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La Cruauté des Elfes Noirs

 

Partout, les armées de l’Eldred se préparaient à défendre leurs terres. L’alliance des yhlaks avec le Mothy avait complètement surpris l’état-major militaire. L’empereur avait fait le pari de concentrer sa frappe contre le peuple du nord, car il savait qu’il avait encore de nombreux appuis dans le Mothy et s’il prouvait la faiblesse de leur allié, alors il était vraisemblable qu’il réussirait à retrouver la stabilité diplomatique passée. Il venait de donner ses ordres pour contrer ce double assaut et partout dans son palais couraient des rumeurs inquiètes. Certains auraient voulu qu’on sollicite dès à présent Gisère, l’archimage. Mais l’empereur attendait qu’il se manifeste lui-même car il n’avait pas envie de le supplier et de lui consentir encore d’autres largesses. Les deux hommes, bien que sages tous deux, s’appréciaient fort peu, car chacun avait sa propre vision de l’avenir et du devoir.

 Il est vrai que la voix chevrotante et aiguë du magicien provoquait l’agacement de beaucoup, et il en jouait car on ne le dérangeait ainsi que dans les grandes occasions. Il n’avait que faire des querelles quotidiennes, seul l’intéressait l’équilibre du monde dans sa globalité, aussi il se montrait parfois très désinvolte pour défendre les intérêts de son propre pays sans qu’il n’y eût d’autres enjeux. Cela aurait également nécessité que l’empereur l’associât dans la gestion des affaires de ce monde ou dans ses tractations diplomatiques. Ce qu’il le motivait avant tout, c’était d’œuvrer pour accroître sa connaissance du monde pour égaler et pourquoi pas surpasser celles des elfes. Elle exigeait des moyens financiers importants, aussi monnayait-il ses services au-delà du raisonnable pour les puissants, et parfois pour une bouchée de pain lorsque son interlocuteur n’avait pas les moyens, à condition qu’il trouve une compensation dans la réalisation de sa mission. Mais la présence de cet homme était mal vue par ses interlocuteurs car elle montrait la chance qu’avait l’Eldred d’avoir un homme si puissant, capable de faire basculer une bataille. C’est pour cette raison qu’il voulait prouver aux souverains du monde qu’il pouvait vaincre sans ce soutien trop voyant. Qu’arriverait-il si son plan échouait ? Les yhlaks arriveraient-ils à les chasser comme eux l’avaient fait ? Il comprenait soudain ce que son peuple leur avait fait subir. Perdre la terre de ses aînés, c’était comme renier sa propre identité. Et les yhlaks s’étaient exilés dans un vaste mouvement plein de dignité, renonçant certainement à ce qu’ils avaient de plus cher. Jamais les eldreds n’accepteraient un tel châtiment. Sauf à trouver un compromis, tout se terminerait dans un immense bain de sang. Un souverain avait-il le droit de l’accepter et en quel nom ? Le sien ou celui de son peuple ?
 Le comte devinait ces tourments et demanda de prendre congé au plus vite pour éviter de lui en ajouter. Il lui promit de mener à bien sa mission et qu’il l’informerait s’il retrouvait la trace des Larmes du Géant.
Le retour vers la Krycie se fit dans un climat très lourd. Tous comprenaient l’ampleur des enjeux et aucun n’en avait vécu de tels. Il fallait retrouver cette matriarche avant qu’elle n’empire la situation. Elle avait le don de fasciner le Comte. Il ne l’avait connu qu’une nuit, mais depuis, il avait l’impression d’avoir effleuré le cœur de cette créature. Il n’arrivait pas à se convaincre que la détresse qu’il avait lue dans ses yeux put être feinte. Or elle ne s’accordait pas à tout ce que dévoilaient les dernières informations. Peut-être parce qu’il ne supportait pas qu’une femme ait pu se jouer de lui ? En fait, c’était exactement le contraire, il le voulait car elle aiguisait davantage son désir. Il savait les elfes complexes mais elle semblait être un problème insondable même pour son propre peuple.

De tous les elfes que le comte côtoyait, le plus mystérieux à ses yeux était Berenis. Il y avait un profond décalage entre l’âge de ses traits et les connaissances qu’il possédait sur des légendes si anciennes. Il le regardait, avec son air soucieux, ses yeux se détournaient par manque d’assurance, comme si ceux du comte auraient pu découvrir qu’il n’était pas à la hauteur de sa mission.
Pourtant, le comte pensait tout le contraire. Il avait été très surpris de l’entendre lui poser des questions qui faisaient resurgir d’étranges coïncidences. Lorsqu’il lui avait demandé si des cercles de monolithes existaient en Eldred, il avait immédiatement répondu non. Pourtant, il avait dû revenir sur cette réponse, car une légende yhlaks disait qu’il existait un Cercle de Pierres rouges sur leur ancienne île sacrée. Cette île avait été rendue taboue par l’Ordre de Vuldone et les empereurs eux-mêmes avaient approuvé que l’on condamne à mort quiconque irait sur ses rives. Au départ, le Pouvoir avait voulu éviter toute résurgence de cultes issus des yhlaks. Par la suite, des rumeurs colportées par des pêcheurs disaient qu’il y avait eu un massacre si sanguinaire, de telles profanations du Temple d’Okkor que le pouvoir religieux lui-même en eut honte. C’était il y a si longtemps qu’on en finissait par l’oublier et lui-même n’était pas très à l’aise avec l’idée que ses ancêtres aient pu perpétrer de tels excès. A l’heure du retour de ce peuple, il trouvait là une sorte de légitimité dans leur conquête que les eldreds avaient perdue. Pourtant, Berenis parut peu préoccupé du sort des yhlaks, seul le cercle de monolithes l’intéressait. Mais le comte ne sut lui dire s’il avait changé ces derniers temps.

La couleur rouge semblait perturber le jeune elfe. Elle ne rentrait pas dans son équation. Il fallait bien qu’il y ait eu un changement quelque part pour que les Monolithes se soient mis à chanter. Pour qu’il y ait une harmonie dans ces vastes changements, il cherchait un lien entre les Cercles de Pierres et les Larmes du Géant. C’est pourquoi il avait cherché un troisième cercle et qu’il s’était attendu à du jaune si les Pierres suivaient la logique des Larmes. Ou à du gris, si elles ne leur étaient pas connectées mais avec une logique à elles qui respectait les couleurs de ce monde car cette couleur découlait du noir et du blanc. Mais il savait que cette dernière hypothèse était peu probable parce qu’il y avait une infinité de gris. Pourtant il était certain qu’il y avait quelque part un équilibre rompu ou un évènement particulier qui aurait provoqué ce changement. Cela impliquait que Jourzancyen avait été en harmonie jusqu’à présent. Il lui fallait déterminer toutes les inconnues de son équation pour comprendre d’où venait la source des changements, or cette couleur rouge ne collait tout bonnement pas dans son équation. Pourquoi du rouge ? Cette couleur prouvait qu’il y avait autre chose que les Larmes du Géant. Autre chose qu’une déclinaison de blanc et de noir, et donc implicitement du Bien et du Mal, comme la confrontation de l’esprit des deux nations elfiques pouvait le laisser supposer… Non, ce n’était plus une simple lutte entre l’Ombre et la Lumière… Combien de pareils cercles pouvaient exister sur Jourzancyen ? Il l’ignorait. Et c’était un point sur lequel ses connaissances des Anciens et des Géants ne lui apportaient pas même l’esquisse d’une solution. Il avait hâte d’arriver pour pouvoir se plonger dans ses livres au lieu de chevaucher inutilement sur ces chemins à travers bois.

De son côté, Kaerion étaient en permanence les mains attachées dans le dos et tous l’ignoraient ou le malmenaient lorsqu’il fallait l’aider à descendre de sa monture. Son silence forcé lui pesait. Alors il écoutait et observait ses compagnons de voyage. L’évocation d’un Cercle Rouge ne lui parla pas, à dire vrai, il ne voyait pas ce que recherchait le jeune elfe. Il pensait toujours à cette éventualité qu’il eût un allié parmi eux. Berenis paraissait si mal à l’aise dans son rôle qu’il lui avait d’abord paru louche, mais il mettait tant de candeur à comprendre l’énigme des monolithes qu’une Ombre aurait eu les plus grandes difficultés à simuler ce sentiment. Et le jeune l’elfe donnait tellement l’impression de culpabiliser, que cela l’intriguait. A force de le regarder et de l’écouter, il réalisa qu’il parlait toujours du Cercles des Pierres à travers les livres, comme s’ils lui étaient abstraits. Alors l’elfe noir comprit que lui avait quelque chose qu’il n’avait pas, lui avait vu les Cercles et il avait touché les Pierres Noires qui avaient chanté près de son village. Pour lui, cela avait été un geste naturel, anodin, il avait fini par oublier combien les réactions des villageois avaient été violentes suite à son contact. Il devait comprendre pourquoi ils avaient été comme appelés dans une spirale de folie, alors que lui n’avait rien ressenti. Il eut soudain envie de le défier. Il pressa les flancs de son cheval pour se tenir à la hauteur de Berenis. Il le fixa, avec un sourire narquois, comme pour luire qu’il savait, qu’il savait qu’il était un imposteur. Tandis que le jeune elfe baissait les yeux, il voulut encore plus le provoquer.

- Alors, ces Pierres, elles t’ont fait quoi quand tu les as touchés ?

Il n’eut aucune réponse. Il voyait les joues rougir comme s’il avait fait mouche. Il avait envie de provoquer toute cette assemblée.

- Ne me dis pas qu’on t’a confié cette mission si toi-même tu ne sais pas ce qu’elles te disent ?
- Et toi, qu’en sais-tu ?
- Moi ? Oh, rien…
- Mais si, tu sais quelque chose.
- Ne rentre pas dans son jeu, coupa Ivo.
- J’ai surmonté l’épreuve, moi ! Et toi ? Et toi, es-tu sûr de résister à l’appel ?

Il se mit à rire en voyant sa gêne. Et il pressa les flancs de son cheval pour s’approcher du comte.

- Fous-lui la paix, vermine d’ombres, riposta Ivo.
- Laisse-le. Il a le droit de parler…

Berenis se reprenait car la bravade de son ennemi laissait entendre qu’il en savait plus qu’il ne pensait sur les Cercles. Mais disait-il seulement la vérité ou cherchait-il uniquement à le provoquer ? Certes, le traître avait réussi son coup, il ne pensait plus qu’à ça. A son tour, il se replaça en tête du groupe pour lui reparler.

- Ce doit être terrible de quitter l’Avalon pour un rayonnant ?
- N’est-ce pas moins terrible que de trahir ses propres frères ?

Cette remarque cinglante prouvait combien le jeune elfe voyait le monde avec les préjugés de sa nation. Pour les Rayonnants et la plupart des hommes, les Ombres étaient un peuple cruel et sans sentiment. Et elle lui montrait tout simplement combien son peuple avait embelli l’Histoire et enfoui sa mauvaise conscience. Il l’avait fait involontairement et avec une toute naïve empathie. Il réalisa en un éclair toute sa maladresse.

- Je veux dire qu’il faut avoir traversé bien des épreuves pour devenir un elfe noir lorsqu’on naît sur Avalon.

Bien que sa volonté de se rapprocher de lui fût encore très gauche, elle était touchante. Mais s’il s’agissait de passer le temps, Kaerion était prêt à lui raconter tout ce qu’il voulait y compris ce qu’il ne voulait pas.

- Détrompez-vous, c’est l’amour qui m’a fait quitter l’Avalon. Entre autres…
- C’était avec Ameryel ?
- Oui, Allariel comme elle s’appelait alors. C’était il y a si longtemps, comme une autre vie.
- A y réfléchir, vous avez raison, faire un tel sacrifice a dû être une belle preuve d’amour… Elle a eu un bien curieux destin, non ?
- On peut dire ça, et on dirait qu’il est sur le point de se terminer…

Berenis voulait comprendre les secrets de l’elfine, mais à chaque fois qu’il l’évoquait, l’Ombre devenait glacial. Si l’amour les avait unis dans leur exil en Aubemorte, il sentait que quelque chose de puissant les avait séparés. Pour obtenir ce qu’il souhaitait, il lui parut plus judicieux de rentrer dans le vif du sujet afin d’éviter toute maladresse sur une évocation du passé. Et puis, Kaerion voulait si fort la mort de son ancienne compagne, qu’il  l’aiderait certainement plus spontanément. Visiblement, elle cherchait à réunir les Trois Larmes mais elle n’était pas capable d’en déclencher le pouvoir. Alors que cherchait-elle ?

- Lorsqu’elle est devenue hérétique, aviez-vous une idée de ses motivations ?
- C’est une période où nous nous étions déjà éloignés l’un de l’autre. Elle était en quelque sorte devenue mystique. Enfin, je veux dire qu’elle se croyait investi d’une mission. Elle pensait que nos rois s’étaient fourvoyés en créant notre nation. Ce genre de choses, vous voyez…
- Et vous ne voyez pas de lien avec les Trois Larmes ? Que peut-elle en faire ?
- Si vous me dîtes qu’elles sont suffisamment puissantes pour changer le monde, alors je pense que cela a dû lui plaire…

Berenis était de plus en plus perdu dans les motivations de cette elfine. Il savait que pour vraiment la comprendre, il aurait fallu que l’ombre se dévoilât davantage, qu’il expliquât l’origine de sa haine à son sujet. S’il semblait sincère sur ce qu’il disait d’elle, cela ne l’engageait pas personnellement. Il y avait certainement une logique dans la démarche de la matriarche, mais il ne voyait pas où chercher davantage. Les deux personnages qu’il cherchait à percer le fascinaient, ils semblaient avoir vécu si intensément qu’on aurait dit qu’ils avaient vécu plusieurs vies. Lui ne faisait que commencer la sienne.

Ils arrivèrent à l’immense forêt qui précède Locelane. Le Comte était impatient de s’entretenir avec ses hommes qui le tenaient informé sur tout ce qui pouvait se passer d’important sur ses terres. Il disposait d’un véritable réseau d’informateurs qui lui avait bien des fois sauvé la mise contre les manœuvres de l’Ordre. Et même dans cette forêt, il disposait d’informateurs pour espionner les contrées voisines, notamment dans un poste de péage qui lui servait également à prélever les taxes qui rentraient dans les caisses de Locelane. Avant de rentrer sur ses terres en se faisait connaître, il voulait qu’on l’informe parfaitement sur les derniers évènements et aussi sur l’avancée des yhlaks sur l’Eldred, car la guerre apporte un tel chaos autour d’elle que ses ennemis sauraient en profiter mieux que lui. Et c’était la dernière chose qu’il voulait, car il était sur le point d’abattre l’un de ses atouts, sa propre fille, il ne fallait pas que ce soit vain.

Bientôt ils arrivèrent près du poste. C’était une bâtisse réaménagée et fortifiée de structures en bois duquel sortaient en permanence des gardes pour rayonner aux alentours et chasser  tous les indésirables à la santé du commerce. Il y avait également plusieurs bureaux plus intimistes où on « interrogeait » des personnes pouvant céder mais aussi monnayer des informations. Il demanda d’abord que l’un des elfes apporte un message pour s’assurer de son anonymat et organiser son arrivée avec le capitaine du poste qu’il connaissait bien. Il avait hâte de connaître les derniers évènements, car il avait l’impression d’être resté trop en retrait sur tout ce qui se mettait en branle dans son pays et également ses terres. Il voulait à nouveau peser sur le destin.

Berenis l’accompagna car c’était le seul en qui il avait vraiment confiance. Face à eux, le capitaine semblait gêné par ce qu’il avait à dire.

- Alors avons-nous capturé les elfes noires ?
- Oui… L’ordre a réussi à mettre la main sur elles. Mais, pour une raison que j’ignore, votre fille est intervenue pour les libérer…
- Que dîtes-vous ? Ce n’est pas possible ! Je suis sûr que l’Ordre est derrière tout ça...
- Non. Personne ne comprend sa décision. De ce qu’on sait, les vuldoniens aussi fulminent !
- On l’a manipulée ! C’est forcé. Quelqu’un veut décidément ma perte. A-t-on constaté quelque chose d’anormal dans son comportement ? Et l’elfine qui était au château, où est-elle ?
- Elle a disparu avec les furies. A dire vrai, elle escortait votre fille.
- On dirait qu’on tient une réponse… Reste à connaître quel le levier l’elfine a pu utiliser… Au moins, sait-on pourquoi les furies étaient ici ?
- Je crains qu’il faille le demander à l’Ordre car ce sont eux qui ont conduit les interrogatoires. A ce propos, d’étranges rumeurs évoquent la présence de petites créatures vertes.
- Des kobolds déguisés ?
- Non, des créatures vraiment ridicules. Personne n’en avait déjà vu de pareilles. Elles semblaient défendre les elfines. C’est par contre marrant que vous parliez des kobolds, parce qu’on sent qu’ils s’agitent, ils auraient causé quelques soucis à l’Ordre.
- Nous savons…
- Mais on les soupçonne également d’avoir incendié un fortin dans le Mothy.

Les sourcils froncés, Berenis s’approcha du capitaine. Quelque chose avait attiré son attention.

- Savez-vous ce que sont des bugnes ?
- Oui, d’excellents gâteaux…
- Non, je parle des créatures qu’on nomme les bugnes.
- Jamais entendu parler.
- Ce sont des créatures légendaires. De très vieilles légendes… Qui parlent d’Ether…
- Ether ? C’est une légende elfique, non ?
- Pas forcément… Combien étaient-ils ?
- Deux ou trois, peut-être quatre. On les a vus à tellement d’endroits qu’on ne sait pas trop. Personne ne les a vraiment vus ensemble. On ne comprend pas comment en étant aussi faible et vulnérables ils aient pu se sortir des combats.

Voyant qu’il ne pourrait obtenir d’autres informations, l’elfe parut se désintéresser totalement de la suite de la discussion. Elle retournait sur la gestion de la province, de la menace des kobolds et des intentions des vuldoniens. Le Comte semblait beaucoup plus troublé qu’à l’accoutumé car à plusieurs reprises, il raisonna à voix haute pour lui-même, notamment sur des options qu’il lui restait pour reprendre la main et obtenir une monnaie d’échange contre l’ordre. Lorsqu’ils prirent congé du capitaine, le Comte était aussi inquiet que Berenis absorbé dans ces pensées. Ce n’est que lorsque l’elfe se retrouva au milieu des siens qu’il reprit la parole.

- Les choses sont encore plus graves que je le pensais. Ou plutôt, j’ai peur que ce soient mes pires hypothèses qui prennent le dessus…
- De quoi s’agit-il ?
- On aurait vu des bugnes parmi les furies…
- De quoi parles-tu ?
- Je parle d’un fait troublant, de choses qui n’existent pas sur Jourzancyen… Je parle des légendes d’Ether. De points de convergence les Larmes du Géant et l’apparition des bugnes…
- Qu’est-ce que des bugnes, interrompit le Comte.
- Les légendes qui en parlent les considèrent tantôt comme les créatures les plus bêtes et insignifiantes qui soient, d’autres disent qu’elles sont profondément maléfiques et qu’elles annoncent de grandes catastrophes. On dit d’elles qu’elles sont des messagers d’Ether et qu’elles seules peuvent circuler des rêves du Géant à nous.
- Vous ne croyez pas que nous sommes dans un rêve, j’espère ! Toutes les catastrophes dont on parle sont bien réelles !
- Je n’en doute pas, je vous parle juste de légendes qui pourraient expliquer certaines choses… Je ne vous demande pas de les croire. D’ailleurs, moi-même je n’y crois pas…  Je cherche juste à comprendre…
- Et les furies ?
- Disparues ! Ma fille a, semble-t-il, été manipulée pour les libérer. Si nous voulons en savoir plus, nous devons rencontrer les dignitaires de l’Ordre de Vuldone. Ils les ont interrogées, peut-être en savent-ils plus sur leurs intentions ?
- C’est à espérer… Mais peut-être que votre fille en sait davantage elle aussi?
- Ah ça, comptez sur moi pour le découvrir !

Tous étaient conscients de l’urgence de rencontrer l’Ordre de Vuldone. Le Comte voulait utiliser la surprise de son retour et demanda à ce qu’on passe la dernière nuit avant de regagner son château à la belle étoile et de manière à arriver au plus tôt sur le petit matin. Donc tous repartirent en route. Pour passer inaperçu, le groupe prit soin d’éviter les grands chemins qui parcouraient la forêt. La canopée formait un écran vert au-dessus de leur tête si épais que la végétation du dessous peinait à trouver suffisamment de lumière. Le trot de leur monture était rendu sourd par l’épais tapis de feuilles sous les sabots. Ils prenaient tout particulièrement garde aux nids de ronces qui auraient pu blesser les jambes des chevaux.
Tandis qu’ils arrivaient dans une clairière où la vive clarté du soleil leur fit prendre combien la journée était belle, Berenis eut envie de s’entretenir avec Kaerion, car il sentait que lui seul pouvait l’éclairer sur les profondes motivations d’Ameryelle. Autour de lui, la forêt ruisselait de taches lumineuses et quelques fleurs faisaient éclater la couleur blanche et mauve de leurs pétales. En s’approchant de son ennemi, il se baissa pour éviter une branche, ce qui était autrement plus difficile pour Kaerion car il ne tenait en équilibre qu’à la force de ses cuisses. Et régulièrement, il se cognait car autrement l’amplitude des gestes pour les esquiver l’aurait certainement fait tomber, et il ne voulait pas offrir ce spectacle aux Rayonnants. Berenis admirait pourtant sa faculté à diriger son cheval à coup de claquement de langue ou de pressions plus ou moins fortes de ses genoux. Contrairement à lui, c’était un véritable homme de terrain.

- J’aurais besoin de quelques précisions. Consentiriez-vous à m’aider ?
- Si vous obtenez qu’on me libère de mes liens, pourquoi pas ?
- Je n’ai pas suffisamment confiance en vous pour ça !
- La confiance… Comme si c’était la seule raison !
- Pourquoi dîtes-vous ça ?
- Parce que je vous fais peur ! Et qu’en même temps vous êtes attiré par notre nature…
- Non, pas du tout !
- Oh si ! Vous êtes attiré parce que vous ne nous comprenez pas et que vous avez besoin de nous comprendre pour comprendre l’univers. N’est-ce pas d’une drôlerie sans nom ?
- Vu comme ça, alors oui, vous avez raison, rit le jeune elfe de bon cœur. Mais c’est plus votre ex-compagne qui m’intéresse.
- Ah, elle a, il est vrai, ce don indéniable…
- En fait, il y a quelque chose qui m’échappe. L’Ordre des Furies, me semble-t-il, est profondément hostile à la magie. Or les Larmes ne peuvent être utilisées que parmi les plus grands et sages magiciens. Ça me rend perplexe.
- C’est une question que je me pose moi-même.
- Il n’existe pas de furie magicienne ou elle n’a pas suivi en secret un tel enseignement ?
- J’en doute fort. En Avalon, on l’avait mise dans un collège de Magie, et je crois que c’est là qu’elle a appris à se détester suffisamment pour devenir une elfe noire…
- Donc on lui a appris la magie, mais jusqu’à quel niveau ?
- Ecoutez, je pourrais m’amuser de vous en vous disant combien elle était brillante. Mais je peux vous assurer qu’elle n‘était pas douée et que cela lui a fort déplu. Ah si, elle avait par contre de grandes facilités pour contrer les sorts des autres. Ca l’amusait beaucoup d’ailleurs ! Non, je vous rassure, ces années ont juste confirmé sa profonde haine de la magie.
- Elle la détestait la magie avant même qu’on la lui ait enseignée ? Elle avait une bonne raison?
- En fait, son frère s’était fait tué par un magicien sur un champ de bataille. Depuis, elle l’a toujours eue en horreur. Tous ces magiciens ne sont que des lâches à ses yeux. Et ce n’est pas l’Ordre des Furies qui a dû lui ôter cette idée de la tête, croyez-moi… Un jour, un sorcier a anéanti toute son unité dans des flammes, sans un remord. Pour elle,  la magie est à l’origine de tout le mal et l’injustice de ce monde.
- Vraiment ? De drôles de mots dans la bouche d’une Ombre…
- Que voulez-vous, un même mot peut recouvrir bien des vérités. Pourquoi cet étonnement ? Ne me dîtes pas que vous êtes si naïf ?
- Peut-être… C’est juste que je ne la comprends pas… A moins que…
- Vous dîtes ?
- Rien… J’ai besoin de réfléchir. De consulter mes livres…

Le jeune elfe se renferma instantanément dans ses pensées. Personne ne réussit à le distraire jusqu’à ce qu’on fût suffisamment près de Locelane pour camper. Tous avaient voyagé dans une sorte de léthargie inquiète. Les rayons qui arrivaient à transpercer le feuillage ou le gazouillis permanent des oiseaux avaient échoué à leur donner un peu d’entrain. Même le Comte, d’habitude si disert, n’avait pas cherché à lancer de vastes sujets comme il en avait l’habitude pour philosopher avec les elfes. Au contraire, son air préoccupé marquait ses traits et lui rendait son âge, que sa coquetterie et sa grâce naturelle arrivaient d’habitude à dissimuler facilement. Bien qu’il essayât de chasser de sa tête certaines pensées, il avait du mal à comprendre que sa propre fille eut pu prendre une telle audace, au mépris de tout son travail et de tous ses conseils.
C’était la première fois qu’elle ne se comportait pas comme « sa » fille. Il savait qu’elle ne l’était pas, mais il se demandait même si c’était pour elle une façon de le lui montrer. Il avait voulu la sacrifier pour maintenir son pouvoir et elle avait été consentante, aurait-elle changé d’avis ? A moins bien sûr qu’elle n’eût été victime d’une manipulation ou d’un chantage, il aurait voulu deviner cette raison avant même qu’elle le lui dise pour pouvoir anticiper un plan adapté, mais il ne voyait pas ce qu’avait pu monnayer la matriarche. Cette fois-ci, il n’éprouva aucune fascination à ce qu’elle eût pu se montrer aussi habile, mais un certain dégoût qu’elle ait pu se jouer d’Aurélia, qui n’était certainement pas à la hauteur. C’était un jeu sans enjeu en quelque sorte. Secrètement, il aurait souhaité que la partie se jouât avec lui, car il aurait pu sonder ce cœur qu’il avait senti battre contre son corps. Restait à trouver l’objet du chantage car elle n’avait pour ainsi pas eu le temps de connaître sa fille. Ce ne pouvait être qu’important, peut-être même quelque chose qui permettrait de contrer les initiatives de l’Ordre ? Quelque chose qui aurait trait aux Larmes du géant ? Tout était possible. Pour l’heure, il savait combien était irréparable cette faute tant auprès des religieux que pour son peuple. A dire vrai, l’empereur lui-même pouvait même le disgracier si cet évènement devait avoir d’autres conséquences. Et c’était en homme profondément seul qu’il allait devoir lutter.
D’un coup, la charge de sa mission auprès des elfes lui coûtait, il en venait même à se demander si l’empereur n’avait pas pu être mêlé à cette décision inepte, comme si ses ennemis avaient réussi derrière son dos à lui tendre le pire piège pour le disgracier de tous, avec le consentement de son souverain. Pourtant, une fois que le repas fut consommé, il fut surpris par une profonde fatigue qui annihila toutes ses résistances pour essayer de trouver une solution, comme s’il était devenu trop âgé pour ses responsabilités. Sa dernière pensée fut d’espérer que ce sommeil pût lui apporter une solution nouvelle.

Lorsque Berenis se coucha ce soir-là, il se sentit lui-aussi comme aspirer vers le sol. Lui qui connaissait des insomnies persistantes depuis qu’on lui avait confié sa mission, une fois à terre dans sa couche, il bascula dans un sommeil profond, sans rêve, comme s’il était en apnée, un long sommeil de silence, qui contrastait si fortement avec ces nuits pleines de pensées qui tournaient en boucle dans sa tête, comme des étoiles. Et ses compagnons de route eux aussi trouvèrent rapidement le sommeil. Seul Kaerion semblait veiller malgré lui sur ce troupeau, sauf qu’il était plus que jamais ligoté et qu’il avait toujours autant de mal à trouver une position confortable. Il lui manquait si peu de choses pour pouvoir s’évader, mais il savait ses efforts inutiles, les nœuds qui le retenaient étaient faits dans les règles de l’art et se resserrerait inexorablement autour de lui dès qu’il bougeait trop. Il regardait ces êtres dans la faible clarté de la nuit. Tous étaient des grosses limaces sur le sol, des ombres au milieu de la nature. Cela le fit sourire intérieurement.
« Aussi rayonnants que vous soyez, la nuit vous transforme vous aussi en ombre ! Pire… En limace ! Dormez... Dormez paisiblement et laissez-moi l’inconfort de mes liens. Mais j’arriverais bien à m’évader un jour!
Regarde-les ! Valent-ils mieux que toi au bout du compte ? Non ! Et je sais que j’ai le droit de vie ou de mort sur eux, si l‘opportunité se présentait… Mon peuple a pris ce droit sur les autres… Pourtant j’aimerais me dire que j’ai eu raison sur les choix qui ont guidé ma vie. Mais bizarrement, ce soir, un goût amer me vient à la bouche, comme si je chassais des chimères. Parler du passé est comme du poison pour mon âme… Qu’avons-nous fait Alarielle ? Te poses-tu parfois la question ? Et dans quel guêpier vas-tu encore te fourrer ? Mais peut-être est-il plus noble que le mien ? Pourquoi as-tu eu besoin d’aller jusqu’au bout de ta folie ? Et d’en trouver une nouvelle encore plus grande ?
Que ce soit ici parmi les humains et les ombres ou que ce soir parmi les rayonnants, je me retrouve seul. Pourquoi cette solitude ne me pèse-t-elle jamais ? Aimer a été si doux par le passé…Comme un rêve… Un voyage où l’on se voit sans artifice… Mais n’est-ce pas encore ce poison qui me revient ? Pourtant, la lune n’est pas pleine, ce soir… Pourquoi me laisser aller à la nostalgie ? Qu’y a-t-il dans ta vie qui vaille le coup de lutter encore ? Tu as une mission… Oui, j’ai une mission : tuer ce qui a été le plus grand amour de ma vie. Et faire du coup, une grande croix sur mon passé… Et donner naissance à une nouvelle vie… Et libérer mon corps et mon âme de tout ce poison qui a figé mon existence… Renaître parmi les miens et les humilier de m’avoir banni ! Douce vengeance dérisoire. Non ! Vivre simplement la vie que j’aurais voulu vivre. Après tout, je n’ai fait que chercher cette existence jusqu’à aujourd’hui encore. Mais sais-je seulement ce que je veux aujourd’hui ? Est-ce vraiment encore ce que je voulais hier ou avant-hier ?
Non, tu le sais… D’abord tuer cette folle d’Alarielle et ensuite vivre libre… »

Pourtant lui aussi finit par trouver le sommeil car ses pensées ne le menaient nulle part. Il avait fini par imaginer qu’il avait été sacrifié et que d’autres elfes noirs devaient quelque part mener la même mission que lui, sans doute avec plus de moyen. Son sommeil le faisait sans cesse voyager de l’Avalon à l’Aubemorte, et à chaque fois, il se sentait jeune et plein d’allant. Et Alarielle était à ses côtés, si jeune et encore innocente. Et à chaque voyage, ils grandissaient et s’aimaient davantage jusqu’au jour où il s’approcha du Cercle de Pierres Noires. Dans son rêve, Alarielle était à ses côtés, alors qu’en réalité la vie les avait séparés et même opposés l’un à l’autre, elle avait en vrai quitté l’Aubemorte bien avant sa confrontation avec les Monolithes. Et lorsqu’il toucha la surface rugueuse de la pierre, il entendit une voix en lui. Elle lui chantait une chanson du passé, et il reconnut cette voix, c’était la voix de sa mère. Il se sentit tout enfant. Et lorsqu’elle se tut, il comprit que les paroles avaient été changées et que sa mère l’appelait au secours. Il se retourna et vit Alarielle pleurer et le supplier de rester près d’elle. Et elle avait cette même voix… Celle de sa mère quand il était enfant. Il se sentit profondément mal à l’aise car toutes les personnes autour de lui semblaient lire en lui. Il voulait leur crier sa détresse mais il était devenu aphone. Alors l’elfine s’approcha de lui et lui caressa la joue en lui chuchotant quelque chose qu’il ne comprit pas. Lorsqu’il voulut lui demander de répéter, une secousse le déstabilisa, comme si le sol se dérobait sous lui. Et quand il sentit qu’il tombait, il réalisa que quelqu’un était en train de le réveiller. Il lui fallut quelques secondes pour visualiser le visage d’Ivo. Ses liens autour de lui étaient défaits.

- Allons, nous avons peu de temps. Dépêche-toi !

Autour de lui, les autres dormaient. Ils s’éloignèrent silencieusement.

- C’est donc toi !
- Cela t’étonne ?
- Plutôt… Cela va juste augmenter les soupçons sur l’existence du fameux traître…
- Je ne crois pas… Je crois plutôt que je l’ai déjà tué, ce traître…

Il sortit une flèche, la pointa vers une masse noire à même le sol et mima le geste de tirer. Malgré la nuit, on devinait effectivement une flèche logée dans ce corps. Son immobilité ne surprenait pas dans ce décor figé et froid. Au-dessus de la grosse limace noire à même le sol, deux branches lui faisaient comme un immense éventail. Dans ce paysage nocturne, seuls les deux espions apportaient un peu de signes de vie, mais une vie presque factice. Leur visage était légèrement trop figé car il dissimulait une nervosité dévorante ; chacun s’épiait pour décrypter les véritables intentions de l’autre, car tous deux pouvaient briser le pacte secret qui les unissait. En effet, chacun savait qu’il avait plus à gagner à le rompre qu’à le mener à son terme. Ivo ne s’était pas attendu à une réaction suspicieuse aussi rapide. Il chercha à baisser cette tension qui le déstabilisait.

- Tu vois, ainsi, je serais le héros qui a surpris le traitre mais juste un peu trop tard pour t’empêcher de fuir. Tu as l’air étonné ? Ah oui… Ils sont tous sous somnifère… Mais que cela ne t’empêche pas de t’enfuir au plus vite.
- Bien joué. Maintenant, donne-moi ton arc.
- Pourquoi ?
- J’ai besoin d’armes. Je vais être un fugitif. Je serais l’Ombre qui s’est échappé des mains du Comte. Je doute qu’on m’accueille quelque part les bras ouverts.
- On va plutôt prendre celles du mort. Ce sera plus logique.

Ils se dirigèrent vers le corps. En se penchant sur lui pour le fouiller, Kaerion reconnut Lizère, ce qui était plutôt un bon choix pour désigner un traître. Il n’avait qu’une dague à la taille, le reste était sans doute dans son bardage ou sur sa selle. Il la soupesa rapidement en faisant signe à Ivo de chercher vers l’emplacement du couchage. Il fit mine de fouiller encore dans une poche, mais à peine son compagnon avait-il tourné le dos que Kaerion se rua sur lui. D’une main, il le bâillonna fermement et de l’autre commença à lui trancher la gorge. Une crampe dans l’estomac le stoppa net, sans doute un coup de coude. Puis un autre lui fracassa le menton et dégagea Ivo. Face à face, ils se regardaient fixement, mais leur visage n’était plus figé, il s’en dégageait une puissance animal. Le pacte était rompu, le pire était qu’ils se respectaient mutuellement car chacun savait qu’il aurait agi pareillement. Imaginer autre chose aurait été une insulte à l’intelligence de son adversaire.
Des deux, Ivo était plus svelte et athlétique, Kaerion légèrement plus ramassé, plus mesuré également, seulement il était le seul avec une vraie arme pour un tel combat. Deuxième avantage : le sang coulait déjà largement du cou d’Ivo en une belle blessure, le temps jouerait pour lui. Il avança en menaçant de petits coups de poignard, la pointe bien avant. Son adversaire minimisait ses gestes et utilisait ses longues jambes comme des épées pour le repousser dès qu’il était trop près, si bien qu’il s’était déjà pris un violent coup dans la main qui avait failli lui faire lâcher la dague. Il fit mine de lancer son arme pour provoquer une réaction puis se rua sur lui au moment où il chercha à se protéger.
Dans son geste de défense, Ivo avait exposé son flanc. En même temps qu’il fut percuté, il sentit la lame s’enfoncer dans les côtes. A peine avait-il cherché à se redresser que Kaerion l’accueillit au vol par un violent coup de boule, qui le projeta à terre. Ivo resta sonné quelques secondes. Le sang recouvrait une bonne partie de son gilet de lin et le teint de son visage avait pali d’une manière effrayante. Il plaqua sa main au niveau du cou pour sentir le poisseux liquide sortir. Puis, en grimaçant à chaque mouvement de respiration, il se redressa lentement son dos et prit position assise. Il avait compris que ses blessures étaient trop graves. Il voulait rester digne et il fallait que l’un d’eux réussisse sa mission et ce ne pouvait plus être lui. Pendant ce temps, Kaerion s’était redressé et le surplombait de toute sa hauteur.

- Tu ne m’aurais jamais laissé partir, hein ? Tu avais la plus belle opportunité qui soit pour t’innocenter aux yeux de tous !

En voulant répondre, un glouglou horrible sortit de la gorge du blessé qu’il recouvrait de ses mains pour retenir le sang qui jaillissait parfois sous forme de jet. Le spectacle devenait répugnant et l’aurait été davantage à la lumière du jour. Là, ce n’était que dégradé de gris et de noir. Noir, comme ce liquide qui se propageait sur ses vêtements et tachait même son visage.

- Oui... Je ne pensais pas … que tu serais.. si vite… suspi… cieux.

Chaque mot lui coûtait. Ils étaient redevenus des frères de sang et Kaerion se montrait respectueux. Il cherchait toujours à articuler quelque chose. L’espion se pencha sur sa victime. Il devina l’amorce d’une phrase.

- Comment as-tu…
- L’arc… Ce n’était pas logique de tuer ainsi Lizère. Et tu as refusé de me le donner. Tout ça, parce que tu attendais juste que je sois monté à cheval pour l’utiliser… Avoue !

Le visage d’Ivo avait acquiescé. Il voulut encore articuler mais il se figea après quelques secondes, puis son corps s’allongea le plus doucement pour ne pas accroître la souffrance de son ventre. Il cherchait à oublier les sensations de son corps. Kaerion admirait sa dignité. Il glissa  une main derrière sa nuque pour l’aider à parler.

- J’espère… que tu…

Ses mains s’étaient affaissées et le liquide noir allait pouvoir librement s’accaparer de son corps, comme la nuit domine toutes les ombres du monde. L’espion posa ses lèvres sur celle du mort en posant sa nuque à terre et lui retira l’une de ses bagues pour la porter à l’index. Puis, il reprit le poignard fiché dans le corps, lui ouvrit grand sa bouche et y plongea la lame. Alors, d’un geste sec, il brisa la boîte crânienne jusqu’à la traverser de part en part. Lorsqu’il se redressa pour contempler son travail macabre, le manche de la dague dépassait obscènement de sa bouche. Si son but était d’horrifié la petite délégation, c’était aussi sa façon de rendre hommage à l’espion en lui donnant une mort qui ne soit pas celle de tout le monde. Et surtout, il venait implicitement de promettre d’honorer son souvenir avec la bague qu’il lui avait pris. En effet, pour les elfes, leur âme survit tant qu’il y a quelqu’un pour penser à lui au-delà de la mort.
C’était l’une des raisons qui poussait chaque elfe à se surpasser dans ce qu’il entreprenait, à rechercher la perfection pour que ses actions restent éternelles dans la mémoire de son peuple. Ainsi, pour Kaerion, en la portant chaque jour sur lui, c’était le plus bel hommage qu’il pouvait lui faire. Après s’être assuré que tous ses compagnons dormaient toujours profondément, il fouailla les affaires du mort, ainsi que celles du couchage de Lizère. Il s’arma de plusieurs dagues et d’une épée, ramassa à terre l’arc et son carcan puis se dirigea vers le premier mort.

- Toi aussi tu auras droit à ton petit rituel. Bien sûr, d’un tout autre genre…

Là aussi il lui ouvrit la bouche mais pour lui sectionner la langue à le tenant avec des gants. Il chercha un endroit pittoresque où la mettre. Il aurait voulu la poser sur le Comte ou Berenis mais ils auraient fini par bouger, la faire tomber et la perdre au milieu de la terre et des feuilles. Autant dire qu’ils auraient retiré toute la spiritualité de son geste. Il se résigna à la poser au niveau de l’entrejambe de sa victime en la faisant dépasser du pantalon.
Il sourît à l’idée du mauvais goût qu’il montrait. Il avait hésité à carrément inverser les deux parties du corps, mais il n’avait pas envie de risquer de se tacher pour cette petite fantaisie. Ce qui l’aurait amusé n’était pas de faire ces deux mutilations, mais d’imaginer le dégoût et la condamnation qu’on lui aurait montré alors que tout ceci n’était qu’un jeu pour lui, une farce dont la délégation aurait été la victime. C’était cet humour si distancié que beaucoup appelait cruauté, et les Ombres savaient jouer parfaitement le rôle qu’on attendait d’eux, bien au-delà de leur philosophie, juste pour renforcer les préjugés dont ils étaient victime. Là où toutes les nations y voyaient justifications de leur hérésie, eux voyaient la bêtise du monde à les considérer si bêtement prisonnier de leurs soi-disant pulsions sanguinaires. S’ils osaient des actes que la plupart auraient trouvés inqualifiables, les elfes noirs savaient surtout se moquer d’eux-mêmes avec une dérision quasi fataliste. Le monde les voyait cruel au-delà du raisonnable et bien ils savaient servir le monde entier sur un plateau d’argent, car le monde avait besoin de leur alibi pour se voir plus beau qu’il n’était ! Et puis, Kaerion jubila en imaginant tous les raisonnements qu’ils feraient à leur réveil sur la signification profonde de ses actes, là où il n’y avait qu’un immense rire libérateur face à la mort et le plus discret hommage à un frère de sang qu’il avait à peine connu et dont il porterait le souvenir toute sa vie, mais le monde n’aimait pas savoir ce que cachaient les elfes noirs derrière leur cruauté.

Après ces petits préparatifs, il fut rassuré d’entendre partout autour de lui le souffle de ses ex-compagnons. Il eût pu tous les tuer mais c’était prendre des risques inutiles. Il sourit en imaginant que le Comte et Bérenis pouvaient encore douter sur la fidélité de leurs derniers compagnons vivants pour savoir qui l’avait aidé à s’évader. Il jubila à l’idée du climat plein de suspicion qui règnerait entre eux. Il regarda un dernier instant Berenis qui dormait effectivement toujours aussi profondément.


- Je compte sur toi pour sauver le monde, petit, car tu seras toujours plus à la hauteur que moi pour ça ! Moi, c’est pour le détruire que je suis fort… Par contre, ne te remets plus en travers de mon chemin contre Allariel, car, cette fois-ci, ta noble mission ne te sauvera pas…

Il emporta toutes ses nouvelles affaires jusqu’aux chevaux qu’il prit soin de tous les attacher à sa monture pour retarder l’éventuelle poursuite. Il savoura de pouvoir librement chevaucher avec les raines, sans aucun lien autour de son corps qui l’aurait forcé à se tenir droit. Lorsqu’il sortit du bois, les premières lueurs du soleil frémissaient et un froid glacial tomba sur ses épaules. Il remonta son col, respira à plein poumon et savoura ce puissant sentiment d’ivresse qui le gagnait. Il n’avait nulle part où aller dans un pays où être un elfe éveille les soupçons. Et pourtant, il se sentait merveilleusement serein. Devant lui, il y avait des champs à perte de vue.

- Vivre simplement la vie que tu rêvais, disais-tu ? Non ! D’abord tuer ma douce et tendre ! Oui, Allariel, si tu dois mourir, acceptes que ce soit par des mains qui ont chéri ton corps …

Pourtant, ce matin-là, quoi qu’il fît, il n’arriva à chasser leur image sur sa peau toute blanche et suavement parfumée, ni à donner un sens à sa liberté nouvellement retrouvée. Il eut beau réfléchir aux bugnes, au cercle rouge ou aux kobolds, il n’arrivait qu’à penser à lui et à son destin.
Quant à Allariel, il n’avait aucune idée où la chercher. Il savait qu’elle ne tarderait pas à réapparaître.

- Elle va bien finir par se faire remarquer… Elle est trop douée pour ça !

Après avoir parcouru quelques lieues, il prit soin de disperser les chevaux et d’en garder un avec lui en rechange. A la place de cette image sensuelle, il voulut lui substituer le contact rugueux du Monolithe noir. Ses mains avaient en elles le souvenir précis de cette sensation glacée et presque douloureuse. Pourquoi n’avait-il pas réagi comme ses frères et sœurs ? N’avait-il aucun destin si ce n’était de tuer l’être qu’il avait le plus aimée ?

- Mais ça, ce n’est pas un destin ! C’est ma seule volonté ! Et ma volonté me dit d’aller vers le nord ! Vers les yhlaks !

Il pressa les flancs de son cheval et replongea dans la forêt pour retrouver un peuple en colère. Un peuple dont  on avait dépossédé de ses terres et dont le destin lui rappelait celui des Ombres. Et il se dit tant qu’à rebrousser chemin, que le capitaine du poste de garde pourrait sans doute lui donner d’autres informations, car, après tout, lui aussi escortait le Comte.


 

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