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                Soleil et Lune inlassablement se pourchassaient dans le ciel grêlé d’étoiles, de nuages jonché, surplombant le monde bien ordonné. Pourtant, sous la Vieille Montagne, perdu et oublié, celui qu’on ne connaissait plus que comme le Dieu Fou murmurait tantôt aux deux astres joueurs ses conseils, ces obscénités. Qui était-il, lui l’Enfermé que plus un seul n’adorait ? N’était-il pas mort dans sa prison, seul et sans fidèles ? Depuis des siècles pourtant, le mont n’avait pas écumé de rage incandescente ni ravagé, bouillonnant de colère, ses environs meurtris et délaissés. Un temps, Roc s’en crut même à jamais débarrassé. Pourquoi alors ? C’était son Eternel Châtiment.

                Autour de lui se rassemblait, comme souvent, la foule hétéroclite des Pantins, des Difformes qui profitaient de leur court répit pour manger en l’écoutant mi-amusé, mi-fasciné, raconter ses histoires avant de retourner à leur labeur monotone, bercés par le ronronnement des machines et le cri perçant des tôles déformées. Dans cet univers clos où les électriques lumières s’allumaient quand il était temps d’aller travailler et s’éteignait tard dans la soirée, sous le regard impassible des Gardiens, c’était presque la seule distraction avec ces poèmes, ces chants hérités d’antan et déformés par le Temps jusqu’à en devenir abscons. Les légendes parlaient bien d’Anges et du ciel mais c’était désabusés qu’en discutaient ces maudits du destin. Leur prison mécanisée, leur vie grise et stérile, ce glacial ensemble ne pouvait les porter qu’au désespoir. Pourquoi ce sort ? Ils n’en savaient rien. Et puis il était arrivé, un beau jour, vêtu de quelques loques, son torse nu maculé d’encres formant d’étranges lettres, un dessin abstrait joignant ses deux moignons d’ailes, narrant sa fuite, comment il avait échappé aux Gardiens et parcouru à l’air libre le monde, en récitant ses poèmes et ses chansons, racontant comment, un infime instant, le Dieu l’avait atteint et lui avait chanté trois vers, ces trois vers qu’à même le corps il avait retranscrit, les ancrant dans sa chair et dans son âme et qu’il avait décidé de ramener à son peuple. Chaque jour, au déjeuner, il chantait des vers des anciennes litanies, peu à peu repris par les siens et parlait de ce qu’il avait vécu au cours de ses pérégrinations. Mais ce jour-là, c’était différent. Il avait décidé de leur révéler l’histoire du Monde.

                L’Univers était né en un long cri, puis le silence. Le temps n’existait pas et seuls alors étaient l’Enfant et le Vide, la peur s’insinuant en lui jusqu’à exploser. Il avait alors crié à nouveau et ce second hurlement déchira le Néant, l’entaillant de part en part comme une béante plaie ; de son sang naquirent les Dieux et l’Enfant n’étant plus seul, le Second Cri s’estompa. Ces nouvelles entités étaient au nombre de trois : il y avait tout d’abord le Vieux, l’Aveugle qui chérissait ce Vide tourmenté, divisé et qui rôdait jusqu’aux confins du Néant blessé en ânonnant d’obscures paroles ; l’Arbre était le deuxième qui écouta l’Enfant rire et pleurer mais jamais ne répondit, comme condamné au silence, se contentant d’étendre ses racines jusqu’à emplir l’Infini et déjà, de ses branchages, on eut dit que des vies nouvelles se préparaient à jaillir un jour. Le troisième Dieu était le Roc qui naquit le dernier des blessures du cri et n’entendit plus rien dès qu’il cessa. C’est pourquoi Roc est, comme chacun sait, sourd à tout appel. Cloisonnant le Néant pour en faire l’Espace, il se joignit à l’Arbre dont les racines cessèrent de mordre l’inconnu et à eux deux ils créèrent le Temps sous le regard joueur de l’Enfant. Lentement, mus par l’inaccessible raison divine, ils instaurèrent la Vie et le Monde, faisant couler de l’Arbre sa sève, son sang. Ainsi naquirent les Etres postérieurs au Temps et soumis à celui-ci. D’abord comme des bourgeons qui éclatent s’échappèrent vers la voûte étoilée les Anges Muets puis du sang coagulé naquirent ces êtres immenses et rudes, les Gardiens, sourds comme leur maître. Quand ce fut achevé, l’Arbre avait tout donné de lui, sans jamais qu’une plainte ne s’élève de cette muette entité et il se prépara à mourir. Dans un dernier sursaut, il dessina les Amoureux, Soleil et Lune, du bout de sa dernière branche ; puis il se recroquevilla et le Dieu mourut. C’est ce moment que choisit le Premier, l’Aveugle pour revenir de ses pérégrinations et sa voix sortie des limbes anima alors les racines pourrissantes de l’Arbre : alors s’éveillèrent de tristes parodies d’Anges, aux ailes arrachées, aux yeux éteints qui marchant reprirent par fragments les chants de leur créateur ; ainsi ajouta-t-il sa touche au Monde. L’Enfant s’endormit alors et le Temps passa tandis que le Monde vivait sauvage. Un jour enfin, les Litanies Perdues de l’Aveugle cessèrent et aussi soudainement que tout était né, il décida de défaire ce qu’ils avaient construits, pris d’une inspiration ou de folie, atteint peut-être par un cauchemar de l’Enfant. Le Roc s’y opposa et ce fut le Premier Affrontement entre les Dieux. Le Vieux fut vaincu et le triomphant le condamna par une justice née naturellement des suites de ce duel à l’emprisonnement et ce pour l’Eternité. Depuis il attend et souffre, sous la Vieille Montagne. Seul maître désormais, Roc instaura l’Ordre et, n’entendant rien aux poèmes des enfants de son Fol Ennemi, il les plaça en bas, coupé du ciel, des étoiles et des Anges Muets qui souvent dansaient au rythme des vers. Il en fit des travailleurs, l’invisible ciment couvé du regard par ses inexorables Gardiens qui s’apprêtaient à veiller inlassablement.


                La foule entourait l’ermite, suspendue comme jamais à ses mots. Il leur avait révélé la Vérité, leur avait rendu leur histoire, leur passé. Il leur avait rendu leur liberté. Des millénaires s’étaient passés et pourtant, d’un mouvement commun, sans un mot, tous se levèrent ensemble, abandonnant leurs travaux ingrats et pointèrent leur regard aveugle vers ce toit infâme qui les cloisonnait là. A voix basse d’abord puis montant d’un ton, il se mit alors à réciter les vers qui lui avaient été transmis, repris peu à peu par son peuple de Pantins ulcérés en un immortel cantique qui s’éleva, omniprésent, gorgé de passions accumulés par le Temps et trop soudainement relâchées. Ils avancèrent ensemble, laissant leurs instruments ingrats derrière eux vers la sortie de cet enfer mécanisé, prêts à atteindre le Monde. Leur voix formait un tout, harmonieuse cacophonie qui reprenait ces vers étranges et dissonants, s’y raccrochant désespérément tandis que leurs voix montaient et devenaient une véritable Prière.


                Ces chants répétés, ces vers scandés avec toute la force de l’âme s’étendirent et traversèrent l’espace, faisant fi de la distance, jusqu’à atteindre et toucher l’âme assoupie du Dieu enchaîné qui sursauta et revint à lui, à sa conscience presque oubliée. Des éons durant il était resté là, son corps de titan prisonnier de la Vieille Montagne, son âme immortelle errant dans de labyrinthiques cellules, cauchemar sans goût ni couleur, sans début ni fin tandis que vacillante déclinait peu à peu sa divine raison. Enfin des voix, des vers rugueux, familiers qui pour lui sonnaient comme de vieux amants, au charme décati mais éveillant une nostalgie touchée, évoquant des souvenirs embrumés de l’époque où, libre, il errait. Il se souvenait maintenant les avoir dits au cours de sa longue folie, de son abyssal cauchemar, à une ombre passant là et qui pour un peu ne l’aurait même pas remarqué. Tout lui avait semblé si loin, détenu de son propre esprit, à la fois geôlier et condamné et il avait même failli un temps confondre rêve et réalité. Mais ces vers, cette Foi impromptue avaient défaits ses chaînes et libre, enfin, son corps à nouveau se souleva. Il jouissait de ce monde qui lui avait parfois paru si fade et qu’une divine folie l’avait poussé à haïr et d’un pas lourd, il rejoignit la foule de ses créatures qui répétaient avec conviction ses paroles marmonnées.


                La foule ébahie par la venue de l’Aveugle, de son Dieu retrouvé, ne cessa pour autant point de scander avec force ces vers qui leur paraissait même sensés désormais et percèrent enfin la surface, passant les Gardiens affolés par ce soudain changement auquel ils n’étaient pas préparés. Les Pantins marquèrent une pause en arrivant enfin à la surface et contemplèrent de leurs yeux sans vie ce ciel qu’on leur avait tant compté, laissant le vent se briser sur leur tête et savourant cette toute nouvelle sensation. Tandis qu’émerveillés, ils goûtaient ces nouveaux plaisirs, vinrent dans un bruissement les Anges Muets attirés par le bruit qui interloqués face à ces êtres oubliés se plurent à entendre de tels vers et peu à peu se mirent à danser en une exquise et décousue farandole. Ce ballet dura longtemps, trois jours et trois nuits, jusqu’à ce que Roc grognant et vociférant vienne se placer face à son rival perdu. Jamais cependant n’eut lieu cette Seconde Confrontation car un terrible tremblement agita la terre, déstabilisant Pantins et Anges dans leur Création et surprenant même les Dieux. C’était l’Enfant qui enfin se réveillait et soulevait son corps grandi, observant le Monde changé de ses yeux encore embrumés de sommeil, témoins innocents. Ne souhaitant ni l’un, ni l’autre déranger l’Enfant, l’Aveugle et le Roc s’accordèrent sans un mot pour se séparer sans combat. Cette fois, l’Aveugle et ses chaotiques pensées avaient triomphé et tandis que Roc repartait à sa place, veillant sur le Monde, le Premier Dieu laissa à nouveau ses enfants après avoir chanté trois nouveaux vers, legs attendri à ses enfants torturés et sous le regard rieur de l’Enfant se reproduisait enfin la scène qui avait précédé son sommeil, ce subtil et étrange spectacle des sens que constituait l’harmonie parfaite des danses angéliques et des poèmes incompris.


               

                Le Temps passa et la Vie se propagea, donnant naissance à de nouveaux êtres, croisements de Pantins et d’Anges, êtres dotés de sens intacts. Les Cycles se multipliaient à l’infini et l’Enfant finit par s’en désintéresser, contemplant d’autres étoiles éloignées. Roc fut des deux le premier à tomber sous ses enfants difformes et dégénérés qui autrefois avaient été de fiers gardiens et n’étaient plus que des Bêtes sauvages, abandonnées, laissées pour compte de ce spectacle sans fin. Dévoré, le troisième Dieu s’en fut en silence, le parricide seulement ponctué de quelques nouveaux vers laissés par son ancien ennemi, l’Aveugle. L’Equilibre était rompu et le Premier Dieu, constatant les premières fissures dans les cycles, les germes de la mort, la guerre, la haine, fléaux inconcevables à son esprit s’en fut au sommet du Mont qui avait été si longtemps été sa prison et chanta, fort et longtemps, une dernière fois tandis que le Monde entier avait cessé sa farandole, écoutant son ultime don et le voyant s’affaiblir, se replier sur lui-même, assistèrent à sa lente mort. Le Dieu avait rejoint ses frères dans d’étranges limbes mais par son chant, avait fait don de lui au Monde encore jeune. Ainsi fut la Magie et le Monde céda aux germes qui le tentaient, à ses propres vices.


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