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Quand la terre était encore jeune, une myriade de tribus formait le Peuple. Chacune connaissait la prospérité autant que la famine, et le chant des tambours battants alternait avec des périodes de calme, invariablement, le tout s’inscrivant dans la grande roue de la vie. Certaines tribus comme celle du Grand Poney Arc-en-ciel devenaient célèbres, alors que d’autres tombaient dans l’oubli. Mais aucune de ces tribus n’était aussi petite, aussi menacée que celle des Tchoutchoucans.

 

En ces temps-là, les Tchoutchoucans étaient un peuple sans terre. Chassés sans relâche par les féroces Essènecéquois, ils avaient été contraints de fuir toujours plus loin vers l’Ouest, abandonnant leurs vertes forêts pour se réfugier dans la chaîne des Roquettes. Presque tous les hommes vaillants avaient été décimés pendant les combats, et le long voyage dans les montagnes arides avait eu raison des enfants, femmes et vieillards restants.  La petite troupe ne comptait finalement plus qu’un survivant, leur chef, Yoskoyuma Gentil Dauphin. Malgré la disparition du reste de sa tribu, il gardait l’espoir dans son cœur. Des jours durant, les yeux fixés sur l’horizon, il s’accrocha à la mince ligne de vie qui lui restait, pour mettre toujours un pas devant l’autre.

Arrivé dans les hauts plateaux des Roquettes, Yoskoyuma n’avait plus de vivres, plus d’eau. Le dernier gibier qu’il avait chassé, un jeune lièvre blessé qu’il avait traqué dans les contreforts des Roquettes, avait fait long feu, et il n’avait plus croisé quoi que ce soit de comestible depuis des milles. Il avait alors fait sa paix avec la mort. L’idée que son chemin allait peut-être s’arrêter ici, dans ces montagnes désolées, seul et perdu de tous, ne l’effrayait pas, car il avait fait tout ce qu’il pouvait.

Pourtant son dernier jour n’était pas encore venu, comme il le comprit en voyant apparaître, au détour d’un sentier, deux frères du Peuple. L’un était sombre et se présenta comme Jojohama Patate Bondissante, et l’autre plus trapu se nommait Peikota Ventre Tribal. Ils avaient vu le voyageur perdu approcher de loin, et avaient attendu patiemment qu’il arrive à la limite de leur territoire pour se révéler. Ils amenèrent Yoskoyuma à leur chef, Pacopolo, qu’on appelait le Grand Goéland. C’était un chef valeureux, courageux et sage, bien qu’un peu porté sur le cynisme et le jus de pomme fermenté. Il convoqua toute sa tribu, petits et grands, et le soir venu, autour du feu de camp, il donna le bâton de la parole à Yoskoyuma pour qu’il raconte son histoire.

C’était la première fois que Yoskoyuma relatait son parcours à des frères du Peuple, ou à quiconque d’ailleurs. Il parla longtemps des forêts de son enfance, des cerfs majestueux et des cours d’eau graciles, qui lui rappelaient des jours plus heureux. Il prononça quelques mots sur les qualités de ses gens, Valouniwana le Fou, Tonytony Vacarme Tonitruant, mais il coupa vite court car leurs noms étaient trop douloureux à évoquer. Puis il décrivit les raids des Essènecéquois qui scalpaient leurs victimes, l’odeur de cheveux brûlés qui s’élevait des tentes incendiées, la perte des troupeaux et de tout ce qui constituait leur style de vie. Il parlait sans haine, et tous entendirent sa frayeur, et chacun vécut la douleur de son exil. Pacopolo fut ému aux larmes par son histoire.  Il promit au dernier des Tchoutchoucans son assistance, dans la mesure de ses maigres ressources.

 

C’est ainsi que Yoskoyuma fut accueilli dans la tribu des Patatiwana, dans laquelle il passa quelque temps. La tribu n’était pas riche, mais ils arrivaient à faire pousser d’étranges légumes dorés dans la terre rouge desséchée par le soleil, et ils en tiraient subsistance et fierté.

Yoskoyuma fit rapidement plus ample connaissance avec certains membres de la tribu, des gens aimables et bienveillants. Il aida Jojohama et sa femme, Audreytu Feuille d’Automne, à planter les Patatiwawa, qui avaient un goût délicieux une fois rôties au feu de bois, mais qu’il ne fallait surtout pas consommer directement sorties de terre. Il écouta avec étonnement Frédora Orateur Inintelligible pendant les veillées, qui dépeignait des univers fantastiques peuplés de chimères et d’esprits malins. Il s’amusa des rebuffades de sa femme, Clairineti Lionne Rugissante, et des jeux verbaux de Antonimo, Celui qui Blague. Il comprit également le surnom de Peikota lorsqu’il le vit manger pendant le festival de Patatiwaouw, qui célébrait la fin de la récolte. Et c’est la nuit de ce festival qu’il se lia d’amitié avec Pacopolo, partageant avec lui des coupes de Cidraboum jusqu’à ce que sa tête menace d’exploser. Une expérience intéressante.

Tout cela était charmant, pourtant Yoskoyuma ne pouvait s’empêcher de se languir de sa propre tribu. Même entouré de frères du Peuple qui veillaient sur lui, il se sentait seul, seul avec ses souvenirs, dernier représentant d’une culture sur le point de disparaître. Il observait avec envie les jeux entre Hanaéwa, la fille de Jojohama et Audreytu, et Tiwamého, le fils de Frédora et Clairineti, et il se demandait quand lui aussi pourrait voir les enfants de sa chair arpenter le monde.

Il ne pouvait continuer indéfiniment à se laisser flotter ainsi sur l’onde de la vie. Peu à peu, un projet se dessina dans sa tête. Pour reconstituer sa tribu et assurer sa descendance, il fallait qu’il s’entoure de Tchoutchoucanes, ainsi il pourrait repeupler le monde avec ses gènes. Il se mit donc en quête de femmes. Malheureusement les Patatiwana en comptaient peu, et elles avaient toutes déjà un compagnon. Ils entreprirent donc de diffuser dans les tribus alentour la nouvelle d’un grand chef indien cherchant des femmes pour partager sa couche.

On vit dès lors de plus en plus femmes du Peuple s’aventurer sur les terres des Patatiwana. Yoskoyuma fut enchanté de recevoir les premières d’entre elles sous sa tente, mais il n’avait pas le temps d’apprendre à les connaître que d’autres arrivaient, et d’autres encore, jusqu’à ce qu’il se retrouve complètement débordé par les sollicitations. Toutes les femmes de la région semblaient s’être donné rendez-vous sous dans son teepee, plus ou moins dévêtues. Au hasard de leurs discussions sur l’oreiller, il ne tarda pas à comprendre pourquoi elles semblaient si intéressées par un peu de batifolage sur la couche d’un inconnu : les hommes du Peuple étaient franchement obsédés par la chasse au bison dans le coin, et les femmes, délaissées, manquaient terriblement de distractions.

Il lui fallait opérer un genre de sélection parmi les aspirantes Tchoutchoucanes, avant que la situation ne devienne ingérable. Il envisagea pendant un moment d’organiser un concours de cuisine, mais la perspective de devoir goûter des dizaines de mets plus ou moins ratés, voire carrément dangereux, doucha un peu son enthousiasme. Quoi alors, un concours de chant ? Mais il tenait également à l’intégrité de ses oreilles. Finalement il demanda à son ami Pacopolo d’annoncer l’ouverture d’un grand tournoi de combat dans la boue. La meilleure combattante serait désignée première Tchoutchoucane. Yoskoyuma espérait qu’il n’y aurait pas trop de blessés…  Rien de permanent en tout cas. Le spectacle promettait d’être ludique.

 

Au petit matin, le jour du tournoi, une grande foule s’était assemblée sur les terres des Patatiwana. Chaque tribu des environs avait envoyé une ou plusieurs représentantes pour défendre l’honneur des siens, et nombre de parents curieux étaient venus encourager leurs championnes. Le tournoi consistait en une série de combats à mains nues de quelques minutes, avec pour scène une grande plaque d’argile qui restait constamment mouillée, même pendant la saison sèche. On disait qu’une mystérieuse source d’eau se cachait dans la glaise, attendant son heure pour jaillir et fertiliser la montagne. Chaque participante affronterait une adversaire déterminée au préalable selon son niveau, et devrait la faire sortir de la zone de combat, en utilisant tous les moyens mis à sa disposition par la nature. La gagnante du tournoi serait celle qui remporterait son duel le plus vite.

Les concurrentes étaient pour l’heure alignées devant le terrain argileux, chacune observant les autres, tentant de déterminer ses chances de gagner, et de déceler failles et avantages tactiques. Elles étaient toutes de taille similaire, sauf la doyenne du groupe, Gertrudalona Louve Protectrice, qui les dépassait toutes d’une tête, et Cécélasi Jolie Fleur, qui était dépassée par toutes d’une tête. On pouvait aussi facilement reconnaitre Mariwani Grande Plume, dont la tête était ornée d’une plume de hibou grand-duc, et Caroloa Petite Plume, qui avait une plume de ara bleu nouée dans les cheveux.

Le premier combat opposait Nanayati Ecureuil Heureux et Vynona Baleine Lubrique. Elles s’avancèrent ensemble en vacillant dans la boue, prenant mille précautions pour ne pas tomber. Elles avaient manifestement un peu abusé des herbes psychotropes. Vynona ne semblait pas se sentir très bien, et Nanayati gloussait sans raison apparente. Elles n’avaient pas vraiment compris l’objet du tournoi non plus, et se contentaient de se tenir à bout de bras pour garder l’équilibre, en faisant de grands gestes. Le duo comique dura un moment, jusqu’à ce que Vynona glisse et s’étale de tout son long, plongeant la tête la première dans la boue. Il fallut la tirer hors du terrain en toute hâte pour ne pas qu’elle s’étouffe. Nanayati fut déclarée vainqueuse par forfait.

C’était ensuite au tour de Lorenawa Colombe Blanche et Léadyani Tendre Biche de s’affronter. Cette fois les concurrentes semblaient au fait qu’il ne s’agissait pas d’une partie de dînette. Elles s’approchèrent lentement l’une de l’autre en décrivant un large cercle, avant de se saisir à bras le corps, empoignant rondeurs et peau douce. Leurs mouvements étaient coulants et graciles, pourtant une certaine force se dégageait de leurs prises. Elles luttèrent pendant un moment à puissance égale, avant que Lorenawa ne se lasse et précipite la fin du combat, profitant de sa petite taille pour foncer dans les jambes de son opposante. Une fois déséquilibrée, Léadyani se retrouva hors-jeu en quelques secondes.

Le combat suivant mettait en scène Gertrudalona et Mariwani, deux combattantes bien assorties mais avec des techniques très différentes. Infatigable, la louve courait en cercles autour de son adversaire, esquivant tout en souplesse, pendant que Mariwani cherchait à l’arrêter, alternant clés de bras et crocs-en-jambe. Le soleil les aveuglait à tour de rôle, mais la dynamique entre elles n’en laissait aucune prendre vraiment l’avantage. L’échange dura de longues minutes, et les spectateurs commençaient à avoir la tête qui tourne à force de suivre leurs circonvolutions.  Soudain un tourbillon de vent permit à Mariwani de resserrer ses doigts sur une mèche de longs cheveux ondulés. Elle assura sa prise tout en agrippant le reste de la tignasse dorée, avant de tirer dessus sans discontinuer jusqu’à ce que son adversaire sorte du terrain. La victoire de la ténacité sur la crinière.

Caroloa devait quant à elle se mesurer à  Constanswani Brebis des Prés. Les deux jeunes femmes d’apparence douce et inoffensive cachaient en fait bien leur jeu. Constanswani ouvrit les hostilités en envoyant de la glaise au visage de son adversaire, qui répliqua avec une vitesse foudroyante en l’envoyant au sol. Les spectateurs commençaient à s’échauffer, leurs cris d’encouragements retentissaient tout autour du terrain. L’engagement tourna bientôt au pugilat dans la boue. Les protagonistes ne cherchaient apparemment plus à gagner, mais à se rendre les plus dégoulinantes possible. Constanswani se retrouva à ramper dans l’argile, ses cheveux imprégnés de boue collés devant les yeux. A moitié aveuglée, ses gestes devenaient désordonnés et difficilement prévisibles, à tel point qu’elle décrocha une droite à Caroloa sans le faire exprès. Cette dernière n’apprécia que moyennement, et saisit alors son adversaire par les bras, folle de rage, avant de la tracter hors du terrain en la faisant glisser sur plusieurs mètres d’une traite.

La rencontre suivante était assez attendue, entre les deux poids plume, Cécélasi et Roxalena Cormoran Ebouriffé. Roxalena possédait un peu plus de force pure, mais Cécélasi disposait de trésors de rouerie pour équilibrer l’échange : petites feintes, coups vicieux et quantité de provocations bien ajustées s’enchaînaient pour déconcentrer son adversaire, qui lui permirent de maintenir le statu quo pendant de longues minutes. Finalement Cécélasi posa un baiser sur le bout du nez de son opposante, qui surprise perdit un peu de son agressivité. Il n’en fallait pas plus pour que Cécélasi lui enfonce un coude dans les côtes et l’envoie valser dans le décor. La foule enthousiaste hurla son approbation.

Ne restaient plus que Sanahima Esprit de Belette et Krohana Panthère Sauvage. Yoskoyuma avait imaginé le combat entre ceux deux animaux agressifs comme un déchaînement de fureur et de griffes. Il fut pourtant étrangement fluide et court. En effet, Krohana s’était enduite d’huile de coco des pieds à la tête, vêtements compris. Elle se précipita comme une furie sur son adversaire, pour passer d’un bond sous sa garde. Sanahima tenta bien de l’arrêter, mais la jolie combattante était si glissante qu’il était impossible de s’en défendre. Complètement débordée, la belette n’eut d’autre choix que de céder tant et plus de terrain. Triomphante, la panthère rugit sa joie, avant même de se rendre compte qu’elle avait été la plus rapide à remporter son combat.

Les gens du Peuple n’étaient pas très démonstratifs généralement, mais les victoires guerrières faisaient toujours l’unanimité, aussi le tournoi s’acheva-t-il dans une grande ovation. Les combattantes étaient fières de leur participation, mais on voyait qu’elles étaient un peu déçues de ne pas avoir gagné, sauf bien sûr Krohana, qui avaient plutôt l’air embêté de voler la place aux autres. Et bien sûr elles avaient toutes hâte d’aller boire un verre de Patatiwaouw. Yoskoyuma devait d’abord annoncer la nomination de la première Tchoutchoucane. Il laissa les cris de la foule s’atténuer, puis attendit encore quelques instants avant de prendre la parole.

« Charmantes femmes du Peuple, vous avez vaillamment combattu. Krohana Panthère Sauvage a remporté la victoire avec intelligence et panache, et chaque combat a été intéressant et agréable à voir. Je sais que certaines d’entre vous sont venues de loin, et je ne voudrais pas, moi non plus, vous décevoir. J’aimerais donc aujourd’hui vous accueillir toutes comme Tchoutchoucanes. »

Des sourires et des rires ponctuèrent ses derniers mots. Yoskoyuma prononça encore quelques mots de remerciement pour tous les Patatiwana, qui l’avaient tant soutenu et épaulé. Puis il en appela à l’esprit d’entraide et à la bienveillance de son Peuple, qu’il savait légendaires, pour aider à installer sa tribu nouvellement constituée.

 

Avant que les uns et les autres repartent dans leurs terres, il y eut une grande assemblée autour du feu, et l’on se mit à la tâche pour dresser un camp pour la nouvelle tribu. Yoskoyuma avait trouvé l’emplacement tout juste la veille, au creux d’un petit vallon entouré de collines verdoyantes. Ce n’était pas très loin du clan des Patatiwana, leurs champs de Patatiwawa n’étaient qu’à quelques minutes à dos de cheval. Mais ils seraient tout de même à distance suffisante pour qu’ils se sentent vraiment chez eux.

Plusieurs teepees différents disposés en cercle devaient abriter l’ensemble des Tchoutchoucanes, à raison de deux ou trois par teepee, et seul Yoskoyuma disposerait d’un teepee pour lui tout seul, cela semblait plus commode.

L’installation du camp dura toute une journée, avec des toiles, des mâts, des tapis et quelques outils prêtés par leurs voisins. Le soir même, Yoskoyuma se tenait debout devant sa tente, la tente du chef, observant les étoiles qui apparaissaient dans le ciel. Il voyait tout autour de lui les formes des autres tentes qui se découpaient sur le ciel nocturne, d’où s’élevait une mélopée de conversations et de rires. En fond, on entendait le bruit du ruisseau qui coulait un peu plus bas dans leurs terres. Il souriait, se disant que l’avenir s’annonçait radieux.

 

Ce n’est pourtant pas tout à fait ce qui devait se passer, pas encore en tout cas. Il y eut d’abord quelques discussions difficiles, autour de l’organisation du campement et de la répartition des tâches. Yoskoyuma ne pouvait évidemment pas tout faire seul, et même si les filles du Peuple étaient assez débrouillardes, c’étaient des palabres sans fin dès qu’il fallait en désigner une pour l’accompagner ou pour prendre la tête d’un groupe. Elles voulaient toutes avoir tous les honneurs, évidemment. Il y eut aussi quelques incidents, notamment quand Nanayati et Vynona durent surveiller le bétail, et décidèrent de plutôt aller cueillir des champignons hallucinogènes. Il fallut plusieurs semaines pour retrouver toutes les bêtes. Yoskoyuma avait toutes les peines du monde à maintenir la cohésion du groupe, et à faire régner un semblant d’ordre dans sa tribu.

Il mit quelque temps à remarquer qu’à peine installées, les Tchoutchoucanes avaient commencé à intriguer, comploter, s’allier et se trahir à tour de rôle pour monter dans la hiérarchie officieuse du harem. Il y avait en effet une véritable structure pyramidale parmi ses femmes. Il aurait sûrement gagné à la connaître, mais elle était sans cesse en mouvement, serpentant entre chicaneries, petits coups en douce et confrontations frontales, et c’était impossible de se tenir au courant. Tout à coup une bagarre éclatait dans une des tentes, et il voyait des filles se tirer les cheveux en hurlant. Le lendemain, les mêmes étaient rabibochées et comme cul et chemise. Tout cela était incompréhensible pour lui.

Les conflits les plus violents se finissaient habituellement en réprimande générale, après quoi Yoskoyuma partait bouder au petit ruisseau. Il en avait fait sa retraite sacrée, et rares étaient celles qui osaient s’en approcher quand il s’y retirait. Il finissait par en revenir, calme et ressourcé, même si cela prenait à chaque fois un peu plus de temps.

Sous la compétition de surface, il y avait pourtant toujours cet esprit d’entraide qui avait siégé à la création de la tribu. Comme dans toute communauté, les Tchoutchoucanes avaient besoin les unes des autres, et si elles se faisaient surtout confiance pour utiliser à mauvais escient les informations glanées ici ou là, c’était devenu une sorte de jeu entre elles. On assistait à une escalade de la filouterie, mais à côté de ça il y avait toujours une amie à qui parler, une épaule accueillante pour pleurer ou une oreille attentive pour se confier.

 

Le sujet de leur propre fertilité restait un sujet d’inquiétude pour nombre de Tchoutchoucanes. Alors qu’elles commençaient à s’attacher les unes aux autres, il était difficile d’imaginer que certaines pourraient tomber enceintes rapidement et d’autres non. Dans un groupe ayant pour vocation d’engendrer, est-ce que les moins aptes seraient évincées ? Et si ce n’était pas qu’une question de temps, mais d’infertilité complète, devraient-elles chercher une autre tribu ?

Leur chef tenta bien une fois d’évoquer le sujet lors de leur assemblée régulière, mais une terrible levée de boucliers l’empêcha d’aller plus loin. Il passa ensuite plusieurs jours à aborder la question individuellement auprès de chacune d’elles, pour comprendre un peu mieux leur état d’esprit. Finalement il parvint à la conclusion très surprenante que toutes ses femmes semblaient d’accord sur ce sujet. Il n’y avait aucune matière à négociation, tout le monde devait rester, quoi qu’il arrive, un point c’est tout. Yoskoyuma se le tint pour dit. Après tout ce n’était pas plus mal qu’elles arrivent à s’entendre sur au moins une chose.

Une fois cette question éclaircie, l’ambiance s’améliora quelque peu dans le campement. L’esprit de compétition restait bien présent, mais les femmes n’avaient plus l’impression que leur vie était en jeu, ce qui rendait la concurrence moins acharnée. Il y eut quelques scènes mémorables tout de même, lorsqu’elles ne parvenaient pas à se mettre d’accord à propos de l’agenda et que plusieurs se retrouvaient à partager la couche de leur époux commun la même nuit. C’était alors à celle qui déploierait le plus d’ingéniosité et d’astuce, voire d’acrobaties pour recueillir la précieuse semence. Yoskoyuma ne dormait pas beaucoup ces nuits-là, mais il ne s’en plaignait pas trop.

 

C’est le lendemain d’une de ces nuits que survint le grand incendie. On le nomme ainsi car c’est le plus grand que la tribu ait connu. Il y avait déjà eu plusieurs départs de feu, plus ou moins accidentels, résultat d’un coup de vent subit ou d’une expérience ratée, mais cette fois c’était différent.

Au départ, ce n’était rien du tout. Cela faisait quelque temps que Constanswani réclamait diverses plantes pour ses confections d’onguents, qu’elle n’avait pas obtenues, alors que Vynona avait eu les écorces de saule pour ses potions, qu’elle avait demandées après. C’était un simple hasard, mais la douce bebis avait accumulé plusieurs frustrations de ce genre, et la lune était pleine. Alors au petit matin, lorsque les bruits dans la tente centrale eurent cessé et que tout le monde fut parti pour le pays des songes, elle se releva en silence, veillant à ne pas réveiller ses compagnes, et pour contrer le mauvais sort elle décida de faire brûler les écorces. Elle imaginait déjà Vynona se réveiller, sentant l’odeur de combustion, et découvrir dépitée que ses précieuses écorces étaient parties en fumée. Oh, ce serait de bonne guerre, elle n’arrêtait pas de la houspiller sans raison ces derniers temps.

Constanswani savait où elle rangeait ses ingrédients, et aussi furtivement que possible elle y préleva les écorces, qu’elle disposa dans une coque au coin de leur teepee, y ajoutant de la sauge pour faire bonne mesure. Puis elle les enflamma au silex et retourna se coucher pour ne pas être vue.

Une fumée blanche s’élevait de la coque, qui sentait le sous-bois moussu sous une pluie d’automne, mêlé à l’odeur forte de la sauge. Celle-ci servait à purifier les âmes et les cœurs, et on en faisait brûler chaque matin dans le campement. Aussi cela ne réveilla pas particulièrement Vynona, pas plus qu’aucune autre, et les écorces s’étaient transformées en cendres depuis longtemps lorsque tout le village fut soudain réveillé par des cris :

« Au feu ! Vite, sortez des tentes ! Allez les réveiller ! »

Les braises, patientes, avaient lentement creusé un trou dans la coque, elles avaient eu tout le temps. Finalement le feu avait atteint l’herbe sèche à son pied, et de là en quelques minutes il s’était répandu sur les toiles de deux tentes, embrasant les tapis au passage. Le temps que toute la tribu soit sortie dans le plus grand désordre, chacune essayant d’emporter toutes ses possessions (et y parvenant souvent, puisqu’elles tenaient dans un ou deux petits sacs en toile), le brasier avait gagné les tentes restantes, à l’exception de trois d’entre elles, qui semblaient protégées par la distance et le vent. Affligés, ils regardaient la danse gracieuse et terrible du feu. Il n’y avait pas grand-chose à faire : ils ne disposaient que de quelques outres en peau de phoque pour transporter l’eau, et les tentes atteintes étaient déjà détruites au-delà de toute réparation.

 

Un silence pesant régnait sur la tribu. Plusieurs Tchoutchoucanes semblaient hypnotisées par le ballet des flammes. Les autres étaient pensives, dépitées. Krohana s’était assise un peu à l’écart des autres, elle dessinait avec un bâton des motifs de flammes dans la poussière.

Personne ne demanda ce qui s’était passé, ou qui était à l’origine du feu. A un moment, Yoskoyuma secoua la tête, comme s’il se réveillait d’un songe. Il écarquilla les yeux en cherchant ses mots. Il se sentait subitement terrassé, incapable de continuer comme ça. Les intrigues, les querelles… A quoi bon ?

Ils s’attelèrent à éteindre les braises, déplacer les tentes restantes un peu plus loin de la désolation, mais le cœur n’y était pas. Finalement, abattus, ils s’assirent en cercle, et leur chef prit la parole. Il déclara d’un air décidé qu’il avait besoin de vacances, et qu’on aille lui chercher son arc et ses flèches. Il ajouta qu’il partait chasser le bison avec des chasseurs des tribus voisines, et qu’il ne faudrait pas venir les chercher, ni s’inquiéter de leur absence, car ils en auraient sûrement pour plusieurs semaines, d’ailleurs il n’avait aucune idée d’où on pouvait trouver des bisons.

Il voulait partir dès que possible, mais il fallait tout de même d'abord régler un problème de logement. Heureusement les Tchoutchoucanes avaient déjà leur idée sur la question : elles se partageraient les trois teepees restants pendant l’absence de Yoskoyuma. Elles se tiendraient ainsi compagnie, et au retour de leur chef, ils pourraient reconstruire tous ensemble. C’était très bien, compte tenu des circonstances. Sans attendre, Yoskoyuma monta sur son cheval, et promettant de revenir, il lança sa monture au galop, sans un regard en arrière.

 

Ce départ précipité était bien sûr fait pour cacher ses larmes, qui coulaient abondamment alors qu’il abandonnait sa seule famille. Yoskoyuma avait réussi à tenir tout ce temps sans craquer, mais pas une seconde de plus dès qu’il avait tourné le dos à celles qu’il aimait tendrement.

Il fallait à présent qu’il rende visite à ses voisins pour rassembler des compagnons de chasse. Il savait qu’il pouvait compter sur plusieurs membres de la tribu du Grand Canon, qu’il avait rencontrés lors du tournoi de combat dans la boue, et qui se trouvaient être des férus de chasse. Leurs terres étaient à une petite heure de là. Le cœur lourd, il passa toute la chevauchée à tenter de raisonner avec lui-même, que c’était la meilleure solution et qu’il reviendrait avec de nouvelles forces, et de nouveaux choix devant lui. Ce n’était pas vraiment assez, et il ne put cacher totalement son émotion devant les chasseurs. Cela participa peut-être à convaincre trois d’entre eux, Ludowtag Coyote de Feu, Pastodriel Arc Vif, et Laurennorod Ours à la Bière, de l’accompagner dans sa quête. Ils semblaient en tout cas ravis de partir à l’aventure avec lui, et cela lui mit un peu de baume au cœur.

Ses nouveaux camarades connaissaient un peu les habitudes des bisons, et ils n’allaient effectivement pas en trouver de sitôt. Le chemin pour rejoindre les troupeaux à l’Est devait les faire sortir des montagnes du Grand Canon et traverser la forêt du Trèfle-feuille, pour atteindre les grandes plaines où ils n’auraient aucun mal à dénicher les grands ruminants. C’était un voyage de plusieurs jours qui les attendait, ce qui était tout l’intérêt en fait. Yoskoyuma commençait à comprendre pourquoi la chasse au bison était un loisir aussi répandu dans la région, alors qu’il n’y avait aucun bison.

Les préparatifs leur prirent quelques heures, le temps d’emballer des rations de pemmican, de fruits secs et de viande fumée, des couvertures en peau de castor, des outres d’eau et quelques pagnes et chemises de rechange, et de dire au revoir. Lorsqu’ils se rendirent compte que Yoskoyuma était parti sans rien d’autre que ce qu’il avait sur le dos, ils lui proposèrent de lui prêter quelques affaires, et il leur en exprima une vive reconnaissance.

Ses compères allèrent chercher leurs chevaux, et ils se mirent en route tranquillement, dans le soleil de fin d’après-midi. Yoskoyuma se sentait vidé, mais enfin calme et un peu plus serein. Il observait les arbres défiler autour de lui, toute cette verdure, et respirait de plus en plus profondément, envahi par une sensation de bien-être. Hypnotisé par la régularité du pas de sa monture, il sombra bientôt dans un sommeil profond.

Ludowtag, qui allait juste devant lui et tournait parfois la tête dans sa direction, l’avait vu fermer les yeux et commencer à dodeliner, mais il n’en dit rien. Tous les gens du Peuple apprenaient à dormir à cheval dès leur enfance, et il n'y avait à s'inquiéter d’aucun risque de chute. Il était plutôt content de voir le gentil dauphin se détendre. Quand ce dernier était arrivé à leur campement, plus tôt ce jour-là, il avait l’air d’avoir avalé un corbeau entier, plumes, griffes et bec crochu compris, et de le regretter amèrement. Il ne connaissait pas la cause de sa souffrance, mais pour le moment, un peu de repos semblait un bon remède.

 

Le premier jour de voyage passa rapidement, entre longues chevauchées silencieuses et repas frugaux. Quelques cours d’eau leur permirent de remplir leurs outres, mais il n’y avait pas grand-chose à chasser : ils virent des rapaces et un renard, mais aucune proie. Le petit groupe allait d’un bon pas, toujours dans le même ordre : d’abord Pastodriel monté sur Belzébutte, son grand cheval crème, puis Laurennorod et son magnifique appaloosa Orage d’Eté, Ludowtag avec Morg, son impétueuse jument rousse, et enfin Yoskoyuma chevauchant Lumière, son bel étalon noir.

Le soir venu, ils avaient atteint l’orée de la forêt, et ils choisirent le couvert de vieux érables pour étendre leurs couvertures. Pastodriel sortit sa flûte, et Laurennorod l’accompagna au tambourin et à la voix. La musique montait dans le calme de la nuit, emportant leurs âmes entre les frondaisons jusqu’au royaume des Songes.

Le lendemain, ils croisèrent un voyageur qui allait vers l’Ouest. C’était leur première rencontre depuis le départ, et c’était manifestement un homme du Peuple, bien que de petite taille. Il se présenta à eux comme Pierrokomis Lune Ascendante, un renégat sans tribu, parti se perdre à la recherche du nom du vent. Yoskoyuma le trouva très élégant, même monté sur un poney. Il était entouré d’une aura de mystère et de solitude, et sa barbe était parsemée de fils d’argent. Il disait que la quête du nom du vent était avant tout une exploration intérieure, une aventure de l’esprit, et qu’il se devait d’être ouvert aux opportunités qui se présentaient à lui. Lorsqu’il se proposa de faire un bout de chemin avec eux, il semblait qu’il faisait déjà partie de leur groupe.

Le soir, au coin du feu, leur nouveau compagnon sortit un morceau de branche de merisier un peu tordu qu’il avait ramassé dans les sous-bois, et entreprit de le tailler. Il élimina toutes les petites branches qui dépassaient, puis fouilla dans ses jambières et en sortit une lanière de cuir et quelques plumes, qu’il noua à plusieurs endroits du bâton. Yoskoyuma le regardait faire, sans rien dire. Il avait l’impression intrigante d'avoir déjà vu cet homme quelque part, sans vraiment retrouver où. Peut-être était-ce dans un rêve.

Lorsque Pierrokomis lui tendit son œuvre, il reconnut sans peine un bâton de parole. Avec un sourire, il le présenta à Laurennorod, lui faisant comprendre du regard que c’était à lui de raconter son histoire en premier. C’était un excellent choix pour commencer : l'histoire de Laurennorod était légère, à base d’espiègleries, de fraternité, et de beaucoup de bière de maïs. Le passage avec une jolie Essènecéquoise à enlever, et surtout ce qu’il avait fait du calumet, les fit rire aux larmes. Satisfait de ses effets, Laurennorod termina son histoire au moment de son arrivée dans la tribu du Grand Canon, arguant qu’il ne s’était plus rien passé d’intéressant par la suite. Il tendit alors le bâton, que Pastodriel s’empressa de saisir.

Son histoire à lui débutait là où Laurennorod s’était arrêté, et il tenait apparemment à corriger l’expression de « rien d’intéressant ». Il y avait eu la fille du chef de la tribu des Dents rouges, par exemple, qui avait les dents taillées en pointe et la langue bien pendue. Et puis la grande pénurie de bière de maïs, dans laquelle Laurennorod et Pastodriel avaient joué une part active, ainsi que dans la bataille qui s’ensuivit. Il commença à perdre son auditoire au milieu des quiproquos et des rebondissements de l’affaire des Jumelles. Il s’agissait de deux sœurs du Peuple, et tout ce que Yoskoyuma parvint à retenir sur elles, c’est qu’elles appréciaient sacrément les positions acrobatiques.

Le bâton passa ensuite à Ludowtag, qui raconta une histoire étrange, peuplée de grands galops dans les herbages, de cavalcades dans le désert du Grand Canon, de chevauchées sous les étoiles et de maïs cueilli sur tige. Lorsqu’il aborda l’amour fou entre lui et Belzébutte, on comprit enfin qu’il s’agissait de l’histoire de Morg, qu’il relatait comme la sienne. Il se fit rabrouer gentiment, mais il était trop content de lui, on n’en obtint rien de plus.

Lorsque le bâton de parole arriva devant lui, Yoskoyuma déclina encore son tour, faisant un signe de tête vers son voisin de la lune ascendante. Il rechignait à évoquer ses souvenirs et à rouvrir la plaie encore vive de la quasi-destruction de son clan, et il n’en parlerait que quand il n’aurait d’autre choix. Pierrokomis accepta le bâton avec déférence, et il réfléchit quelques instants avant de commencer son histoire. Mais il avait à peine prononcé deux mots que Yoskoyuma fut pris d’une quinte de toux. Il s’étouffait presque, et il lui fallut plusieurs minutes avant de reprendre son souffle, avant de répondre à leurs inquiétudes d’une voix pleine d’excitation :

« Je te reconnais maintenant ! Tu étais un Tchoutchoucan, bien sûr. Je t’ai connu sous le nom de Demostotem Glacier Magnifique. Il me semble que c’était il y a un million d’années, dans une autre vie, dit-il avec émotion.

- C’était une autre vie, à n’en pas douter. Te rappelles-tu pourquoi j’ai été banni ?

- Une histoire de vol de chevaux, non ?

- On a gardé cette version pour la tradition. Mais non, en réalité, les chevaux étaient tout simplement perdus, tout comme mon grand amour lorsque j’ai été chassé de la tribu.

- Oh. Elle était mariée ?

- Il… n’était pas marié, répondit-il avec hésitation. Mais peu importe, maintenant. J’ai entendu dire qu’ils étaient tous morts, sous les coups de ces brutes d’Essènecéquois.

- Pas tous, non. Mais je croyais être le seul à en avoir réchappé, laissa échapper Yoskoyuma, l’air hagard.

- Comment, toi aussi… ? »

Pierrokomis ouvrit de grands yeux. Il s’approcha de Yoskoyuma, qui tremblait comme une feuille, et le prit dans ses bras. Ils restèrent un long moment enlacés, les yeux clos, comme s’ils n’osaient plus bouger. Un peu gênés, Laurennorod et Pastodriel se mirent à bricoler avec le feu. Ludowtag regardait les deux frères du Peuple réunis, souriant de toutes ses dents, et c’était presque encore plus gênant.

 

Les jours suivants passèrent comme une flèche, dans une ambiance de fête. Il y eut quelques battues dans les bois, au cours desquelles Pastodriel tira un beau lapin bien dodu, et le lendemain un orignal, dont ils firent un véritable festin, accompagné de bière de maïs. Ils débitèrent le reste en petits morceaux qu’ils firent sécher, et ils rassemblèrent les peaux, les os et les tendons pour les ramener au clan. Rien ne devait se perdre, c’était la seule règle de la chasse.

Lorsqu’ils n’étaient pas sur la piste d’une bête, ils avançaient toujours vers l’Est, mais pas toujours en silence. Le chemin était émaillé de discussions, de rires et de musique. Pierrokomis se rappelait de quelques chants Tchoutchoucans, et il aimait les fredonner pour voir les yeux de Yoskoyuma briller. Ils ne parlaient pas beaucoup de leur passé commun, ni de quoi que ce soit d’ailleurs, mais une sorte de lien s’était tissé entre eux, ou plutôt était apparu du monde des esprits, qui était bien visible pour leurs compagnons d’aventure. Qu’ils soient en présence l’un de l’autre ou non, on sentait ce lien vibrer, et ils semblaient heureux, simplement comme ça.

Yoskoyuma semblait sorti de l’apathie depuis qu’il avait retrouvé celui qu’il appelait à présent l’avant-dernier des Tchoutchoucans. Des questions assez compliquées revinrent alors lui trotter en tête. Il pensait aux femmes qu’il avait laissées derrière lui, et il pensait qu’il n’avait pas envie d’y penser. Et puis il pensait à l’avant-dernier des Tchoutchoucans. Et une idée lui vint.

Un soir, après la veillée, il emmena Pierrokomis un peu à l’écart des autres. Ce qu’il voulait lui demander était délicat, il le savait. En sa qualité d’avant-dernier des Tchoutchoucans, il souhaitait que Pierrokomis l’aide lui, Yoskoyuma, à repeupler le clan des Tchoutchoucans. Ce n’était pas un menu travail, et Pierrokomis fut aussi surpris qu’effrayé par cette requête, car il tenait beaucoup à sa liberté. Ce n’est que quand Yoskoyuma précisa qu’il n’aurait pas à élever d’enfants de son sang ou d’un autre, puisqu’ils auraient toute une tribu pour le faire, qu’il put véritablement considérer la proposition.

En matière de considération, il s’ensuivit surtout un pacte de sang, par lequel Pierrokomis s’engageait à engendrer une descendance pour regarnir les rangs des Tchoutchoucans, et par lequel Yoskoyuma le dégageait de toute responsabilité envers ladite descendance, la reprenant à son compte. C’était un pacte assez bizarre, quand on y pense. Mais Yoskoyuma sentit immédiatement un poids se lever de ses épaules, un fardeau qu’il ignorait porter jusqu’alors.

Cette nuit-là, Yoskoyuma rêva d’une grande plaine enneigée, et d’un village qui se faisait attaquer par les Essènecéquois. Il connaissait bien ce rêve, qui finissait toujours de la même manière, dans les hurlements et une odeur écœurante de sang. Mais pas cette fois-là, car cette fois, il avait une arme magique d’une puissance inouïe, une arme qui transformait l’agressivité en douleur. Mais il ne se rappelait plus comment.

Cette nuit-là, Pierrokomis rêva du vent dans les branches d’un saule pleureur. Un aigle le survolait, et il poussait un grand cri. Le vent disait « Kismi », et il ne comprenait pas ce que ça voulait dire. Et Yoskoyuma se retrouvait devant lui, sans chemise, avec juste son joli pagne à franges, et il l’embrassait. C’était plutôt cool.

Quand le poney ne marchait pas à côté de l’étalon noir, il allait souvent rejoindre Morg. Pierrokomis partageait avec Ludowtag un goût immodéré pour les projets fous et à la marge, et ils pouvaient passer des heures à imaginer comment faire fonctionner un élevage d’appaloosas dressés à l’attaque des diligences, ou à débattre de l’écologie de la forêt du Trèfle-feuille. Ils ne tardèrent pas à se découvrir un autre intérêt commun, qui les faisait parfois s’éclipser en pleine battue.

Un soir qu’ils s’étaient séparés en petits groupes pour pister un élan rusé, Yoskoyuma entendit du bruit venant des fourrés. S’approchant discrètement, il tenta d’apercevoir la bête sans l’effaroucher. En guise d’élan, il reconnut la chevelure de Ludowtag et la tunique ornée de Pierrokomis, dans une situation d’enchevêtrement non équivoque. Il s’éloigna tout aussi discrètement, le sourire aux lèvres. Avec leurs plaisanteries vaseuses, Laurennorod et Pastodriel n’étaient pas bien loin de la vérité à ce sujet.

 

Leurs batifolages dans les bois auraient pu durer quelque temps encore, mais l’univers devait se charger de leur ramener les pieds sur terre. Un matin, l’évidence frappa : cela faisait deux jours qu’ils n’avaient pas croisé de ruisseau, et leurs outres étaient presque vides. Soit ils devaient faire demi-tour maintenant pour rejoindre le dernier cours d’eau rencontré, soit ils prenaient le risque de mourir de soif quelque part entre cette forêt et les grandes plaines. Pastodriel était presque sûr qu’ils étaient à moins de deux jours de l’orée de la forêt, et presque aussi sûr de la présence d’une grande rivière qui marquait cette limite, mais cela restait assez approximatif. La question était difficile, aucune solution ne semblait bonne. Il fallait en tout cas rationner leurs dernières ressources en eau de manière drastique.
Pendant la discussion, deux loups s’étaient approchés du groupe, sentant qu’ils ne leur prêtaient aucune attention. L’un avait le pelage entièrement noir, et des yeux noirs comme la nuit, et l’autre était entièrement blanc, avec des yeux bleu pâle. Une brindille cassée suffit à révéler leur présence, et Ludowtag tourna immédiatement la tête vers eux, imité par ses compagnons.

Les deux loups avaient fière allure, dans la lumière irréelle du petit matin. Aucune peur en eux, ni d’ailleurs dans les frères du Peuple, qui côtoyaient avec plaisir ces chasseurs talentueux. Ils ne paraissaient pas avoir faim non plus. Les cinq hommes n’en détournaient pas les yeux, et les loups les fixaient tout autant, d’un air curieux. Leur présence était un rare honneur, et chacun, homme et bête, semblait vouloir en profiter.

Après un moment de contemplation, les animaux firent volte-face avec majesté, pour partir vers le Sud. Les chasseurs s’entre-regardèrent, et après un ou deux haussements d’épaules, ils engagèrent d’un bel ensemble leurs montures à emboîter le pas aux loups. Il n’y avait aucun doute que ces créatures fantastiques venaient directement du royaume des esprits, et il n’y avait rien d’autre à faire que les suivre, en essayant de ne pas perdre leur trace. En effet ils se déplaçaient dans cette forêt bien plus facilement et silencieusement que les plus agiles des gens du Peuple, et il n’était pas aisé de garder le rythme.

Au moment où ils se disaient qu’ils avaient perdu la piste, ils commencèrent à entendre le bruissement d’une lointaine cascade. La soif se rappela alors à eux, et ils pressèrent le pas dans la direction du doux bruit. Ils ne tardèrent pas à atteindre un bassin peu profond, dans lequel se jetait un filet d’eau claire. Le bassin alimentait un petit torrent, qui s’écoulait plus loin vers le Sud. Les deux loups se trouvaient au bord de l’eau, de l’autre côté. Ils étaient en train de s’abreuver, et s’arrêtèrent à l’approche des hommes pour tourner la tête vers eux. Les chasseurs remercièrent les esprits de la Nature d’avoir répondu à leurs prières, et remplirent leurs outres avec soulagement.

Pendant ce temps les loups étaient restés là, assis sur la berge. Ils ne semblaient pas vouloir partir, et continuaient à observer les chasseurs. Ces derniers seraient bien restés avec eux, mais il n’y avait rien de plus pour eux ici, et il leur fallait poursuivre leur marche vers l’Est. Ils se mirent donc en route, laissant derrière eux le lac et ses curieux visiteurs.

A la fin de la journée, ils constatèrent avec joie que les deux esprits poilus ne leur avaient pas faussé compagnie. On les apercevait de temps à autre, toujours ensemble, comme si l’un était l’ombre de l’autre. Ils leur donnèrent des noms : Ska pour le blanc, et Sapa pour le noir. Les deux loups semblaient prendre une part plus ou moins active à leurs battues, et vivaient leur vie le reste du temps. Comme ils restaient complètement libres, on n’était jamais sûr de les revoir une autre fois. Ils revenaient pourtant toujours, et leur vue ne manquait pas de les gonfler de joie et de fierté.

 

Un soir à la nuit tombante, ils arrivèrent finalement à l’endroit où la forêt du Trèfle-feuille cède sa place aux grandes plaines de l’Est. Une fois sortis des frondaisons, la vue se dégageait tout à coup. Après des jours et des jours à ne voir que des branches et des feuilles au-dessus de leurs têtes, le spectacle de cet horizon immense, et du soleil déclinant dans le ciel aux mille couleurs, était à couper le souffle. Émerveillés, ils restèrent là à regarder le ciel jusqu’à ce que la nuit soit complètement tombée, et que des millions d’étoiles scintillantes apparaissent. Ils se sentaient incroyablement vivants, et chanceux.

Le lendemain matin, ils partirent à la recherche des bisons. Ska et Sapa ne semblaient pas décidés à leur faciliter la tâche. Dans cette grande étendue plate, les loups trouvèrent le moyen de disparaître complètement, pour ne réapparaître qu’au crépuscule. Les troupeaux pouvaient se trouver n’importe où, il leur fallait donc dénicher un point de vue suffisamment élevé pour couvrir une large région. Ils cherchèrent à gravir la colline la plus proche. Du haut celle-ci, malheureusement, ils ne virent aucun troupeau, mais ils repérèrent une autre colline un peu plus haute.

Cette fois-ci ils eurent plus de chance, et au bout de leur deuxième journée dans les plaines, ils apercevaient leurs premiers bisons. C’était un petit groupe d’une vingtaine d’individus, et ils en étaient distants d’une demi-journée de cheval, qui passa plus vite qu’un battement de cœur, tant ils étaient excités.

Les animaux semblaient paître tranquillement jusqu’à ce que les chasseurs, accompagnés des loups, s’approchent à quelques centaines de mètres. Manifestement c’était un peu trop près, et les bisons prirent immédiatement du champ, se déplaçant tous ensemble comme un banc de poissons. Il était difficile de se rapprocher davantage, même sans loups ni chevaux et dans le plus grand silence. Ils tentèrent de contourner le troupeau pour bénéficier d’un vent plus favorable, mais cela ne changeait pas grand-chose, ils n’étaient toujours pas à portée d’arc ou de lance. Selon Pastodriel, il n’y avait plus qu’une chose à faire : s’élancer sur eux au grand galop, ce qui les pousserait à s’enfuir, et tenter d’en rattraper un, peut-être le plus lent ou un blessé.

Alors qu’ils montaient leur plan de bataille, une question intéressante fut soulevée : s’ils abattaient effectivement un bison, cela ne signerait-il pas la fin de leur aventure ? En effet leurs montures seraient ensuite trop chargées pour qu’ils repartent en chasse, et il leur faudrait prendre le chemin du retour, pour rapporter à leurs frères et sœurs du Peuple le fruit de leur expédition. Déçus de ne pas avoir pensé à emporter avec eux des chevaux supplémentaires, ils changèrent donc légèrement leurs plans : plutôt que de chercher à tuer un bison, ils se contenteraient de leur donner la chasse, mais sans leur faire de mal. Restait à espérer que les loups seraient d’accord.

Ska et Sapa semblaient lire dans leurs pensées. Ensemble ils donnèrent un assaut mémorable sur le groupe de bisons, hommes et loups se précipitant sur eux en hurlant. Tous les animaux prirent la poudre d’escampette en même temps, affolés par l’odeur des loups, et leur départ en trombe souleva un énorme nuage de poussière. Sapa, des deux le plus calme et réfléchi, resta essentiellement avec eux pendant la charge. Ska lui n’en faisait qu’à sa tête. Il n’aurait eu aucun mal à arrêter un bison à lui seul, car il courait plus vite que le vent. Heureusement il se contenta de faire claquer ses dents sur leurs talons, ce qui les faisait redoubler d’efforts dans la fuite.

Pastodriel et Laurennorod s’amusaient à décocher des flèches juste à côté des bêtes mais sans les toucher, cherchant à rivaliser d’adresse. L’excitation de la chasse les rendait encore plus forts et précis. A certains moments, ils avaient l’impression que le temps ralentissait, et que l’endroit qu’ils visaient devenait plus grand et plus net. La sensation de puissance qu’ils ressentaient alors était grisante.

Lorsque les bisons commencèrent à montrer des signes de fatigue, ils ralentirent les chevaux, qui étaient également bien essoufflés, et rejoignirent un bosquet de frênes pour s’y installer pour la nuit. La partie de chasse les avait mis de fort bonne humeur, et ils célébrèrent en s’attaquant aux dernières réserves de gnôle de maïs. Ce soir-là, les rires et les chants montèrent pendant longtemps dans la nuit.

 

Le lendemain, Laurennorod regrettait fort cet enthousiasme, essayant sans succès d’oublier sa tête qui cognait comme après une grosse insolation. Il voulait tout de même prendre part au second raid sur le troupeau de bisons. D’après ce qu’ils en avaient vu la veille, il y avait beaucoup de jeunes parmi eux, et cette fois ils voulaient tenter d’en abattre un. Ce qu’ils en tireraient en viande, cuir et tendons ne les encombrerait pas trop, et ils pourraient continuer leurs assauts.

Un autre bison allait cependant regretter lui aussi l’abus de boisson de la veille. Après les avoir longuement fait courir, un petit semblait se détacher du groupe, à l'insu des autres. Laurennorod était bien placé et tenta sa chance, mais il n’avait pas la tête claire et sa flèche atterrit dans le flanc du bison d’à côté, un adulte particulièrement bien portant. Cependant le tir était aussi raté que réussi, et ils virent le grand bison perdre immédiatement pied, puis rouler dans la poussière pour s’immobiliser quelques mètres plus loin. Ses compagnons saluèrent l’action, exprimant leur approbation : c’était une belle mise à mort, même si ce n’était pas vraiment  ce qui était prévu.
Le reste du troupeau avait bien sûr disparu. Ils attendirent quelques minutes, le temps que la poussière soulevée par les sabots retombe. Puis ils commencèrent à débiter la viande du bison, remerciant Mère Nature pour sa prodigalité.  Ska et Sapa se disputaient pour le plaisir les bas morceaux et les os à rogner, alors qu’il y en avait plus qu’assez pour tous les deux. Il devint rapidement évident qu’ils allaient devoir rentrer au village dès qu’ils seraient prêts, pour perdre le moins possible de nourriture, car tout ne pourrait être séché.

Ils passèrent une journée à transformer le bison en morceaux transportables. Ils ne faisaient que le plus urgent, pour ramener la matière première : on pourrait toujours tanner les peaux, nettoyer les tendons et faire bouillir les sabots une fois rentrés. Malheureusement ils ne purent pas emporter tous les os, leurs montures étant déjà surchargées, et ils durent laisser sur place une bonne partie de l’impressionnante carcasse. Les charognards s’en feraient un banquet dès qu’ils seraient partis.

 

Le voyage de retour fut beaucoup plus court qu’à l’aller. Pas de battues en forêt cette fois, ni de détours pour trouver de l’eau maintenant qu’ils connaissaient la région. Yoskoyuma se sentait rechargé, et son étalon allait bon train, plein d’énergie malgré la charge importante qu’il portait. Il en prit d’ailleurs encore un peu plus pour décharger Morg, qui était partie comme une flèche au début, chargée comme les mâles, et trainait à présent un peu la patte. Evidemment on n’avait pas trop donné à porter à Vagabond, le poney de Pierrokomis. Il était robuste et endurant, mais il était quand même petit.

Ses amis du Grand Canon tenaient à accompagner Yoskoyuma jusqu’au clan des Tchoutchoucans, qu’ils n’avaient encore jamais visité. Ils n’avaient pas vraiment l’air pressés de rentrer chez eux. Yoskoyuma les invita à séjourner parmi les siens, étant donné qu’il comptait organiser une grande fête en l’honneur du bison mort. C’est donc tous ensemble qu’ils arrivèrent, un soir, sur les terres des Tchoutchoucans, accompagnés de Ska et de Sapa. Ce fut immédiatement des exclamations de surprise et de liesse, et en quelques instants une dizaine de Tchoutchoucanes les entouraient, et mettaient quasiment Yoskoyuma à bas de son cheval pour l’embrasser. Il trouva que ses femmes avaient l’air radieuses, et en déduisit que l’ambiance dans le clan devait être au beau fixe. Ludowtag, Pastodriel et Laurennorod trouvèrent ses compagnes charmantes. Pierrokomis quant à lui était soulagé de voir que la tribu à reconstruire ne comptait que des jolies filles.

Celles qui n’étaient pas présentes au moment de leur retour avaient été alertées par tambourin, et on avait fait des signaux de fumée à l’attention de Mariwani et Lorenawa, qui étaient parties relever les pièges à castor installés en amont sur la rivière. Les chevaux furent prestement déchargés, et toute la tribu ne tarda pas à être rassemblée autour du feu. Les Tchoutchoucanes regardaient avec curiosité les compagnons de Yoskoyuma, ainsi que les deux loups qui s’étaient couchés un peu à l’écart.

Leur chef leur parla de son étonnante rencontre avec Pierrokomis, l’avant-dernier des Tchoutchoucans, et de l’aide que ce dernier avait accepté d’apporter dans la reconstruction de la tribu. Un long silence suivit la déclaration. Les Tchoutchoucanes évaluaient manifestement le nouvel arrivant, cherchant à le situer par rapport à Yoskoyuma. Le gentil dauphin leur facilita le travail en précisant qu’il restait leur seul époux. Pierrokomis récolta alors quelques sourires approbateurs, et le sujet fut entendu. Il leur présenta également Ludowtag, Pastodriel et Laurennorod, ainsi que Ska et Sapa. Les loups furent immédiatement adoptés, les Tchoutchoucanes les considérant comme de grosses peluches noire et blanche.

Il leur restait à évoquer le grand festin qui arrivait, auquel serait invité leur ami Pacopolo, ainsi que quelques-uns des Patatiwana : Frédora, Clairineti, Audreytu, Jojohama, Antonimo, Peikota, ainsi que Chrizalee Ange du Sud, Juhanzee Joueur Démoniaque, et Bébérisha Cerf Protecteur. Ce serait une belle fête, et elle aurait lieu le lendemain soir, il y aurait donc largement de quoi s’occuper pour la journée, car il fallait aussi reconstruire les tentes manquantes. Heureusement il y avait quelques paires de mains supplémentaires pour les aider, et qui ne craignaient pas la tâche. Les Tchoutchoucanes quant à elles bouillonnaient d’idées pour décorer le village, et leur entrain était assez communicatif.

Tous baignaient dans une légère euphorie, et il n’y eut même pas de rixe ce soir-là pour déterminer qui dormirait avec qui. Les Tchoutchoucanes ayant appris à apprécier la compagnie les unes des autres, il n’y avait plus autant d’enjeu, et la répartition des nuits fut déterminée sur les six semaines à venir sans problème. On se demandait même pourquoi il y avait eu autant de soucis auparavant.

 

Le lendemain, ils attaquèrent les préparatifs dès l’aurore. Ils n’étaient pas de trop pour tout ce qu’ils avaient à faire. Les membres du Grand Canon furent chargés d’aller chercher outils et peaux dans leur clan pour la construction des teepees, ainsi que dans les clans voisins à l’Est si nécessaire. Yoskoyuma partit inviter les Patatiwana, et faire le tour de leurs quelques voisins à l’Ouest pour voir ce qu’il pourrait rassembler pour les tentes et pour la fête.  Il fallait également s’occuper des restes du bison, commencer à faire mijoter la viande pour le banquet, préparer les emplacements des futures tentes, cueillir les baies pour accompagner le bison et les herbes à fumer, faire les guirlandes de branches et de fleurs, préparer les offrandes pour les esprits…

Sanahima et Krohana en profitèrent pour aller cueillir des herbes pour leur propre rituel. Guidées par les loups, elles trouvèrent facilement de la sauge, ainsi qu’un cèdre magnifique. Elles expliquèrent doucement aux plantes pourquoi elles leur prélevaient des branches, et les attachèrent ensuite en petits bouquets pour les ramener et les faire sécher.

Au coucher du soleil, tout était prêt pour la fête en l’honneur du bison mort. Pacopolo arriva avec des présents : un métier à tisser en bois sculpté, et des fils de toutes les couleurs, vifs et chatoyants. Tous les gens du Peuple présents ce soir-là participèrent au tissage à tour de rôle. Leur tissu ne ressemblait à nul autre.

Assemblés au coin du feu, les chasseurs racontèrent leurs histoires de bisons, et de rencontres spirituelles dans les bois. Les Tchoutchoucanes parlèrent de la vie dans le camp après le départ de Yoskoyuma, des parties de pêche avec les Patatiwana, du commerce réalisé avec les autres tribus, et de leurs débuts incertains dans le tannage des peaux et la confection de vêtements. Des éclats de rire saluèrent la première tunique assemblée par Constanswani et Caroloa, qui ressemblait plus à un vautour mort qu’à un vêtement. Les Patatiwana n’étaient pas en reste, avec leur Patatiwaouw trop dosé qui avait fait disparaître le sommet d’une colline, et le cheval fou qui avait démoli le teepee de Pacopolo alors qu’il était dedans. Le grand goéland n’avait même pas récolté une égratignure.

La fête s’étira paresseusement jusqu’au petit matin. Peu avant l’aube, Sanahima et Krohana se retirèrent un peu à l’écart, pour faire leur prière d’offrande. Dans une coque, elles déposèrent le cèdre et la sauge et les firent brûler, invoquant les éléments, l’air et le feu de la fumée, la terre et l’eau des plantes. C’était un rituel de fertilité très ancien, que Gertrudalona leur avait enseigné. Elles prièrent les esprits de la Nature de leur apporter de petits Tchoutchoucans, et prièrent encore. A la fin, elles regardaient simplement les volutes de fumée faire des dessins, éclairés par la Lune. Et puis elles rejoignirent les autres sur leurs couches empreintes de sommeil.

Si leurs prières furent entendues, cela l’histoire ne le dit pas.

 

 

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Portrait de Zarathoustra
Zarathoustra a répondu au sujet : #21469 il y a 6 ans 2 mois
Ca fait plaisir que tu te lance dans un texte aussi long. Et je vais te dire, tu avais même de quoi faire une petite saga mais j'y reviendrais.

D'abord, je vais te donner mes impressions générales et je reviendrais dans la semaine sur un vue plus détaillée.
D'abord, le monde me plait parce que je suis toujours rester fan des western et, enfant, j'étais fan des indiens et des films de Winetou. Et également de Yakari. Et j'ai pas mal repenser à Yakari en te lisant parce qu'il y a cce monde un peu animiste et une douceur un peu enfantine (ce n'est pas des reproches). Bien sûr, y a des gros trics pour les adultes aussi.

Donc la première chose qui se dégage de ton texte, c'est une impressionde bien-être. on y est bien. Il y a cette douceur beinveillante qui fait qu'on est un peu dans un petit cocon. Bien sûr, le monde que tu décris n'est pas exempt de noirceur, de violence, mais tu la places très hors-champ. C'est à la fois bien et pas bien.
- Bien parce que tu est cohérente avec ton univers.
- Pas bien parce qu'à chaque fois que tu introduis une dimension dangereuse, angoissante etc., on a du mal à la vivre sérieusement.
Par exemple, l'incendie, on y croit pas vraiment. On se dit qu c'est un incendie de rien du tout. La preuve, tout le monde le regarde sans s'inquiéter. Même chose avec la soif. Au départ, je t'avoue que j'y croyais pas qu'on puisse avoir soif dans un forêt. Et puis, je me suis rappelé d'un reportage en Papouasie où effectivement, l'expédition avait des soucis avec l'eau et était obligé de couper des lianes pour boire parce qu'il n'y avait qu'il n'y avait quasiment pas de source dans les environs. Dans ton texte, on n'a pas le temps de t'inquiéter que des loups arrivent pour les sauver (un peu comme dans Yakari ;) ).

Il y a un point que je trouve dommage, c'est ton refus de creuser la psychologie des personnages Ah oui, les personnages. J'oubliais. Bon, tous ces noms sont sympas, amusants (je suppose qu'il y a plein de clin d’œil à ton entourage), mais on a trop de perso. J'ai du mal à retenir un personnage. En gros, ce ne sont que des noms. Ils n'ont aucune personnalité (bon certains ont quelques penchants bizarres :evil: mais c'est tout ce qu'on a pour les distinguer). Je trouve que c’est vraiment dommage car tu te prives du meilleur moyen d'immerger le lecteur.
Tiens, par exemple, ton héros est le seul survivant de son peuple. Certes tu dis de lui qu'il est malheureux, mais je trouve qu'on ne le vis pas. A aucun moment tu nous fais partager ce qu'il pense. Tu te limites à nous décrire ses émotions. Or, pour faire vivre une émotion, il ne faut pas se contenter d'écrire "tiens, mon perso, là, il est vachement triste". Une émotion se crée à partir d'autre chose. Donc si tu veux faire vibrer le lecteur et qu'il est un peu d'empathie pour tes perso, il faut aller plus loin.

Un autre point. Ton texte est long, mais, comme je te l'ai dit, tu as une trame qui aurait pu donner lieu à une petite saga. Tu sais, moi, mon Chant des Pierres n'a pas beaucoup plus d'éléments narratifs que ton histoire (et bien moins de perso). Or je trouve que ton histoire souffre d'un point très important si tu veux immerger le lecteur encore plus, c'est que tu ne travaille pas assez en "scènes".
Je veux dire qu'à plusieurs reprises, ton histoire ouvre de très belle possibilité de créer des temps forts ou de jouer avec des temps faibles pour laisser vivre tes personnages. Quand je te parle d'une scène, pour moi, cela veut dire qu'elle doit durer entre 1 et 3 pages.. C'est pourquoi le Chant des Pierres a eu 10 chapitres (et dont certains ont été très longs sur la fin). J'ignore si tout le monde est comme moi, mais, en tant que lecteur, j'ai besoin de temps pour sentir des choses et partager des émotions, des angoisses, des joies, ou d'être pris par une scène au point d'oublier le temps. Si on m’enchaîne les scènes tous les 5 ou 10 lignes, je glisse dessus.
Or toi, tu as plusieurs idées qui, moi, m'aurait intéressé de voir développer.
D'abord, j'aurais voulu connaitre un peu plus de l'histoire de ce peuple. Comment il en est arrivé là. Et ça, ça aurait pu prendre des pages. Ensuite, j'aurais voulu voire comment cet homme aurait vécu ça le jour J et comment, au fil des jours, il aurait évolué par rapport à ça.
Mais la plus belle scène que tu as foiré (à force de ne pas vouloir la traiter), c'est la scène du buisson quand ils vont chasser les bisons. En l'état, je vais te dire, ça ne servait à rien de faire aussi explicite, au contraire, tu aurais pu te contenter d'un peu d'ambiguité, parce qu'ici, ça débarque sans trop crier gare, et surtout ça glisse sur ton héros. Pfffiout, on passe tout de suite à autre chose et on le développe deux ou trois fois plus, alors que c'est nettement moins intéressant. Moi, cette scène, je me dis qu'elle aurait mérité au moins 2 ou 3 pages. Déjà en l'introduisant un peu par petite touche, puis en jouant avec le lecteur le moment voulu. Et puis surtout, tu as là une merveilleuse occasion de nous montrer ton personnage se poser des questions, de plonger dans ses pensées, dans son éventuel trouble etc. Là, on sait rien. Ils vont tous avoir soif, et on oublie ce qui vient de se passer.

Maintenant, l'histoire. En soi, je la trouve un peu construite bizarrement. D'abord, je n'aime pas trop tes personnages féminins. Je les trouves très asservis aux hommes et finalement toutes trop monolithique. Ces femmes sont transparentes et interchangeables. Elles agissent toutes de la même façon. Certes, tu nous dis que ça se dispute, ça se chamaille etc., mais 1- c'est quand même très cliché, 2- ça ne veut pas dire qu'elles ne fonctionnent pas pareilles. Même chose avec le combat de boue. Je trouve ça hyper machiste et hyper avilissant que des femmes se battent pour avoir un homme... Surtout que ton chef, on peut pas dire que tu nous le montre comme un type extraordinaire.
Donc en résumé, c'est l'histoire d'un homme seul à qui on confie un harem et une fois qu'il l'a préfère être avec des hommes et vivre des trucs avec eux, mais c'est pas grave, parce que les femmes de leurs côtés sont très heureuses d'être ensemble (et l'histoire ne dit pas ce qu'elles font la nuit alors qu'elles n'ont que 3 tentes pour dormir alors qu'elles sont bien plus nombreuses, mais bon, si les hommes s'occupent de leurs côté, on peut supposer qu'elles ne s'ennuient pas non plus... :whistle: Je sais pas si on se comprend... ;)

Par contre, il y a un point que je trouve bien (et auquel je m'étais également confronté avec le Chant des Pierres), c'est la notion de logistique du quotidien. Souvent, quand on a une communauté, on ne la voit pas vraiment vivre, or ici, je trouve que tu te soucies bien de le montrer et en soulevant des difficultés qu'on aurait tendance à très vite négliger parce que pas forcément sexy à raconter. Et puis, tu as aussi pris soin à montrer la vie des indiens. J'ignore si tout est de ta fantaisie mais je trouves que tu as créé quelque chose de cohérent.

Donc au final, j'ai passé un bon moment dans le sens où j'étais bien dans ton petit monde où on se sent protégé et où plane une belle bienveillance, avec un humour un peu tendre et enfantin. Mais en même temps, j'ai été un peu frustré parce que tu semblais ne pas vouloir me donner ce qui m'aurait fait plaisir et j'ai toujours un peu de mal avec ta façon assez désinvolte de traiter tes personnages.
Mais si tu veux me faire plaisir, essaie de prendre une scène de ton texte et de la traiter quasiment comme un seul chapitre, tu vas voir qu'on découvre des ressources insoupçonnées pour écrire et découvrir un onde enfoui qui donne un peu plus d'ampleur. Il manque à ton texte das moments vraiment forts. Tu ne gères à mon sens pas assez bien le rythme de ton récit en mettant un peu tout sur le même niveau, l'important comme l'accessoire (voire même parfois en développant l'accessoire plus que l'important, y a plusieurs exemples flagrants).
Portrait de San
San a répondu au sujet : #21473 il y a 6 ans 1 mois
Yep, il y a des scènes et surtout du sexe que j'aurais bien détaillées davantage, mais comme j'ai des personnages très reconnaissables dans le texte, j'ai eu du mal à les mettre en scène pour ça, en fait. C'est le problème que j'ai avec mes personnages :D Ils ne font pas ce que je veux. Yoskoyuma détourne rapidement les yeux alors que le lecteur avide de scènes croustillantes voudrait en savoir plus. C'est chiant :D
J'aime beaucoup ton résumé, en fait, c'est exactement ça, c'était même l'essentiel du plan de mon texte avant que je le détaille. C'est un harem, donc oui c'est machiste, et c'est Yosko, donc oui c'est... un peu bizarre. Je note quand même tes idées sur le suçage de lianes, et sur le côté dramatique de l'incendie. Surtout le suçage de lianes quand même. Il y a sûrement matière à en faire qqch de graveleux pour rebondir sur la scène du buisson. Je me demande juste s'ils peuvent trouver des lianes là bas.
Je ne sais pas trop quoi faire de ton idée sur les émotions / pensées des personnages. Il faudra que je vérifie ce qui marche bien en lisant parce que je ne suis plus trop sûre de comment je voudrais faire.
Je me suis pas mal documentée sur les amérindiens pour écrire ce texte, donc je suis plutôt contente que ça marche bien sur ce côté là (en tout cas pour toi).
Clairement, il y a matière à en faire davantage. Je dirais que c'était déjà bien assez long (et vraiment harassant) pour moi, mais la matière me donne envie d'en faire une murder, notamment. (un scénario pour une soirée enquête en jeu de rôle grandeur nature). Il y aurait sûrement de quoi faire un roman, même. Ou un film. Mais c'est pas trop mon domaine :)
Merci pour tes commentaires en tout cas. Je suis contente que la lecture ait été agréable (et frustrante, je suis assez contente aussi pour ça :D)