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     Son rire fut cruel.

     Il y eut juste autant de cruauté dans ce rire que ne pouvait en démentir la lueur grise et bienveillante de son regard.

Et son visage me parut soudain odieux. L’harmonie adorée que je m’étais plu à y trouver ces dernières semaines vola en éclat. Les lèvres aux traits étriqués, les joues délavées, le regard embué m’apparurent dans toute leur sinistre réalité. J’en eu la nausée. Et je crois qu’elle le vit – son rire cessa.

 

- Ça n’existe pas les sirènes, mon petit Mikhaïl, siffla-t-elle d’une voix douce.

 

     Et comme pour démentir ses propos, ses cheveux humides s’échappèrent de la capuche de son anorak pour venir grignoter la blancheur de son cou.

     Longtemps après, je devais repenser à cette fille et à cette singulière chevelure qui m’avait toujours semblée mue par sa volonté propre. Ces nattes épaisses de cheveux blonds cendrés qui m’avaient hypnotisé des heures durant. Qui semblaient serpenter dans son dos au rythme entêtant d’une mélodie inaudible. Que chaque journée agrémentait de parures aussi étranges qu’insensées… Et je dois dire que la danse muette de ces hydres blondes alimenta longtemps le flot de mes rêveries. Longtemps même, après que je l’eus quittée ce soir là.

 

     Et tandis que le trajet abhorré de ma monotonie quotidienne me ramenait chez moi, je réprimais en silence le ressac confus des sentiments qui m’oppressaient. Je me souviens que je cherchai passionnément à la haïr. Pour sa désinvolture. Celle avec laquelle elle avait fracassé la candeur de ma confession. Pourtant, ce fut presque avec sérénité que je m’endormis ce soir là, aussi tard qu’à l’accoutumée. Le souvenir de ma sirène dans mon poing serré. Mes projets en miettes rassemblés dans un vieux carton qui ne devait jamais plus être ouvert.

 

     Du moins le pensais-je sincèrement.

 

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- … en train de pêcher des sirènes, c’est ça ? Tu n’en finiras donc jamais, Mikhaïl ?  

     Je levai un visage maussade vers mon père et replongeai dans mon potage. J’avais cessé d’écouter ces réprimandes de vieux fonctionnaire désabusé depuis mes douze ans. Ce jour où je m’étais finalement résigné à n’être rien de plus que le grain de sable qui grippait la belle mécanique familiale. Seul le poing que mon père abattait ponctuellement sur la table pour donner plus de poids à ses arguments parvenait encore à m’arracher au mutisme dans lequel je me barricadais – au grand dam de ma petite maman qui comptait ses cheveux blancs en silence.

     Il y avait chez ma mère, à cette époque, une douceur résignée qui faisait peine à voir. Et il m’arrivait souvent de me sentir coupable lorsqu’en desservant la table, elle nous adressait un pauvre sourire plein de lassitude. Je crois qu’elle vivait ma médiocrité comme une fatalité. Une évidence à laquelle elle s’était préparée depuis ma naissance. Et ce fut presque toujours vers elle que mes pensées se tournaient les jours où je manquais les cours. Lorsque mes pas empruntaient le chemin creux qui menait aux digues et qu’une culpabilité fugace m’étreignait la poitrine.

 

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- Mikhaïl ? C’est un nom plutôt bizarre…  

     Et elle pouffa.

     Sur le moment, je lui en voulus affreusement. D’abord parce qu’elle venait de formuler à voix haute ce qui devait venir à l’esprit de tout le monde à chaque fois que j’étais introduit quelque part. Ensuite, pour ce gloussement qui me sembla terriblement ridicule comme je ne tardai pas à le lui faire comprendre en lui retournant à mon tour un sourire moqueur.

 

- Et Mikhaïl comment ?  

- Va savoir, marmonnai-je avec une mauvaise volonté flagrante.  

     Elle haussa les épaules. Sans doute ne le sut-elle jamais, mais ce fut à cet instant précis que je découvris pour la première fois le singulier pouvoir de ses cheveux aux reflets métalliques : lorsqu’elle les entortilla autour de son poing pour les fourrer sous un bonnet aux couleurs agressives. Ils étaient trempés. Ce fut d’ailleurs l’une des rares fois où je les vis lâchés. Lors de nos rencontres suivantes, elle devait les nouer en ces lourdes nattes que je pris bientôt l’habitude de voir.

 

- Et toi ?  

- Comme tu veux, répliqua-t-elle d’un ton badin.  

     Je mis quelques secondes à comprendre. Et cette réponse me déconcerta. Se moquait-elle de moi ? Rien sur son visage, du moins, ne laissait penser le contraire.

- Comment ça : comme je veux ?  

     Elle haussa les épaules – encore, et coula vers moi un regard sans malice.

- Oui. C’est ça. Comme tu veux. Ça n’a que peu d’importance de toute façon, sinon…

 

     Silence.

 

- Sinon quoi ?  

- Sinon rien. Oublie. Appelle-moi comme tu veux.

 

     Cette première discussion me fit forte impression. Et pour être parfaitement honnête, tout ce que je vis ce jour-là de cette fille étrange me fit forte impression. En y repensant, ce fut sans doute mon trouble et la précipitation à laquelle elle me contraignit sans penser à mal qui me conduisirent dans la minute à un prénom aussi peu approprié – aussi stupide, pourrait-on penser avec un peu de sévérité. Mais malgré tout, aussi singulier que la fille qui devait le porter.

 

- Cendre, alors…  

     Je crois que sur le moment je m’en voulus beaucoup car elle salua ma piètre performance d’un nouveau gloussement. Et pour me consoler de ce médiocre baptême, je cherchais à me persuader que tout chez elle revendiquait la cendre. De la couleur de ses yeux à celle de ses cheveux, en passant par sa carnation si pâle qu’elle en semblait presque terne. Je ne devais jamais le lui dire.

 

- Va pour Cendre. Ce sera aussi bizarre que Mikhaïl, comme ça.  

     Comme elle souriait, je me gardai bien de répliquer que mon prénom n’avait rien de bizarre. Que pouvait-elle connaître à la Sibérie de toute façon ? A voir son allure, elle n’avait jamais dû quitter le pays. Il y avait un je-ne-sais-quoi d’éthéré. Quelque chose que les gens d’ici portaient en eux et qui faisait toute la différence avec les étrangers. Je ne sus jamais dire quoi. Pourtant, c’était là et elle devait me le rappeler constamment.

 

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     De mon grand oncle Sergeï, il me restait trois choses. Le goût âcre du borsch et des beignets de choux bouilli, noyé dans l’odeur brune et caramélisée de ses bières. Les pommettes hautes sur son visage de vieux Russe taillé à la serpe. Et Sirin.

 

« Seul l’homme heureux peut entendre le chant. »

 

     Je ne sais combien de fois je me répétai cette phrase à l’âge de neuf ans, plein de la fièvre que ses paroles me versaient dans le corps. J’en faisais mon mantra : le seul qui vaille. Et aujourd’hui encore, il ne passe pas une journée sans que ces mots ne reviennent à la surface.

 

     Mon grand oncle avait pour lui la voix de la Russie. Cette voix du grand froid à la langue de cuir incisive et sans complaisance. Ces tempes blanchies par la pruga qui emprisonnaient la lumière. Et il avait Sirin.

     Ce que le borsch ne suffisait pas à rassasier dans mon corps dégingandé par une croissance capricieuse, le folklore de mon pays le comblait. A la lueur de mon esprit fantasque, Sirin avait une aura toute personnelle. Prophétesse ensorceleuse, très belle. Dangereuse. Elle avait le goût épouvantable de l’interdit. L’idée de pouvoir aliéner ma mémoire à cette créature m’était la source d’une peur sourde toute mêlée d’un plaisir sordide qui m’effrayait moi-même.

 

     On se méprenait.

     Pour mes dix ans, mon grand oncle Sergeï me confectionna une bulle : ce lacet de cuir auquel pendaient deux pièces de métal dont il m’avait assuré que les tintements suffiraient à tenir à distance ma chimère. Je me souviens de ne l’avoir porté que cette fois-là. Le soir même, je l’enfermais dans la boîte.

 

     Au fond, la tentation était bien trop grande.

 

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- Oui, mais profonde comment ?  

     La plupart du temps, Cendre m’épouvantait par son calme.

     Les jours où mon zèle me menait jusqu’à ces salles de cours exiguës et sans âme, il arrivait qu’elle m’attende des heures durant, assise au Cap, fouaillant simplement de ses yeux la nappe épaisse de la mer. A nos débuts, ces heures d’effroyable Ennui me tuaient. Au bout de quelques semaines, j’y renonçai : sacrifice vite consenti. Je me sentais une haine farouche pour tout ce qui consistait à me faire violence. Cendre, si laconique, me devenait nécessaire.

 

     Son silence avait sur moi des vertus singulières. Elle parlait peu. Ou alors de cette voix grave aux intonations un peu rauques. Combien de fois la surpris-je en parvenant aux digues : seule, en retrait, le corps tout entier tendu vers le large ? Cendre monologuait. Comme ces fous dont la voix change de puissance et de timbre d’une façon curieuse : sans rapport avec ce qu’ils disent. Cette voix m’électrisait.

 

     Et lorsque par hasard, elle fredonnait, c’était pire encore.

 

     Au fond, il n’était rien que je ne me sentis capable de lui céder. Elle n’avait qu’un mot à dire.

     Ce vendredi-là, justement, Cendre avait délaissé son poste de guet. J’avais encore le rouge aux joues et le souffle court lorsque je débouchai à l’orée du Cap, presque dépité de ne pas trouver mes hydres blondes à l’endroit tant attendu. En vérité, elle se trouvait en contre-bas, nichée dans un repli du promontoire déchiré. L’eau salée et le soleil lui avaient saupoudré les joues de sillons nacrés. Et elle fredonnait – un de ses airs sans mélodie qui me donnaient la chair de poule.

 

     Le ton badin de sa question m’avait arraché sans préavis à la langueur de mon début de journée.

- Profonde comment ?

 

     Je ne sus jamais avec certitude à qui cette question s’adressait. Ce que je sais en revanche, c’est qu’après quelques secondes, j’avais ôté mon tee-shirt et mon pantalon. Ceinture récalcitrante. Lacets réfractaires. L’instant suivant, l’eau m’avait fait l’impression d’un coup de cravache. Je pensai avaler assez de ce liquide saumâtre à l’extrême pour le reste de mon existence. Et pourtant, à mesure que je m’enfonçais, je sentais une fierté sourde me monter dans la poitrine. Terrible à sa manière, parce qu’inexplicable.

     Je ne dus d’échapper à l’asphyxie qu’à un réflexe sans intelligence qui s’imposa à la seconde où la paume de mes mains rencontra le fond du Cap. Je regagnai la surface avec la maladresse d’un têtard sans force. Longues secondes d’agonie. J’avais seize ans. Elle en avait dix neuf. Tout mon orgueil résidait dans la poignée de sable gris que je lui brandissais en m’effondrant sur la plage.

 

     Cendre fredonnait.

     Et moi, dans la seconde où je sautais, j’avais oublié que je ne savais pas nager.

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     Je l’appelais Sirin.

 

     C’était une petite figurine en terre, toute émoussée d’avoir été trop caressée au long de mes nuits de veille. J’avais pour ses hanches ébréchées et pour son regard aveugle une adoration indéfectible. Le socle de glaise brune devait à jamais porter la trace de mes coups de dents : saveur de terre épaisse et électrisante qui roulait sur ma langue, se mêlait à ma salive. Sirin me laissait sous les ongles les traces de mes insomnies.

 

     Le temps passant, je développais une conscience aiguë de mon anormalité.

 

     D’aucuns auraient pris pour talisman un symbole de prospérité et de félicité. Dans le fond, peu m’importait. J’avais la bienséance en horreur. Et je poussais l’audace jusqu’à élever dans un coin de ma chambre un autel à la gloire de mes incohérences. Bien modeste, certes. Mais assidûment fréquenté : je compensais la marginalité de mes dévotions par la ferveur que je mettais à mes prières.

 

     Nichée entre deux lattes d’une marqueterie mal jointe, Sirin s’abreuvait de mes extravagances.

 

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     Qu’était-ce ?

     Rien de mieux qu’un ponton.

 

     Je me souviens. Une crique minuscule qui appartenait au vieux Le Goff. Des ajoncs étalaient leurs calices jaunes à flancs de rochers, bordaient la Bicoque. Une baraque de pêcheur toute de guingois : façade blanchie à la chaux, coiffée d’un toit d’ardoises noires, avec cette gouttière de corniche singulièrement bleue qui lui donnait l’air de couler par l’avant.

 

     J’avançais jusqu’à l’extrémité du ponton. Le bois émettait un gémissement au moment où mes semelles effleuraient la surface immobile. Arraché à la plage. Respiration courte et serrée. Le vent me giflait la figure à faire poindre les larmes au bord de mes paupières. Et j’exultais sans un mot, m’empêtrais à l’infini dans l’écume.

 

     La rétine finissait par me brûler de trop fixer l’étendue glauque et mouvante, allongé à plat ventre sur le bois humide. Errances délicieuses dans les jours entre les planches : je m’abîmais dans les embruns. Je traquais son apparition à mesure que l’odeur saumâtre des flots me tournait la tête.

 

     Dix huit heures sonnaient le glas de mes échappées belle.

     Le spectre ondoyait une dernière fois avant de disparaître. Je jetais un galet dans son sillage. Une gerbe discrète accompagnait son départ, et la mort dans l’âme, je me levais.

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     La première fois que j’entendis le chant, Cendre avait suspendu des cônes dans les sillons épais de ses nattes. Je me revois buvant comme un insensé les chatoiements de leur mosaïque corail, patinée par la mer.

     Indulgente, Cendre riait de mes lubies.

 

     Ce jour là, il y avait dans la manière dont elle se mouvait ce que je perçus comme la perfection d’un corps lisse et souple. Un je ne sais quoi de magnifique et de parfait. Singulièrement conçu pour la vitesse. Et je la sentais – plus que je ne la voyais – glisser à mes côtés. Mes pieds peinaient à franchir les barrières de galets.

 

     Moi, si gauche. Elle, hors d’atteinte.

 

     La mer était basse.

     C’était l’affaire d’une demi-heure à peine, mais Cendre nous poussait toujours plus au large. Les cônes tintaient dans sa nuque, fascinants et je me contentais de la suivre de la plus laborieuse des manières. La seule évocation du retour m’affligeait à chaque pas.

 

     Un instant, elle huma les embruns.

     Là encore, elle eut une façon très curieuse de procéder : tête renversée en arrière, elle découvrit sa gorge aux rafales de vent et offrit sa figure aux nuages. Suivit alors ce petit rire qui me retournait l’estomac.

 

- Bien. Ça suffit, rentrons.  

     Là.

 

     Ce fut à cet instant précis. Dans le grain de la voix de Cendre et le mugissement de la Galerne. Thème indistinct d’une mélodie inaudible. Le chant.

 

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- Monsieur Bielinski, vous êtes…bizarre.  

     Et cette vieille harpie d’exhiber devant la classe ma copie barbouillée de volutes au crayon noir.

 

     A les voir ainsi étalées dans la lumière crue des néons, je leur trouvais quelque chose de singulièrement obscène. C’étaient des traits maladroits que ma paume avait beurrés au fur et à mesure. Des silhouettes incertaines aux courbes brouillonnes, toutes mêlées aux ambages de la plume et des écailles.

     Figures tracées sans y penser, je ne me les expliquais pas. Elles l’emportaient simplement sur les paraboles et les ellipses ; elles débordaient les marges.

 

     Certes, ces rires m’étaient autant d’écueils, autant de scélérates, mais au fond – tout au fond, je savais : la chimère barrait sur moi.

 

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Pourquoi emmenai-je Sirin, ce soir là ?

 

     Je me souviens qu’il avait suffi d’un regard au moment de sortir de ma chambre : ce rai de lumière qui avait joué sur le plancher et ce que j’avais ensuite perçu comme un sourire dans la glaise. Une seconde de flottement – de celles qui précèdent les décisions vaguement importantes…

 

     Je faisais le mur.

 

     Avec l’enthousiasme des premières fois, je m’immergeais dans le brouillard à mesure qu’il recouvrait la côte. Léger. Mais suffisamment dense pour que j’emprunte le sentier qui descendait vers les digues avec moins d’assurance que d’ordinaire. Les ronces et les ajoncs s’enroulaient autour de mes chevilles en m’obligeant à progresser à flanc de rochers : je m’agrippais aux escarpements.

 

     Cendre jouait.

     Elle s’amusait avec un zippo plein d’essence dont la flamme lui éclaboussait le visage par intermittence. A bien distinguer la lueur un peu folle – l’éclat qui se dilatait dans sa prunelle grise à l’instant où le feu jaillissait, j’étais subjugué. Elle avait cette pupille singulièrement contractée qui lui faisait comme une pointe au cœur de l’iris. Un regard un peu myope, gommé par le brouillard. Et elle approchait son visage du briquet comme l’eut fait un animal intrigué pour flairer un jouet de circonstances.

 

- J’adore quand tu fais ça… murmurai-je après un moment.  

     Sourire. Elle referma le briquet dans un petit claquement sec.

     Je crois qu’elle devina sa présence à ma seule façon de remuer. Dans ma poche, malgré mes efforts pour m’asseoir à mon aise, les courbes de la statuette me mordaient la cuisse sans vergogne.

 

- Qu’est ce que c’est ? trancha-t-elle en lorgnant dans sa direction, avec l’aisance singulière que mettent les femmes à repérer une rivale.  

Je crois avoir été fortement dépité dans la seconde où je dus exhiber ma chimère à son regard circonspect. A plus forte raison, j’étais dépossédé et vexé. Combien de fois m’avait-elle déjà devancé de la sorte ?

 

     Le zippo claqua à plusieurs reprises entre ses doigts blancs, puis je vis Cendre examiner Sirin. Regard sans complaisance. Pour ma part, à la lueur des flammes, je trouvais une audace nouvelle à la silhouette dégrossie et au galbe de la glaise brune. Etait-ce le regret que j’avais de lui livrer mon secret ? Je me sentais la mission de veiller sur ma prophétesse.

 

     Son rire fut cruel.

     Il y eut juste autant de cruauté dans ce rire que ne pouvait en démentir la lueur grise et bienveillante de son regard.

 

- Ça n’existe pas les sirènes, mon petit Mikhaïl, siffla-t-elle d’une voix douce.  

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- Tu es renvoyé ?  

     J’imagine mal la déception que je dus causer à ma mère ce soir là. Mon père, du moins, me signifia la sienne à grands coups de pied dans le postérieur.

     Et que dire sinon que leur réaction me semblait disproportionnée ? Je n’étais pas renvoyé mais mis à pied – une semaine. On l’eut été pour moins ! Depuis plus d’un mois et demi, ma présence en cours était anecdotique. Noël approchait ; l’administration s’était sentie pousser des ailes : j’étais mis à pied. La belle affaire !

 

     Je devais me souvenir longtemps de la pluie démentielle qui nous tomba dessus cette semaine là. De jour en jour plus drue. Je m’évertuais malgré tout à sortir et avant de parvenir au cap, j’étais pénétré jusqu’à l’os par un froid épouvantable. Elle ne se montrait plus. Je ne rentrais que pour me coucher tout habillé, roulé en boule dans mes draps. Guetté par la pneumonie.

     C’était au dessus de mes forces. Comme le besoin impérieux de hurler ou de me taper la tête contre un mur. L’impression persistance de ne pas pouvoir dormir plus de quatre heures successives. Et je me réveillais en apnée, le corps couvert de sueur, avant de sombrer de plus belle dans un engourdissement moite et étouffant.

 

     La vérité : Cendre me manquait affreusement.

 

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     Diable ! Je ne parvenais plus à la regarder. Sa seule présence m’était devenue une agression de chaque seconde, une injure à l’absence de Cendre.

 

     Ce fut pour Sirin que je rouvris la boîte.

     Je grelottais. Elle était étendue au milieu des cônes. Et son sourire ne me parut jamais plus faux que ce soir là, lorsque je la découvris enroulée dans le lacet de cuir.

 

     Le bruit surtout fut épouvantable. L’impact devait laisser dans le mur des traces que j’allais contempler des semaines durant. Mais au fond, ma colère n’avait d’égale que la déception que j’avais d’elle. L’arrogance qu’elle mettait à vouloir triompher de Cendre me rendait fou.

 

     Ce matin là, je refermai donc définitivement la boîte sur mes dévotions en miettes.

 

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     L’eau avait depuis longtemps imbibé mes chaussures. Par capillarité, elle remontait le long de mon pantalon et la morsure glacée s’insinuait dans chaque pore de ma peau.

 

     Je me sentais vide. Vide d’elle. Et la tête trop pleine d’une sirène dont je ne voulais plus. Allongé sur le ponton, j’attendais d’en sentir les deux mains frigorifiées autour de mes chevilles. Mais au lieu de ça, c’était la tétanie progressive : lente et douloureuse. Au dessus de ma tête, le ciel bas et lourd pesait de tout son poids sur la côte déchirée.

     Peu après, je devais longtemps repenser à ce qui m’avait poussé jusqu’à la crique des Le Goff cette nuit là…

     Ce fut la gerbe d’eau qui attira mon attention. Elle écuma dans l’obscurité.

     Quelques heures auparavant, il n’y avait pas d’écume.

 

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     Elle était là.

 

     Ramassée sur elle-même, les deux mains dans le sable. A la seconde où je me redressai, elle sursauta à son tour et se déplia lentement dans les ténèbres. Interminable et blanche entre la lisière de l’eau et l’ombre du promontoire. Ses doigts laissèrent échapper une poignée de galets qui tomba dans la mer.

 

     Je suffoquais.

     L’autre enfonça ses mains maculées de sable dans les poches de son pantalon et le halo blanc plana un instant dans son sillage avant de disparaître à son tour dans l’obscurité. Elle se coulait dans le paysage avec une facilité déconcertante : son souffle invisible dans l’air pétrifié ; ses pieds frôlaient le rivage sans émettre un son.

 

     Elle s’arrêta à quelques pas de moi, se baissa et plongea à nouveau ses mains dans le sable.

     J’étais captivé par la présence magnétique de son corps. Il eût suffi – je le sentais – de tendre la main pour le soumettre aux lois de la gravité, le pousser dans l’eau et regarder la crique l’avaler avec voracité. Je frémissais.

     Les galets giclèrent à nouveau dans l’onde.

 

- Pourquoi.  

     Sourire. Elle leva vers moi un visage serein.

- La sirène. Il fallait la faire partir, non ? susurra-t-elle de sa voix grave.  

     Sous l’amas de ses cheveux cendrés, ses prunelles grises guettaient mon assentiment : je me souviens d’avoir acquiescé d’un air hâve. Satisfaite, elle se dépliait à nouveau et étirait ses membres interminables. Jamais elle ne devait me sembler plus « cendre » qu’en cet instant. Toute blanche, avec ses vêtements maculés de sable – ce sable gris de la plage qui lui mangeait aussi les joues ; ses orteils s’enfonçaient dans la vase et elle scrutait la pénombre. Evanescente.

     Ce fut plus fort que moi, je risquai une main dans sa direction. Lorsqu’elle palpa l’étoffe de son pull, l’autre eut un infime mouvement de recul.

 

- Pourquoi tu portes ça  ?  

     Elle inspecta sa tenue avec malice, ses mains noires, ses pieds humides. Et elle passa une main dans ses cheveux, indifférente. Amusée.

 

- Aucune idée, Mikhaïl. C’est ta chimère après tout.

 

     Evidemment.

     Je haussai les épaules. Mes jambes s’engourdissaient dans mon pantalon plein d’eau et j’étais frigorifiée. En face de moi, elle suivait mon manège avec un sourire ironique.

 

- J’avais les pieds dans l’eau, me justifiai-je, malgré moi. Mais, il fait froid…

 

     Elle sanctionna cette piètre tentative d’une moue sceptique.

- Elle ne serait pas venue, tu sais.  

     Je remontais le col de ma polaire. Qui. Le fourmillement dans mes doigts me brûlait les phalanges et je serrai les poings pour faire circuler le sang.

 

- La sirène, Mikhaïl.  

     Evidemment. Encore.

     J’étais mortifié…et tout à la fois troublé de ce qu’elle n’avait pas l’air de sentir le froid. Sa gorge nue émergeait entre les flaques de ses cheveux lâches.

 

- Au fond, la vérité…c’est qu’elle n’existe pas, murmura-t-elle en fronçant le nez.  

     Cette fois, je ricanai.

- Pourtant, tout à l’heure, tu disais que…  

- C’est ce que tu voulais entendre, non ?  

     Je me souviens que je cessai aussitôt de rire.

     Elle eût un petit sourire suffisant. Fugace, mais cruel. Et soudain, je me sentis stupide avec mes chaussures pleines d’eau, mes mains meurtries par le froid et mes nœuds dans le ventre. Elle jeta une nouvelle poignée de galets dans l’eau et me jaugea du coin de l’œil, tout en jouant avec la mer.

 

- Tu n’es pas réelle.  

     Cendre tourna vers moi un visage grave, puis scruta ses mains. Elles étaient longues, avec les ongles cassés et noirs. Alors, elle eut un bref rictus et alla s’asseoir à l’extrémité du ponton. Ses pieds disparurent dans l’eau et l’onde singulièrement calme demeura inerte.

 

- Pourquoi est ce que tu me cherches, Mikhaïl ? Tu fais hurler le paysage, tu le sais ça ? Ça devrait être silencieux pourtant.

 

     Et sa voix était atone.

     Je ne percevais rien d’autre que cette torpeur glacée. Rien d’autre que le clapotis léger des vagues contre le bois. Rien. Comme si le paysage ne hurlait que pour elle. Et comme toujours, je ne sus quoi lui répondre.

 

- Et toi. Pourquoi Cendre  ?

 

     Elle m’adressa un rictus goguenard par dessus son épaule :

- Tu as voulu Cendre.   A cet instant, je pris conscience qu’elle jouait. Sinon quoi ? Au fond, Cendre barrait sur moi. Et je trouvais cela irritant.

- Soit. Comment tu t’appelles ?  

     Elle gloussa. Ce me sembla aussi agaçant que la première fois.

- Comme tu veux, Mikhaïl, siffla-t-elle de sa voix douce en repoussant la masse mouvante de ses cheveux. Au fond…tu le sais.

 

     Et aussi surprenant que cela dut me paraître, c’était vrai.

- Sirin ?  

     Elle s’était immobilisée, le corps en équilibre précaire au dessus de l’eau. La blancheur de sa peau aspirée vers le fond, son dos formait un angle étrange avec le ponton. Elle tressaillit. Je frissonnai de plus belle.

 

- Je crois que tu vas…tomber.  

     Cendre eut un sourire désabusé qui se noya dans les vagues.

- Je ne suis que la chimère. Ça n’aurait pas de sens.  

     Et soudain, elle se redressa. Ses pieds ne laissèrent aucune trace humide sur le ponton. Il n’y eut pas de gémissement et son corps gracile ne tressaillit pas sous la morsure de l’air glacé. Elle passa devant moi, silencieuse, et alla empoigner deux rames fatiguées qui se trouvaient accotées à la Bicoque.

 

- J’ai quelque-chose à te montrer.  

     Hésitation infime. Je me souviens que la barque se révéla extrêmement lourde pour mon corps tétanisé par le froid. Et je titubai un instant pour la mettre à la mer, manquant de m’écrouler sur le relief hasardeux de la crique. En retrait, elle m’observait sans dire un mot. Ses lèvres entre-ouvertes ne semblaient même pas vouloir happer l’air. Sa chevelure lui coulait sur les joues : elle humait le vent.

 

     Il y eut un claquement sec lorsque l’embarcation percuta la surface ténébreuse.

 

- Dépêche toi. Ça n’attendra pas toute la nuit…Même pour toi.  

     Ce fut à cet instant précis, l’eau claquait contre le fond de la barque, je sentais mon équilibre vaciller : elle empoigna ma main. Combien de fois avais-je imaginer la sensation de sa peau contre la mienne ? Cendre balaya tout. Et je fus comme transi par le contact froid de cette paume humide. Ce fut fugace. Je lui retirai ma main pour n’en garder qu’une impression fuyante.

 

     Une seconde. Je croisai ses prunelles métalliques. Elle me tendit les rames.

     Sur le moment, le courant me donna l’impression de peser contre moi de toute sa volonté. Lancinant, l’effort ragaillardissait mon corps : la chaleur affluait de nouveau, se diffusait lentement. Mes articulations gelée mordaient la rame sans douceur. Je souffrais le martyre et nous flottions sur une géhenne glacée.

 

- Continue. N’arrête surtout pas.  

     Cendre chuchotait. J’avais le souffle court. Elle sondait sereinement les flots.

 

- Qu’est-ce que tu… L’autre me fit signe de me taire. Elle rasa l’eau avec sa main et quelque chose ondoya à la surface avant de disparaître. Soudain, la mer semblait luire dans l’obscurité. Je cessai de ramer. La barque avança encore pendant quelques secondes avant de s’immobiliser complètement. Au dessus de nous, je me souviens d’une trouée dans les nuages ; une lumière glauque se projetait sur la surface miroitante. Désormais à genoux sur le banc, Cendre était penchée sur l’abîme. Des figures spectrales se matérialisaient fugitivement sous ses doigts : elle jouait avec la mer et ses lèvres articulaient des mots inaudibles. Un éclair furtif joua sur son visage.

- Elle est  ? Cendre eut un sourire insondable et acquiesça. Elle plongea son bras droit dans l’eau – son pull fut mouillé jusqu’à l’épaule. Je déglutis faiblement. Il y avait quelque-chose de fascinant dans le ballet de ses mains sur la mer. La surface la happait silencieusement, gagnait du terrain pouce par pouce. Cendre plongea bientôt son bras gauche. A cet instant, elle était renversé par dessus le bord de la barque. Ses cheveux baignaient dans l’eau, son visage devait l’effleurer à son tour.

     J’étais comme tétanisé.

- Tu n’es pas capable de dire mon nom, Mikhaïl, susurra-t-elle contre la surface mouvante, Et c’est pour ça que tu ne me trouve pas…Tout simplement. Le halot blanc reparut soudain. Je le voyais qui nimbait le corps renversé alors que je remontais les rames dans la barque. Un sourire fou planait sur son visage, une logorrhée se déroulait à toute vitesse sur ses lèvres. Cendre embrassa l’onde avec ferveur. Si proche. Et si lointaine tout à la fois. Je ne pus que tressaillir. Ma main glissa imperceptiblement dans sa direction. Au même instant, elle bascula dans l’eau.

     Je me souviens qu’il n’y eut aucune gerbe. La mer s’ouvrit et l’engloutit sans un remous. En une seconde, la figure grise avait disparue dans les ténèbres.

CENDRE  !

     Ma voix se brisa. Je me jetais en avant, fouaillais l’eau de mes mains transies. A l’endroit où elle avait disparu, il n’y avait déjà plus que le noir abyssal du gouffre liquide. J’haletais. Mon corps basculait à son tour. Ce fut dans la seconde où je rompis définitivement l’équilibre : la barque chavira.

     Mes bras fendirent l’air ; mes jambes cédèrent contre la surface, buttèrent contre le banc. L’espace de quelques secondes interminables, je flottais – je crois – entre le ciel, le promontoire et la mer, puis je heurtai la surface hostile dans un fracas énorme.

     Les mâchoires glacées claquèrent sur moi.

oOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOo

Demain, nous irons en mer Et le soir, sur la grande rade, le silence tombera Le brouillard recouvrira la mer

Nous irons en mer Et de bon matin, on chantera des chansons aux sirènes.

oOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOo

     Ce fut le froid qui me fit rouvrir les yeux.

     Le coup de cravache dans la seconde où une poigne fuyante achevait de me hisser dans le fond de la barque. Je me souviens que la première goulée d’air fut un supplice. A la seconde, je recrachai une quantité épouvantable d’eau. Et la troisième m’abandonna sans force contre le bois pourri. Vidé.

 

      Je lançai mon bras dans son sillage pour happer ses jambes, comme un automate. Et les larmes gelaient sur mes joues. Cendre était là, sereine : elle fredonnait tout en arrangeant ses cheveux.

 

- Il fallait chasser, la sirène, Mikhaïl, pouffa-t-elle, narquoise. Je n’avais pas le choix.

 

     Les anneaux blonds s’enroulaient autour de ses poignets, m’aguichaient. Mes tremblements semblaient atteindre jusqu’aux sursauts de la barque eux-mêmes. Elle se pencha sur moi : ses yeux gris me crucifiaient, il n’y avait plus une once de douceur.

 

- Tu l’as vu ?  

     Et je secouai la tête d’un air hébété. A cet instant, je crois que l’effroi le disputait à la douleur. Mes doigts errèrent jusqu’à la rame, incapables de la saisir. J’étais horrifié : dans mon dos, je percevais les flots qui pulsaient contre le fond de l’embarcation. Je m’affaissai contre Cendre, brisé par la fatigue – elle me repoussa.

 

- On ne rentre pas : tu n’as pas compris, siffla-t-elle durement.  

     Et déjà, elle esquissait un geste pour replonger sa main dans l’eau. Contre ma nuque, l’onde s’affola. J’ignore encore où je trouvai la force : je bondis. Une seconde. Je la plaquai au fond de la barque et passai mes doigts autour de son cou.

 

- Plus jamais ça…grondais-je.  

     Mon corps se dérobait. Dans ses vêtements secs, elle scrutait la détermination terrifiée qui luisait sur mon visage avec une curiosité pleine de sarcasmes.

 

- Tu ne saisis pas, Mikhaïl. Je peux me noyer autant de fois qu’il faudra : ça n’a pas de sens.  

     Elle riait. J’étais horrifié. Mes doigts glissaient sur sa peau froide.

- La sirène n’existe pas ! Tu l’as dit !  

- Et pourtant, tu es passé par le fond. Faut-il être fou…cracha-t-elle cruellement.  

     Je m’écartai avec violence, comme électrocuté. Cendre s’amusait. Comme elle l’avait toujours fait.

 

- Tu coulais. J’ai…  

     Alors, elle se coula contre moi et mes mots s’éteignirent dans la masse odorante de ses cheveux. Odeur pétrifiante et saumâtre.

 

- Dis mon nom, Mikhaïl, susurra-t-elle contre mes lèvres.  

     Et j’étouffai. Il me sembla dans l’instant où elle couvrit ma bouche de la sienne que toute couleur avait quitté sa figure. Elle était effrayante. Lisse. Reptilienne. La brûlure dans ma gorge fit poindre les larmes au fond de mes yeux. Ses bras s’arrimèrent à mes hanches : j’étais en apnée, profondément désarticulé.

 

     Le bruit surtout fut épouvantable. Elle heurta le banc de plein fouet. Et je m’écroulai à nouveau au fond de la barque.

 

- Je ne veux pas, murmurai-je d’une voix atone.  

     Sourire équivoque.

- C’est ça. La seule vraie réponse. Tu ne veux pas. Mais c’est plus fort que toi.

 

     Elle m’enveloppa de ses bras froids. Je tressaillis. De son étreinte se dégageait l’odeur étrange et âcre du sable de la crique.

 

- La sirène n’existe pas. Il n’y en a pas. Pas…de sirène…haletai-je.  

     Et au dans la pointe de sa prunelle, je me vis : livide et enroulé dans ses bras, étendu contre le bois pourri. A sa merci.

 

- Mais pourtant : il suffirait d’un mot pour que tu me suives au fond. Tout au fond.

 

     Je sombrai.

 

oOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOoOo

 

     Je percevais le claquement régulier de la barque contre les margelles métalliques du ponton. Rauque et sourd. Qui semblait ralentir au diapason des battements de mon cœur enrayés par la température. Alentour, tout paraissait cassant. Comme du verre. J’étais étendu les bras en croix, les ongles déchirés par la pierre humide. Je grelottais.

 

     Là.

 

     Une main humide enserra ma cheville.

     J’ouvris un œil. Sa face blafarde émergeait à moitié au dessus de l’eau. Cendre dardait dans ma direction ses deux prunelles – Oh ! La requête muette et cruelle – tandis que sa main happait ma jambe dans son sillage. Ma chimère était dans la mer : sa chevelure grise lui dégoulinait le long des joues. Il n’y avait plus de limite aux jeux chamarrés de l’eau noire sur sa peau livide. J’étais tout à la fois subjugué et horrifié.

 

- Mikhaïl…  

     Je me dégageai de son emprise.

     Une flopée de sons gutturaux écuma au bord de ses lèvres. Ce fut à cet instant précis : ses yeux perdirent leur couleur. Le gris métallique fondit à la surface – il ne resta que le blanc glauque et vide. Et soudain, Cendre m’était irrémédiablement odieuse.

 

     Ce fut le contact de sa chair froide et molle sous mes doigts : je compris que je serrais à la seconde où son sourire se mua en rictus. Sa main agrippa une poignée de galet avant de regagner l’eau en raclant la berge. Sensation excitante de ce cou et fuyant, et offert : je l’enserrais de plus belle.

 

     Je frissonnais.

 

     Au fond, il y avait un je-ne-sais-quoi d’éthéré dans la façon dont elle luttait contre ma poigne à mesure que je la maintenais sous l’eau. Quelque chose que les gens d’ici portaient en eux et qui faisait toute la différence avec les étrangers. Quelque chose que je m’efforçais de pulvériser sans parvenir à contenir ma jouissance.

 

- Sirin…susurrai-je, d’une voix profondément enrouée.  

     Et elle eut un sourire lorsque je lui passai le lacet de cuir autour du cou. Je sais qu’elle résista à peine, gloussant silencieusement en guise d’ultime provocation. Et j’appuyai une dernière fois : je me dépêtrai avec un rictus plein de mesquinerie des hydres blondes qui m’enserraient les poignets.

 

     Longtemps après, je devais repenser à ma chimère aux cheveux gris : Cendre allait me laisser sous les ongles les traces indélébiles de ma nuit blanche. Le goût épouvantable de l’interdit tout mêlé à l’odeur saumâtre de la crique et au sourire de la glaise.

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