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" Plus que jamais je souffre. Je ne fais pas référence à ma déchéance physique, mais à cette frustration galopante qui me ronge l’esprit.

Je croyais que la découverte d’une âme vivante me soulagerait de mes tourments.

La rencontre avec Alissa n’a finalement fait qu’accroître mon angoisse à un degré que je ne soupçonnais pas.

Des images m’assaillent sans cesse.

Je me vois l’étrangler, la dévorer, l’éventrer, me repaître de sa mort comme d’un délicieux nectar.

Je sais que cette mise à mort soulagerait ma peine... Un temps seulement...

Quand elle sera morte, je serai de nouveau seul !

Au-delà de cette solitude que je redoute tant, je crois prendre conscience de l’atrocité de mes actes passés !

Mon avocat me disait fou à la cour. J’étais bien conscient qu’il ne le croyait pas. Mais moi, maintenant, je commence à le croire.

Peut-être est-ce une façon de me déresponsabiliser, d’échapper à ma conscience... Peut-être ?

Cependant, ces images morbides qui reviennent sans cesse et ces pulsions homicides que je ressens me poussent à croire que je suis sujet à la folie...

La folie ?

Qu’est ce que ce mot que je ne connais même pas ?

Dans le sens commun, on désigne quelqu’un comme fou dès lors qu’il a un comportement radicalement opposé à celui qu’imposent la bienséance et les normes sociales. Conneries ! Le sens commun est bien trop souvent à des lieues de la vérité scientifique.

La vérité scientifique ? [1]

Existe-t-il une façon certaine de déterminer ma folie... ou ma non-folie... ?

N’était-ce pas ce à quoi s’employaient ces spécialistes psychiatres en criminologie lors de mon procès ?

Ils n’étaient même pas d’accord entre eux !

Aucun d’entre eux n’était dans ma tête à ce moment là ! Ni maintenant !

Maintenant que le destin a placé face à moi cette fragile jeune femme que plus que tout au monde, je désire voir morte... Comment puis-je écrire de telles choses ?

Non, en fait, je ne désire pas la voir morte. Lorsqu’elle sera morte, je serai seul, et plus encore que de la tuer, je désire ne plus retrouver cette solitude... Ne serait-ce que parce que seul, la possibilité de tuer m’est inaccessible !

Non, je ne désire pas la voir morte, je ne désire que la tuer. De tout mon cœur et de toute mon âme, je veux la tuer. Chaque jour, je veux la tuer... Mais, je ne pourrai la tuer qu’un jour, qu’une fois... Les suivants n’étant que solitude et désespoir.

Lorsque le monde vivait encore, j’avais autour de moi un réservoir inépuisable de moyens d’apaiser mon besoin de tuer...

J’entends Alissa qui revient, je poursuivrai plus tard... "

 

Art ferma le cahier et posa son regard sur Alissa. Dès cet instant, une terrible lutte intérieur le déchira. Il serra les poings et se concentra pour faire taire ces voix qui lui criaient de lui sauter dessus.

Art vivait un cauchemar. Il avait des sueurs froides et souffrait de tremblements incontrôlables.

Il détourna son regard de la jeune fille, mais son cœur s’emballa lorsqu’il constata qu’il voyait encore sa silhouette ! Il ferma les yeux et l’espace d’une seconde ne vit que du noir... Un bien court instant car rapidement, Alissa s’imposa dans ses pensées et prit corps devant ses yeux pourtant fermés !

 

" Et bien, Art, cassoulet ou raviolis ? "

 

La voix d’Alissa le torturait d’autant plus. Il ouvrit subitement les yeux et s’apprêta à répondre. Le simple fait d’entr’apercevoir Alissa revitalisait son conflit intérieur, accélérant son rythme cardiaque, lui donnant la nausée.

Art écarquilla les yeux ! La gorge d’Alissa était ouverte et du sang coulait abondamment depuis la plaie jusque sur le sol recouvert de poussière grise. Art voyait distinctement cette vision d’horreur nuancée néanmoins par un détail troublant : elle affichait un sourire radieux... Art eut un geste de recul, et la seconde d’après la vision avait disparue. La jeune fille tenait deux boites de conserve et semblait observer Art, perplexe.

Il se leva et réussit à bredouiller quelque chose.

 

" Non, je n’ai pas faim... Je... Je vais faire un tour, à tout à l’heure... "

 

Art se leva avec difficulté du rocher sur lequel il était assis et s’éloigna en vacillant sous le regard intrigué d’Alissa...

Il déambula dans les ruines toujours fumantes, s’attardant plusieurs minutes devant des parodies de corps humains, déformés, brûlés...

Il se surprit à éprouver de la fascination pour le spectacle morbide de ce qui fut autrefois un parc pour enfants.

Les petits cadavres étaient ici et là regroupés les uns avec les autres. Son regard se fixa sur une dépouille isolée.

Art eut un sourire en imaginant les derniers instants de ce petit être... Il l’imagina pleurant et appelant sa mère juste avant que la température ne commence à grimper rapidement et que son sang ne commence à bouillir dans ses veines...

La scène commença à prendre corps devant ses yeux horrifiés et fascinés à la fois.

Le corps de l’enfant qui commence à s’enflammer et la douleur qui devient insupportable... Les hurlements qui se font de plus en plus fort et pendant ce temps, la mère qui connaît le même sort, grillant elle aussi dans des souffrances atroces !

Les pensées d’Art se focalisèrent sur sa propre condition et son esprit revint à la réalité ambiante.

Réalisant qu’il était couvert de sueur et que son cœur menaçait de faire exploser sa poitrine. Il fut pris d’un malaise incontrôlable et se pencha vers l’avant vomissant un flot nauséabond d’effluves brunes et noires...

Quelques secondes passèrent. Sa respiration était saccadée et un goût infâme persistait dans sa bouche.

Une odeur de putréfaction se dégageait de son vomi à l’aspect abject !

Art se redressa et s’éloigna en titubant, incapable d’ôter de son esprit la vision du corps de l’enfant...

Il finit par s’asseoir sur les vestiges d’un banc. De nombreuses minutes s’écoulèrent avant qu’il n’esquisse le moindre geste.

Il ouvrit le petit sac qu’il portait et se saisit de son journal.

 

" Me voilà de nouveau seul... Je n’ai pas tué Alissa. Pas encore...

Je m’isole pour écrire ces quelques lignes.

Pourquoi ?

Je ne le sais pas moi-même...

Je pense que cela m’aide à tenir le coup. Mon esprit me trahit, je vois des choses qui ne sont pas. Je... J’ai l’impression que je perds complètement les pédales !

Mes ongles sont tous tombés, je tombe en lambeaux...

Une fois que mon enveloppe m’aura définitivement lâché, il ne restera de moi que ce cahier.

Mon corps... Depuis que j’ai rencontré Alissa, je suis en proie à d’effroyables diarrhées qui me pourrissent encore plus le moral... Mes déjections sont principalement composées de sang coagulé. Je me demande si mes organes internes ne se liquéfient pas...

Toujours aucune douleur physique, toutefois ! Mon système nerveux doit être complètement déréglé ! Je ne suis pas médecin et je n’ai aucune compétence en biologie ; je ne saurai expliquer ce qui m’arrive... Je constate juste que je suis probablement en train de mourir à petit feu...

La mort... ?

Avant l’holocauste nucléaire, je pensais régulièrement à la mort. Prisonnier de ce scaphandre, bouffant ma propre merde et attendant le jugement de ces hommes de loi... J’imaginais ma mort rapide, sous le feu des désintégrateurs !

Quelle ironie ! Au lieu d’une mort instantanée, me voilà à attendre une mort lente et inéluctable tandis que le reste du monde n’est plus qu’un immense charnier !

Kovsky, Dagget, De Sidio [2] ... Ces pantins imbéciles sont morts et moi, je vis !

Je crois qu’aucun de ces hommes ne croyait en ma folie. Pour eux, mon sort était déjà décidé, j’en suis persuadé ! La chambre de désintégration [3] n’attendait plus que moi... Ces salauds n’envisageaient même pas que je puisse souffrir d’une pathologie, d’un trouble mental, ou je ne sais comment ces diables de psychiatres appellent ces choses là... "

 

Art reposa son stylo.

Il fouilla dans son sac et finit par en sortir une vibrolame. Il hésita longtemps puis se décida à rejoindre Alissa...


[1] Au niveau juridique, la psychiatrie est longtemps restée approximative parce que laissée à l’appréciation de docteurs plus ou moins fiables qui partageaient rarement le même point de vue. En 2068, aux Etats Unis, la législation fut changée dans le but de tenter d’établir de façon univoque la folie ou non d’un sujet. La loi ’Alty-Caller’ (du nom des deux sénateurs à son origine) fut adoptée. Cette loi fit suite à un axiome adopté par la communauté scientifique en 2062 à propos des comportements des tueurs en série. Jusqu’alors, le débat sur l’existence ou non d’une pathologie chez les tueurs en série divisait, même si tous s’accordaient pour différencier le psychopathe du psychotique (auquel ne s’appliquait pas la responsabilité médicale). Cette question (le psychopathe est-il malade ?) fut élucidée suite à de nombreuses expériences très pertinentes sur des sujets déséquilibrés... Deux grandes catégories furent finalement retenues : le morbopsychopathe (malade mental) et le sanipsychopathe (sain d’esprit).

L’application de la loi ’Alty-Caller’ voulait que lors des grands procès pour meurtre, dès lors que l’accusé plaidait la folie (bien souvent pour échapper à la peine de mort), un comité d’éminents psychiatres devait parvenir à prononcer une décision unanime avant que le jugement ne soit rendu. Le sujet passait pour ce faire une série de tests innombrables (une procédure qui durait parfois des mois mais qui déterminait le jugement final).

Si le meurtrier était considéré par le comité comme souffrant d’un trouble psychiatrique (s’il était psychotique ou morbopsychopathe), il était alors interné pour une durée laissée à l’appréciation du juge suprême (qui tenait bien entendu compte de l’avis du comité). Dans le cas contraire (s’il était jugé sain d’esprit), il était alors exécuté ou condamné à l’emprisonnement à perpétuité...

[2] L’inspecteur Kovsky fut le principal instigateur de l’arrestation d’Art. Il lui rendit de nombreuses visite durant son emprisonnement dans le scaphandre prison. Un certain lien a fini par se forger entre les deux hommes, l’inspecteur Kovsky semblant vouloir absolument comprendre ce qui motivait les actes du tueur ! Maître Dagget était l’avocat d’Art. Même s’il ne le proclama jamais ouvertement, il est clair que Jack Dagget n’avait aucune espèce de sympathie pour son client, bien au contraire. Il ne fit que survoler le dossier et se préoccupa à peine d’assurer la défense... Ce manque de motivation n’étant pas étranger au fait que Dagget était commis d’office...

Le professeur De Sidio était le psychiatre à la tête du comité chargé de déterminer si Art était un psychotique, un morbopsychopathe ou un sanipsychopathe. De Sidio fut convaincu dès le premier instant du fait qu’Art était un sanipsychopathe tentant de plaider la folie avec l’espoir d’échapper à la peine capitale. Certains des membres du comité ne partageant pas son point de vue, les expertises prirent beaucoup plus de temps que le psychiatre ne l’avait prévu à l’origine.

[3] Aux Etats-Unis, en 2065, la peine de mort fut de nouveau instaurée dans tous les états malgré son abolition (qui devait être définitive) en 2054. La cause de cette extrême mesure était l’augmentation galopante du taux de criminalité. En 2103, les progrès technologiques permirent de procéder à des exécutions d’un nouveau genre. Les condamnés seraient désormais emmenés dans la chambre de désintégration. Cette méthode fut sans conteste le moyen le plus fiable de toute l’histoire de l’humanité de faire appliquer la sentence capitale. Les molécules du condamné étaient dispersées et l’individu était purement et simplement désintégré ; une méthode rapide, propre et très efficace, bien que plus onéreuse.

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