Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

     Un tourbillon. Puis, du noir. Rien que du noir, un beau noir bien sombre. Oh non ! Va t’en lumière ! Ce noir était si beau que je serai resté dedans pendant des heures, immergé à l’intérieur comme dans un fleuve sans remous. Elle ne veut pas partir.

En même temps, elle est très faible cette lumière, c’est en réalité une tache de gris. Je devrais peut-être la laisser rester là pour qu’elle se repose un peu afin qu’elle s’envole plus tard vers d’autres horizons, quand elle aura repris des forces.

     Mince, il pleut. Je ne sais même pas où je suis mais cette gentille lumière éclaire un peu mon univers. Je suis près d’un arbre, un grand arbre gris. Ses feuilles sont un peu flétries mais cet arbre reste magnifique. J’ai l’impression de l’avoir déjà vu. Je ne sais pas quand, mais je suis déjà venu ici. J’observe l’arbre d’un peu plus près. Deux mains se posent sur l’écorce. A qui sont-elles ? Elles sont reliées à mon corps par des bras, ses mains. Mes mains. Elles sont recouvertes de terre mouillée. C’est quoi le nom déjà ? De la boue. Oui, c’est comme ça que l’on appelle la terre gorgée d’eau. Je vois une tache rouge sur l’arbre et je sens aussi un liquide chaud couler sur mon visage. Je le touche. C’est bien rouge et liquide. Du sang, qui dégouline lentement de mon front.

     Je me remets de mes esprits. Je ne me rappelle de rien. Ah ! si, ça me revient. J’étais sur la place du marché. Il faisait presque nuit mais le soleil tardait à se coucher. J’aime beaucoup le marché, ces odeurs, ces choses qui brillent, et même quand ça ne brille pas, c’est très beau à voir. J’aime observer, toucher, caresser ces objets. Maintenant je les connais tous. Ce que je préfère, c’est l’étal du marchand de voitures. Ce qui me fascine, c’est qu’elles roulent, vroum vroum, c’est marrant. Mais quand le marchand me voit, il me fait les gros yeux et je repose vite le jouet. Dès qu’il tourne le dos, je le reprends. Attention ! Je ne vole jamais les voitures ! C’est mal. Ma maman m’a dit de ne jamais voler parce que après il y a un bonhomme avec un bâton et un drôle de chapeau, un képi, qu’elle dit, qui te prend par les cheveux et qui t’emmène dans une pièce avec des barreaux en métal. On ne peut pas sortir. Une prison. Et le monsieur, ma mère m’a dit que c’était un policier.

     En tout cas, je ne me suis jamais fait repérer. Mais ce soir là j’en ai vu un. Enfin... Lui il n’avait pas de bâton. Juste un grand manteau de cuir et des bottes noires. J’étais en train de jouer avec une voiture, une belle voiture rouge. Quand j’ai vu que l’homme me regardait, j’ai vite remis la voiture sur l’étal. Il marchait vers moi. J’avais peur. Mais il continuait d’avancer. Je reculais. Après quelques pas, il commença à courir. Alors, je me suis retourné et j’ai couru moi aussi. J’ai de la chance, je connais très bien la ville. C’est elle qui m’a élevé en fait. Mon père n’était jamais là et quand il rentrait à la maison, il ne me parlait jamais. Je pense que c’est parce que mes cheveux sont blancs. C’est bizarre quand même parce que les cheveux des garçons de mon âge sont noirs ou marrons. J’en ai même vu un, un jour, qui avait des cheveux jaunes. Mais personne n’avait l’air surpris le regardant, lui. Ma mère, elle, était toujours en train de faire à manger ou le ménage. Mon père trouvait ça normal et il l’obligeait à faire ces tâches. L’homme continuait sa course. Moi aussi. Je zigzaguais dans les rues en espérant qu’il arrête de me suivre. Mais il était toujours derrière moi. Je courais de plus en plus vite. Il me suivait toujours et en plus il gagnait du terrain. Il allait plus vite que moi ! C’est normal aussi, les grandes personnes ont des jambes beaucoup plus grandes que les petits garçons. En plus il pleuvait. Et comme j’ai les jambes plutôt courtes, je pataugeais dans l’eau comme un chien dans une rivière peu profonde. Je sortais de la ville, continuant ma course. J’allais rejoindre la plage, là où est la maison de mes parents. Je regardais derrière moi puis, tout à coup, du noir.

     Je m’étais cogné à un arbre. Voila donc où j’en suis. J’essaie de fuir cet homme. Je regarde autour de moi mais je ne le vois pas. Alors me voilà, assis dans la boue. C’est bizarre mais j’ai l’impression d’avoir déjà vécu ça. Peut-être parce que c’est un cauchemar. C’en serait un, je m’en souviendrais et je saurais comment il se termine. Mais voilà, je n’arrive pas à me rappeler. Mince, revoilà l’homme. Il n’a même pas l’air fatigué. Je dois me lever. Mes jambes ne bougent pas. Enfin si, elles bougent mais c’est parce que je tremble de peur. L’homme marche maintenant. Moi, je ne peux pas. Je dois mobiliser ma volonté. Mon professeur de combat me dit toujours ça : « Quand ton corps ne veut pas faire quelque chose, tu dois te rebeller. Tu dois mobiliser ta volonté, parce que tu as la foi, tu as foi en toi. Si tu sais et que tu persuades ton corps de faire quelque chose, il le fera. C’est ça la vie : une lutte constante entre le corps et l’esprit. ». Mais cette fois, ça ne marche pas. La peur sûrement. L’homme est devant moi maintenant. Il s’agenouille, repousse mes cheveux collés par la pluie avec un doigt et sort un mouchoir. Il essuie le sang qui coule toujours sur mon front. Puis, il range son mouchoir. Il pose sa main sur mon entrejambe. A ce moment là, une fureur m’envahit, une fureur comme je n’en ai jamais éprouvée auparavant. Je prends son bras de mes mains, de mes toutes petites mains, comparées à ce bras énorme et je lui fais une clé, celle que mon professeur préfère. Je retourne son bras et je mets un coup sec sur son coude. J’entends un craquement et un cri. Ce cri me perce les tympans. Une nouvelle certitude dans mon esprit : mon corps est prêt à m’obéir. Sous la pluie toujours battante, je me relève, laisse l’homme là et je cours de nouveau. Derrière moi, je l’entends se relever lui aussi, gémissant de douleur. Ca y est, il court. Pendant quelques minutes, la poursuite se résume à ça : un petit garçon louvoyant entre les arbres et un grand homme trébuchant dans la boue, le tout sous une pluie claquant leurs visages tordus de douleurs. Je cours toujours mais j’entends aussi les pas rapides et lourds de l’homme derrière moi, qui se rapproche. J’ai l’impression de sentir son souffle rauque sur mon cou. Je cours plus vite, fonçant droit devant moi. J’arrive à la falaise. Ma mère m’a toujours dit de ne jamais y aller parce que je pourrais tomber. J’arrive tout en haut, au bord du vide. Je ne vois plus l’homme. Je tombe sur le sol. Je crois voir des étoiles, tellement je suis épuisé. Puis, une botte au loin. Tournant mon visage collé à la boue, je vois l’inconnu à quelques dizaines de mètres de là. Je me relève d’un bond. Parfait, mon corps m’obéit.

*Tu ne m’auras pas. Personne ne m’aura jamais parce que si tu t’approches, je saute dans le vide.*

     Je regarde en bas. Environ vingt mètres sous mes pieds, la mer tente d’écraser les rochers sous ses vagues houleuses. Elle sait bien qu’elle n’y arrivera jamais, pourtant, elle s’obstine.

*Elle est aussi têtue que moi. Elle veut vaincre mais elle sait qu’elle n’y arrivera pas. Mais je ne suis pas comme cette mer. Moi, je vaincrais. Si tu avances, l’inconnu, je saute.*

     Il continue à avancer. Lentement. Je recule. Mes talons sont dans le vide et j’entends de petits cailloux rouler contre la falaise. Il continue à avancer. Il est tout près maintenant. Il tend la main pour attraper ma chemise. Je ferme les yeux et me prépare à me jeter en arrière. Ca y est, il me tient. J’essaie de tomber, je veux tomber, mais je n’y arrive pas. J’entends une masse rouler contre la falaise, se cogner contre la roche. On me tient toujours. Je décolle du sol. J’ouvre les yeux. Je ne vois qu’une épaule, une épaule couverte par un manteau marron élimé. Je repousse ce nouvel homme qui me comprime le ventre. De toutes mes forces. Puis, les bras se tendent. Je suis au-dessus de l’inconnu. Je reconnais ces cheveux noirs bordés de gris, ces yeux d’un bleu sombre. Il me regarde et dit : « C’est moi. ». Apaisé, je m’endors dans les bras de mon père.

*

     Je suis assis devant la cheminée. Bah oui, j’ai été privé de dessert parce que je suis sorti sous la pluie. Des fois je ne les comprends pas mes parents. J’ai failli sauter du haut de la falaise parce que un homme me voulait du mal et je n’ai pas le droit de manger mon dessert. En plus ce soir c’est de la tarte aux myrtilles. Mon dessert préféré. Alors je boude. En plus papa ne m’avait pas dit qu’il rentrerait ce soir, je le croyais en mer, à bord bateau. En fait, j’ai eu de la chance qu’il soit là parce que, en ce moment, je serai peut-être mort, déchiqueté par les cailloux de la mer, en bas de la falaise. Un bruit de chaise qui recule. Ca, c’est mon père parce que sa chaise grince toujours quand il se lève. Maman, elle lève sa chaise. Elle a horreur du bruit. D’ailleurs là, elle doit être en train de grimacer. J’aimerais me retourner mais je ne veux pas voir la tarte. Alors je reste dans ma couverture, à regarder le feu. J’aime le feu, il danse bien. Quand je suis tout seul à la maison, j’essaie de danser comme le feu. Je me tords dans tous les sens mais je n’y arrive pas. Ca doit être à cause de mes cheveux blancs, le feu il n’a pas les cheveux blancs. Ses cheveux à lui, ils sont rouges et jaunes. C’est très beau. J’aime le feu aussi parce qu’il crépite, ça fait des petits bruits, pas très forts mais jolis aussi. La nuit, quand mes parents dorment bien, je sors doucement de ma chambre et je vais devant la cheminée pour regarder le feu. La nuit aussi c’est bien. Il y a toujours quelque chose à découvrir. Je crois que j’aime apprendre. Ca doit être pour ça que le professeur de la ville m’a fait entrer dans son école pour que j’apprenne à lire et à écrire. Et à me battre aussi. Parce que au Japon, on apprend à se battre très jeune. La tradition, mon professeur il dit. Et même que quand je serai assez grand, il m’offrira peut-être un katana. Pas un tout petit non, mais un grand et long pour découper les têtes des méchants.

     Le bruit de pas se rapproche. D’après le pas lourd et le bruit qu’il fait, je pense qu’il boite de la jambe gauche, je ne sais pas pourquoi. Il est derrière moi maintenant. Je n’ai pas peur parce que mon papa ne me fait jamais de mal. Il me regarde, j’en suis sur. Puis, il fait le tour de ma couverture qui est étalée par terre et s’agenouille devant moi. Il me dit de sa grosse voix, une grosse voix toute grave : « Hiémain tu sais, il ne faut pas t’approcher de la falaise. Et il ne faut pas non plus jouer avec les voitures du marchand. » Je tente de prendre la parole mais mon père me coupe :

- « J’ai eu très peur pour toi. J’étais en ville et je t’ai vu jouer avec une voiture. Je te regardais, je voulais te faire une surprise pour mon retour. Puis je t’ai vu courir et un homme en habit de cuir noir était à ta poursuite. Je vous ai suivi et je vous ai rejoint sur la falaise. Quand il a tenté de t’attraper, je lui ai mis un coup de poing et il est tombé. Je pense qu’il est encore en vie : il nageait pour regagner la berge.

- « Merci », je lui réponds.

     Il sort de la pièce et revient quelques secondes plus tard, avec un flacon et un mouchoir propre. Il met un peu d’alcool sur le tissu et me le met sur le front, à l’endroit où je me suis cogné. Puis, il repousse une mèche de cheveux qui me tombait devant les yeux. Le même geste que celui de l’inconnu à la veste de cuir. Sans le vouloir, je recule. Je ne le sais pas encore, mais c’est ce mouvement, ce simple geste d’un père protecteur, qui va me pousser à aimer la solitude plus que tout. Mon père s’en aperçoit et se relève.

- « Allez, va manger une part de tarte », dit-il.

     Je n’attends pas qu’il le répète. Je me lève et saute sur ma chaise. Je prends un morceau de la tarte et la mange en regardant ma mère. Elle a l’air fatiguée. Ses yeux en amande gardent leur lumière verte. Elle est très belle. Ma mère est japonaise. Mon père lui est un descendant d’un duc néerlandais qui a été exilé pour avoir dit du mal d’un certain Napoléon. En fait, je suis un bâtard mi-néerlandais, mi-japonais. Et en plus, avec mes cheveux blancs et mes yeux clairs, personne ne peut s’en douter. Mais bon c’est énervant parce que tout le monde me regarde dans la rue, comme ces gens sans argent qui tendent la main aux passants pour avoir un peu de nourriture ou de monnaie. Une ombre passe derrière la fenêtre. Je me lève et je vais voir. Je suis près de la vitre à présent. Je ne vois que l’arbre familial, tout de noir vêtu, à cause de l’obscurité. En plein jour, il est magnifique. Je peux voir ses petites fleurs rose pâle, timides lors des journées de printemps, mais là, en hiver, il est comme un grand roi décharné. Normalement, je peux voir la ligne de la mer mais, comme il fait nuit, je ne la vois pas. Je trouve le paysage très beau, même si on ne peut pas voir grand chose.

     Mais, tout à coup, quelque chose vient troubler cette image. L’ombre est sous la fenêtre. Je le sens. Je n’ose pas le dire à mon père parce que il sortirait son grand fusil luisant et je ne veux pas qu’il sorte tout seul dehors. Et aussi parce que je n’aime pas cette arme. D’un coup, une tête sors de sous le montant. Je me rappellerai toujours ce visage de jeune femme, aux traits doux, ces cheveux blancs dont je n’ai pas pu voir l’extrémité, ces yeux d’un rouge profond et pétillant, ce nez fin et la teinte de sa peau pâle. Je recule en criant. La femme me regarde encore et affiche un superbe sourire de ses lèvres pulpeuses. Puis, la tête s’en va. Mon père me regarde, puis, tourne ses yeux vers la fenêtre. Il a vu l’ombre. Il se précipite sur la cheminée et prend une longue tige de métal luisant. Le fusil. Il se jette sur la porte, qu’il ouvre brutalement. Je le suis en hurlant de ne pas tirer. Il n’a pas du m’entendre. Mon père, quand il est énervé, il n’entend rien et fait ce qu’il veut. Nous sommes dehors maintenant. L’ombre court vers la mer. Mon père tient son arme près de sa joue. Il est en train de la viser ! Je cours aussi vite que possible vers lui et lui donne un coup derrière le genou. Trop tard, il a déjà tiré. Je vois l’ombre tomber sur le sol et se relever aussitôt. Elle s’avance vers la mer, se retourne, me fait un signe de la main et plonge dans l’eau. Mon père s’assied sur le sable et se tourne vers moi. Il me demande :

- « Pourquoi as-tu fait ça ? »

- « Elle était si belle... »

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