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Au cœur du froid polaire, les Ylaks n’avaient rien de commun avec les peuplades de nord. Ils ne devaient leur présence sur ces terres glacées qu’à un long et tragique exode. Excepté ceux qui y naissaient, personne avant eux n’avait vraiment eu l’idée de s’installer dans la Vallée de Verre. La raison est simple : le froid, la glace et le givre y régnaient en maîtres incontestés ou presque. Bien sûr, le spectacle était somptueux par endroit, mais jamais eux-mêmes n’auraient choisi d’y vivre et d’y rester sans avoir été forcé par leur destin. En fait, il y a maintenant plusieurs siècles, deux grandes invasions simultanées détruisirent toutes leurs forces armées et les poussèrent à fuir leurs terres natales, l’Eldred au climat si tempéré et aux rives si accueillantes, abandonnant en même temps derrière eux l’Ile Sanctuaire et son assemblée des Sages. Ils s’enfuirent vers l’inconnu, dominés par deux nouveaux peuples dont la soif de sang n’avait pas été émoussée par la douce torpeur de l’Eldred. A force de chercher à partager sans hostilité quelques terres toujours un peu plus au nord, ils finirent par s’enfoncer vers les limites de la banquise et y découvrirent, dans un de ces curieux mouvements de balancier du hasard, leur nouvelle raison de vivre et même de mourir.

Perdu dans la blancheur immaculée et toute puissante, ils furent saisis par un spectacle caché par un rideau de montagnes, qui immédiatement, trouva un puissant écho dans chacun d’eux. Là où la neige ne cédait sa place qu’au feu, Treize Pierres surplombaient la Vallée de Verre. Douze d’entre elles dessinaient un cercle gris clair parfait avec, au centre, un splendide monolithe aux mystérieux reflets violets. Que le ciel soit limpide ou noir de nuages, elles captaient immédiatement l’attention. Depuis des millénaires, elles régnaient sur ce paysage glacé et immobile. Malgré leur imposante taille, elles dégageaient une impression de fragilité, surtout celle du centre, formant une tache pourpre foncée si irréelle au milieu de la neige et du vent. Depuis, les Ylhaks, ces guerriers sauvages et sans pitié, éprouvaient un mélange de respect et de crainte à leur égard et dissimulèrent leur existence, car la présence de ces pierres rejoignait leur histoire, plus exactement leur propre légende, celle que le Prophète leur avait laissé pour exaucer la Volonté d’Okkor, le Dieu du Temps et de l’Espace. Selon cette légende, treize pierres devaient un jour livrer un message à tous ses adeptes. Et seul un devin était censé le comprendre. D’abord, ils s’installèrent tous autour du mystérieux cercle. Puis ne voyant rien venir, certains cherchèrent des lieux moins balayés par le blizzard et plus propices à élever une famille. Enfin, la majorité l’abandonna, laissant une poignée de fidèles attendre dans leur voisinage l’évènement tant attendu. A cette époque, tout comme la longue lignée qui l’avait précédé, Reyv’avih avait hérité de la mission de devin du Conseil des Anciens, en fonction de critères qu’il ignorait aujourd’hui encore, fixant ainsi sa destinée jusqu’à la mort.

Au début, il accueillit sa nomination avec honneur, voyant là l’occasion de briller parmi ses semblables, voire de vivre une destinée unique si Okkor lui étaient favorable. Mais les saisons se succédant inexorablement sans que rien ne changea à leur immuable spectacle, le regard des autres lui montra petit à petit sa très exacte valeur : tant que les Pierres ne parleraient pas, il ne serait rien, ou alors juste un devin médiocre au milieu d’un village en lambeaux, qu’on sollicite lorsque la fièvre s’empare des corps de fragiles enfants ou affaiblit le plus coriace des guerriers. Les cheveux bruns, le visage sévère, Reyv’avih avait très vite appris à donner à ses traits cet éclat mystérieux, si typique de sa fonction. Curieusement, s’il avait composé de toute pièce un rôle bien trop grand à ses débuts, l’usure du temps le façonnait peu à peu tel qu’il avait voulu être. Bien qu’encore jeune, son dos se voûtait déjà sensiblement, son regard devenait perçant, ses mains se nouaient, sa voix creusait les graves, tout en supportant aisément les aigus lorsqu’il exécutait ses cérémonials. N’étant pas lui-même très charismatique ni athlétique, il paraissait pour beaucoup comme un parasite dans cette société qui devait lutter chaque jour contre le froid et le blizzard. Il était juste le tout petit devin d’une troupe de guerriers.

- Et d’abord, à quoi ça peut bien ressembler, un message de gros cailloux ?

Dressé devant lui au milieu de la neige, il regardait fixement, comme toujours, le monolithe central d’un brun violacé. Il rentra à nouveau dans sa tente avec le vague écho de sa question dans la tête. Des réponses ridicules y flottaient depuis si longtemps qu’il n’y souriait même plus, tellement sa vie était emplie de frustrations et de désillusions. Tous ces Dieux qu’ils étaient censés vénérer ne se moquaient-ils pas une nouvelle fois de lui ? Certainement. Et il n’était pas le seul, car Ils n’avaient que mépris pour leurs miséreux serviteurs et, lorsqu’Ils se manifestaient, leur terrible humour rendait illusoire et factice toute sollicitude.

 

Reyv’avih n’avait presque pas d’amis, de vrais amis. Seul un couple lui prêtait une attention qui dépassait le cadre de ses fonctions : Lonstroek et Ilda. Le mari possédait tout à fait les traits typiques des Ylhak : d’un côté, cette force brutale qui émergeait sur un large front osseux aux sourcils épais et cette corpulence massive que les exercices physiques dès leur plus jeune âge rendaient toujours si impressionnante ; de l’autre, ce surprenant contraste sur le visage avec des traits fins, des yeux légèrement tirés et leurs coiffures sophistiquées, subtile harmonie de cheveux mi-longs, tantôt tressés, tantôt étirés, dont les extrémités étaient décorées de plumes et de petits ossements ciselés. Lonstroek, lui, possédait en plus une douceur inquiète presque féminine. Parmi tout le village, sa foi était reconnue et respectée. Pour beaucoup, il était un sage qui ne le savait pas, mais il n’avait jamais eu l’occasion de se prouver l’authenticité de sa dévotion à travers une épreuve digne de ce nom. C’était l’un de ses grands regrets

Quant à sa femme, encore plus grande que lui, elle était dévorée par la timidité, à un tel point qu’à force de fuir les regards et de se dissimuler, on ignorait si elle était belle ou laide. Seul Lonstroek, sans doute hypnotisé par la secrète terreur qui habitait son regard, avait su l’apprivoiser à force de patience, malade de la protéger de ses frayeurs d’enfante à jamais blessée. Ses longs cheveux clairs, méticuleusement tressés derrière elle, laissaient toujours des mèches sauvages lui dissimuler son visage. Son corps généreux, avec des hanches faîtes pour enfanter, suscitait l’appétit de beaucoup d’hommes. Mais elle avait appris à utiliser sa taille imposante et son caractère si craintif pour les en dissuader. C’est pourquoi son mari la voyait à l’image monolithe : un mélange de fragile et discrète séduction et de puissance déroutante. Il s’était persuadé, à force de l’observer, qu’un lien secret devait les unir, que son humeur fluctuait au fil des infimes variations de couleur du mystérieux monolithe. C’était devenu entre eux à la fois un secret et un jeu, qui devint l’un des rares sujets, sur lesquels les rires d’Ilda pouvaient résonner.

Lorsque le couple rendait visite au devin, ce dernier les accueillait avec modestie et chaleur. Il n’avait jamais su mesurer la part d’authenticité dans leur amitié car il suscitait la même peur qu’Okkor lui-même lorsqu’il se jouait des villageois. Ce jour-là, Lonstroek était venu partager quelques passereaux qu’il avait piégés au matin. La nourriture étant fort rare, Reyv’avih savait apprécier ce geste à sa juste valeur. Comme à son habitude, il leur donna en échange quelques onguents de sa fabrication. Il aimait se sentir si près d’Ilda, même en présence de son homme. L’intimité et la pénombre de la tente formaient comme un cocon. Souvent, sans même s’en rendre compte, il la regardait, sans doute parce qu’il avait peu l’occasion d’approcher une vraie femme. Et puis, lorsque, à de rares moments de confiance, elle osait lever son visage tanné par le vent, elle lui livrait l’un des plus beaux regards qu’il eût pu contempler. Ces yeux traduisaient à la perfection la fragilité même de la vie dans ce pays si impitoyable, d’ailleurs eux mêmes tout aussi improbables à cerner tant ils se cachaient au moindre face à face. Il était presque impossible d’y plonger, tout au plus pouvait-on les contempler de biais, à la dérobade, lorsqu’elle hésitait à prendre la parole. Et, ce jour-là, il eût plusieurs occasions de les entrapercevoir. Les flammes du feu soulignaient ses pommettes d’ombres fuyantes et habillaient ses yeux d’étincelles frémissantes. Elle regardait partout autour d’elle, à la recherche d’un point d’appui pour son regard, ou coupait sa respiration en entrouvrant délicieusement ses lèvres devenues foncées, comme pour puiser dans des forces qu’elle n’avait pas. Sans rien faire pour la mettre à son aise, au contraire, il appuyait sur elle un regard curieux. Ce ne fut qu’à la quatrième reprise qu’il oublia son petit jeu et comprit que son comportement inhabituel cachait un profond malaise : elle voulait lui parler. Il chercha un moyen de la mettre en confiance.

- Ilda, je sais que tu dois préparer les vêtements d’été mais pourrais-tu m’aider, dans trois jours, pour la cérémonie de l’Unique ? J’ai pris du retard dans les préparatifs.

Elle répondit par un acquiescement du menton et un petit murmure.

- Dis-moi ce qui te dérangerais le moins : les tresses du Feu ou les Sept Clés de Glace, insista-t-il pour l’obliger à parler.

- Je pourrais faire les deux.

Les mots avaient franchi ses lèvres, comme à leur habitude dans sa bouche, à une vitesse presque tout autant inaudible d’une voix nouée, presque désagréable. Puis rien d’autre ne sortit, trop craintive d’avoir eu un peu d’audace. Le devin laissa volontairement le silence envahir sa tente. Il vit Lonstroek lui-même gêné par le mutisme de sa compagne, comme s’il savait lui aussi qu’elle devait parler. Il devinait qu’il ne servait à rien de la bousculer, c’était comme taper du pieds près d’un oiseaux. Il lui effleura la joue du dos de la main et souffla sur une petite mèche qui lui cachait disgracieusement ses yeux. L’immense femme avait arrêté de fuir du regard, mais sa nervosité était retombée tout entière sur ses mains fines aux doigts élancés, qui ne cessaient de s’agiter inutilement. Enfin, elle sembla chercher son souffle, ses poings se contractèrent sur la fourrure de son épais manteau.

- J’ai fait un rêve, chuchota-t-elle, et le silence parut encore plus grand pour les deux spectateurs. J’ai fait un rêve cette nuit qui te concerne. J’ai rêvé que les Pierres se mettaient à chanter et qu’elles t’appelaient. J’ai rêvé que tu y allais et qu’elles finissaient par te rendre fou. Puis tu t’apprêtais à les rejoindre une dernière fois pour qu’elles te livrent leur vrai secret. Et je me suis réveillée à ce moment parce que j’ai eu peur que tu ne meures en les touchant.

Reyv’avih retira d’un geste brusque ses mains de la chaleur des braises, comme s’il s’était brûlé. Il ne s’attendait pas à une telle intervention. Lorsqu’il la vit le dévisager, sincèrement inquiète de son sort, il ne put s’empêcher de vouloir la rassurer au plus vite en plaisantant.

- Mais tu crois vraiment qu’une telle chose puisse se produire ? Cela fait des siècles que l’on attend en vain. Crois-tu que je vaille vraiment cet honneur ?

- C’est bien ce que je lui ai dit aussi, fit son mari. Mais elle est persuadée que c’est un présage et que cela doit se produire bientôt.

- Mais pourquoi moi et pourquoi maintenant ? Ces maudites pierres, je les ai encore contemplées ce matin, crois-moi, elles ne m’ont rien dit et j’ai encore moins vu un quelconque changement. Et d’abord, ne suis-je pas le devin ici ?

Ilda avait retrouvé son mutisme d’enfant n’osant sourire. Ses yeux fixaient tantôt ses pieds tantôt les piles d’étranges petits récipients colorés et épars sur sa droite. La pénombre reprenait ses droits en les enlaçant tous les trois au gré des lueurs caressantes du feu. La tête bien droite, elle sembla à nouveau chercher son souffle pour se défendre.

- Je ne sais pas… Je ne sais pas… Mais j’ai peur que ce soit pour aujourd’hui…

Plusieurs petits crépitements au sol ponctuèrent ses mots. Elle était au bord des larmes, comme si on lui avait arraché un terrible aveu, prête à s’enfuir en courant. Son homme lui serra à son tour la main pour la calmer.

- Le plus simple est de te montrer que ce n’était qu’un rêve. Allez, venez ! Allons défier les monolithes !

 

Le devin sortit se sa tente et contempla attentivement le lieu sacré. Partout le givre marquait son territoire. Les branches figées des arbres s’avachissaient paresseusement, pendant que miroitaient mille feux sur les plus petites d’entre elles, comme des étoiles perdues en plein jour. Comme à chaque fois qu’il venait surveiller le cercle, la blancheur du paysage formait ce même écrin immaculé aux treize pierres majestueuses. Comme toujours, le reflet violet du monolithe central semblait plus que jamais défier dans son implacable verticalité toute logique. Il était la marque éternelle de leur Dieu, Il était la couleur de leur espoir, la preuve que l’on peut survivre à la glace et au blizzard. Reyv’avih, à force de l’avoir contempler, finissait par connaître chacune de ses rainures, le moindre méandre de sa fissure ventrale et moqueuse. En fait, il arrivait même à ne plus le voir, à deviner au-delà de sa surface comme s’il était devenu translucide à ses yeux.

En le regardant une nouvelle fois, rien ne lui sembla différent des autres jours. Pour rassurer la jeune femme, il s’approcha du cercle et posa ses mains sur chacune des pierres et, pour finir, par enlacer celui du centre de ses deux bras. De longues minutes s’écoulèrent sans que les oiseaux ne s’arrêtent de chanter ou que le froid mordant ne s’évanouisse. Comme, bien sûr, rien ne se produisit, il finit par rejoindre le couple resté en retrait.

- Tu vois, il ne s’est rien passé. Rien de dramatique. Tu sais, moi aussi, j’ai fait de nombreux rêves similaires. Combien de fois me suis-je dit que le jour qui se levait allait être différent des autres et que ma vie aurait soudain un sens nouveau, un vie qui justifierait tous mes sacrifices, je veux dire, tous nos sacrifices, les miens, les vôtres, ceux de tout le village ? C’est même un rêve magnifique que tu as fait là, le plus beau qui puisse m’arriver. ..

- Un rêve… Oui, un rêve… Mais pourquoi ce pressentiment reste-t-il toujours aussi fort ? Je suis sûre qu’un drame va se produire…

- Tu es trop sensible, Ilda. On en est tous là, on veut tous qu’il se passe quelque chose dans sa vie, et pour certains, même si le pire arrive. Mais il n’en est rien, combien d’entre nous sont morts sans voir cette heure ? Allons, je t’assure que tu peux t’en retourner rassurer, je crois. Mais je te remercie de t’inquiéter de moi, car je ne sais pas si beaucoup sont comme toi…

 

Tous trois se regardèrent avec un sourire gêné, qui soulignait cruellement le vide de leur existence. Le silence étouffé et le paysage enneigé les enveloppèrent d’un voile mélancolique, qu’ils rompirent pour rentrer chez eux. Sur le chemin, Reyv’avih eut un petit pincement au cœur, qu’il n’avait pas senti depuis longtemps. En fait, secrètement, il aurait voulu que le rêve fût enfin réalité, que ses deux amis assistassent à sa consécration, quitte à véritablement basculer dans la folie, car il supportait de moins en moins cette médiocrité qu’il vivait et qu’on lui renvoyait sans cesse. Mais sa vie était vouée à attendre un évènement qui jamais ne se produirait. Tel était son destin. Il essaya de chasser ces idées en se replongeant dans quelques prières et rituels.

Pourtant, ce jour-là, au milieu de sa triste routine, quelque chose sembla résonner derrière lui comme un cri d’animal. Il n’y prit pas garde et se rapprocha du feu crépitant, qui éclairait chaleureusement son abri. Ses mains captèrent immédiatement, en s’approchant, l’agréable bien être qui en émanait. Les flammes aspiraient déjà son esprit, dessinant sous ses yeux d’hypnotiques déesses alanguies, quand ce cri retentit à nouveau et sembla même entamer le début d’une mélopée irréelle. Son rythme, d’abord chaotique, sourd, voire violent, puis plus posé, fascinant, contrastait avec le charme de sa mélodie primitive. Les sons qui la formaient lui parvenaient de manière indistincte et semblaient constituer des bruits de la Nature elle-même. Elle planait autour de lui, comme si elle faisait partie de l’air ou des choses qui peuplaient ce monde. Elle s’immisça en lui sans aucune résistance de sa part. Il se redressa pour mieux l’entendre, mais elle disparut aussitôt au milieu d’une rafale de vent. Il resta un moment, interloqué, se demandant s’il n’avait pas rêvé.

Il était persuadé de n’avoir jamais entendu pareilles sonorités, à la fois gutturales et légères. Curieusement, la brève et fluide mélopée lui avait parlé aussi limpidement qu’avec des mots. Plus encore, il avait la certitude que son prolongement se logeait quelque part en lui. De toute évidence, il devait trouver sa suite, comme si elle l’invitait à le rejoindre. Or, ce creux silencieux qui régnait maintenant partout ne lui inspirait rien qui pût le meubler. Il avait beau se concentrer, aucune autre mélodie ne venait à lui, tout comme il ignorait finalement son secret langage onirique. Puis, il sourit en marmonnant en lui-même, comme il en avait coutume dans sa solitude de devin :

« Voilà de bien belles élucubrations que tu as là, mon bonhomme ! Tu rêves et tu veux construire ta vie dessus ? Allez, sois raisonnable et contente-toi de te réchauffer les mains ! »

A ces mots, il eût un frisson : et s’il venait d’entendre le message ? Il sortit précipitamment de sa tente. Dehors, recouvert par la même couleur violâtre, le monolithe, impassible, régnait toujours magistralement dans sa verticalité implacable sur le paysage de givre. D’abord, l’absence de changement apparent le rassura. Mais, très vite, il discerna, le long des treize pierres, un second cercle brun en train de se dessiner sur le sol, laissant même apparaître quelques maigres vestiges de végétation estivale, pendant que l’air dessinait aux alentours un halo troublé. Il s’approcha, puis recula immédiatement. Le vent était violemment chaud, presque brûlant. La neige avait donc fondu d’un coup sous l’influence invisible de la roche. Il la défia du regard.

« Tu peux faire ton numéro, je saurais saisir ma chance ! ».

D’un pas décidé, il se dirigea droit vers elle, tendit ses mains et ferma les yeux en serrant la mâchoire pour affronter la température de l’air qui tournoyait autour. Un instant, il repensa au rêve d’Ilda. Il sourit pour mieux surmonter la peur qui l’immobilisait à quelques centimètres de la surface de la roche. Enfin, il parvint à poser ses deux paumes dessus. Instinctivement, il les retira, complètement pétrifié, car, à son contact, il ne put s’empêcher d’y associer l’image même de la mort. En effet, la surface si rêche n’était absolument pas brûlante comme il le redoutait mais effroyablement glacée…Il s’enfuit, littéralement paniqué à l’idée d’avoir pu être maudit.

 

**

*

 

Perplexe au milieu de la mi-obscurité de sa tente, Reyv’avih n’arrivait pas à détacher ses pensées des derniers évènements. Dehors, il entendait le blizzard balayé la neige. Plus que jamais, il avait envie de rester enfermé près de son feu. L’extérieur lui semblait doublement hostile : le froid du vent formait un premier rempart et le cercle avec son inquiétant rayonnement l’avait sans doute maudit. Il passa presque une heure à analyser le peu d’éléments qu’il possédait et essaya de se rappeler ce qu’il avait cru entendre. Il chercha même à reconstruire cette fameuse suite qui devait s’imposer à lui. Mais rien ni personne ne l’avait préparé à de pareils signes. Il y a longtemps, lorsqu’on lui avait confié le Bâton Serpent du Cercle de Pierre, on s’était juste contenté de lui retransmettre ce que, depuis mille ans, on devait se répéter en vain. Depuis, il s’était raccroché à ces quelques mots creux, convaincu que leur sens s’éclairerait le jour où il en aurait besoin. Dans le cas présent, rien ne semblait concorder. Le Prophète leur avait laissé cette seule piste : « Pour contenter autant de dieux affamés, apprenez à n’être qu’Un. Et que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique, là réside la clé. » Rien ne correspondait. Il n’avait eu droit qu’à de vagues bruits, qui pouvaient tout aussi être le fait du vent ou de quelconques animaux. Il n’allait pas faire basculer sa vie pour si peu. Mais qu’était-elle, sa vie ? Pas grand-chose.

« Un parasite, n’oublie pas. Tu n’es qu’un parasite ici. »

Il hésitait à retourner vers les monolithes, histoire de se prouver qu’il avait pu rêver, quand, devant le vide de son existence, une nouvelle rage l’anima. Même s’il ignorait tout du sens profond de cet étrange phénomène, il était décidé en tirer avantage car il attendait depuis trop longtemps le moindre de leur changement. Il allait enfin devenir quelqu’un d’important aux yeux de tous, quitte à utiliser ces soi-disant signes à des fins personnelles. Dans la vie, il faut parfois savoir forcer son destin, même si on ne mesure pas toujours les aléas qui s’y dissimulent.

Avec soin, Reyv’avih se noircit le visage, puis hésita quelques minutes entre trois bols de maquillage : le bleu, le rouge ou le jaune. Il allait comme à son habitude prendre le bleu mais, au dernier moment, il trempa ses doigts dans le rouge afin de paraître le plus effrayant possible, dessinant trois traits sanglants sur chaque joue et surlignant ses lèvres et ses yeux. Dehors, le vent semblait faiblir, soit pour annoncer un orage soit pour faire place aux premiers francs rayons de soleil depuis une semaine. Enfin, il entama un cérémonial de divination très bruyamment, autant pour se rassurer que pour attirer sur lui l’attention. Bien sûr, nul message ne vint l’éclairer. Alors, il sortit en criant, déterminé à jouer un nouveau rôle dans cette société qui l’ignorait tellement.

 

Lorsqu’il sortit, de brusques rafales de vent l’accueillir. Le ciel était encore sombre, mais une luminosité surnaturelle se diffusait sur la neige. Il chercha un endroit susceptible de capter le plus vite ses auditeurs. Non loin du centre, une immense souche lui servirait de promontoire.

- Les Pierres se sont réchauffées ! Les Pierres ont parlé ! Les Pierres vont nous mener à la victoire !

Aucune réaction n’accompagna ses premières paroles, de nouvelles bourrasques les ayant dominés. Seuls deux visages le fixaient avec étonnement, comme si sa voix avait produit des sons étranges. Pour être mieux entendu, il se déplaça en face pour être dans le sens du vent, de manière à ce qu’il porte sa voix plutôt qu’il l’étouffe. Son petit manège finit par capter l’attention de quelques curieux. Cette fois-ci, ses mots devraient cingler les oreilles de ses voisins.

- Les Pierres se sont réchauffées ! Les Pierres ont parlé ! Les Pierres vont nous mener à la victoire !

Ainsi il éructait, grognait, gesticulait, comme en transe, les yeux exorbités et la voix suraiguë. Du coin de l’œil, il essayait d’observer les réactions des villageois, qui commençaient à s’approcher. Il devina une certaine hostilité, comme si ces mots avaient sonné faux.

- Tiens, tu as enfin quelque chose à nous dire !

- Toi, t’as pas dû manger tout ton content pour nous chanter ces vieilles chansons !

- Regardez le rêver tout haut !

Ces quelques railleries acerbes lui rappelèrent combien son projet était délicat, mais il redoubla d’intensité. Au milieu du clair obscur du ciel, un rayon de soleil alluma quelques glaçons qui s’étaient formés sur les branches au-dessus de sa tête. Son maquillage rouge et noir prit alors un éclat effrayant.

- Oui, rêver… Rêver tout haut ! Mais qu’y a-t-il de mal si c’est le début d’une nouvelle vie ? Car, vous qui me raillez, qu’avez-vous en guise de vie ? Est-ce mieux que ce que je vous propose ? Non, certainement pas ! Et vous vous moquez ?!? Pour qui vous prenez-vous ? Et surtout, ne me rappelez pas lorsqu’il sera trop tard… Okkor n’est pas du genre à se manifester à nous deux fois si nous l’ignorons aujourd’hui…

Le ciel déchirait les derniers vestiges de nuages au loin. Reyv’avih fut surpris de sa soudaine volubilité et surtout des accents agressifs que prenait sa voix. Il avait envie de les écraser pour avoir osé se moquer de lui. En voyant l’intérêt qu’il suscitait chez les autres, il se retint car leurs yeux le dévisageaient comme s’ils le voyaient pour la première fois. Un mélange de curiosité, de fascination et de peur se lisait en eux. Tous autant qu’ils étaient, ils se doutaient bien qu’ils auraient à payer le prix fort, si leurs dieux se manifestaient de la sorte. Mais ils préféraient ce risque à l’indifférence miséreuse qu’ils subissaient avec résignation. Alors que d’autres spectateurs se joignaient au cercle autour du devin, un terrible grondement et d’énormes éclairs déchirèrent un ciel pourtant presque sans nuage. Puis, la foudre retentit dans la Vallée de Glace à trois reprises. On devinait déjà la lueur de flammes. Pas très loin, un orage d’une rare violence commençait. Tous se regardèrent, heureux pour une fois, d’y avoir échappé. Reyv’avih ne laissa pas le doute sur ces nouveaux signes ambigus s’emparer des esprits de son auditoire.

- Voyez ces flammes qui brûlent je ne sais quel arbre ou je ne sais quel cabane. Si nous restons, elles tomberont un jour sur nous. Mais surtout, comprenez le bien, elles sont la preuve qu’Okkor nous entend. Elles sont la preuve que vous devez tous me suivre !

Peu à peu, bien que l’orage au loin grondât encore, la lumière envahît les milliers de cristaux des arbres. Et le ciel au dessus du village se drapa d’un éclatant contraste azuré sur toute sa voûte, comme une vague colossale. Et des silhouettes noirs d’oiseaux traversèrent en croassant les restes d’écume. Au milieu de ces changements inattendus, le devin puisa de nouvelles forces. Il devait continuer à parler s’il voulait les emporter avec lui.

- Notre Dieu Okkor nous appelle ! Marchons, marchons là où sa volonté sera exaucée ! Que tremble le peuple de Viktahls, que tremble le peuple de l’Ondine, que tremblent tous les humains qui nous barreront la route ! Nous attendions les Signes depuis des siècles, les Signes sont là ! Ainsi parlent les Pierres ! Cette chaleur est nôtre. Nous pouvons reprendre possession de notre dû. Okkor est tout puissant et nous guide à travers moi !

Les hommes et les femmes du village le regardèrent, interloqués. Deux corbeaux se posèrent sur les branches au-dessus du devin, comme des spectateurs attentifs et ironiques. Au loin, l’orage continuait de marteler l’espace de ses roulements sourds. Pourtant, tous les yeux des Yhlaks étaient tournés vers une seule direction. Tous sortaient un à un l’écouter. Un début de ferveur y luisait, ce qui gonfla de courage l’orateur. L’étrange mélopée recommença à flotter dans son esprit, comme une invitation à s’envoler loin d’ici. Il chercha à la chasser en forçant sa voix pour la recouvrir.

- Vous vous railliez de moi en disant que je rêvais tout haut ? Mais n’avez-vous pas assez de ce froid permanent ? Ne savez-vous que je ne rêve plus ? Les Pierres ont parlé. Bien plus, Elles ont chanté ! Et leur message est clair ! Nous en avons fini des longs hivers. Du moins si vous êtes prêts à me suivre…

Il s’arrêta un instant car des sonorités de plus en plus précises couvraient sa voix au milieu de sa tête. En même temps, des images fugitives venus de nul part le distrayaient, notamment celle d’une clairière enneigée avec de longues herbes sèches qui se couchaient au vent, qu’il avait l’impression de connaître. Heureusement pour lui, son silence rendit plus solennel les subtils changements de luminosité autour d’eux. Le soleil ruisselait partout : sur la neige, les branches, les gouttes d’eau qui se formaient et tombaient au bout des branches. Il eut une nouvelle fois l’impression que le monolithe cherchait à lui livrer un message, qu’il s’obstinait à ne pas vouloir comprendre. Il était évident qu’il devait se rendre à cet endroit. En voyant tous les regards braqués sur lui, impatients d’entendre ce qu’il avait à dire, il ressentit pour la première fois le pouvoir qu’il détenait sur les autres. Tous étaient maintenant prêts à le croire.

- Regardez ce ciel qui s’illumine devant nous ! Regardez la neige fondre autour des Pierres ! C’est le premier des Signes. Venez et nous en trouverons d’autres ! Cessez de rêver, de sommeiller dans votre hiver éternel ! Je vais vous conduire vers une terre fertile ! Vers notre Terre, celle qu’on nous a volée !

Bizarrement, les guerriers qui s’étaient moqués de lui se sentirent mal à l’aise. La simplicité des mots employés faisait mouche dans leur cœur avide de chaleur. Puis, ils ressentirent à leur écoute, comme une délivrance. Ils attendaient de telles paroles depuis si longtemps qu’elles éclairaient d’un seul coup leur vie d’une nouvelle lueur, comme une preuve que leur souffrance à endurer le gèle et les privations n’avait pas été vaine. Si certains restaient circonspects, d’autres criaient leur soutien avec enthousiaste. Le devin avait enfin réussi son pari. Tout le village se mit à l’acclamer. Les hommes et les femmes s’embrassèrent pour fêter l’évènement : leur dieu ne les avait pas abandonnés.

 

Parmi eux, Lonstroek était fier de son ami. Il venait de le voir enfin trouver sa destinée. Tout en serrant le plus fort possible sa bien aimée pour lui donner un peu de sa force afin d’accueillir cette nouvelle sans peur, le contenu de tous les anciens écrits émergea dans son esprit. D’un seul coup, une digue s’était rompue et tout ce qu’il s’était toujours refusé de projeter dans sa vie le bousculait, l’emportait dans des projections pleines de joies et de succès. Lui aussi allait trouver dans cet évènement un nouveau but et peut-être se révéler à lui-même et aux autres. Il sentait en son coeur bouillir une foi nouvelle, prête à transporter la terre entière pour que le Prophète ait raison. Il chantait, il hurlait comme un mantra :

- « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique. Que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique. ».

Il se mit à tourner sur lui-même de longues minutes, ivre de bonheur, et finit par s’écrouler au milieu des villageois. Il resta un instant immobile à regarder le ciel qu’assombrissait déjà le voile nocturne. Là, à terre, le dos humide par la boue piétinée, les mots qu’il n’avait cessés de chanter se révélèrent infiniment plus mystérieux qu’il ne l’avait jamais envisagé. Il chercha en quoi l’évènement annoncé par le devin les éclairait. Le premier sens qui lui vint à l’esprit était si évident qu’il en fut déçu. Il avait tellement étudié les textes sacrés que réduire leur portée à suivre aveuglément un seul homme lui parut affreusement banal. A force de s’y consacrer, il avait toujours imaginé que le mystère qu’ils livreraient serait à la hauteur de ses espérances. Il n’osait se l’avouer, mais il avait imaginé quelque chose de bien plus grandiose ; pour l’heure, lui et ses semblables ressentaient plus l’ivresse de la délivrance. En même temps, il comprit tout le travail sur chacun d’eux que nécessitait la deuxième partie du mantra : « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique. » Il s’agissait ni plus ni moins de s’unir pour ne former plus qu’un seul être, une collectivité qui s’élèverait ainsi au divin en oubliant tout individualisme et trouver ainsi l’universel en tous. Pour lui, cette élévation était son chemin vers la vérité.

Pourtant, certains détails le dérangeaient. Jamais le devin ne parlait directement du message. Quel avait-il été concrètement ? Il ressentit en lui une forme de jalousie à ne pas avoir été directement confronté aux Pierres à ce moment-là. Non qu’il douta des capacités du devin, mais sa connaissance des textes étaient infiniment plus grande. En l’entendant lui-même, il aurait pu mieux cerner si toutes ses réflexions des dernières années avaient été fondées ou non. Il ne put s’empêcher de penser à tout ce que son peuple avait perdu en abandonnant leur Ile Sanctuaire, avec ses centaines d’ouvrage qui auraient pu l’éclairer sur ce moment capital.

Lorsqu’il se redressa, il avait perdu une partie de son enthousiasme. Il mourrait d’envie de replonger dans les écrits et d’y trouver un nouveau sens. Le devin les invitait à partir, sans doute à reprendre possession de leurs terres ancestrales et de réunir son peuple à l’Ile Sanctuaire ; de toute façon, tel avaient toujours été les propos du Prophète. Avant tout, il voulait comprendre les raisons de ce changement soudain. Pour lui, passé et présent étaient identiques. Quelque part, quelque chose avait dû se passer. Et les implications sur sa vie future et sur ce qu’il était prêt à faire pour répondre à Okkor méritaient une réponse. Il était décidé à creuser le sens des textes, de mener son enquête sur des explications possibles. Et déjà il voyait toute la difficulté à obéir aux textes : s’il cherchait par lui-même à éclairer les évènements, il menait une démarche personnel qui le coupait de la communauté. « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous ». En avait-il le droit ? Il chercha Ilda pour qu’elle l’aide dans son dilemme mais ne le trouva pas. En attendant, il s’entretint avec le prêtre sur ces quelques questions. L’un et l’autre espéraient retrouver l’Ile intacte, comme chaque rumeur qui leur parvenait le laissait entendre. Si cette hypothèse se vérifiait, ils étaient eux aussi prêts à se battre.

 

Ilda, elle, était perdue. Son rêve revenait sans cesse lui crier que toute cette joie était illusoire, qu’une nouvelle fois allait arriver le pire. Elle avait les larmes aux yeux ; devant tant de ferveur autour d’elle, elle était submergée d’émotions contradictoires, mélange inédit de joie et d’effroi. Elle regardait les hommes et les femmes s’enivrer, danser et chanter, sans que rien ne la touche réellement. Plus que jamais elle se sentait étrangère à l’esprit de liesse qui enflammait ses semblables. La réaction de son mari la mettait également mal à l’aise. Il la serrait dans ses bras, en lui déposant tendrement des baisés sur ses mains et ses lèvres, mais, à la place, Ilda vit sa prémonition : le devin en train de périr en enlaçant le monolithe. Ce double transfert d’identité entre Loenstroek avec le devin et entre le roc avec elle-même s’ajouta à son trouble. Plus il lui prodiguait son amour et plus l’image de ses rêves lui semblait réelle. Elle n’avait qu’une idée, qu’il la laissât tranquille. Pourtant, au fond d’elle, elle était heureuse pour son mari et savait tout ce que la nouvelle pouvait signifier pour lui. Seulement, son cauchemar recouvrait même ce qu’elle avait de plus cher. Elle profita que Loentroek s’entretenait avec chaleur avec le prêtre pour s’esquiver.

Discrètement, elle s’éloigna de la fête qui animait chaque recoin du village. Elle avait besoin de solitude pour mieux cerner ses émotions et arriver à faire un choix entre la joie et la peur. Elle s’enfonça peu à peu dans le bois qui cernait les habitations. Bientôt le bruit des festivités fit place aux chuchotements du vent dans les branches. Comment pouvait-elle confondre son mari avec le devin ? Pourquoi associer en permanence la mort à ces bonnes nouvelles ? Pourquoi prendre aussi au sérieux une simple association d’idée ? Elle ne marchait plus, elle courait, plusieurs branches lui fouettèrent le visage.

Elle s’arrêta pour trouver appui contre un arbre, dont le tronc grogna lugubrement sous l’appel d’un être invisible. Fermement, elle passa sa main sur son épaisse écorce de manière à se heurter à une réalité tangible. Elle voulait un contact impénétrable, qui pût lui montrer combien elle appartenait à ce monde, car elle sentait en cet instant si étrangère aux hommes et femmes du village. L’arbre craqua à nouveau, comme s’il était sensible malgré lui à cette caresse. Au loin, il lui sembla entendre encore les cris de joie du village. Alors, elle se mit à frotter désespérément sa paume sur la surface du tronc. A force d’être frictionnée si méthodiquement, la peau commença à s’effilocher et à saigner, de petites échardes s’y plantant malignement. Elle avait besoin de se sentir vivre. Pour elle, la douleur qui commençait à la lancer en était une preuve. Au moment où elle voulut faire la même chose avec sa joue et ses lèvres, elle se sentit saisie derrière par les épaules. Instantanément et bizarrement, sa première pensée fut qu’elle répugnait également l’arbre et qu’il la repoussait. Résignée, elle garda les yeux fermés, comme si elle allait affronter la mort. Mais, quand des lèvres chaudes se faufilèrent vers le creux de son cou et le lobe de son oreille, elle se sentit revenir dans le monde des vivants. Ce souffle chaud sur son visage et sa gorge la faisait maintenant frémir. Elle entrouvrit les yeux et sourit à Loentroek qui l’avait à nouveau ramenée à lui, le regard inquiet en voyant le sang couler de ses mains.

- Que t’arrive-t-il ?

- Rien.

- Mais si ! Tu as ta tête des mauvais jours ! Tu es inquiète ? Tu repenses à ton rêve ?

- Non.

- Je t’aime.

A nouveau, il serrait sa taille contre lui et lui porta un baisé, long à lui faire perdre la tête. C’était sa façon de la rassurer, de faire taire sa timidité maladive. Puis il lui chuchota à l’oreille :

- Si ! Tu penses encore à ton rêve. Et tu es inquiète pour Reyv’avih parce que tu crois que tout va finir mal…

- Il n’y a pas que ça… J’ai vraiment peur…

Il continuait de lui prodiguer sa tendresse, tout en lui chuchotant à l’oreille, comme on apaise un enfant. Il aurait voulu partager ses nouvelles terreurs, s’infiltrer dans ses pensées afin de mieux être armé pour la faire oublier son passé et, peut-être, en guise d’ultime récompense, la faire rire en toute innocence. Mais elle ne lui dit rien. Autour d’eux, les arbres se tordaient, indifférents, et le crépuscule envahissait les lieux, sans que rien n’apaisât les festivités du village, qui n’avaient plus de prise dans ce lieu d’ombres et de chuchotements. Bien qu’elle eût terriblement envie de crier ce qui la tourmentait, Ilda garda pour elle le transfert qu’elle avait fait entre eux deux et le devin avec le Monolithe. Pourtant la peau de son amant n’avait rien à voir avec celle de la roche, ni avec celle de l’écorce. Toutes ces caresses étaient aussi une façon pour Loenstroek de lui faire baisser sa garde et obtenir des explications. Elle savait que bien des questions brûlaient ces lèvres qui l’embrassaient avec fougue. Afin d’éviter d’être tourmentée davantage, elle préféra l’emporter à son tour dans d’autres jeux, des jeux de grands enfants cette fois-ci.

 

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