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Les suaves effluves de Loenstroek endormi régnaient en maître incontesté dans la tente. La lumière matinale transperçait encore timidement les quelques jours de la paroi. Lorsque Ilda rentra dans la tente, les premières sensations de chaleur la rassurèrent immédiatement. En découvrant son homme encore allongé, la tête calé contre son bras, les épaules sur le point d’être découvertes, elle fut rassurée et se glissa dans le lit chaud, comme si rien ne s’était passé. En calant sa tête contre sa nuque, elle fut soulagée de ne pas avoir à justifier son escapade nocturne. A son contact, elle sentit son corps si musclé et parfaitement tiède se contracter.

- Tu as les mains glacées !

Doucement, elle cala sa poitrine et son ventre toujours nus de son étrange nuit contre son dos.

- Mais c’est pas que les mains ! Tu es plus froide que la mort…

Sur ces mots , les yeux à peine ouverts, Loenstroek se retourna vers elle, pendant que, du revers de la main, elle retira les cheveux qui lui barraient le front pour poser un baisé. Puis elle lui mordilla le lobe de l’oreille en guise de réponse. Dans sa tête, tant d’émotions tournoyaient, qu’elle n’avait aucune idée précise de ce qu’elle voulait.

- Tu sais que j’aime toujours autant tes seins et tes hanches et ton cou à croquer !

D’un geste ferme, le mari l’avait plaquée sur son dos et lui souriait.

- Et moi, j’aime toujours ces épaules et ces cheveux sauvages et cette voix qui me chuchote à l’oreille…

A son tour, elle se coucha sur lui pour l’embrasser.

- Je t’aime tellement, serre moi fort contre toi. Je veux tout oublier. Tout...

Loenstroek avait l’habitude de ses sauts de tendresse à la fois mystérieux et tragiques. Il obéit puis commença à lui caresser la courbe de ses hanches du revers de la main. Ilda repensa un court instant au monolithe et à l’étrange échange qu’ils avaient eu, comme s’il avait pu s’agir d’une infidélité.

- Et si je souffle comme ça sur tes cheveux, tes mauvais rêvent s’en vont ?

- Mouis, mais c’est pas suffisant, chuchota la femme d’un œil complice.…

- Et si mes mains te caressent là ?

- Là ? Ca devrait effectivement m’aider…

D’un geste plein de grâce, elle se cambra légèrement, puis fit basculer sa nuque en arrière, laissant librement tomber ses longs cheveux, comme une pluie de sable chaud, et découvrit le creux secret de son cou que les lèvres de son amant aimaient tant effleurer. La froidure du dehors les poussait l’un vers l’autres, tandis que la faible luminosité sous les épaisses fourrures rendait encore plus désirable ces chairs parcourus d’ombres fuyantes. Imperceptiblement, leurs corps succombaient l’un à l’autre. Puis Loenstroek glissa ses puissantes mains le long du dos de sa tendre complice, se saisit d’elle lentement et l’étreignit de toute la force qu’il possédait pour l’aider à affronter ce monde qui l’effrayait tant. La couverture glissa une première fois de ses épaules, des mains attentives la remirent instantanément. Alors une nouvelle chaleur les traversa et les emporta dans des terres balayées par un vent tourbillonnant, caressant et humide. Par moment, l’homme devinait une lueur dans les yeux de la femme quasi magique que pour rien au monde il n’aurait voulu manquer. Et de douces vocalises lui ouvrirent un dédale dans lequel il allait bientôt se perdre et succomber.

Quand ils se retrouvèrent côte à côte, leurs mains encore unies sous les épaisses fourrures du lit palpitaient encore au rythme de leur cœur épuisé. Puis ils sombrèrent l’un et l’autre dans un sommeil léger et frissonnant. Bientôt, les évènements de la nuit dernière resurgirent dans les derniers songes matinaux d’Ilda. Elle avait maintenant grandement besoin d’en parler pour se libérer. Or, aux mouvements réguliers à ses côtés, elle devina que son compagnon commençait à trépigner pour se lever. Ce qu’elle avait à lui dire était si improbable qu’elle-même n’en comprenait pas toute la signification. Pourtant, son mari était le seul homme à pouvoir l’aider, mais aussi certainement le seul à pouvoir se sentir blessé, un peu dans sa confiance mais aussi dans ses croyances les plus profondes, car tout ce qu’il rêvait pour l’heure s’opposait à ce qu’Ilda avait à prononcer.

- J’ai encore fait un rêve…

Loenstroek ne réagit pas. Il avait l’habitude d’écouter sa femme lorsqu’elle se décidait à parler de la sorte.

- Mon rêve tournait encore autour du Monolithe.

- Ne me dis pas que tu as encore vu une catastrophe.

Ilda ne put s’empêcher de se raidir, de sentir un abîme entre eux qui lui fit peur. Sa voix la peina d’autant plus qu’elle cherchait toujours un moyen de l’éloigner un instant de la nouvelle destinée qu’il s’était fixé.

- Non, ce n’était pas du tout ça. Enfin, je ne sais pas. Il y avait une musique. Une musique comme je n’en avais jamais entendu. Une musique qui t’enivre, qui s’immisce dans ton âme…

- Tu veux dire que toi aussi tu as entendu le chant des pierres ?

Ilda se redressa. La formulation si brutale de son mari venait de lui ouvrir les yeux. Elle avait vécu dans l’instant présent toute la scène avec le Monolithe sans même se poser une question. Tous ses gestes, toutes ses sensations lui étaient alors apparus logiquement, en même temps qu’irréel.

- Alors, tu as entendu les monolithes ? Et que t‘ont-ils dit ? Reyvavih a donc raison ? Nous allons enfin voir la prophétie se réaliser ?

Encore une fois, toutes ses questions la choquaient parce qu’elle la poussait à envisager la magie de l’instant passé dans le Cercle de Pierres dans une direction complètement réelle, quasi vulgaire. Cependant, elle douta de plus en plus que son amant fût prêt à entendre son message.

- Oui, c’est exactement ça. La prophétie va se réaliser… Enfin, je ne suis pas sûre que ce soit si simple…

- Mais c’est merveilleux ! Même toi tu admets enfin que notre ami va nous sauver de ce désert glacé !

- Non, je ne crois pas…

Elle hésita à poursuivre en voyant une once d’agacement apparaître dans les yeux qui la dévisageait si près d’elle.

- Je ne crois. Je crois qu’il va nous mener à notre perte. Les Pierres souffrent. Elles souffrent de plus en plus, comme si nous faisions fausse route

- Arrête ! Tu dis n’importe quoi ! Ce sont tes rêves qui ne nous mènent nulle part… Ce sont tes rêves qui te rongent et qui te rendent si effrayée de tout.

- Ecoute-moi ! En fait, ce n’est pas un rêve, c’est…

- Je ne veux pas le savoir ! Je veux que tu t’ôtes toutes ces idées de la tête. Tu sais, je souffre tellement de te voir si près… Si près d’un gouffre... J’ai tellement peur de t’y voir tomber. Je t’aime tellement ! Fais moi une seule fois confiance… Cesse de te tourmenter inutilement alors que nous avons toutes les raisons de nous réjouir ! Tu verras que si tu me suis, tu oublieras petit à petit toutes tes peurs et que tu vivras enfin la vie heureuse que tu mérites.

- Oui, tu as raison… Je te suivrais, mon amour. Je te suivrais…

Ces mots étaient sortis de la bouche d’Ilda à la place des centaines de larmes qui mouraient de ne pas se déverser de ses yeux. Sa tête tanguait au rythme de vertiges, mais elle eut la force de sourire et d’étreindre encore une fois cet amant qui allait la sauver de ce qui l’attendait depuis toujours.

 

**

 *

 

Loin de tous, Grug se sentait bien seul. La réaction d’Ilda et son violent rejet lui laissaient une impression diffuse, car, bien qu’il refusât de l’admette, elle lui avait dévoilé par son geste sa propre vulnérabilité. Alors qu’il s’était construit en quelques jours une véritable armure, cette femme l’avait transpercée sans même s’en rendre compte. Puis, sa peur des monolithes l’avait poussé très vite hors du cercle, tandis que, sans réelle raison, tout le voisinage lui parut hostile. Il préféra trouver refuge dans sa propre tente, le seul îlot susceptible de lui laisser une once de répit.

Là, au milieu du lit, se tenait l’épée qu’il avait extraite de la cavité. Cette présence amplifia son désarroi. Il eut même un geste de recul, comme si elle eut représenté une menace. Il s’en saisit prudemment, puis la jeta par terre. Celle-ci, au lieu de tomber à plat, se planta férocement dans la terre, dans une verticalité hostile. Une fois de plus, il fut certain d’être au cœur de phénomènes qu’il ne comprenait pas. Encore une fois, les dieux se moquaient de lui. Ils lui donnaient l’illusion d’être le fils du Prophète pour mieux l’humilier. Il en était sûr. Il tomba sur son lit à l’emplacement exact de l’épée et sombra pourtant instantanément dans un sommeil profond. Lorsqu’il se réveilla quelques heures plus tard, tous ses doutes s’étaient évanouis. Il se saisit de l’épée avec force et, une fois sorti, la brandit une nouvelle fois irrésistiblement droit vers le ciel, comme pour le transpercer. A cet instant précis, il fut certain que sa puissance était intacte.

Le visage illuminé de ferveur et d’un pas plein d’élan, Loenstroek s’approchait, transporté par l’annonce de sa femme à abandonner ses chimères. D’un œil curieux, il contemplait le devin défier le firmament. Ce type de gesticulation le laissait de glace ; pour lui, bien que la souffrance du devin lui parut réelle, la destinée de son peuple se réaliserait à la condition que chacun se dévoue intérieurement et sincèrement à Okkor.

- Okkor est-il en colère contre nous pour le menacer de la sorte avec ton arme ?

Le devin tressauta, puis sourit lorsqu’il saisit toute l’absurdité de la scène.

- Oui, il est en colère de voir qu’on ne respecte pas plus son émissaire sur cette terre, riposta Grug sur le même ton narquois.

- En tout cas, Okkor t’a décidément fait un beau cadeau. Avec une telle épée, nous pourrons renverser le monde entier, surtout si même le ciel la craint à ce point…

- Tu as parfaitement raison. Et puisque tu te moques de moi, je crois qu’elle serait encore plus puissante dans tes mains.

Sans trop savoir pourquoi, le devin s’approcha de lui et lui remit l’épée avec un geste plein de solennité, qui contrasta brutalement avec le ton de leurs derniers échanges. Pris de court, le destinataire se déroba, comme s’il se refusait de comprendre.

- Tiens, elle t’appartiendra dorénavant. Tu seras mon bras armé. Tu seras l’héritier de ma Puissance. Regarde ce ciel, vois comme l’air est translucide et limpide. Aussi loin que portent nos regards, ces terres nous appartiendront !

Loenstroek ne s’attendait pas à un tel honneur. Les paroles d’Ilda flottaient encore dans sa tête et le métal dans sa main leur était complètement étranger. Il eut un léger recul à son contact, comme si l’arme possédait un pouvoir bien trop important pour le laisser indemne. Une fois fermement en main, elle lui révéla tout le contraire ; avec elle, il détenait une clé pour réaliser ses rêves et accomplir une nouvelle destinée. A son tour, il la brandit droit au ciel. L’épée parfaitement équilibrée donnait effectivement envie de trancher l’air autour d’elle. Il la pointa au sol, puis fit un large revers qui siffla agréablement et, enfin, la planta irrésistiblement de toutes ses forces dans la terre fraîchement dégelée. Il sentit la vibration du choc parcourir avec délice toute son échine.

A ses côtés, l’œil amusé, Grug enviait la grâce de ses gestes. Et il jubila aussi de voir la lame s’enfoncer profondément dans le sol. Instantanément, l’image de la cavité refit surface et il rêva quelques secondes que le sol bouillonnait de sang et qu’un geyser écarlate allait gicler autour de l’impact. Une légère déception voila son visage lorsqu’il vit la lame se retirer d’un bruit sec. Les deux hommes se fixèrent un instant. Bien que chacun fut à des lieux de lire les pensées de l’autre, ils se sentirent proche comme jamais. Loenstroek rangea l’épée dans son ceinturon.

- J’en serais digne, devin. Oui, j’en serais digne, fils du Prophète !

Pourtant, une fois seul avec l’arme, une gêne l’envahit. Il n’arrivait pas à faire cohabiter l’idée d’Ilda avec l’objet, comme si deux aimants se repoussaient. Lorsqu’il rentra dans sa tente, il fut soulagé de la voir vide. L’arme à la main, il s’assit calmement sur le lit, encore surpris par le geste du devin. La lame absorbait toute son attention, emplissait tout son esprit. L’alliage du métal donnait un éclat pur qui resplendissait même dans la semi pénombre avoisinante. En l’examinant si précautionneusement, elle donnait l’impression de suinter. Avec l’extrémité de ses doigts, il remonta doucement le bout du fil de lame, de manière à sentir tout son tranchant tout en prenant garde de ne pas se couper. A mi-parcourt, son geste s’arrêta net. Un liquide rouge s’était mis à couler. Il pensa immédiatement qu’il s’était coupé sans même rien sentir malgré ses précautions. Il frotta son doigt pour faire apparaître la coupure de sa peau mais il ne vit rien. A nouveau, il pinça la lame en remontant vers la pointe et à nouveau suinta ce qui ressemblait à du sang Les fourrures du lit en avaient même été maculées en plusieurs endroits. Il se redressa, effrayé par ce phénomène, puis se précipita dehors en laissant l’épée sur le lit. Autour de lui, des visages surpris par son air paniqué le dévisageaient, à la recherche d’un indice. Très vite, il se ressaisit. Alors, instantanément, le liquide disparut de ses doigts, comme dans un rêve.

A sa recherche depuis plus d’un quart d’heure, Ilda le retrouva avec soulagement. Très vite, à l’expression de son visage, elle devina combien il était troublé, mais elle préféra éviter un second affrontement après celui du petit matin et ne posa pas de question. Plus que jamais, Loenstroek eut la certitude que le monde de sa femme et celui de l’épée allaient être le fruit d’une étrange bataille. Dehors, l’air était toujours si merveilleusement pur et, bien que partout autour les stigmates de la dévastation des hommes s’étalaient dans sa douloureuse atrocité, ce ciel portait toujours d’innombrables promesses et le début d’une nouvelle ère pour ce peuple.

En effet, la communauté s’était tellement agrandit, que très vite les terres alentours ne purent offrir de nourriture suffisante ou de bois à brûler. L’afflux de personnes dans un espace aussi avare de richesses avait littéralement ôté toute vie aux environs La décision de partir fut donc rapidement prise, autant par foi en l’avenir que par nécessité. Lonstroek accompagnait maintenant toujours Grug lorsqu’il sortait de sa tente. Il formait une sorte de rempart pour affronter le quotidien et s’investissait au-delà de ce qu’exigeait le devin : au départ, sans doute pour lui faire plaisir en toute sincérité, mais, peu à peu, il découvrit qu’il s’investissait pour se réaliser lui-même dans un même élan. Aux yeux de tous, il était le vrai général de l’armée. Sa foi authentique lui donnait un enthousiasme qui décuplait l’aura du devin, et il y mettait tout son cœur. Apporter la victoire d’Okkor jusqu’en Eldred était devenu l’objectif de sa vie. Pour lui, tout ce qu’avait laissé le Prophète ne pouvait produire que cette issue : « Pour contenter autant de dieux affamés, apprenez à n’être qu’Un. Et que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique, là réside la clé. » Un pour retrouver l’union avec l’Ile sacrée ; Un pour commander leur peuple ; Un pour louer son Dieu, Okkor. En servant Reyv’avih avec autant de dévotion, il répondait, selon lui, avec la plus haute exigence, à ce commandement puisqu’il n’existait plus qu’à travers le devin, jusqu’à se fondre dans une volonté unique.

Ainsi, les deux compagnons formaient un couple qui galvanisait tout un peuple. Plusieurs seigneurs étrangers s’étaient mis à leurs services, tant par véritable conviction que pour suivre, avant qu’il ne soit trop tard, un ordre que rien ne semblait contredire. Et ceux qui ne s’étaient pas personnellement joints à eux avaient envoyés toutes leurs forces militaires à leur service. L’ampleur du processus mobilisait une énergie colossale, renversant parfois les puissants d’hier au profit de nouveaux serviteurs plus dévoués. Ce qui avait commencé dans un tout petit village résonnait maintenant dans toute la nation, débordait même des frontières. De plus en plus d’intrigues tournaient autour d’eux, mais l’indéfectible foi de l’un et la perspicacité de plus en plus cruelle de l’autre les déjouaient avec facilité. Cependant, leur complémentarité commençait à diviser les opinions : certains préféraient l’authentique et douloureux sacerdoce du devin, d’autres commençaient à dénoncer sa réclusion de plus en plus forte tout en louant les profondes qualités humaines de leur nouveau général.

La victoire apportait maintenant son lot de sang quotidien. Les guerriers, portés par leur ferveur, entraient parfois dans une folie barbare que rien ne semblait contenir. Une digue se rompait alors sur le champ de bataille et submergeait dans un fracas terrible des centaines de familles entières. Une crainte de plus en plus vive devançait leurs pas. Lonstroek était maintenant à la tête d’une colossale armée, directement sous les ordres du devin. Les hommes le respectaient avec une grande dévotion et certains lui obéissait aveuglément, convertis par la ferveur qu’il l’habitait.. Ilda se sentait abandonnée par son mari, elle le reconnaissait de moins en moins lorsqu’il revenait avec ses yeux extatiques en étant couvert de sang. Et lorsqu’il lui contait ses exploits avec enthousiasme, sans même apercevoir la part d’horreurs de ses mots et les yeux effrayés de son épouse, elle se décida à composer un rôle, préférant simuler son adhésion plutôt que de le perdre.

 

Tant d’animation tournait autour de Grug sans jamais le toucher. Il n’arrivait pas à être entièrement dans ce mouvement. Certes, il aimait maintenant haranguer ses troupes, il sentait, dans ces moments, toute sa puissance monter dans son corps. Sa volonté était leur seule boussole et, plus que ses pouvoirs, Grug découvrait toute la force du Verbe.

Pourtant, tout n’était pas net dans son esprit. Au contraire, une complète incertitude continuait de l’habiter lorsque, au milieu de la nuit, un grand voile rouge s’emparait de lui. Cette couleur le laissait perplexe, elle n’appartenait pas à son Dieu, sa signification le perturbait, car tous les changements qu’il ressentait le plongeaient droit dans un océan d’incohérence. Seule la couleur bleu, celle de son Dieu, aurait dû régner sur son destin. Telle était la volonté d’Okkor, tout au moins de ce qu’on lui avait répété.

Encore et toujours, il se demandait s’il n’était pas simplement fou et si c’était cette folie qu’il dispensait autour de lui avec tant de conviction. Pour être honnête, il ne se sentait pas différent d’hier, ses pouvoirs n’étaient pas plus puissants qu’avant, son bras soulevait son bâton avec la même force. Tout n’était qu’illusion. Rien n’avait foncièrement changé. Seul ce voile rouge et une violente impulsion à détruire ce qui s’opposait à lui l’habitaient depuis peu.

Pourtant, un autre signe le rongeait maintenant. Il ne supportait plus de voir le ciel limpide de la fin d’hiver, ni l’eau claire de la fonte des neiges, ni l’uniforme outremer de ses ennemis. En fait, il exécrait cette couleur bleue. « Le Bleu et le Rouge donnent la couleur du monolithe, se rassurait-il, voila le signe que je cherchais ». Pourtant elle n’expliquait ni sa répulsion de l’un ni son attirance vers l’autre. Il se contenta de cette unique et maigre justification, la seule un peu valable à ses yeux. Il se demandait si les picotements de ses doigts, depuis qu’il avait touché le Monolithe, n’en étaient pas également une. Il regarda ses mains mais ne vit rien, si ce ne fut qu’elles lui parurent plus belles et plus impitoyables. Au loin, Ilda cherchait son mari. Il ricana intérieurement, puis regarda une nouvelle fois ses mains, et il sentit une envie irrésistible de la battre. Sans savoir pourquoi, il associait la jeune femme à la couleur bleu. Il ferma un instant les yeux pour chasser cette idée. Lorsqu’il les rouvrit, il constata avec soulagement qu’elle avait disparu de son champ de vision.

Pour l’heure, il menait ses hommes au Sud. Déjà, la neige avait disparu de la terre qu’ils piétinaient. Une douce chaleur se répandait en caresses invisibles sur leurs corps ravagés par le froid. Bientôt, ils seraient au cœur de l’Eldred et, bientôt encore, il en était persuadé, il saurait le pourquoi de cette direction. Tandis qu’il regardait au dessus de sa tête l’azur immaculé, un nouveau tremblement violent s’empara de lui. Ses hommes le regardaient lutter contre cette pulsion en train de le dévorer, avec le respect de ceux qui ne souhaitaient vivre eux-mêmes cet étrange calvaire ou de ceux qui préféraient obéir, plutôt que payer leur dîme à un Dieu si capricieux.

 

**

*

 

Derrière les derniers vestiges de la toundra, le village s’était dissout dans une immense communauté aux contours de plus en plus flous. Bien qu’elle fût disparate, des liens nouveaux ne cessaient de se créer entre des individus, que rien n’aurait unis quelques semaines auparavant, pour construire ce vaste rêve si longtemps enfoui en chacun.

Parmi tous, beaucoup de femmes restaient en retrait. Si toutes se réjouissaient de voir leur horizon prendre un éclat inédit, les bouleversements que leurs maris se refusaient d’imaginer au profit de gloires éphémères les inquiétaient secrètement. Au milieu de leur mutisme aurait pu se dresser une reine, si toutes avaient brisé un court instant l’écrin de leur silence. Encore plus seule que ses sœurs de résignation, Ilda cherchait à se convaincre du bien fonder des paroles de son mari. Lorsqu’il se réjouissait, elle trouvait dans son cœur quelques vestiges de bonheur à lui rendre. Lorsqu’il souffrait de ses blessures ou s’angoissait de ne pas être à la hauteur de sa mission, elle prodiguait des trésors de tendresse et chassait ses craintes de plus en plus grandes. Elle aimait le voir se transcender par la foi et partager son enthousiasme.

Son rêve se faisait chaque jour plus précis. Et elle n’avait plus besoin de fermer les yeux pour le voir. Ce n’était pas la folie d’un homme mais d’un peuple entier. En faisait-elle partie ? En était-elle responsable ? Elle en venait effectivement à se demander si son propre doute n’avait pas conduit Okkor à la punir, entraînant dans son geste les êtres les plus chers. Elle avait fini par se convaincre qu’elle était dans l’erreur et se forçait à mettre le plus d’application dans tout ce qui la repoussait le plus. Ses nuits devenaient aussi des champs de batailles où les cauchemars l’envahissaient et les spectres de la barbarie la torturaient. Malgré tous ces affres, le couple restait uni, plein de tendresse et chacun continuait à donner tout ce qu’il pouvait à l’autre pour affronter les évènements.

- Ilda, tu es si belle quand tu te penches ainsi sur moi. J’aime sentir tes cheveux me balayer mon front ou mon torse. J’aime voir tes yeux, qu’ils soient encore embués de tes peurs d’enfants ou de cette volonté dont je ne t’aurai pas soupçonné. Sans toi, je crois qu’il y a longtemps que j’aurais abandonné.

- Merci…Tu sais, je suis fière de toi. Dans tes bras, je n’ai plus besoin de mes rêves.

L’un et l’autre avaient incliné la tête tout près de leur oreille et se chuchotaient ces mots. Même en ces instants de repos, Ilda cherchait à dissimuler ce qu’elle n’avait jamais réussi à chasser. Plus que jamais, elle sentait en elle l’appel désespéré de l’immense monolithe violacé. Sa vibration lui parcourait les sens de manière imprévisible, parfois même au creux de l’épaule de son mari. A tout moment, elle savait qu’elle pouvait se trahir et peut-être perdre le seul homme qu’elle eût aimé.

- Crois-tu que le chemin vers l’Ile sacré soit encore long ?

- Difficile à dire. Notre progression est maintenant plus difficile. Mais j’ai hâte de parcourir les livres de nos temples. J’ai hâte de sentir l’air de nos ancêtres.

- Oui, et à ton tour, tu m’abandonneras pour tous ces vieux prêtres qui radotent.

Ilda fit une moue exagérément dépitée qui lui valut un long baisé passionné. Si ses angoisses ne s’étaient jamais véritablement tues, elle ne pouvait ignorer la nouvelle énergie qui habitait Loenstroek. A ses côtés, on se sentait transporté, les difficultés s’écroulaient sous les coups de son enthousiasme.

- Allez, va ! On t’attend ! Tes hommes attendent leur chef… Se saisissant de l’épée qu’on lui avait confiée, le général allait encore une fois mener ses hommes vers de nouvelles terres à traverser oubliées des siens.

 

Autour de son épouse, les femmes elles-mêmes montraient une déférence de plus en plus grande. Le rayonnement qu’avait son mari sur la communauté rejaillissait sur elle comme la lumière du soleil. Ce soudain respect, ces silences parfois inquiets ou des regards détournés la mettaient mal à au plus haut point. Alors qu’elle aurait voulu se libérer du fardeau et de ses inquiétudes au milieu de ses compagnes, chacune la voyait comme une émissaire de la volonté d’Okkor ou du devin. Encore une fois, Ilda devait maquiller chacune de ses pensées. Cependant, les victoires sur les champs de bataille n’épargnaient pas ces hommes et ces femmes en tragédies intimes mais toutes aussi grandes. Régulièrement, une fronde d’hostilité souterraine rampait à son approche. Et c’étaient de ces femmes blessées qu’elle se sentait le plus proche. Ce jour là, au milieu d’une rivière transformée en lavoir, un femme forte et déjà usée par l’âge s’approcha d’elle, chargé d’un jeune enfant posé sur un ventre déjà bien arrondi par une nouvelle grossesse. Le visage serré, elle peinait à porter son bac de linge.

- Tu veux que je t’aide ?

- Non, ne m’approche pas. Toi et ton homme m’ont déjà enlevé deux fils. J’ai suffisamment payé, tu crois pas ?

Inquiet par la brusquerie de la réponse, l’enfant détourna la tête en cherchant le mamelon pour se rassurer. Presque toutes les femmes se retournèrent. En dévisageant tous ces visages qui l’observaient, pour la première fois, Ilda comprit combien elle était fondamentalement exclue de cette assemblée.

- Crois-tu que je ne vois pas tous ces morts ? Toutes ces blessures que vos yeux trahissent, répliqua-t-elle.

- Mais que peux-tu comprendre de la souffrance d’une mère ? Toi qui n’as jamais porté d’enfant, tu as juste un mari à chérir et à aimer…

La voix avait fini la phrase dans des tons graves, comme pour atténuer leur portée mais les paroles marquèrent au fer rouge le cœur d’Ilda.

- Excuse-moi, c’est la douleur qui m’égare…

Des larmes que la vieille femme cherchait à contenir embuèrent son regard. Puis, elle fit demi-tour en courant vers le campement. Debout, toute seule au milieu des laveuses, l’immense femme aurait voulu elle aussi s’enfuir, mais son trouble dépassait le simple sentiment d’injustice. Les mots de Loenstroek sur les monolithes raisonnaient encore à son oreille. Les pierres lui avaient parlé et elle mourait à son tour de confier à toutes ces femmes ce qu’elle avait ressenti, ce qu’elle avait compris sur leur Destin, à elles qui toujours la fixaient. Dans sa tête, pour la première fois depuis fort longtemps, les mots du Prophète, qui s’était refusés à elle lors des grandes festivités, se répétèrent comme des vagues tourbillonnantes : « Pour contenter autant de dieux affamés, apprenez à n’être qu’Un. Et que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique, là réside la clé. »

Se pouvait-il qu’un tout autre sens que celui donner par le devin existe ? D’un regard plein de compassion, elle sut qu’elle aurait à son tour la force de les aider. Jamais le fragile et majestueux Monolithe n’aurait pu exiger de ces femmes qu’elles perdent leurs fils ou leur mari. Son immense détresse, toutes les sensations qu’il avait fait naître en son sein pendant cette fameuse nuit et cette merveilleuse musique qui l’avait subtilement enivrée ne pouvaient délivrer qu’un sentiment infiniment plus pur et précieux que tous ces massacres sans nom. Le jour où elle aurait transcrit avec des mots ce qui s’y cachait, alors elle aurait la force de parler à toutes ces mères, à toutes ces épouses inquiètes et peut-être même à ces hommes inconscients qui mourraient un jour pour rien. Lentement, comme l’air qu’elle respirait, la mystérieuse mélopée des pierres s’éleva autour d’elle, avec une tristesse plus prononcée. Personne autour d’elle n’interrompit son labeur. Tandis que des hommes abattaient plusieurs arbres, elle entrevit le début d’une réponse, encore floue mais qui ne demandait qu’à prendre corps. Pour l’heure, elle posa son bac de linge prés de la rivière et, la tête toujours maladivement baissée, se mit avec ardeur à savonner des vêtements pleins de boue et de sang.

 

**

*

 

Devant tant d’obéissance et de victoires, Grug ne pouvait s’empêcher d’éprouver une forme de jouissance à contempler le spectacle. Chaque jour, Ilda, en forme d’abdication suprême à ses pressentiments, lui apportait de ses propres mains une coupe pleine du sang de ses ennemis, breuvage au goût unique qui seul éteingnait la soif de son corps et de son esprit. Il n’en buvait pas plus d’une, car, au-delà, des nausées lui soulevaient le cœur. Quoiqu’il fît, il avait en permanence l’impression d’être entre le marteau et l’enclume, prisonnier entre le rouge victorieux et le bleu écœurant et amer. Les victoires éclatantes de son armée avaient permis de réaliser des sacrifices de toutes sortes à leurs dieux. « Les Dieux doivent être contents… » Grug n’osa formuler clairement la suite de sa pensée : « …et s’ils pouvaient me laisser tranquille maintenant ! » Difficile de faire abstraction des changements qui naissaient en lui. Dès que la couleur bleue pointait le bout de son nez, il avait des migraines de plus en plus forte et la sensation de chaud froid qui avait d’abord démangé ses doigts, s’étendait maintenant sur toute la main.

Ce jour-là, de violentes douleurs accaparait la tête du devin. En voyant son visage si contracté, Ilda devina combien il devait souffrir. Si le verre qu’elle tenait dans sa main pouvait lui apporter du répit, elle s’imaginait qu’il contribuait également aussi au mal qui ne cessait de ronger cet homme. Avec déférence, elle le lui tendit. Tout d’abord, il ne vit pas cette servante qui venait l’importuner mais uniquement l’éclat rouge sombre de la coupe argentée. Ses lèvres trempèrent immédiatement dans le liquide épais. Il mesurait l’effet de chacune des gouttes qui descendaient dans son palais jusqu’à ce qu’il estime avoir atteint le seuil à ne pas dépasser. Ce jour-là, ses douleurs étaient telles qu’il ne put s’empêcher de la vider complètement. Un sourire amère et ironique déchira son masque de souffrance. Il savait pertinemment que dans quelques heures il paierait le prix fort de cet excès. Il se cramponne à son long bâton de divination. Toujours à ses côtés, Ilda chercha à le réconforter.

- Je ne sais pas si c’est une bonne chose que de boire ainsi…

- Tu crois que je l’ignore ? Mêle-toi de ce qui te regarde !

Il avait envie de faire payer à quelqu’un tout le mal qu’il ressentait. En réalisant qui lui faisait face, de la colère germa instantanément en lui. Une telle réaction choqua l’immense femme. Sans vraiment comprendre ce qu’elle aussi ressentait, Ilda eut envie de le défier.

- Mais figure-toi que c’est ce que je fais ! Je vois bien que tu es en train de devenir fou… Je veux juste t’aider !

- M’aider ?!? Mais as-tu seulement idée de ce que je ressens ? De ce que je dois assumer ?

- Non… Enfin, si… Beaucoup plus que tu ne le crois… Tu es rongé par le doute, mais tu sais que ton destin te pousse à agir sans pour autant le comprendre…Tu sais, je t’ai déjà parlé de mes rêves…

- C’est ça, des rêves…. Des rêves où tu me vois mort comme la dernière fois ? Je ne crois pas que tes paroles m’aident…

- Ce sont plus que des rêves, tu sais. Quand je vois la souffrance que tu portes, je doute qu’Okkor attende ça de toi. Je suis certaine que tu fais fausse route. Les Monolithes souffrent, tu sais, ils souffrent sans doute plus que toi…

- Tu es venu pour me dire que tout ce qui m’arrive ne compte pas ? Tu parles de choses que tu ne comprends pas. Ne vois-tu pas qu’elles nous dépassent tous ? Nous ne sommes rien devant ces forces.

Et tout bas, il murmura : « Et je ne suis rien face à elles ».

A cet instant, à ces mots d’une infinie résignation, sa migraine couvrit toutes ses pensées. Un nouveau voile rouge glissa sur ses yeux. Tout son corps se contracta. Toute la colère qu’il avait emmagasinée contre cette femme, contre la couleur bleu, contre ses douleurs éclata. Il avait juste besoin d’écraser cet être qui osait le défier et qui l’avait humilié en refusant son aide dans le Cercle de Pierres.

- Pourquoi t’es tu enfuie de la sorte la dernière fois ?

- De quoi tu parles ?

- Je parle de toi au milieu du cercle sacré.

- Je ne sais plus… J’ignorais même pourquoi j’étais là…

La voix devin se fit plus menaçante et autoritaire.

- Tu mens !

- Je te dis que j’étais perdue. Je ne me rappelais de rien. Tu m’as réveillée…

- Tu mens ! Tu as découvert quelque chose !

- Oui, j’ai découvert quelque chose ! Tu ne nous mènes nul part sauf vers la folie ! Ta propre folie ! Tu veux savoir ? Le Monolithe a peur de toi ! Tu te rends compte ? Peur de toi ! Tu n’as rien compris à son message ! L’as-tu même écouté ?

- Comment oses-tu ?!?

- Mais ne vois-tu pas que tu va droit vers notre destruction… Et si ce n’est là, le message du Prophète nous indique une toute autre voie, celle du Monolithe.

De toute son imposante stature, la jeune femme s’était dressée, prête à lui tenir tête. Ses yeux ne fuyaient plus, ils étaient braqués sur ceux du devin. Ce dernier rougissait de colère. Son regard pointu lançait des éclairs. Il ne s’attendait pas à une telle réaction de cet être si maladivement timide. Pris de court et ne sachant que répondre, il serra son bâton et lui porta un violent coup au visage qui la fit basculer. Sa chute s’accompagna d’un cri bref et déchirant.

- Tu veux dire qu’Okkor me ment ! Que toutes mes visions et mes migraines sont une vaste plaisanterie ! Impie ! Que sais-tu donc qui puisse nous sauver ? Rien ! Tu ne sais rien sauf tes rêves de bonnes femmes ! On ne conduit pas un peuple avec de telles chimères !

Son bras recommença à s’armer, prêt à s’abattre. Ilda s’était recroquevillée sur elle, n’osant plus parler ou bouger. Seuls des gémissements contenus mêlés de larmes soulignaient combien le coup lui avait fait mal. Le devin repensa alors à son corps nu sur le sol au milieu du cercle de Pierres et combien il l’avait désiré. Elle était pareillement à ses pieds, sous son entier contrôle cette fois-ci. Ses yeux injectés de sang ne voyaient plus qu’elle. Rien n’existait plus. Juste cette chair soumise à sa volonté. Il n’avait plus qu’à se baisser pour la prendre. Immobile et pétrifiée, elle gardait son visage enfoui dans ses bras, toujours prête à recevoir une nouvelle volée de coup. Elle n’était plus cette grande femme épanouie mais la toute petite fille d’un passé si proche. Déjà les genoux à terre, Grug eût pitié d’elle. Elle ressemblait à animal blessé, que l’on veut soigner. C’était de l’amour qu’il voulait lui donner. Elle semblait maintenant si docile, si facile à posséder. Son désir montait en lui, sans qu’il ne comprenne pourquoi elle l’attirait à ce point. Il n’avait plus qu’un geste à faire pour succomber, pour violer ce corps aux formes généreuses. Brusquement, quelque chose fit lui retourner la tête vers l’entrée de la tente. Un éclair de lumière venait de déchirer la douce pénombre de la tente. En furie, Lonstroek se tenait là, les yeux en larme.

- Que fais-tu ?

- Elle doutait d’Okkor, tu te rends compte ?

- De quoi tu me parles ? C’est pas un dieu qui a abîmé son visage ? C’est d’Ilda dont je te parle, pas d’Okkor !

- Comment ? Tu prends sa défense ?

- Je te demande ce que tu lui as fait !

- Je crois que tu ne me comprends pas. Elle remettait toute la Prophétie en cause ! Tout notre travail ! Toutes nos batailles, Loenstroek !

- Mais tu la connais, c’est parce qu’elle veut nous protéger, c’est sa façon de nous aimer !

- L’amour… Je n’ai que faire de l’amour… Ne vois-tu pas la nouvelle aube qui naît ?

- Oh que si !

Il y avait une grande ambiguïté dans la voix du général. Au fond de lui, il hésitait sur la marche à suivre. Sa foi n’était pas forcément ébranlée, mais il doutait d’un coup des motivations du devin. Se pouvait-il que la foi en une même quête puisse être si différente ? Pouvaient-elles l’une et l’autre pareillement se légitimer ? Il regarda le visage de son ami et n’y vit que les traits d’un étranger.

- Qu’as-tu fait ?

- Rien !

- Qu’allais-tu faire ? Ce sang qui coule sur ses joues n’existe-t-il pas ? Quel prix veux-tu de nous ? Où nous emmènes-tu ?

- Vers notre destin et nulle part ailleurs ! Crois-tu que le chemin soit droit et parfaitement éclairé ? Ilda a toujours ses idées folles dans la tête. Je le devine à chaque fois qu’elle traîne autour de moi…

- D’accord, mais qu’importe... Ne retouche jamais un cheveu de ma femme, sinon…

Lonstroek était prêt à bondir sur lui. La colère avait fait place au doute. Enfin debout, toujours voûtée sur elle-même, Ilda lui prit la main pour l’emmener loin d’ici. Elle ne pouvait ni regarder, ni condamner son bourreau. Au fond d’elle, elle devinait toute la souffrance grandissante du devin. Et plus que jamais, elle était certaine de l’issu de ce qu’elle considérait maintenant comme une folie, que son propre mari conduisait pour moitié.

 

Une fois rentré, le couple retrouva une intimité qu’il n’avait plus connue depuis le grand départ. Une immense tendresse et le besoin d’oublier la tension de l’incident les unirent dans le plus secret des voyages. De caresses en longs baisés, ils s’unirent avec délice jusqu’à l’épuisement. Au lendemain, si l’incident les avait rapprochés, il laissa place, malgré tout, à des silences inquiétants, comme si le devin partageait leur espace. Tout près de leur lit, l’épée resplendissait devant Lonstroek. Ce dernier mourait d’envie d’entendre les explications de son épouse, mais elle s’enfermait dans son mutisme d’enfante meurtrie. L’arme verticalement posée absorbait tout son esprit. Elle formait un point d’ancrage dans ses tourments intérieurs. Il aimait voir sa lueur, il aurait presque voulu sentir son étrange liquide suinté sur ses doigts. Peu à peu, il ressentit une nouvelle fois toute la l’opposition entre ces deux pôles qui guidaient ses pas. Puis, l’attitude et le silence de sa femme l’agacèrent. Tout comme le devin, il eut envie de la violenter comme si elle incarnait une menace dans sa foi.

- Pourquoi doutes-tu ?

Elle n’osait lever son visage, devinant très exactement où cette question les mènerait.

- Réponds-moi !

Cette fois-ci, ce n’était plus sa timidité qui scella ses lèvres mais la peur. Lonstroek l’avait prise par les épaules et lui braquait un regard furieux.

- J’ai dit : réponds-moi !

Une première gifle ponctua sa question. Ilda accusa le choc en osant, à son tour, soutenir son regard. Elle savait qu’elle devait répondre pour s’en sortir mais les mots se défilaient sur sa langue comme les nénuphars le long d’un bateau. Ses yeux supplièrent son mari, qui, en échange, livra un second revers de la main.

- Tu doutes donc à ce point ! Tu crois au mirage de ton rêve… Mais refuses-tu de voir tous les signes qui nous guident ?

Pourtant, elle ne doutait pas. Elle-même avait envie d’y croire, de vivre enfin la grande révélation. Seulement, là où tout le monde voyait des signes, elle voyait de l’imposture et de la folie. Et son mari n’était pas en état d’entendre de tel propos. Depuis l’évènement le long de la rivière, elle savait même très exactement quel était son rôle. Pour l’heure, elle se serait juste contentée de retrouver le mari qu’elle chérissait.

- Mais, mon amour, je ne doute pas. Mais je sais maintenant ce qu’attendent les Pierres. Nous avons fait tout le contraire. Nous avons dévasté notre pays et bientôt se sera notre peuple lui-même. Crois-tu que le Prophète réclamait toutes ces larmes qui coulent des joues des mères ou des épouses ?

Le bras toujours levé, son mari écoutait, horrifié, ce qu’elle venait de dire. Lorsqu’elle vit son regard, elle comprit toute l’inutilité de ses paroles. La main qui lui tenait son bras se crispa sur sa chair à lui enfoncer ses doigts dans la chair..

- Si ! Tu doutes ! Reyv’avih a raison

- Arrête ! Je t’aime… Je t’aime…

- Tu ne dois pas douter. Tu entends… Tu ne dois pas ! Tu ne dois pas ! Tu ne dois pas !

- Je t’aime, je t’aime, continuait-elle de chuchoter. Je t’aime…

A chaque fois qu’il lui ordonnait de croire, ses poings cognaient les épaules, le visage, la poitrine, avec une cadence de plus en plus rapide, comme si c’était la seule façon de faire entrer dans son esprit cette foi si pure qui l’habitait et le transfigurait. En s’obstinant de la sorte, elle lui ôtait toute sa gloire, toute grandeur à ses derniers actes. Elle se refusait à voir l’évidence : Okkor s’occupait enfin de son peuple pour lui offrir un destin digne. Les coups partaient sans qu’il ne s’en rende compte, comme s’ils étaient le meilleur vecteur de ses pensées, comme s’ils étaient eux-mêmes preuve d’amour en son Dieu.

D’abord, les yeux d’Ilda l’implorèrent, toujours en lui chuchotant ces mêmes seuls mots, les seuls qui conservaient pour elle de l’importance. Puis, elle se tut, se contentant de pleurer en même temps que des larmes de rage coulaient des yeux de son mari. Enfin, elle finit par ne plus réagir, plus que jamais résignée et pliée de douleur. Peu à peu, elle sombra dans une douce léthargie où plus rien n’avait d’importance, ni la vie, ni la mort. Et, lorsque Lonstroek réalisa sa folie, Ilda gisait inerte à ses pieds depuis de longues minutes, le visage tuméfié et sanguinolent, les lèvres définitivement closes.

Il resta un instant pétrifié par le spectacle, sans plus oser la toucher pour ne pas la souiller davantage avec ses mains qui avaient commis cette violence incontrôlée. Il ne verrait plus jamais à la dérobée son regard maladivement fuyant. Il n’avait qu’une envie : se labourer lui-même de coups pour ressembler à l’adorable martyr qu’il avait condamnée en quelques minutes. Il l’avait tuée pour une chimère, sa propre chimère, alors qu’il lui avait interdit d’évoquer de simples rêves, qui, eux n’avaient jamais tué, encore moins de sang froid….

Ses poings peu à peu se desserrèrent, car il ne pouvait résister plus longtemps à laisser allonger sur ses genoux cet être qui représentait toute sa vie. Il la prit délicatement contre lui, saisissant dans un même élan ses bras ballants avec son corps inanimé et sa tête dodelinante. Son visage ressemblait cruellement plus que jamais à celui d’une enfante meurtrie, petit martyr endormi, prêt à tout pardonner à ses parents. Il détourna son regard pour ne pas succomber aux pleurs qui l’empêcheraient de la contempler. Rangée derrière elle, les doux reflets de la lame de l’épée scintillaient dans l’obscurité. Il serrait Ilda contre lui doucement, comme une mère berce son nourrisson, fort contre son cœur, comme s’il eût pu lui redonner de sa propre vie, désespéré contre tout son être, comme si elle avait pu encore l’emmener avec elle ver l’éternité. Malgré lui, petit à petit, des larmes coulèrent de ses yeux grand ouverts sur l’horreur de son geste. Puis, il ferma la bouche et les yeux de cette petite fille piégée dans son trop grand corps de femme. Et sur ce masque de souffrance, il posa un dernier baisé dans un silence devenu effrayant. Ce dernier contact arraché à la mort délivra une chaleur troublante et inattendue, mais sa bouche n’emporta, avec elle, que le goût du sang métallique Alors seulement, il entendit, limpides, les derniers mots qu’elle lui avait tant chuchotés.

 

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