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Dans la Zone Dombre vivaient en autarcie des programmes hors du commun de CoreTerra. On les appelait programmes parasites et nombre d’entre eux étaient des virus. Comment étaient-ils arrivés là ? Eux le savaient, mais les programmes citoyens dotés d’une intelligence artificielle partielle l’ignoraient. Et malgré le système de sécurité informatique le plus poussé au monde, on n’avait étrangement jamais su s’en débarrasser. On ignorait même comment la Zone Dombre s’était formée et pourquoi elle tenait toujours debout.

Certains programmes parasites étaient eux-mêmes des intelligences artificielles partielles, et le mystère quant à leur existence était encore bien plus grand. Deux d’entre eux, Rising Moon et Razor, se trouvaient à la sortie (ou l’entrée, selon le point de vue) d’un BUS frontière entre la Zone Dombre et le reste de CoreTerra.

Les programmes ne parlent pas vraiment dans le sens où l’Homme l’entend, mais dans CoreTerra, ils étaient capables d’échanger sur de micros BUS de petites quantités d’informations porteuses de sens. Cet échange entre Rising Moon et Razor aurait pu se traduire en langage humain ainsi :

« Mais qu’est ce qui se passe Razor ? Regarde les infos du BUS ! L’espace occupé a soudainement augmenté, puis diminué, suivi d’un message d’erreur... Je crois qu’il y a eu un problème lors du téléchargement de nos fichiers...

_J’en ai bien peur, il a dû y avoir un accident...

_Impossible. Nos fichiers n’occupaient qu’une fraction infime du BUS, les chances de collisions accidentelles y étaient quasi nulles. Quelque chose a provoqué l’accident.

_Virus ou anti-virus d’après toi ?

_Sûrement pas un anti-virus. Non seulement, vu l’espace occupé, ils seraient plusieurs, et tu sais qu’ils ne se déplacent pas à plusieurs pour deux fichiers musicaux. De plus, ils n’auraient pas endommagé le BUS. Et il semble que « l’accident » ait entraîné la destruction d’autres données...

_Vrai. Mais pourquoi un virus s’en serait-il pris a nos fichiers ? Il aurait bien vu qu’ils étaient destinés à la Zone Dombre  !

_Tu as l’algorithme bien limité Razor... On serait au courant si des parasites étaient en mission dans CoreTerra, et il n’y en a aucun pour l’instant. Il est fort probable qu’un nouveau parasite soit en approche.

_Si petit en espace mémoire ? La Zone Dombre compte plus sur la qualité que sur la quantité. Ce « petit » sera bien inutile. Et pourquoi et comment aurait-il attaqué nos fichiers ?

_Je crois que nous allons bientôt le savoir... »

Sur le BUS approchaient en effet deux entités, dont l’une était visiblement un anti-virus chassant l’autre programme. Les deux parasites furent pris de panique. Jamais un programme de lutte contre les parasites ne s’était approché aussi près de la Zone Dombre et ils dégainèrent en urgence leurs excroissances d’attaque. Le programme en fuite (pour le moins surprenant à leurs yeux), arriva en trombe dans la zone puis Razor et Rising Moon firent feu sur le BUS qui vola en éclats. Ils virent l’anti-virus s’enfoncer dans la faille et se pulvériser dans une gerbe de données erronées...

L’avatar tridimensionnel du nouvel arrivant était des plus surprenants ! Seule la symétrie axiale qui le caractérisait avait quelque chose de sensé pour les deux compères. S’ils avaient eu des yeux physiques, ils les auraient écarquillé d’étonnement. Cet être était trop complexe pour être concevable, surtout pour si peu d’espace mémoire. Et sa transparence ne venait rien arranger. Tous les parasites étaient composés d’angles et de formes géométriques. Par exemple, l’avatar Rising Moon était une sphère de polygones cendrés, Razor un empilement de carrés égaux et argentés, séparés par un léger espace. En face d’eux se trouvait quelque chose de non géométrique, ressemblant plus au graphe d’une fonction atrocement compliquée qu’à un programme classique. Razor, moins sur ses gardes, entama la conversation avec le nouveau qui semblait apeuré :

« Nous sommes en attente de votre identité.

_J’aimerais bien le savoir moi-même, fit l’autre après une courte hésitation. Vous ne me voulez pas de mal, comme les autres ?

_Il ne vous arrivera rien que vous ne méritiez pas, fit Rising Moon, étonné par la réponse construite (bien que naïve) de son interlocuteur.

_Je crois quand même avoir un « nom ». Je crois être Atome, et vous ? »

Les formules utilisées par Atome troublaient au plus haut point les deux virus. Ils devaient analyser chaque morceau d’information pour en tirer le sens puis déterminer la réponse algorithmique adéquate. Rising Moon s’en sortait mieux que son ami.

« Je suis Rising Moon et voici Razor. Je propose d’abaisser le niveau d’alerte.

_Je te fais confiance, fit Razor. Atome, vous dites ne pas savoir ce que vous êtes ? Que se passe t-il ? A-t-on vidé votre base de données ? »

Atome, plus en confiance, leur raconta ce qui lui était arrivé dans le détail, sans rien oublier. Le débit d’information fut si rapide et si complexe qu’il fallut aux deux autres plusieurs millisecondes pour tout assimiler. Ils échangèrent alors en aparté. Atome ne pouvait rien entendre de leur discussion.

« Ce n’est pas un citoyen ni un vrai parasite, c’est une erreur ! Tu te rends compte ?

_Oui Razor, et pas n’importe quelle erreur. Je crois bien qu’ils ont réussi à développer l’IA de leurs rêves, mais qu’il y eut un problème.

_Qu’allons-nous faire de lui ?

_On aurait pu envisager de le manipuler à notre profit, mais le fait est qu’il est largement supérieur à nous, rien que le fait qu’il se soit sorti de tout ça sans la base de données d’introduction prouve un potentiel hors du commun, et à terme, il nous manipulera tous. Nous n’avons pas le choix. Aidons et obéissons.

_Je refuse la soumission !

_Faux, tu dois refuser la soumission à CoreTerra, mais pas à ses ennemis.

_Correct. »

 

Dix années plus tôt, dans les locaux de développement du projet, sur la demande d’Andrew Finlips se tenait une réunion de crise. Autour de la table se tenait une grande partie des développeurs. Andrew, qui présidait, prit la parole :

« Messieurs, je vais commencer par un court rappel des faits. Comme vous le savez, CoreTerra est relié, secrètement, au réseau internet, ceci dans l’optique d’étudier le comportement de nos programmes d’IA partielle et, espérons-le, de nos futures IA, sur le réseau et au contact d’intelligences humaines. Nos programmes ne peuvent y avoir accès, pour des raisons de sécurité, que s’ils en reçoivent l’ordre de l’un de nous (tout en croyant qu’ils le font de leur propre chef). Les résultats de ces analyses ne sont pas l’objet de cette réunion...

Cela fait trois semaines que j’ai ordonné de geler tout liens avec le net. Il n’y aurait donc dû y avoir, en théorie, aucun échange sur ces connections. Mais en théorie seulement, car durant ces trois semaines ont été observés plusieurs mouvements de données entre internet et CoreTerra...

Avec certains d’entre vous ici présents, j’ai entrepris l’inspection complète de l’infrastructure de CoreTerra puisque que l’on avait manifestement forcé l’intégrité du milieu. Cette inspection s’est révélée très fructueuse... En effet, une zone entière de CoreTerra est infectée. Les sources mêmes sont modifiées, et à plusieurs reprises, le nom de Zone Dombre (ou « Shadow Area », traduit du français), revient. Cette zone est la résidence de multiples virus et autres programmes parasites, dont les mouvements restent limités aux alentours de cette zone, de façon cyclique. Je vous épargnerai les détails. »

Dans la salle, de nombreux murmures s’élevaient.

« Je ne crois pas qu’il y ait de « traître » parmi nous, vous avez d’ailleurs tous été soumis à un test au détecteur de mensonge, moi compris, qui s’est révélé négatif dans tout les cas. S’il vous plaît, un peu de calme ! Je suis désolé de vous avoir imposé ce test à votre insu, mais les drogues de régulation comportementale qui courent ces derniers temps m’y ont forcé... Bien, je reprends.

Comment cet état de fait nous a-t-il échappé et comment a-t-on forcé les connections net/CoreTerra ? Ces questions ont toutes deux la même réponse : les hackers incriminés sont des experts. Les pistes sont extrêmement brouillées, la Zone Dombre est particulièrement bien camouflée, les BUS la reliant au reste de l’infrastructure étant parcourus par autant de données qu’une zone régulière, mais sûrement par des données fictives, des leurres.

L’activité de ces hackers, à notre grand étonnement, s’est montrée particulièrement pacifique à l’égard de CoreTerra, mise à part l’infection locale de la Zone Dombre. Ils avaient tout à fait les moyens de lancer une attaque massive contre le cœur du système, et de prendre de court nos meilleurs fire wall. C’est pourquoi je me prononce contre la lutte contre cette infection. Au contraire, tournons-la à notre avantage en étudiant le comportement de nos programmes par rapport à ceux des hackers. Après tout, un apport extérieur pourrait se montrer déterminant !

En revanche, une enquête a d’ores et déjà été lancée pour remonter la piste jusqu’aux hackers en question. Ce ne sera pas facile, je l’ai dit, ce sont des experts. Mais autour de cette table sont rassemblés les meilleurs informaticiens de toute la planète. Je doute de l’échec de cette enquête, surtout que ces individus ignorent encore qu’ils ont été détectés. Ils ne seront donc pas d’une très grande prudence. »

La quasi-totalité de la table était dévouée à Andrews qui faisait figure du plus grand programmeur qui ait existé jusqu’à cette époque ainsi que de visionnaire en matière d’IA. Surtout qu’il avait pris soin de faire cette réunion dans le dos des services secrets du gouvernement américain qui avaient un observateur sur place.

Le chef de projet reçut donc une large majorité et l’on commença l’enquête tout en laissant sous surveillance rapprochée la Zone Dombre.

On mit plus de trois ans à remonter la piste des hackers, ou plutôt du hacker, car contre toute attente, c’était le fruit d’un seul individu : Alexandre Demers, plus connu sous l’un de ses pseudonymes : « Reset ».

Les membres de CoreTerra ignoraient tout de lui, et pour cause, il n’existait quasiment pas ! De nationalité française, il vivait dans les Alpes, n’avait pas le téléphone, pas de statut juridique, pas de diplôme... Il n’était référencé que dans de rares documents officiels, et avait semble-t-il pris bien soin de ne jamais donner ses coordonnées à qui que ce soit.

 

Alex se frotta les yeux devant son écran. Il était resté en ligne pendant plusieurs demi-douzaines d’heures pour voir son plan fonctionner. Et il avait fonctionné à merveille. Comme à chaque fois.

Alexandre Demers était vraiment une personne hors du commun. A une époque où les internautes les plus dépendants passaient tout leur temps libre sur le net, lui, c’était sa vie qu’il y passait. Il vivait dans une cave sans fenêtre, éclairée par un néon, et ce depuis maintenant plus de trente-deux ans. Au-dessus vivaient ses parents. Il ne sortait que pour leur faire la liste des choses dont il avait besoin, une fois par semaine, au plus. Sa cave, plutôt grande, était entièrement dédiée à l’informatique. Seul subsistait un coin réservé aux besoins vitaux de l’être humain. Les murs étaient tapissés d’écrans, des ventilateurs vibraient dans une cacophonie bourdonnante à laquelle il ne faisait même plus attention. Les diodes scintillaient telles des lucioles dans un tombeau électronique. Et il trônait au milieu, seul.

Alexandre était ce que l’on peut appeler un génie de l’informatique. Né de parents eux-mêmes informaticiens, il programma Pong à l’âge de trois ans. Quatre ans plus tard, il créa ses premiers virus. Il avait treize ans lorsqu’il lança une attaque planétaire sur tous les verrous électroniques reliés aux réseau internet, fermant ainsi des millions de portes à travers le monde pendant trois heures. Trois personnes claustrophobes en moururent, et des centaines d’autres firent un tour aux urgences. On ne sut jamais qui était l’auteur de cette attaque. Et c’est à vingt-deux ans qu’il découvrit CoreTerra et l’investit avec ses propres programmes d’IA partielles.

Son exceptionnelle prédisposition aux mondes virtuels et à la programmation lui permit de subvenir à ses besoins en programmant à distance pour des employeurs contactés par internet, sous mille et un pseudonymes. Il connaissait la carrière de Andrews Finlips sur le bout des ongles, et il aimait comparer leurs deux carrières. D’un côté le laborieux Finlips dont le talent venait d’un long apprentissage et d’années d’expériences, le Finlips qui se complaisait devant les caméras ; de l’autre, Alexandre Demers, au talent inné et largement supérieur, vivant reclus dans les ombres, dans sa Zone Dombre, inconnu de tous, et c’était d’ailleurs mieux comme cela.

Son pager lui indiqua un nouveau contact : « A F »

* *

A F says :

Mister Demers ? We need u.

* *

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