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" Souffrance et désespoir... Tristesse et frustration... Je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Cette existence à laquelle je m’accroche n’est qu’une incessante chute dans un abîme de solitude. Mon âme est encore plus effritée que l’est mon corps.

Mon corps... Misérable enveloppe qui se dégrade de jour en jour.

Ce matin, j’ai perdu un autre orteil... Il ne m’en reste désormais plus que sept en comptant les deux autres qui sont en train de se détacher. Mais, je ne souffre pas physiquement, ni ne ressens le moindre épuisement d’ailleurs, bien que je sois toujours sujet au besoin de dormir.

Il semble que les radiations ont eu un effet sur mon système nerveux... Serai-je encore vivant lorsque mes bras et mes jambes tomberont et que je ne serai plus qu’un homme tronc... Je suppose que je succomberai bien avant. J’imagine que mes organes internes subissent la même dégénérescence. "

 

Art marqua une pause, il réfléchit un instant, puis reprit l’écriture.

 

" Que vais-je faire aujourd’hui ?

Partir en quête de nourriture, comme hier et avant hier ; ainsi que je le ferai demain, jusqu’à ce qu’enfin, la mort m’accepte... La mort... Une délivrance ? "

 

Art rangea le cahier dans son sac. Il se leva et scruta le décor qui s’offrait à son regard désabusé.

La ville de New-York s’étendait à perte de vue.

Art avait grimpé tout en haut du World Trade Center III [1] à la seule force de ses jambes.

Il n’en ressentait aucune fatigue et admirait maintenant une cité dévastée dans son tragique ensemble.

Le WTC III était le dernier gratte-ciel encore debout. Sa réalisation récente en était sûrement cause. De là où il était, Art contemplait les ruines d’une civilisation morte à la suite de la folie de quelques hommes ; quelques dirigeants [2] ; quelques criminels... Il repensa à son ancienne vie. Celle qui était encore la sienne quelques jours plus tôt. Enfermé dans ce scaphandre prison à se sustenter de ses propres défécations et attendant le jugement final de la cour.

Ironie, pensait-il ! Ce sont ces hommes qui auraient dû se tenir à cette place. Ce sont ces fous qui auraient dû être jugés et condamnés...

Art n’avait après tout tué que quelques femmes, rien de comparable avec l’apocalypse dont il contemplait les funestes conséquences.

Qu’en était-il de ces hommes qui avaient décidé du destin du monde ?

Etaient-ils en vie quelque part à manger du caviar et à boire du vin français ?

Ces pensées ne pouvaient qu’écœurer Art. Il se surprit alors à tenir un tel raisonnement ! Lui, Art, se donnait le droit de vie ou de mort sur ces mortelles qu’il jugeait inférieures, se permettant d’émettre un jugement sur les responsables de ce cataclysme atomique ; cela avait quelque chose d’ironique. Le fait de laisser son esprit explorer de telles pensées lui coûta de se rappeler la dure réalité : il était seul ! Lui, un meurtrier ? Un assassin ? Cela ne voulait désormais plus rien dire... D’ailleurs, rien n’avait plus d’importance... La récidive lui était désormais impossible, même si au fond de lui il gardait l’espoir de jouir à nouveau d’être l’instigateur de la mort d’autrui... Son regard se porta une dernière fois sur New-York. Apres un long moment, il finit par quitter le toit du WTC III.

Son pas avait toutefois quelque chose de différent. Depuis qu’il était sorti du scaphandre, il avait erré dans la ville avec la démarche lourde d’un zombie. En cet instant, il descendait les escaliers de prompte façon, accélérant son allure à chaque nouvel étage.

Quelque chose venait de mettre Art dans un état frénétique. Durant les dernières secondes passées sur le toit du WTC III, il avait vu ou plutôt entr’aperçu une petite colonne de colonne de fumée rouge ; chose assez intrigante pour le plonger dans cet état et faire renaître en lui un espoir auquel il avait renoncé.

Art finit par atteindre le rez-de-chaussée et s’élança dans la rue en courant de toutes ses forces, soulevant à chacun de ses pas de petits nuages de poussière. Il longea un bus calciné, des fenêtres duquel des squelettes humains pendaient lamentablement ; cette courte vision lui rapella à quel point les probabilités de trouver le moindre survivant dans cette cité dévastée étaient minuscules. Se raccrochant à l’infime espérance concrétisée par ce qu’il avait cru voir sur le toit du WTC III, il accéléra encore ; dirigeant sa course vers l’endroit qu’il supposait être la source de cette étrange petite colonne de fumée...

 

Art arpenta de nombreuses rues et fit le tour de plusieurs pâtés de maison avant que ne commence à s’éteindre le brasier qui avait généré sa folle entreprise. Il ne parvenait pas à trouver la source de cette colonne de fumée que les bâtiments en ruines autour de lui ne permettaient plus de discerner. Art pénétra dans une de ces ruines et en gravit les escaliers de façon à atteindre le toit. Bénéficiant de nouveau d’une vue plus globale, il put apercevoir alors la colonne de fumée. De là où il était, Art détermina qu’il ne lui faudrait que quelques minutes pour parvenir à sa source, il ne perdit pas un seul instant et reprit sa course.

Celle-ci s’acheva au coin d’une rue. Cette rue n’était en rien différente de toutes les autres qu’il avait jusqu’alors arpentées ; des ruines, de la poussière, des corps grillés ou des squelettes grimaçants... Si ce n’est par la présence de cette colonne de fumée rouge... Art s’approcha. Cette fumée était générée par une de ces grenades fumigènes employées bien souvent pour signaler sa position à un véhicule aérien. Les idées se bousculaient dans sa tête. Il finit par hurler aussi fort qu’il lui fut possible de le faire.

Quelques secondes s’écoulèrent puis le miracle se produisit !

Art entendit une voix sur sa droite, une voix féminine.

" Quelqu’un ? ! Il y a quelqu’un ? ! "

Le regard de Art chercha parmi les ruines environnantes. Une silhouette se dessina alors dans la pénombre de ce qui fut jadis une boutique ; une femme !

La survivante était sale et en piteux état. Vêtue de haillons, sa peau apparaissait par endroits. Une peau en décomposition, d’une couleur qui suivait parfaitement avec le décor apocalyptique qui entourait les protagonistes de cette scène envoûtante. Une peau grisâtre où ici et là Art distinguait des plaques plus foncées, conséquence des radiations dont il était lui-même victime.

Les deux fantômes restèrent là plusieurs secondes à se jauger, refusant presque de croire que le destin venait de mettre fin aux tourments de cette insupportable solitude. Art se sentit soudain renaître. Rapidement, les premières pensées morbides assaillirent son esprit. Il se voyait déjà stranguler la jeune femme et se délecter de ses derniers instants. Voir dans ses yeux horrifiés la vie s’échapper et laisser la place au vide ! Ressentir à nouveau cette sensation enivrante de pouvoir absolu sur autrui... En cet instant, il ne pouvait prononcer mot, il était tiraillé par des émotions contradictoires se partageant sa psyché malade.

Joie, culpabilité, désir, frustration, peur, soulagement et détresse se bousculaient dans sa tête, inhibant ses sens et lui interdisant toute réaction. Pendant ces quelques secondes de silence, en réalité, il était vulnérable...

La jeune femme n’avait toutefois aucunement conscience des phantasmes de ce tueur en série d’apparence si anodine. Elle s’approcha de lui, d’abord hésitante et incrédule, puis s’effondra dans ses bras en pleurant toutes les larmes de son corps pourtant desséché.

Art sentait les soubresauts et entendait les sanglots... Ce contact physique avec un autre être humain le tira de sa torpeur. La bête s’effaça et l’homme prit le dessus. Art parvint alors enfin à dire quelque chose.

" Ca va aller, ça va aller... " furent les seuls mots qu’il put articuler.

L’étreinte et les pleurs durèrent encore une vingtaine de secondes avant que la jeune femme ne lève les yeux sur lui. Sa réaction fut alors la plus naturelle du monde. L’holocauste atomique avait balayé les cités et les nations, mais la civilisation trouvait son ultime refuge dans le cœur des hommes. D’une voix hésitante, elle se présenta donc sous les yeux fascinés de Art.

" Bonjour... Alissa, je m’appelle Alissa... "


[1] En 2002, des attaques terroristes revendiquées par un mouvement radical islamiste détruisirent les tours jumelles, semant un deuil sans précédent aux états-unis. Une tour unique fut construite quelques années plus tard au même emplacement que les tours jumelles ; ainsi, en 2013 s’élevait le World Trade Center II. Le WTC II devint aussitôt un symbole de l’Amérique supplantant la statue de la liberté dans le cœur des américains. Mais, en 2017, une autre attaque terroriste détruisit le gratte-ciel. Il fallut attendre 2053 pour que fut terminé le WTC III. Toutefois, la tour ne fut que très peu fréquentée par les New-Yorkais. Les innombrables bureaux n’étaient loués qu’à 50% et les centres commerciaux affichaient des résultats déplorables. La cause en était bien sur la peur que le bâtiment soit la cible d’une nouvelle attaque. Les dirigeants décidèrent malgré tout de continuer à entretenir ce gouffre financier en hommage aux victimes des deux attentats.

[2] Le système politique américain connut un changement radical en 2090. Martin Oxta (premier président américain noir (Ndlr: ah ah)), réélu en 2088 fit voter de nouvelles réformes. Les plus significatives de ces réformes changèrent la façon d’élire le gouvernement et de concevoir la direction du pays. Apres un référendum national et au terme de longues négociations, le suffrage universel direct fut adopté. Mais, chose plus importante encore, le peuple américain n’élirait plus une seule personne au pouvoir mais un comité de cinq dirigeants. Désormais, chaque grande mesure devrait être approuvée à l’unanimité par le C5 (Committee 5). Ces changements furent appuyés par le peuple américain, désireux d’éviter que la folie d’un seul homme ne mette en péril l’équilibre du monde à nouveau comme cela fut le cas quelques années plus tôt en 2085, lorsque le président W.W.Spencer mena sa guerre personnelle contre les pays producteurs et exportateurs de pétrole...

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