusement rapprochés, sans pour autant avoir perdu, entre temps, de leurs intentions belliqueuses pleines de détermination inamicale.
- Alors, on va à gauche, non ?
- Oui, fit le plus petit des deux.
Dans le même temps qu’il acquiesçait, il se mit à courir le plus rapidement possible compte tenu de ses petites pattes, ce que son confrère ne manqua d’imiter. Derrière eux, on entendait moult bruits, des couinements excités, des chocs métalliques et un certain nombre d’échos qui rendaient cette réalité encore plus menaçante pour des petits bugnes perdus dans des tunnels kobolds.
A leur tête, Tétriss dispensait ses ordres, déterminé à leur faire payer la destruction de plusieurs années de sa vie, car un kobold n’aime pas qu’on lui montre comment mettre en œuvre ses rêves les plus fous : la destruction totale d’une cité. Car ce qu’ignoraient les deux bugnes, c’est que l’explosion avait créé une usure des parois, qui entraîna un autre éboulis dans l’entrepôt de munition, créant ainsi les conditions optimales d’instabilité propice à une réaction en chaîne que même les kobolds n’avaient pas encore découverte : explosion, incendie, inondation. Cette accumulation de catastrophes finit par produire la plus prodigieuse explosion qu’ait connue la cité souterraine. Voilà pourquoi il serait tout à fait juste de nommer nos deux bugnes des héros. Inutile de rajouter qu’ils avaient fait tout ça à main nu, sans l’aide de personne, ni même avoir eu idée de ce qu’ils avaient vraiment fait. Par contre, depuis, ils avaient parfaitement compris la nécessité de courir plus vite que les kobolds.

Le maître-sort pestait, rameutant ses troupes, la rage aux lèvres. Il sentait le moment de gloire arrivé ! Quelle gloire ? Celle d’assouvir sa vengeance et s’affirmer en héros, et si possible faire taire les deux bugnes au plus vite dès qu’ils les auraient rattrapés. Si on n’arrivait pas à dégager les quatre Eternels des éboulis causés par toutes ces explosions, il serait à son tour nommé à la place de l’un d’eux. Pour lui c’était une évidence, à tel point qu’il avait considérablement réduit les effectifs des sauveteurs... Il aperçut les bugnes en train de rebrousser chemin avec une grande satisfaction, le tunnel de gauche était aussi une impasse.
Pour Boubli et Grobul, le sol était partout glissant, l’eau froide créait parfois de grosses flaques qu’il leur fallait traverser. L’une d’elles s’étendait maintenant devant eux. Cette fois-ci, l’eau atteignit un niveau inhabituel sans qu’ils ne sussent où elle allait s’arrêter. Seule la surface de la flaque scintillait dans la pénombre et laissait supposer de sa grande étendue. Ne sachant pas trop nager, ils longèrent la paroi, pas à pas, en s’aidant de ses aspérités. Boubli eut alors l’idée d’y grimper en s’aidant de son camarade. Il parvint à se hisser sur un gros rocher, puis il tendit le bras pour aider Grobul. A leur niveau se trouvait une nouvelle cavité extrêmement étroite, qu’ils empruntèrent à tâtons. Bien qu’ils dussent slalomer entre les stalactites et les pierres pour progresser, ils se sentirent ici immédiatement plus en sécurité.
Lorsque Tétriss arriva au niveau de la flaque, il demanda à son lieutenant où ils étaient passés. Ce dernier répondit juste ce qu’il n’en savait rien, en rajoutant qu’il ne faisait que le suivre, lui. Le maître-sort apaisa sa colère en lui tirant dessus avec son pistolet. La victime s’écroula à ses pieds. Mais la flaque qui s’étendait devant eux était toujours vide, aussi vide que la tête de notre chef kobold. Il réfléchissait toujours avec la même perspicacité qu’un bovidé en train de ruminer, lorsqu’un élément nouveau et sonore lui apporta un élément de réponse.
- Aie !
- Chuuuut !
- Oui, ben ça fait mal quand même !
- Chuuuuuuuuuuuuuut !
- Ben quoi ?
Acoustiquement parlant, un bugne venait indéniablement de se cogner la tête. Les torches éclairèrent immédiatement la paroi rocheuse du tunnel. Le chemin des bugnes apparut alors comme une évidence. Tétriss fit une grimace en voyant l’étroitesse du conduit. " Suivez-moi ! ", ordonna-t-il, ne voulant en aucun cas déléguer cette mission vitale pour sa promotion. Boubli et Grobul, en entendant les singes-rats à leur tour se cogner la tête derrière eux, n’en menaient pas large. Le chemin prenait maintenant une drôle de pente ; peu à peu, de l’eau réapparaissait sous eux. Il en venait même de partout, régulièrement, des gouttes leur tombaient dessus du plafond, des rigoles coulaient le long de la pierre. Depuis quelques pas, ils ne progressaient plus dans une flaque mais dans une sorte de ruisseau. Le plafond était toujours aussi bas, mais les parois s’écartaient petit à petit sur les côtés. Puis vint le moment où il leur fallut même plonger la tête pour continuer. Du bout du nez, ils arrivaient encore à respirer. A chaque apnée, ils sentaient tout leur corps paniquer car ils leur étaient de plus en plus difficiles de refaire surface. Maintenant, il leur fallait trouver à tâtons l’appui d’un rocher pour reprendre de l’air hors de l’eau. Derrière eux, leurs poursuivants peinaient tout autant. S’ils arrivaient à respirer plus facilement du fait de leur plus grande taille, leur allure était néanmoins fortement ralentie par leur position courbée pour avancer sans se cogner. Tetriss enrageait d’être toujours aussi impuissant.

Tandis que les deux compères buvaient régulièrement la tasse pour arriver à respirer, un petit espoir naquit en eux au moment où une lueur de lumière apparut plus loin dans l’eau. En effet, le ruisseau débouchait bientôt sur l’extérieur. Malheureusement, cette sortie donnait sur une paroi abrupte, avec pour seule issue, un léger contrefort sur la gauche. A tout moment, ils pouvaient basculer dans le vide, mais les petits cris impatients qui sortaient du tunnel derrière eux les motivèrent imperceptiblement. Ils purent assurer leur pas dessus pendant dix bons mètres.
Du côté kobold, leur progression fut arrêtée nette : Tétriss, malheureusement pour lui, était sujet au vertige. Pour le faire avancer, ses confrères devaient le pousser à plusieurs et, à force de résister, il en fit même tomber plusieurs.
Devant le risque si important de chute, Grobul et Boubli s’étaient résignés à reprendre un autre tunnel un peu plus loin à flanc de falaise. Celui-ci était, ma foi, plus praticable et la confortable avance qu’ils avaient prise sur leurs poursuivants leur donna un nouvel allant. Cependant, ils durent bientôt faire face à une nouvelle forme de danger, encore plus redoutable, un danger tel qu’ils n’en avaient jusqu’alors jamais connu, une véritable impasse ! J’ai employé le mot impasse ? C’est étrange parce qu’il s’agissait exactement de ça : devant eux, à l’extrémité du chemin, un mur de pierres se dressait. Ils ne leur restaient plus qu’à creuser. Heureusement, la terre était étonnamment friable, particulièrement derrière eux, au pied de la roche. Plus loin, Tétriss avait enfin réussi à faire trois pas sans faire chuter un de ses confrères. Il s’agrippait toujours à leurs bras, mais, en fermant les yeux et en criant " maman ! ", spectacle désolant si c’en était, il progressait malgré tout. Au bout d’un moment, ne voyant plus les fugitifs, ils finirent par découvrir eux aussi le nouveau tunnel.

Dorénavant, il s’agissait d’une véritable course contre la montre entre creuser et courir. Les bugnes, eux, avaient entendu les kobolds rentrer dans le tunnel, mais ils leur semblaient aussi distinguer des voix sous leurs pieds, des voix qui disaient un truc du genre : " Mais que fait Tétriss pour nous sortir de là ? ". Pétrifiés de peur, ils sentirent maintenant, à deux pas, les kobolds prêts à se saisir d’eux. Le maître-sort jubilait, rien ne pouvait plus les sauver. Il s’approcha, tendit ses bras et… Et schblaaam ! Le sol se dérobe sous le poids de son escorte ! La chute qui suivit fut tout à fait normale pour une chute : verticale, brève et violente. Le nuage de poussière flottait encore, empêchant de distinguer quoi que ce soit, si ce n’est que Tétriss hurlait hystériquement.
- Ils sont à moi ! Ils sont à moi ! Ils sont à moi !
- Qui ça ?
- Les bugnes, patate, fit Tetriss sans regarder d’où venait la voix. Et je vais enfin pouvoir régner sur mon clan !
- C’est cela… Mais, avant, tu m’expliqueras comment tu as fait pour ne pas nous délivrer plus tôt !!!
Le maître-sort eut un frisson dans l’échine. D’un seul coup, il se dit qu’il connaissait cette voix. Même qu’il avait pensé, il y a pas encore très longtemps, pouvoir la remplacer : Bouziss l’Eternel en personne!
- Euh…  C’était vous ? Mes excuses, maître... C’est-à-dire que nous poursuivions… Enfin, j’avais pensé que... Vous comprenez comme je…
- Gardes, qu’on se saisisse de cet opportuniste !
C’est alors qu’un peu de terre tomba sur leur nez, suivi d’un " dépêche-toi ! " venu d’en haut, ponctué d’un gigantesque éternuement. Puis, du fond de la terre surgit un grondement sourd. Ensuite, il y eut comme un silence glacial et inquiet chez les kobolds. Leurs yeux, soudain, se levèrent au-dessus de la voûte, tous plus immobiles les uns que les autres. Et on vit soudain le plafond trembler. Dans un fracas terrible, il s’écroula sur l’assemblée kobold. Enfin, un gigantesque torrent d’eau recouvrit le tout. Une fois le calme revenu, une petite forme verte se laissa tomber du plafond sur un amoncellement de roche et de terre qui dépassait de l’eau, suivie d’une seconde un peu plus grosse. " Tout, droit, cette fois-ci ! ", fit la première. " T’es sûr ?", fit la seconde. " T’inquièèèète ! ", répliqua la première.

**
*

Les deux amis erraient depuis des heures dans les méandres infinies des couloirs kobolds. Ils avaient décidé de suivre un soldat qui portait une torche et empruntait un tunnel totalement obscur. Boubli tâtait de ces maigres bras les parois du couloir, la faible lueur du bâton disparaissait peu à peu, il leur fallait absolument presser le pas. Grobul suivait d’un pas lent, fatigué de marcher et surtout regrettant déjà la paisible vie d’avant l’évasion, il n’en voulait pas à son ami, non, mais inconsciemment, il se voyait attendre passivement les évènements, comme c’était le cas depuis toujours… Il était maintenant las et nonchalant.
– Dépêche-toi, on va le perdre ! Cria Boubli.
– Pff ! Y en a marre de ces couloirs sans lumière, ça fait sûrement trois jours qu’on marche.
– Mais pourquoi tu t’arrêtes alors qu’on allait le perdre de vue ! Bravo grâce à ta stupidité habituelle j’ai perdu le kobold maintenant.
- Pas grave, y a qu’à suivre le couloir, Répondit Grobul.

Effectivement, Boubli avait beau être très intelligent pour un bugne, il n’avait rien à répondre à l’implacable logique de son compagnon. Et ils marchèrent encore et encore. L’obscurité était total, le silence inquiétant. Un seul point les rassurait, ils n’avaient pas rencontré un seul kobold depuis le maître-sort, peut-être aussi était-ce parce qu’ils allaient dans la mauvaise direction ? Boubli commençait à s’inquiéter. Il savait qu’ils étaient perdus, seulement jamais il ne s’était pas vu finir ainsi avec sa quête de liberté. Alors qu’il était sur le point de complètement se décourager, dans le lointain, un peu sur la gauche, une légère lueur apparut devant eux, dessinant un gigantesque arc de cercle. En se dirigeant vers elle, ils arrivèrent devant un immense rocher qui obstruait ce qui pouvait être une sortie. Dans leur précipitation, ils ne virent pas un autre passage, qui menait à la lumière, avec au sol un fil blanc qui les accompagnait depuis plusieurs centaines de mètres. Grobul et Boubli mirent en commun toute la force que la nature leur avait donné pour pouvoir dégager le passage, c’était, de toute façon, pas grand chose, mais surtout nettement insuffisant pour espérer y arriver. Rien n’y faisait. La pierre restait aussi immuable que peut l’être un rocher qui ne demande rien à personne.
- On n’y arrivera jamais, faudrait un levier ! Tiens, comme celui qui est là haut !
- Où ça ? Fit Boubli.
- Ben, là, juste au-dessus de ta tête !
- Mais tu pouvais pas le dire plutôt !
- Ben, j’te signale que c’est moi qui ai eu l’idée et que le cerveau, d’habitude, c’est toi !
- Passons ! Aide-moi plutôt, en me portant sur tes épaules pour que j’arrive à le prendre. Voilà, comme ça ! Encore un peu plus haut... J’y suis presque !
- Dépêche-toi, je fatigue !
- J’te dis qu’j’y suis presque… Naaan, c’est pas vrai, je suis trop petit ! Il doit me manquer, ch’ai pas moi, dans les trois fois rien ! Tant pis, c’est trop bête, je vais sauter pour l’attraper ! Hop !
- Aaaaaaaah !
- Craaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaack !
- Ouïe!
- Vraouh !
- Grrrrrrrrrrrrriiiiiiiiic ! Schting ! Vouuuuuu ! Poc !
Quelque chose d’incroyable s’était produite ! Le bugne en s’agrippant sur le bâton avait en fait mis en branle le mécanisme d’ouverture, accessoirement les deux étaient tombés l’un dessus l’autre, amortissant la chute de Boubli. Derrière l’énorme pierre, une splendide forêt s’étalait devant leurs yeux illuminés par la lumière. Ils n’eurent alors qu’une idée en tête tellement la joie les submergeait : courir et gambader dans l’herbe et les feuilles mortes. Boubli pensait que la liberté était décidément bien agréable et que pour rien au monde il ne l’abandonnerait.
A peine eut-il le temps de savourer la douce lumière de la forêt, qu’il vit derrière le dos de Grobul une elfe prête à les décapiter ! Son premier réflexe fut de fuir dans le premier buisson. Tout ce que lui avait transmis le Gardien au sujet des elfes était complexe. Ils avaient également retenu des choses effrayantes si bien qu’il avait très peur.
- Boubli, t’es où encore ?
L’elfe se tenait toujours derrière lui, un sourire de plus en plus grand aux lèvres. Des bugnes ! Ces créatures avaient disparues de Jourzancyen depuis des siècles ! On disait d’eux qu’ils étaient les envoyés du Géant. Mais leur bêtise et leur inaptitude à vivre avait considérablement contribué au discrédit de tout ce qui touchait à la légende d’Ether. Ils venaient de survenir du fond de la terre. Ils existaient donc vraiment. Et Ether ne serait pas complètement une légende ? Ayant relativisé la menace qui l’attendait, elle préféra rentrer ses poignards dans leurs étuis et de s’amuser un peu avec eux, comme une chatte avec des souris coincées dans ses griffes…
- Chuuuut ! Ouas oune elle derre toi, désarticula Boubli.
- Hein ! Quoi ? Articule !
- Il dit que tu as une elfe derrière toi ! , dit-elle en saisissant Grobul par la peau du cou. Mais, dis-moi, les bugnes ne vivent pas particulièrement sous terre ?
A ce moment là, Boubli se rendit compte de sa précipitation et sortit de sa cachette, déterminé à racheter sa conduite honteuse. N’entendant que son courage, il prit le premier morceau de bois à sa portée et la menaça d’un œil aussi sanguinaire qu’il put et de sa terrible arme. En guise de réponse, Grienlyce lui lança un regard amusé, qui n’eut aucun effet sur la froide détermination du petit bugne si ce n’est de le faire un peu plus trembler...
- Lâchez immédiatement mon ami Grobul ou je… euh… ou je vous fais très mal avec mon arme !
- Très bien, mais, avant, il te faudrait apprendre à tenir ce bâton et à t’en servir !
Absolument pas impressionné par les propos de l’elfe, il se rua sur elle de toutes ses forces. Au moment où le bugne s’apprêta à armer son coup, la troublante furie, en tournant sur elle-même pour esquiver le coup, tira de sa seule main libre sur l’extrémité qui aurait dû la frapper, ce qui eut pour effet d’aspirer dans le vide et de déséquilibrer Boubli au milieu des fleurs et des fougères. Grobul, lui, était agréablement blotti contre sa poitrine pleine de chaleur. Ne comprenant pas vraiment la réaction de son ami, mais alors pas du tout, il eut au contraire envie de sympathiser avec la jeune femme, peut-être le confort de sa position y était-il pour quelque chose…
- Heu, b’zour m’dame ! Vous savez où on est ?
- Oui, à peu prés. Mais vous n’avez pas répondu à ma question, que pouvaient donc faire deux bugnes tout mignons comme vous dans ce souterrain. ? Je suis sure que votre histoire sera passionnante.
- C’est les kobolds qui nous ont fait prisonniers. Et y sont tous méchants ! Comme Boubli est malin, on a réussi à s’évader ! Mais, vous, zolie comme vous êtes, vous devez être drôlement zentille ! , dit Grobul qui aurait rougit jusqu’aux oreilles s’il n’avait été vert par nature !
- Mais effectivement, je suis très gentille ! La preuve, c’est que je veux bien vous apprendre à vous battre si vous me raconter toute votre histoire !
Décidément, Grienlyce avait bien fait de ranger ses armes ! Elle allait enfin en savoir un peu plus sur les singes-rats et elle était certaine qu’en jouant de ses charmes, elle obtiendrait toutes les informations qu’elle souhaitait, bien plus même que si elle avait recours à la violence… Boubli était tout penaud de son attitude. Il n’empêche que l’elfe avait eu, au tout début, un terrifiant regard ! Mais peut-être avait-il été influencé par toutes les histoires des gobelins qu’ils racontaient sur leur compte ?
- Vous ne pouvez pas savoir comme je suis contente de rencontrer les fameux bugnes. Je crois que ma chef serait heureuse de vous rencontrer ! , dit Grienlyce en embrassant Grobul comme un gros bébé. Il eut un appel de chaleur dans tout son corps et une étrange réaction dans son anatomie, puis elle prit Boubli, encore un peu sur la défensive, par la main.
Chemin faisant, les deux bugnes la harcelèrent de questions.
- Et elle est belle votre chef ? demanda Grobul.
- Oui, encore plus que moi !
- Et elle sait se battre ? , fit Boubli.
- Oui, encore mieux que moi ! Elle peut trancher la tête d’un homme en un seul coup !
- Vouaaaa !
- Et elle pourra nous apprendre ?
- Oui, tout ce que vous voulez si vous êtes sages !
Ils continuèrent ainsi à lui poser mille questions lorsqu’ils arrivèrent au campement des furies. Grienlyce eut droit à plein de plaisanteries sur sa bravoure et la qualité de ses redoutables prises ! Comme elles étaient en elfique, les bugnes ne comprirent pas un traître mot et allèrent dire bonjour à toutes car, après tout, elles avaient l’air tellement de bonne humeur, même si leurs tenues les troublaient quelque peu ! L’elfe expliqua à ses sœurs l’objet de sa démarche et ses intentions.
Quant à Grobul, plus il découvrait les autres elfes, et plus il avait envie de rester près de Grienlyce. Surtout qu’elle avait retiré sa grosse cape et présentait tous ses atours ! En la regardant, il sentit une bouffée de chaleur et son cœur battre très très fort ! Décidément, il se sentait tout bizarre, était-ce encore des effets du breuvage kobold? Pourtant, il avait aussi l’impression de ne jamais s’être senti aussi bien ! Il était heureux et avait envie de courir partout ! Il vit prés de fougères de jolies petites fleurs jaunes. Il en cueillit un bouquet et l’offrit à l’elfe, qui l’accepta avec un long rire cristallin ! Dans les secondes qui suivirent, Grobul aurait voulu être encore sous terre au milieu des kobolds. Devant le trouble très visible du bugne, elle le souleva et lui posa un petit baiser sur le front. " Tu es décidément le bugne le plus mignon que je n’ai jamais vu ! ". A ces mots, il faillit s’évanouir.

Boubli, lui, faisait connaissance avec toutes ces dames qui avaient formé un cercle tout autour de lui. Il racontait des anecdotes sur son passé d’esclave qui déclenchait régulièrement des fous rires. Il ne s’était jamais senti aussi important ! Mais parfois, le rire des elfes avait une tonalité étrange qui lui faisait presque peur… Qu’importe, il voulait apprendre à se battre et elles avaient toutes l’air d’être de redoutables guerrières. Alors qu’elles réclamaient une nouvelle histoire, il demanda à ce qu’on lui montre d’abord comment se servir d’une arme.
- C’est simple, tu prends, par exemple, un poignard ! Tu menaces ton adversaire la pointe en avant, en le regardant droit dans les yeux. Et, hop, tu attaques d’un geste le plus vif possible, au moment où il l’attend le moins !
La belle lame tortueuse du poignard elfique s’arrêta à quelques centimètres de son cœur. S’il n’avait été vert, Boubli serait devenu blanc comme un linge ! Mais effectivement, cela avait l’air simple. Il se saisit du manche mais celui était bien trop gros pour qu’il puisse le prendre d’une main. Il leva l’arme péniblement. Rassemblant toutes ses forces, il prit de l’élan avec ses bras pour porter son coup. Le poids de l’arme le fit vriller sur lui-même et il chancela au milieu des elfes et de leurs rires ! Même s’il ne l’eut pas voulu, il ne pouvait s’empêcher de voir, de sa basse position, toute cette quantité de belles chaires offertes à ses regards, les voir sous cet angle était encore plus flatteur que tout ce qu’il avait découvert d’elles jusqu’ici... Ces elfes étaient de bien curieuses guerrières ! Mais tout au fond de lui, il sentait son corps bouillonné de vie. Il voulait maintenant absolument réussir à les impressionner.
- Bon, effectivement, cette arme n’est pas faite pour toi. Prends celle-ci, fit l’une d’elles. Son nom était Lucrirthi.Il s’agissait d’un petit poignard, tout aussi tranchant, que l’elfe dissimulait avec une jarretière de cuir le long de sa cuisse. Bien qu’il eût toujours besoin de ses deux mains, il pouvait mieux la manipuler à sa guise. Toutefois, d’être ainsi le centre d’intérêt de ces jeunes femmes lui donnait chaud aux joues. Il commença à s’exécuter comme on lui avait expliqué.
- Maintenant, si tu te sens prêt, tu peux armer tes coups au-dessus de ta tête et les lâcher en diagonale. L’idéal est de faire pivoter ton arme pour atterrir à l’opposer, comme ça.
L’elfe se tenait derrière lui et lui tenait les bras pour lui montrer le bon geste. Il sentait derrière sa nuque une douce et lourde forme qui, lorsqu’elle lui caressait le cou, déclenchait systématiquement un long frisson jusque dans l’échine.
- Allez, je crois que tu es prêt ! Montre-nous ce que tu as retenu, fit la jeune elfe qui se tenait maintenant face à lui avec une arme.
- Vous n’avez pas peur que je vous fasse mal ? dit Boubli.
- Mais non ! C’est le but ! Tu dois focaliser ton attention sur une seule et unique chose (" pour l’instant c’est le cas ", pensa-t-il) : tuer ton ennemi ! (" Heu, là, c’est plus le cas ", se dit-il en relevant de quelques centimètres son regard jusqu’à présent collé sur son décolleté). Imagine-toi un instant comme un grand guerrier, le sort de la bataille est dans tes mains, tout peut basculer si tu arrives à le terrasser ! Voilà, c’est mieux, tu es prêt ? Et surtout, n’aies pas peur de me faire mal ! N’oublie pas, regarde ton ennemi droit dans les yeux pour deviner ses moindres intentions !
Des plaisanteries fusèrent de toute part sur les propos de Lucrirthi. Quelques échanges parés eurent lieu, mais le bugne était bien trop appliqué pour la surprendre. Elle commença à l’exciter en l’aguichant et en pivotant son buste de gauche à droite, avec un regard narquois, qui, en un instant, rendit ses oreilles brûlantes. Boubli faisait tout pour rester concentré. Il commençait à se dire que le métier de guerrier nécessitait sans doute des années de pratique et que l’épreuve était bien trop dure pour un pauvre novice comme lui, mais il tenait à sortir fièrement de cette situation. Après tout, son honneur et sa fierté étaient en jeu.
"Déjà, reste concentrer… Concentre-toi", se dit-il intérieurement. Rien n’y faisait, ses yeux passaient irrémédiablement de ceux de sa vis-à-vis aux formes généreuses qu’il voyait ballotter un peu plus bas. " Non, décidément, le métier de guerrier est très très difficile, se dit-il, le travail de concentration est sans doute la clé de tout, c’est pourquoi, elle cherche à me troubler de la sorte ! ". Il se décida à fixer autre chose que le regard de l’elfe, mais quoi ? Le nombril ! Au moins il n’aurait pas dans sa ligne de mire quelque chose pour le distraire. Il se sentait prêt. Il allait passer à l’action ! Il prit une grande bouffée d’air et zou ! Il s’élança sur l’elfe en levant son arme au-dessus de la tête. Au moment de frapper, malheureusement pour lui, il se buta les pieds contre une branche qui le fit chuter droit sur l’elfe. Le coup qu’il avait amorcé arriva pile sur la hanche de sa belle adversaire et sectionna la fine ficelle qui retenait son si léger pagne. Des hourrahs rieurs et des applaudissements retentirent tout autour de lui. Juste devant son nez, bien qu’encore plus nue que ses semblables, Lucrirthi riait aux éclats, sans aucune pudeur sur sa tenue.
- Petit bugne, il faudra que tu m’expliques ce fameux coup et comment il se pare ! Avec un tel exploit, mon ami, tu as gagné le droit que nous t’initions à l’art des bottes secrètes…
Ce faisant, l’elfe suça à l’aide du bout de son doigt le peu de sang qui avait coulé de sa cuisse. Et ses yeux pétillaient étrangement.

 

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