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Il était une fois un jeune prince, fils d’un vieil Empereur décati, destiné dans un très proche avenir à prendre la succession de son père...

"L’alchimie est tout ce qui m’intéresse, Tildan, et tu sais aussi bien que moi que personne dans ce palais ne peut m’empêcher de faire ce qui me plaît avant tout... Mon sage père n’a jamais pris la peine de me donner l’éducation qui me serait indispensable pour gouverner en toute intelligence notre Empire, aussi je préfère me donner entièrement à ma passion plutôt que de me raccrocher à un pouvoir que je ne mérite pas..."

Chaque jour voyait le prince Yosko s’éloigner un peu plus du trône qui lui était dévolu, et il passait le plus clair de son temps dans les souterrains et les coins obscurs et oubliés de Castel-Argent (tels que la bibliothèque royale, aux étagères couvertes de poussière, et aux fenêtres obscurcies par les toiles d’araignée), ce qui n’avait de cesse d’inquiéter Tildan, le gérant dévoué et sans âge de l’Empire. Les journées passées dans des excavations pleines de rats et de moisissures ne pouvaient que porter préjudice à la santé du futur Empereur, et c’était plus que pouvait en supporter le vieux sage. S’il avait eu voix au chapitre, il aurait mis un terme à toutes ces recherches. Mais voilà, il ne l’avait pas.


C’était un de ces matins ensoleillés comme il y en a tant à la surface de Ternua. Aucun des moineaux des jardins impériaux ne parut surpris de voir s’avancer, pas à pas dans la neige, une jeune femme bien peu vêtue quand on considère le climat rigoureux de cette contrée montagneuse. Yosko marchait à ses côtés, la tenant par la main avec la plus grande délicatesse. Elle avait de longs cheveux d’or ondulés et des yeux immenses et du bleu le plus pur, un visage fin et pâle comme un matin d’hiver. Sa robe semblait flotter sur sa peau satinée et battait sur ses longues jambes douces. Elle paraissait si frêle qu’elle n’aurait pas dû se tenir debout, mais elle accomplissait ce miracle avec une grâce infinie.

Après une courte promenade lente et silencieuse, le prince et la belle et fragile apparition prirent place sur un banc au milieu de la roseraie. La conversation de la jeune femme montrait des lacunes évidentes... En fait, elle ne paraissait pas vouloir jamais desserrer les lèvres - Yosko s’inquiétait fort de ce détail, ayant prévu de... faire... des choses avec cette belle demoiselle. Ses yeux magnifiques avaient un éclat lointain et insaisissable, mais ne témoignaient d’aucun réel signe de vie : toujours fixes, perdus dans le vague. Notre pauvre prince avait bien trop vu ce genre de regard dans les yeux de ses précédentes créations, avant qu’elles ne s’effondrent d’un coup, leur flamme vitale comme soufflée par le vent de l’oubli.

Et justement, la charmante créature assise à côté de lui relevait son visage vers les nuages gris arrivant de l’Est. Elle resta dans cette attitude un long et douloureux moment, ses yeux tournés vers les cieux comme pour leur adresser une prière muette ; puis elle laissa échapper un profond soupir... Yosko n’eut même pas besoin de se tourner vers elle pour savoir. Elle était morte.


"Pourquoi le sort s’acharne-t-il ainsi sur moi... Cette dernière création était sans aucun doute ce que mon esprit peut concevoir de plus parfait ! L’incarnation de mon désir doit-elle immanquablement retourner à la mort ?! Le corps humain est une petite chose bien fragile, et ne sera jamais à la hauteur de son esprit... Alors mon entreprise est bien vaine, et je serai à jamais prisonnier de ma solitude. Et pourtant, j’attendais ce jour, je l’espérais tellement !

- Vous pourriez peut-être vous concentrer davantage sur l’âme de votre créature, mon prince, et moins sur son corps... Pour qu’elle soit d’abord reliée à la trame de la vie avant d’être enfermée dans son enveloppe charnelle.

- Quel est le moyen de fabriquer l’esprit qui correspondra parfaitement au mien, et où pourrais-je trouver l’âme qui lui donnera une existence ?

- Votre esprit et votre âme sont déjà liés à celle qui sera votre moitié. Vous n’avez qu’à appeler son nom, l’appeler de tout votre coeur et suffisamment fort, l’appeler encore, jusqu’à ce qu’elle réponde..."


Sanaiel sortit du bassin, ruisselante de fluide vital. Ses formes harmonieuses et ses beaux cheveux cuivrés attiraient l’oeil de loin. L’alchimiste princier s’approcha précautionneusement de sa créature : il avait déjà essuyé les attaques féroces d’une sauvageonne aux instincts de survie exacerbés, et prenait bien garde depuis lors de s’assurer de l’équilibre psychologique et de la santé mentale de ses expériences avant de se mettre à portée de leurs griffes.

Ayant suivi les conseils sans doute avisés de son premier conseiller, Sa Majesté osait espérer cette fois-ci de meilleurs résultats. Il avait cherché dans la trame infinie du fluide vital en chaque étincelle de vie, et pensait avoir trouvé celle qui répondait à l’appel de son âme et de son coeur ; il l’avait liée à ce corps sans défaut, lui avait donné le goût pour la vie et avait éveillé ses sens. A présent, il la contemplait avec plus d’espoir au coeur que jamais, et la souveraine conviction que tout allait bien se passer.

Les yeux de biche de l’être artificiel ne semblaient receler nulle trace de folie meurtrière, mais pas beaucoup de vie non plus. Pourtant, une fugitive lueur d’amusement les traversa lorsque Yosko parvint face à elle,... à moins que ce ne fût une vision de son esprit ?

Encouragé par la passivité de la jeune femme, le prince tendit la main vers elle, pour effleurer du bout des doigts la peau douce et chaude de sa joue. Elle colla son visage contre sa paume, et la main du prince couvrait la moitié de son visage. Ses paupières closes lui donnaient à présent un air apaisé. Yosko bondit intérieurement de joie en voyant un être aussi vivant passer de son imagination à la réalité.

Sa toute nouvelle créature restant docilement collée à lui, Yosko décida de s’éloigner de la cuve et de rechercher un endroit plus tranquille, où ils pourraient commencer leur découverte de l’autre dans la paix et l’harmonie, et confortablement installés. Il la prit par la main, et après un instant d’hésitation, elle parut choisir de le suivre - reconnaître la capacité de prendre une décision chez une de ses créatures, c’était déjà une surprise pour Yosko ! Il se rendit compte qu’il aurait peut-être à tenir compte de sa conscience, de son avis, à la ménager, à la convaincre... Toutes perspectives nouvelles qui éveillaient sa curiosité. Ainsi, il n’aurait plus affaire à un pseudo-être zombiesque dénué d’âme, mais à une véritable personne ? Il pourrait la séduire, se faire aimer d’elle, apprendre à aimer son caractère et toutes les facettes de sa vie ? Croyant rêver, il se pinça fort le bras, ce qui n’eut bien sûr aucune conséquence.

Plongé dans ses réflexions, il se retrouva tout à coup installé dans les coussins du petit salon attenant à son laboratoire, et une douce Sanaiel à demi affalée dans ses bras. Elle levait de grands yeux interrogateurs vers lui, et il prit conscience qu’elle s’était complètement laissée aller avec lui lorsqu’il s’était assis dans les coussins : en fait elle était bel et bien tombée sur lui, à cause ou grâce à son moment d’inattention, mais elle n’en paraissait aucunement gênée.

Yosko appela un serviteur de son père qui attendait derrière la porte, en livrée blanche et or, et lui demanda un goûter de fruits frais et des boissons fraîches pour son invitée, ainsi qu’une robe de soie et des chaussons. Le valet parut surpris lorsque son regard croisa celui de la jeune femme, qui esquissa pour lui un sourire, pour ensuite reporter son attention sans partage sur son créateur.


Le jeune prince avait passé toute l’après-midi à converser doucement avec la jeune femme, et avait à présent peine à croire qu’il l’avait bien vue sortir, nue et tout juste créée, d’une de ses cuves. Grapillant sans y prêter attention dans un plat de temps en temps, il donnait grain par grain du raisin à déguster à sa mie, lui servait lui-même l’eau claire entrecoupée d’un peu de vin, lui proposait avec grand intérêt chaque fruit et chaque entremets pour découvrir ses goûts, tout en lui servant une à une les centaines de questions qui se pressaient à ses lèvres. Les réactions pleines de tact et de patience de la belle demoiselle l’enchantaient, elle lui retournait même de plus en plus souvent ses questions. L’interrogatoire n’aurait pu être plus plaisant, et le prince parlait de plus en plus, car sa créature avait tout à apprendre de l’univers dans lequel elle venait d’apparaître, alors qu’elle n’avait pour l’instant guère d’histoire à raconter.

Elle apprit ainsi en quelques heures les principales choses qu’il fallait savoir pour pouvoir survivre dans l’Empire, le fonctionnement interne du domaine où elle allait vivre désormais, les privilèges de sa condition, contrairement à celle moins enviable d’à peu près tout le reste du monde ; elle découvrit la cuisine raffinée, le plaisir, l’envie, la curiosité, la soif, la pitié... et l’amitié, comme un cadeau du ciel. Puis, quand elle fut parvenue à la découverte de la fatigue, le prince la conduisit à sa chambre, meublée d’un lit moelleux à baldaquin et d’une commode ancienne de bois sombre. La jeune femme paraissait décontenancée :

"Lorsqu’il fait nuit et que l’on veut se reposer, faut-il donc se séparer des personnes avec qui l’on passe la journée ?"

Le prince n’était pas certain de vouloir se séparer d’elle, aussi choisit-il de discuter simplement avec elle, en essayant de ne pas trop l’influencer, pour qu’elle trouve elle-même ce qui était le plus juste à faire.

"C’est ce qu’il convient généralement de faire, ma douce, car seuls les époux se retrouvent dans le même lit pour passer la nuit, alors même qu’ils ne passent pas forcément la journée ensemble. Votre vision innocente et juste me paraît cependant méritoire ; je vous conseillerais de faire selon votre coeur, car personne ne vous en tiendra rigueur, et votre jugement empreint de pureté inspirera peut-être celui des gens autour de vous...

- Ainsi, vos coutumes sont de passer la nuit à l’écart des personnes que vous fréquentez la journée. Y a-t-il une raison à ce comportement social étrange ?

- Et bien, on pourrait parler du fait que les gens ont du mal à se reposer lorsqu’ils ne passent pas la nuit seuls. Les activités nocturnes entre personnes proches ne sont pas tout à fait comparables à celles du jour...

Le prince, rien moins qu’embarassé, arrêta là ses explications, jugeant que la jeune femme avait suffisamment de matière pour se former une opinion. Il attendait cette dernière avec impatience, avec ferveur. Se pouvait-il que cette merveilleuse créature transforme les choses ? Ce qu’elle touchait s’imprégnait de sa pureté... Ce qu’elle prononçait, de cette belle voix cristalline, sonnait tellement juste ! Le souhait de recouvrer une totale innocence, et de voir anéanti tout ce qu’il y a de pourri et de perverti en ce monde, il n’osait pas vraiment le formuler.


Ce souhait que nous faisons chaque jour... Ce ne peut être qu’une chimère, n’est-ce pas ?

Yosko passa cette nuit-là physiquement seul, mais jamais le vide de la nuit ne lui parut aussi plein, empli de paroles, de musique, de mystères.


Au petit matin, Sanaiel avait disparu, laissant derrière elle une lettre de séparation finalement sans surprise : elle voulait voir le reste du monde, assouvir sa toute nouvelle curiosité, et se forger une véritable vision des choses de cet univers. Un jour elle reviendrait, d’une manière ou d’une autre. Yosko savait à présent que son pouvoir était réel, sans pouvoir se l’expliquer. Alors peut-être que ce jour, le monde serait un peu plus beau... Il fit le voeu de ne pas s’être trompé, car c’était elle, celle qu’il attendait. Et si elle disparaissait comme ses autres créatures, il la suivrait cette fois jusqu’en enfer.

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