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     Perdu est l’artiste dont les mains autrefois alertes ne recèlent plus la moindre magie ! Perdu est l’écrivain dont les mots n’ensorcellent plus et restent figés sur la feuille, petits caractères noirs dénués de vie !

     Perdu, je le suis donc, moi, Emmanuel Adam. Toute mon envie enfermée à jamais dans cette maudite maison, dans ces angoissants tableaux qui m’y environnaient ; tout mon talent capturé dans cette dernière toile, lissé et aplani à même le mur par mon hôte de cette nuit-là. Je me souviens de l’horreur éprouvée, de ma fuite éperdue dans le parc bordelais, de mon visage hirsute quand je me suis retrouvé chez moi, rue Raymond Poincaré à Paris. Hélas, si seulement il n’y avait que cela ! Si seulement mon cerveau m’avait fait la faveur d’effacer ces deux jours atroces de ma mémoire ! Ces deux jours qui m’ont brisé… Pourtant, qui aurait pu le prédire ? Moi-même, j’ai encore du mal à croire ce que j’ai vu, et j’en viens parfois à me demander si je n’ai pas rêvé. Je veux me convaincre qu’il s’agissait d’un cauchemar : après tout, il existe forcément une explication logique à ce qui s’est passé. Mais mon esprit s’agite, l’immonde vision refait surface et je m’aperçois du vide qui m’environne. Si je consigne cet événement par écrit, c’est pour exorciser ces images grotesques qui m’assaillent désormais jour et nuit. On jugera de la véracité ou non de mes propos ; peut-être que l’on me prendra pour un fou. Mais je dois connaître la vérité, et pour cela, je dois essayer de l’approcher, et employer un outil qui était autrefois ma vie : l’écriture.

     Tout commença un après-midi morne, sous la fameuse grisaille parisienne. J’étais alors en pleine séance de dédicace de mon dernier ouvrage, La mort des justes, qui, comme toutes mes œuvres précédentes, avait été vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Ce ne sera hélas plus jamais le cas après cette scène qui a absorbé à jamais la perfection de ma plume, cette vision effroyable qui grippa ma main et engloutit toute ma volonté.

     Ma vie allait alors pour le mieux, puisque je venais, la veille, de me marier avec une amie d’enfance que j’avais toujours aimé tendrement, Clémence. Pour parfaire notre bonheur, nous cherchions un lieu agréable où nous pourrions passer une lune de miel aussi romantique qu’inoubliable. Cet après-midi-là, donc, comme la séance de dédicaces touchait à sa fin, un homme s’approcha de moi. Je ne saurais quel âge lui donner : s’il paraissait jeune et vigoureux, ses yeux semblaient avoir vu s’écouler une éternité, et j’avoue que je me sentis mal-à-l’aise dès le premier regard qu’il me porta. J’avais vaguement l’impression de l’avoir déjà vu quelque part, mais il m’était impossible de me rappeler où et quand. Ce, d’autant plus qu’il portait un veston excentrique, rouge sang rayé de vert pomme, et que je préférais en général la discrétion, donc les gens discrets. Néanmoins, je lui signai son livre, pressé d’en finir. C’est alors qu’il me proposa de passer chez lui, m’annonçant qu’il avait assisté à mon mariage – ce qui m’étonna, puisque je me disais que je l’aurais forcément repéré si tel était le cas – suite à mon invitation. Alors seulement je me souvins de son identité : il s’agissait d’un lointain cousin dont j’avais dans doute vu une photo en noir en blanc dans quelque ancien album de famille. Il vivait à Bordeaux depuis une quinzaine d’années, où il s’était fait connaître pour le naturel incroyable de ses peintures, et où sa renommée grandissait sans cesse. Curieux par nature, enthousiaste à l’idée de découvrir l’œuvre d’un de mes confrères artistes, j’acceptai sur-le-champ l’invitation et signai par là même le début de mon malheur. En Faust des temps modernes, je venais de vendre mon âme sans m’en rendre compte, mais nul présent ne me serait destiné en retour…

     J’informai Clémence le soir même que nous partions le lendemain, à savoir samedi, pour Bordeaux, où notre hôte nous avait déjà préparé une chambre. Comme je m’y attendais, ma femme approuva immédiatement ma décision, une lueur de plaisir dansant dans ses yeux. Elle avait en effet toujours été passionnée par l’art sous toutes ses formes, et parmi tous mes atouts, en vérité bien peu nombreux, c’est ma plume qui avait fait céder le cœur de cette superbe brune deux ans auparavant. La suite avait confirmé notre amour, concrétisé par un mariage à l’église le jeudi précédent ma rencontre avec le peintre excentrique.


     J’étais né à Bordeaux et y avais vécu douze ans. Que n’ai-je mis un terme définitif à cette série, au lieu d’y retourner une treizième malheureuse année, même si ce n’était que pour deux jours ? J’aurais pu poursuivre ma vie facile, profitant de l’amour de Clémence et du succès de mes livres ! Au lieu de cela, je suis allé creuser la propre tombe de mon existence, perdant à jamais ce qui lui avait autrefois donné son sens. Cette ville tant chérie a pris une signification si terriblement dramatique pour moi que jamais, au grand jamais, je n’y ai remis et n’y remettrai les pieds. Pas même pour partir à la recherche de ma chère Clémence. Qu’importe retrouver l’amour, si c’est pour perdre ma raison et mourir intellectuellement ?

     J’étais donc impatient de retourner dans la ville de mon enfance, de laquelle je gardais d’excellents souvenirs. J’avais toujours apprécié la nonchalance qui y régnait, cette espèce d’insouciance qui empêche de dramatiser et fait de la vie quelque chose de simple, d’évident. Une atmosphère bien différente de la vie parisienne que j’avais adoptée, un mélange d’énervement, d’anxiété et d’aveuglement, d’inhumanité, d’une certaine façon. Je fus soulagée de voir que Bordeaux n’avait pas tant changé que cela en dix ans. Ainsi, dès que je sortis de la gare avec ma femme, j’eus le bonheur de reconnaître les lieux qui avaient bercé mon enfance : la rue du Bosquet, où j’avais vécu, l’école où, petit déjà, je m’étais découvert une passion pour la lecture, et bien sûr le parc bordelais, au cœur de la ville.

     Cependant, la faim finit par se faire sentir et nous nous mîmes en route pour la maison de Stéphane Dupuits des Vosges – c’était le nom de mon cousin. La maison qui allait sceller la fin de mon bonheur et me faire perdre le goût de toute chose. Celle qui allait recouvrir mon amour d’un sable multicolore et l’occulter de ma vie à jamais.

     Le peintre habitait non loin de la maison d’un de mes amis d’enfance, actuellement en voyage, au 26, rue Rosny. Celle-ci n’était qu’à quelques rues du parc bordelais, et nous y fûmes en quelques minutes. Je sonnai. Stéphane vint m’ouvrir, un large sourire aux lèvres, vêtu d’une façon encore plus étrange : un pantalon bleu ciel, une chemise d’un jaune tendant vers le fluo qui dépassait d’un pull passé au violet criard, d’où jaillissait une cravate rouge vif. N’osant critiquer sa mise, je me contentai de le saluer puis entrai, Clémence à ma suite, sa curiosité en éveil. Mon hôte se montra exubérant, multipliant les bons mots et les calembours, commentant au passage tel ou tel de ses tableaux tout en nous menant à notre chambre. La maison était petite mais accueillante et elle me plut d’emblée. Totalement à l’opposé de la personnalité de son propriétaire, elle invitait au calme et au repos, sans pour autant paraître lugubre puisque les murs richement décorés éclairaient un mobilier du XVIIIe siècle que je reconnus au premier coup d’œil comme authentique. La chambre qu’il nous avait réservée, au premier étage, était à l’image de cette demeure : le lit double prenait presque toute la place, le reste étant occupé par une télévision et une table de chevet. Bien sûr, nous étions environnés par une dizaine de tableaux, paysages et portraits ; plus stupéfiant, le plafond lui-même s’ornait d’une vaste fresque représentant différents visages torturés, sans que je sache ce qu’ils représentaient. M’enquerrant auprès de Stéphane, il m’expliqua qu’il s’agissait des représentations des sentiments de l’artiste. Dès lors, je crus que la fresque évoquait ses doutes personnels et je n’allai pas plus loin dans ce que je considérais comme relevant de son jardin secret. Si j’avais su, je me serai enfui à toutes jambes, la main de Clémence dans la mienne ; ou, pour le moins, j’aurais demandé au peintre de changer de chambre, d’en trouver une dans laquelle mon malaise n’aurait pas crû au fil des heures… Mais qui aurait soupçonné qu’un événement aussi tragique se déroulerait en ce lieu, certes étonnant, mais plus déroutant que menaçant ?

     Après nous être installés, Clémence et moi allâmes déjeuner au rez-de-chaussée. La salle à manger, très claire, ouvrait par une large baie vitrée sur une cour pavée au fond de laquelle se dressait un cabanon. Ma femme, intriguée, interrogea le peintre à ce sujet. Celui-ci lui répondit qu’il s’agissait de son atelier, qu’il aimait à garder secret. Devant l’empressement de Clémence, Stéphane lui annonça que le lendemain peut-être, il nous le ferait visiter. En attendant, il nous ferait le commentaire, si nous le désirions, des tableaux disséminés à travers la maison. Bien sûr, nous acceptâmes. Ainsi commença la visite.

     De 16 heures jusqu’au soir, nous suivîmes donc le plus fameux peintre de Bordeaux à travers les méandres de ses couloirs et, par ses toiles, à travers ceux de ses pensées. Il nous expliqua l’origine de chaque tableau, rencontre ou vision marquante. Nous parcourûmes ainsi dans un incroyable voyage l’art de Stéphane, émerveillés par la maîtrise et l’émotion qui se dégageaient de chacune de ses œuvres. Surtout des portraits qu’il avait pu peindre, en réalité. Si les paysages enchantaient les yeux, les portraits fascinaient. Ils représentaient chacun, selon Stéphane, un artiste reconnu, poète, musicien, sculpteur, dont je n’avais, pour ma part, jamais entendu parler. Cependant, je n’en étais pas à une excentricité près et, après tout, le fait de peindre de parfaits inconnus ne diminuait en rien son talent ni la puissance de ses coups de pinceau.

     Au fur et à mesure que les heures s’égrenaient, je parvins enfin à découvrir ce qui me captivait tant : chacun des visages peints avait l’air tellement réaliste que je m’attendais presque à le voir s’agiter, esquisser un sourire ou pousser un cri d’effroi. Une fois que je m’en fus rendu compte, je ne pus m’empêcher de développer un certain malaise à chaque fois que nous nous arrêtions devant un nouveau portrait. Bientôt, je prétextai des maux de tête pour regagner notre chambre, pendant que Stéphane poursuivait ses explications passionnées auprès de Clémence qui n’avait, elle, rien perdu de son enthousiasme. Je m’allongeai sur le lit confortable comme le soir tombait et attendis que ma femme me rejoigne. Je m’assoupis très vite.

     Je fus réveillé en sursaut lorsque Clémence appuya sur l’interrupteur qui alluma la lumière. Immédiatement, mon regard se fixa sur les figures gémissantes qui couvraient le plafond, vision ô combien désagréable au sortir du sommeil. Ce soir, je leur trouvais quelque chose d’inquiétant, de menaçant pour être précis. Je les sentais me dévisager d’un œil avide, tel l’inquisiteur traquant un hérétique, sachant que ce dernier ne lui échappera pas. Se délectant de son angoisse. Je ne fis évidemment pas part de cette pensée morbide à Clémence, dont les grands yeux vert foncé brillaient de mille merveilles. S’excusant de m’avoir réveillé, elle m’embrassa avant de me prendre par la main et de me conduire à la salle à manger pour le dîner. Le repas se déroula dans le calme, puisque je semblais le seul à n’être pas épuisé. Malgré cela, j’avais encore les oreilles qui bourdonnaient des propos du peintre et j’appréciais ce silence, seulement entrecoupé des bruits des mandibules et, parfois, de quelques paroles échangées suivies de rires. Néanmoins, lorsque l’une d’entre elle m’obligeait à me tourner vers Stéphane, je ne pouvais m’empêcher de retrouver les sinistres représentations de notre chambre dans son regard sans âge.

     Ah ! En lisant ces lignes, il serait difficile de ne pas voir en l’ancien écrivain Emmanuel Armand un artiste superstitieux doublé d’un écrivain paranoïaque. On aurait sans doute raison. Et pourtant. Je ne peux m’empêcher de penser, contre toute logique, que cette maison accueillante recelait un mystère qu’il ne ferait pas bon connaître. Alors même que je crois l’avoir percé à jour, je l’affirme : il ne fait pas bon connaître ce mystère. Invention saugrenue de ma part ? Je veux y croire autant que vous en êtes convaincu. Mais, après ce que j’ai vécu, je ne le peux. Après cette atrocité dont le point de départ fut une simple question, une aimable proposition qui tomba en fin de repas.


     Stéphane me demanda de poser pour lui.


     Je commençai par refuser poliment. Le peintre insista, arguant que ce serait un honneur pour lui que d’ajouter à sa galerie le portrait d’un écrivain aussi reconnu. Gêné, j’allais secouer la tête de nouveau lorsque je croisai le regard implorant de Clémence. Je n’eus pas le courage de la rendre malheureuse, alors j’acceptai. Stéphane sourit et prit la main de Clémence entre les siennes, la remerciant avec ferveur de son soutien. Ils échangèrent un bref regard, dans lequel je crus déceler une complicité étonnante de la part de personnes ne se connaissant que depuis quelques heures. Maintenant, je peux l’avouer : je ressentis à ce moment-là une pensée de jalousie, et je regagnai l’attention de ma femme en proposant au peintre de lui écrire une nouvelle inédite. Il se montra enchanté par cette idée, appréciant l’échange, et me proposa de faire mon portrait le lendemain après-midi. J’approuvai ce choix et le dîner s’acheva ainsi.

     Lorsque Clémence et moi regagnâmes notre chambre, je fus puérilement surpris par l’obscurité qui y régnait. J’insistai auprès de ma femme pour que nous restions dans le noir ; mon obstination surprit ma femme, qui voulait profiter une dernière fois, avant de s’endormir, de la vision des tableaux. Je ne voulus pas en démordre et nous nous couchâmes sans nous embrasser. Dès lors, je n’espérais évidemment plus rien de cette nuit, la première que nous passions ensemble en tant que jeunes mariés.

     Si j’avais su que ce serait également la dernière, j’aurais sans doute redoublé de persévérance pour apaiser Clémence et faire de cette nuit un souvenir inoubliable. Non, si j’avais su qu’elle risquait d’être la dernière, je l’aurais prise dans mes bras pour la ramener chez elle et la déposer délicatement, endormie, sur son lit, avant de la veiller jusqu’à ce que le jour pointe… Ah, mes pleurs brouillent mes mots et je dois m’y reprendre à plusieurs fois pour poursuivre ce récit. Il faut que je narre ce que j’ai vu, quand bien même une seule personne me lirait. La personne à qui est destiné cet écrit.

     Quand je me réveillai, le lendemain, Clémence n’était pas à mes côtés. Pourtant, je ne me sentais pas seul : les figures de la fresque semblaient désormais ricaner, satisfaites d’un mauvais tour qu’elles auraient pu me jouer. Je m’empressai de me laver et de m’habiller avant de descendre saluer le peintre et, pris d’un mauvais pressentiment, je lui demandai où était ma femme. Lorsqu’il haussa les épaules en signe d’ignorance, je paniquai. Je me mis à courir dans toute la maison en criant le nom de Clémence sous le regard consterné de Stéphane. Constatant qu’elle ne s’y trouvait pas, je retrouvai mes esprits, m’excusai auprès du peintre, qui hocha la tête en guise de compréhension, et je sortis prendre l’air. Quitter l’atmosphère oppressante de la maison me fit un bien immense et dissipa un peu mon inquiétude. Après tout, Clémence pouvait très bien être partie courir comme elle aimait le faire de bon matin. Je me dirigeai donc vers le parc bordelais, m’imaginant la trouver là-bas, à raison. En effet, comme je l’avais pensé, elle marchait par les sentiers de terre, essoufflée après son effort. Je lui lançai un sourire soulagé et allai la serrer dans mes bras, joyeux comme un gamin ayant gagné un bonbon lorsqu’elle me rendit mon étreinte. C’est bien simple : elle rayonnait. Elle semblait avoir oublié l’incident d’hier et je lui manifestai ma reconnaissance par une attention de tous les instants. Nous quittâmes le parc pour aller marcher dans les rues de la ville, main dans la main, et j’en profitai pour la mener à quelques lieux qui avaient marqué mon enfance, comme mon ancien club de tennis, la Villa Primerose, ou bien le petit magasin de jouets dans les rayonnages duquel j’aimais me perdre, causant à chaque fois l’inquiétude de mes parents. Elle gratifia chacune de mes anecdotes de son joli rire cristallin, me redonnant du baume au cœur et renforçant ma résolution d’affronter l’épreuve du portrait sans faillir.

     Nous revînmes pour le déjeuner, vers 13 heures. Stéphane raconta à ma femme la crise de panique qui m’avait prise ; je lui en aurais voulu si cette histoire n’avait pas entraîné le sourire ému qu’elle me lança et, surtout, le regard profondément amoureux qui suivit. Gêné, j’orientai la conversation vers l’après-midi qui nous attendait, à la suite de quoi le peintre renouvela sa demande, pour être sûr que je ne le faisais pas contraint et forcé. Je le rassurai en lui disant que mon hésitation de la veille m’était apparue comme irrespectueuse et que je m’en excusais même : Qui étais-je pour refuser une proposition qui venait du peintre chéri par toute une ville ? Lorsqu’il entendit ma réponse, son visage s’éclaira. Etait-ce du soulagement ou le plaisir malsain d’avoir capturé sa prochaine victime ? Aujourd’hui encore, cette question me hante, aujourd’hui toujours je ne peux pas donner une réponse sûre. Etait-ce un signe, le fait qu’il se frottât les mains plus souvent que d’habitude à table, ou bien cette constatation n’était-elle qu’une invention de mon esprit trop impressionnable ? Tout se trouble, tout se brouille ; mes certitudes sapées, mes convictions ébranlées, mes accusations infondées. Qui saura apporter une preuve de l’événement qui se déroula cette nuit-là ? Une personne, peut-être, si je la retrouve… Mais je dois d’abord raconter le reste, ce qui arriva avant et nous mena à un dénouement aussi tragique.


     Comme promis, je descendis retrouver Stéphane à 15 heures, évidemment accompagné par Clémence, qui brûlait d’impatience de voir l’artiste à l’œuvre. Elle se trouva fort désappointée lorsqu’elle se rendit compte que celui-ci s’apprêtait à faire mon portrait dans le salon. Lorsqu’elle s’enquerra auprès de lui pour comprendre les raisons de ce lieu, il lui répondit qu’il ne s’enfermait dans son atelier que pour parachever l’œuvre. Déçue, ma femme ne s’en installa pas moins auprès de lui pour suivre son travail. Avant de l’entamer, Stéphane alla chercher son matériel dans le cabanon ; à ce moment, je constatai que ce n’est pas l’atelier que fixait Clémence d’un œil passionné, mais bien le peintre. Mon cœur se serra ; j’essayai d’attirer son attention par quelque plaisanterie, mais c’est tout juste si elle m’accorda un sourire poli, avant de reporter son regard sur Stéphane, qui revenait. Celui-ci s’assit et commença son œuvre.

     Les minutes, les heures s’écoulaient lentement. Je regardais droit devant, bougeant le moins possible pour ne pas compliquer la tâche du peintre. Hélas, plus le temps passait, plus il m’était difficile de maintenir ma position, d’autant plus que j’endurais les commentaires enthousiastes de Clémence et la passion qui enflammait ses paroles. Je crus même voir, un moment, Stéphane lui rendre un sourire avide, mais je dois me tromper ; leur complicité si forte du premier jour semblait d’être encore renforcée, et je me sentais mis à l’écart des conciliabules qu’ils tenaient. En dehors de ce fait déjà fort désagréable, les seuls tableaux qui s’offraient à ma vue étaient des portraits, tous plus réussis les uns que les autres. Cependant, alors que je me concentrai pour essayer de percer à jour le secret de ces toiles, je découvris un détail qui me troubla et me dérangea plus que tout ce que j’avais déjà vu auparavant : plus que leur réalisme, c’est la tristesse profonde qui affectait les visages. La tristesse, me fis-je la réflexion, de celui qui venait de perdre un être cher. Le voilà, le secret : peindre l’émotion la plus poignante de l’homme, celle qu’il ne peut ni maîtriser, ni feindre ; celle qui fend le cœur du spectateur, qui le touche au plus profond de son cœur et de son âme. Je ne pus m’empêcher de secouer la tête pour en chasser l’angoisse soudaine qui m’étreignit, ce qui m’attira les réprimandes de Clémence. Ma femme tant aimée ! Toutes les fibres de mon être me poussaient à me lever, à prendre ma femme dans mes bras et à quitter ce salon et ces figures oppressantes au plus vite ; seule, ma raison faisait encore obstacle, se riant de ces craintes irrationnelles qui me prenaient à présent.

     Aujourd’hui, je me demande encore ce qui a pu provoquer une telle appréhension chez moi, un tel sentiment de danger imminent, le sentiment de l’animal traqué qui n’a trouvé comme dernier refuge qu’un chalet et qui bientôt entend ses chasseurs l’environner. Chaque visage infiniment triste semblait m’accabler de reproches, s’indigner de mon bonheur, que je venais effrontément traîner sous leurs yeux incapables de verser une seule larme supplémentaire, les rivières de leurs émotions à sec pour avoir trop pleuré. Je me souviens avoir baissé la tête, empli d’un brusque sentiment de honte et d’horreur. Ils paraissaient à la fois si réels et si hostiles !

     Je ne sais pas si Stéphane et Clémence s’en rendirent compte, mais je me mis à trembler sur mon siège, pris de frissons. La peur, une fois de plus, s’insinuait en moi par tous les pores de ma peau, à tel point que je décidai de me lever pour faire une pause. Le peintre me devança : posant son pinceau, il m’annonça qu’il en avait fini et qu’il retoucherait le portrait dans son atelier, cette nuit, pour pouvoir me le présenter avant mon départ, le lendemain matin. Je dus alors soupirer bruyamment puisque Stéphane me fit gentiment remarquer que j’avais été un modèle parfait, qu’il pensait avoir cerné mon être et me dévoiler ainsi un chef d’œuvre le lundi. Je tentai tant bien que mal de formuler un remerciement, et je crois que j’y parvins car j’entendis le peintre me répondre que tout le plaisir avait été pour lui. J’ajoutai que je lui écrirais la nouvelle promise une fois que je serai retourné à Paris, parce que cette séance m’avait complètement épuisé. Je jetai un regard sur le travail de l’artiste, le félicitai en tentant de mettre le plus de sincérité possible dans ma voix – alors que je trouvais le tableau, à mon grand regret, plutôt quelconque par rapport aux autres portraits qui ornaient les murs. J’embrassai ma femme, extorquant au passage sa promesse de me rejoindre dans la chambre dans quelques minutes et, pour la seconde fois, je me couchai seul sur le lit, en faisant bien attention à ne pas laisser mes yeux se poser sur les visages désormais effrayants qui m’environnaient. J’y parvins tant bien que mal et, une fois sous les draps, je m’endormis aussitôt.

     Lorsque je me réveillai, l’obscurité m’environnait, et j’étais seul dans le lit. Je m’empressai d’allumer la lampe de chevet pour regarder l’heure : trois heures du matin. La crainte me submergea en un instant. Je farfouillai frénétiquement dans un tiroir de la table et y trouvai une lampe de poche, qui ne voulut malheureusement pas s’allumer. Je la brandis alors et lui donnai quelques coups secs. Bien mal m’en prit ! En effet, si la lumière apparut d’un coup, ce fut pour éclairer la fresque du plafond. Une nouvelle fois, les figures grimaçantes s’imposèrent à ma vue, rendues plus terrifiantes encore, si cela était encore possible, par les ombres qui s’éparpillaient au milieu d’elles. C’est alors que je remarquai, dans ma contemplation fascinée, qu’elles formaient comme une chaîne, et qu’il manquait un maillon à celle-ci, un autre visage moqueur qui pourrait faire le lien avec les autres et compléter ainsi les mailles du filet. Un filet prêt à s’abattre sur moi si je ne quittais pas immédiatement ce lieu. Mais je ne pouvais pas partir sans Clémence.

     Je sortis de la chambre.


     Parcourir la maison dans le noir m’était étonnamment plus facile qu’en plein jour, sans doute parce qu’ainsi, je ne voyais pas les atroces et accusateurs visages peints recouvrant les murs. Hélas, au moment où j’arrivai en bas de l’escalier, je ne pus empêcher la lampe torche de dévoiler l’un des portraits.

     Rien n’aurait pu me préparer à l’horreur qui m’envahit alors. Rien n’aurait pu atténuer la vision dévastatrice pour mon esprit que m’imposa la lumière. Nul n’aurait pu endurer le tourment qui se déchaîna en moi sans en être profondément marqué pendant toute la durée de son existence, sans voir tout ce en quoi il avait toujours cru ravagé comme après le passage d’un orage tropical. Nul artiste n’aurait pu supporter sans séquelles irréparables la vue d’une telle abomination, d’un tel défi à la logique humaine. En un instant, toute une parcelle de mon être, celle à laquelle je tenais le plus au monde, disparut dans une faille béante, à jamais. Car ce portrait était mon portrait, et la tristesse intense qui transpirait des yeux peints n’était pas celle, comme je l’avais alors cru naïvement, de la perte d’un être cher. Non, cette tristesse était celle de l’artiste qui a perdu à jamais tout son art.

     Je ne sais combien de temps je restai prostré là, la lampe braquée vers le tableau, les émotions tourbillonnant dans mon esprit à la dérive, le bras ballant et les jambes raides. Je fixais le mur sans voir quoi que ce soit, aveugle à ce qui se passait dans le monde, tentant tant bien que mal de me raccrocher à un semblant de raison. J’eus vaguement l’impression d’entendre un cri, que je ne sus qualifier – masculin ou féminin ? Extatique ou horrifié ? – et auquel je ne prêtai que peu d’attention. Ce fut un bruit pourtant infime qui me tira de mon état de choc, celui d’une porte que l’on ferme. Instinctivement, je sus qu’il s’agissait de la porte de l’atelier du peintre. Me souvenant de ma quête, qui consistait à retrouver ma femme, j’avançai le plus silencieusement possible dans le salon. La baie vitrée était grande ouverte et du fond du jardin provenait une lueur étouffée. Cependant, ce qui attira mon attention reposait sur la table : il s’agissait d’une note, que je lus. Je reconnus du premier coup d’œil l’écriture de Clémence, et ressentis comme un coup de poignard au cœur lorsque j’eus pris connaissance du contenu de la lettre. En effet, ma femme m’informait qu’elle ne voulait plus vivre avec moi, que notre mariage avait été une énorme erreur et qu’elle désirait disparaître à jamais de mon existence.

     Une seule chose m’empêcha de m’écrouler sur une chaise et de pleurer toutes les larmes de mon corps, effondré devant ce deuxième pan de ma vie qui s’écroulait en moi, faisant de mon être un vaste marécage dont toutes les fragiles habitations sur pilotis auraient été englouties : la curiosité. Je ne comprends toujours pas comment je parvins à pousser mes membres à se mettre en marche pour enfin toucher la vérité du peintre de Bordeaux. Je me demande encore où je réussis à puiser les ressources pour écarter une terreur que je n’avais jamais ressentie auparavant, afin de m’approcher furtivement de l’atelier. Je ne saurai sans doute jamais quel sentiment – inconscience ? Folie ? – mut mon bras et le fit pousser doucement la porte, me permettant de jeter un œil dans le mystérieux cabanon. Ce que je vis alors n’avait, en soi rien d’effrayant ; couplé à tout ce qui avait pu se passer en une nuit, il suffit à transformer ma terreur contenue en une peur panique qui, enfin, provoqua ma fuite éperdue.

     Le peintre apposait la dernière touche à une toile très simple, qui représentait ma femme d’une façon si fidèle que je croyais au départ qu’elle se trouvait face à lui. Mais ce n’est pas tant ce réalisme de mauvais aloi qui me bouleversa, mais plutôt l’expression du visage : la bouche était figée dans un hideux rictus, les yeux exorbités, les narines dilatées. La peau, d’une pâleur cadavérique, ne faisait que répondre aux quelques touffes de cheveux blancs qui tombaient ça et là sur un front affaissé et ridé. Le tout donnait le sentiment d’une femme vieillie prématurément ; pourtant, ce visage conservait une vigueur malsaine et j’eus l’impression que ses yeux, emplis d’une féroce malignité, me dévisageaient. C’est à ce moment-là, alors que le peintre se retournait, que je pris mes jambes à mon coup.

     Pourtant, cette scène ne fut rien à côté de celle qui suivit, avant que je ne sorte précipitamment de la maison du peintre, mes bagages à la main, sous les regards soudain hilares des tableaux. Comme je l’ai dit plus haut, après avoir quitté le lieu qui avait brisé ma vie, j’errai comme un fou dans le parc, hurlant le nom de Clémence à la lune, qui refusait de se montrer. Je ne sais pas ce qui arriva ensuite. Je suppose que quelqu’un appela des policiers, que ceux-ci me raccompagnèrent chez moi, à Paris, lorsqu’ils m’eurent reconnu. Peu importe la suite des événements ; aucun, non, aucun autre événement ne restera inscrit de façon aussi indélébile dans un coin de mon esprit, celui que je perdis définitivement cette nuit-là.


     Lorsque je pris la fuite à travers la maison, j’eus le réflexe indécent de monter une dernière fois dans ma chambre pour récupérer mes affaires. Jamais, au grand jamais, je n’aurais pu commettre une faute plus gravement destructrice pour mon esprit déjà férocement atteint et, je l’avoue, probablement au bord de la folie. Malgré mon empressement, je me refusai à allumer la lampe principale et je me contentai de la lampe de chevet. Je fourrai par de grands gestes désordonnés tous mes vêtements dans la valise, en oubliant la moitié au passage dans mon affolement. Hélas, au moment où je m’apprêtais à partir, je levai les yeux. Ce fut ma pire erreur.

     On choisira si l’on veut croire ce qui suit ou non. A l’époque, je l’ai fait, pris dans une spirale vicieuse de terreur. Aujourd’hui, je me demande si ce n’est pas une vision que créa mon esprit éprouvé pour compléter ce qui semblait être une succession de sortilèges et de maléfices à mon encontre. Cependant, chaque nuit, cette image me hante et me ronge, et je sais qu’Emmanuel Adam finira sa vie en asile, s’il ne périt pas de folie avant. Mais peu importe, car je veux révéler la vérité, coucher sur papier ce qu’il est impossible de reproduire, l’inimaginable. Pour la mémoire de celle qui me quitta cette nuit-là, je veux dévoiler ce que je vis alors, en levant les yeux à cet instant précis.

     La chaîne de la fresque était complète, et le dernier maillon qui avait permis de la refermer était le visage de ma femme, celui que je venais de voir quelques minutes plus tôt dans l’atelier maudit du peintre de Bordeaux. Cette figure vieillie, que je reconnus pourtant instantanément, se moquait de moi comme les autres, mais cette moquerie me transperça le cœur et alla fouiller dans les tréfonds de mon âme pour la retourner et la dévaster. Cette vision ne faisait cependant que précéder le pire ; j’avais enduré tant d’événements, cette nuit, que ma raison mit un court moment pour saisir toutes les implications que ce visage dément engendrait.

     Ma femme était dans la fresque…


     Je ne veux pas m’interroger plus longtemps sur ce qui n’a de cesse de me tourmenter depuis cette nuit-là. Etait-ce vraiment ma femme, cette figure ridée et émaciée qui ricanait à la faible lueur de la lampe ? Etait-ce Clémence qui avait poussé le cri auquel je n’avais prêté aucune attention ?

     Aujourd’hui, je me dis que ma femme, éblouie par tant de génie, m’a peut-être quitté par ce que je n’en avais pas assez pour elle. Après avoir posé pour le peintre, elle se serait sauvée la nuit pour ne pas avoir à affronter mon chagrin. De même, j’essaie de me convaincre que le visage que j’avais vu au plafond, sur la fresque, n’était pas soudainement apparu, mais était resté dissimulé dans l’ombre la première fois que j’avais contemplé celle-ci avec ma lampe de poche.

     Pourtant, mon être ravagé ne peut se résoudre à accepter les propositions pleines d’espoir que me propose la raison. Il ne peut s’empêcher de refuser ces coïncidences trop nombreuses, d’admettre que mon esprit, certes doté d’une imagination fertile, a inventé les sentiments d’horreur qui m’ont de plus en plus submergé au cours de la nuit. Pourquoi ne puis-je plus aligner une dizaine de mots sans aussitôt remarquer leur fadeur, sinon parce que le peintre m’a absorbé mon art par sa peinture et son talent ? Comment expliquer qu’il ait représenté ma magnifique femme comme une grand-mère effrayante de malignité, de façon si réaliste et si visionnaire ?

     Plus simplement, deux questions n’auront de cesse de me hanter jusqu’à ma mort, de me torturer jusqu’à la folie. Qu’est devenue Clémence ? Et, surtout, qu’est devenu mon art ?

     Voici la nouvelle que je te dédie, Stéphane. Puisses-tu répondre à mes interrogations avant que je ne disparaisse de ce monde, après que tu m’aies chassé du monde des Idées.


E. A.

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