Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

     La chambre d’Alrick N’Drof était encombrée de différents instruments dont peu de personnes, dans tout le royaume, auraient pu connaître l’utilité : boules en cristal de différentes tailles, sortes de tubes munis de verres, espèces de machineries d’une technologie oubliée…

Cela, réparti sur un bureau, un petit établi situé en face de la fenêtre et même sur la chaise. Ce capharnaüm s’ajoutait aux quelques livres dépoussiérés jetés à même le sol, comme si leur lecteur avait été pris d’une frénésie soudaine pour n’avoir pas trouvé ce qu’il cherchait. Un petit chandelier gisait lui aussi par terre, à côté d’un autre de ces ustensiles étranges dont seuls les devins se servent. Les draps de son lit étaient roulés en boule dans un coin de la pièce et sa table de chevet était renversée, tous tiroirs ouverts.

     C’est le spectacle que découvrit le noble en regagnant sa chambre en fin d’après-midi. Il avait eu besoin de régler quelques affaires hors de la ville, puis il avait assisté à la nomination du nouveau roi. Et c’est sans doute pendant cette dernière réunion que quelqu’un avait fouillé sa chambre.

     Alrick soupira. Qu’est-ce que des pillards comptaient trouver dans cette pièce dépouillée, sans le moindre objet de valeur ? Des connaissances, sans aucun doute, au vu des livres jonchant le sol. Comme si le savoir d’un devin était aussi accessible ! Malgré son dépit, Alrick sourit : les vieilles croyances avaient la dent dure. Le voleur avait sans doute cru que l’avenir se dévoilerait à lui dans une de ses boules de cristal. D’ailleurs, l’une d’entre elles était fracassée, peut-être un signe d’énervement. Sa lunette semblait intacte, découverte heureuse puisqu’il n’en possédait qu’une, trouvée loin au nord du royaume. Pénétrant dans sa chambre, Alrick N’Drof ferma la porte parfaitement crochetée, puis entreprit de mettre un peu d’ordre. Jetant un bref coup d’œil aux livres jonchant le sol, il vit qu’ils évoquaient tous tel ou tel type de magie… Mais il s’agissait de romans dont le noble était friand, pas d’ouvrages réellement thaumaturgiques. Il les remit dans la petite bibliothèque, releva sa table de chevet, jeta le chandelier désormais inutile par la fenêtre. Après un bref regard sur les draps, il décida qu’ils étaient très bien là.

     Ceci fait, il débarrassa sa chaise des objets qui l’encombraient et s’assit. La nomination de Todrick K’Rahsco ne l’avait pas tellement surpris, il l’avait lu dans les volutes blanchâtres de la Perception. Même si l’avenir lui avait aussi montré qu’il y avait une possibilité pour que ce soit Jari B’Rauts qui hérite du trône. Mais les voies du futur étaient toujours troubles et ambiguës, ce qui faisait de la Perception un art extrêmement difficile, pas seulement parce que la manipulation des énergies blanches était ardue, mais surtout parce que l’interprétation des visions était d’une difficulté insoluble. Même Alrick, pourtant un maître en la matière, se trompait régulièrement. Cependant, quelque chose le dérangeait, et il savait qu’il ne s’endormirait pas ce soir s’il n’en avait pas le cœur net.

     Regardant par la fenêtre, il vit que la nuit allait être étoilée. Parfait, il allait pouvoir utiliser la lunette plutôt qu’une boule de cristal, ce qui lui garantirait des visons plus sûres, si tant est qu’on puisse ainsi qualifier les visions provenant du passé et de l’avenir. Dans quelques heures, il pourrait manipuler la magie perceptrice.

     En attendant, il prit un livre narrant les pérégrinations d’un puissant magicien dans un monde absurdement grotesque, œuvre du mystérieux F. W., et se plongea dedans.

 

* * *

 

     C’est tout essoufflés que Therk dit « Poingtonnerre », Arandir dit « le Fabuleux » et Cytise, trois mercenaires originaires de l’extérieur de la capitale, arrivèrent devant l’enseigne de la Hache brisée. Un observateur inattentif aurait pu se demander ce qui avait poussé ces trois personnages d’apparence somme tout très différente à s’associer. Un autre, suivant un raisonnement similaire, se serait demandé quel besoin le premier, un guerrier tout couturé de cicatrices, portant dans son dos un lourd fléau d’armes, avait eu de s’encombrer d’une frêle jeune femme et d’un gaillard roux tout dégingandé. Mais peut-être qu’un troisième, attentif, aurait constaté l’assurance transpirant de chacun des pas de ces trois individus, et deviné que l’arbalète pendant dans le dos de la jeune femme se trouvait entre des mains sachant s’en servir, ainsi que la rapière battant le côté droit du Fabuleux. Alors, observant ce dernier d’un peu plus près, il aurait lu, dans ses yeux faussement joyeux, la lassitude d’un homme approchant la trentaine. Dans ceux de Poingtonnerre, l’air désabusé de ceux qui, à quarante ans passés, ne s’attendent plus à aucun miracle de la vie. Si ce même observateur avait réussi à endurer la vision de ces regards, son cœur aurait peut-être reçu un peu de baume de la part du sourire de Cytise, dont la clarté dénonçait encore l’espoir de la jeunesse.

     Mais peu importaient les sentiments de ces trois compagnons à l’instant présent. Ils étaient des mercenaires, ils feraient donc ce pour quoi ils étaient payés. En l’occurrence, il s’agissait de déterminer quel était l’assassin du noble du nom de Thorlof L’Fyls. La nuit, particulièrement étoilée, était déjà tombée : il étaient donc en retard au rendez-vous que leur avait donné leur employeur, un autre noble, ami du précédent, appelé Mederick T’Nataus. Cependant, ils espéraient que ce dernier serait toujours là.

     Leur entrée dans la taverne passa à peu près inaperçue. Rares étaient les clients ces temps-ci, et même la fumée du feu de cheminée ne parvenait pas à masquer l’aspect relativement vide de la taverne. Le tenancier leur fit un signe de tête, ses yeux emplis du soulagement que lui apportait le retour des trois mercenaires, des clients réguliers. Therk lui rendit son salut, avant de se diriger vers une grande table autour de laquelle se trouvaient deux personnes. En temps normal, jamais le tavernier n’aurait toléré de laisser une telle table à seulement deux individus. Mais les temps étaient en train de changer, et personne ne l’ignorait, qu’il soit noble ou hère. Il fallait se résigner à l’espoir, ou bien se battre pour sauver ce qui pouvait l’être. Hélas, trop choisissaient la première option…

     Therk ne fut pas surpris de constater que Mederick était assis en compagnie de l’assassin, Fadamar Lametrouble. Il le fut un peu plus en constatant ce qu’il avait cru deviner de loin : le noble était avachi sur la table, sa tête reposant lourdement sur le bois dur, tous ses muscles détendus. Qu’un noble se laissât aller à un tel signe de faiblesse était inconcevable, surtout en plein quartier pauvre. « Quoique… Cela vaut sans doute mieux que dans un château rutilant », pensa Therk. Il remarqua aussi qu’au ceinturon de Mederick était fixée une lame pour le moins étrange : légèrement bleutée, elle semblait scintiller d’elle-même. Immédiatement lui revinrent à l’esprit les mots du capitaine K’Traus : « … ces lames ont quelque chose de spécial, de… vivant. » Il brûlait de questionner Mederick sur ce sujet, mais c’est à Fadamar qu’il s’adressa en premier.

« Alors, comment ça s’est passé ?

- Comme d’habitude.

- C’est évident, ça. Mais il y a eu des difficultés imprévues, non ?

     Fadamar haussa un sourcil.

- C’est vrai. Comment le sais-tu ?

     Sans répondre, Therk s’assit, bientôt suivi d’Arandir et de Cytise. Le tavernier leur apporta quelques instants plus tard de quoi se restaurer, ce que les mercenaires firent en silence. Après leur repas, Cytise lança un regard à Lametrouble, puis à Mederick ; enfin, sa douce voix s’adressa à Therk.

- Eh bien, le réveillerons-nous ?

- Et comment ! Il a des choses à nous dire.

     Joignant le geste à la parole, Therk tendit le bras vers le noble, puis lui donna une bourrade. Il se réveilla en sursaut, sa main se portant sur la garde de sa rapière en un instant. Regardant autour de lui, Mederick se détendit, secoua la tête, prit une gorgée de bière, avant d’enfin parler.

- Ah, vous voilà. Bien, bien, bien…

     Visiblement, il ne savait plus trop où il en était. Simple apparence.

- Je dois avant tout parler à l’assassin. Je suppose que vous ne nous laisserez pas seuls ?

     Le grand sourire qui s’afficha sur le sourire du guerrier confirma ses paroles. Mederick posa un regard suspicieux sur Arandir et Cytise, puis sur Therk, qui hocha la tête, l’encourageant à poursuivre. Ce qu’il fit, non sans soupirer.

- Très bien. Lametrouble, tu es d’une efficacité déroutante. Pour être franc, je suis étonné que tu sois parvenu à accomplir ta tâche. Par conséquent, je n’ai pas de quoi te récompenser sous la main. Mais dis-moi ton prix, je te paierai dès que possible.

- Au contraire, vous avez ce qu’il faut. Souvenez-vous de ce que vous m’avez promis.

- Je ne comprends pas.

- « Tu auras ce que tu désires ». Cela ne vous dit rien ?

- Si, bien sûr. Mais…

- Je ne désire pas d’argent.

     Mederick était décontenancé. Que pouvait vouloir un assassin, sinon de l’argent ? Alors, il porta son regard sur la lame ayant appartenu à Thorlof. Sa main se crispa sur sa garde, comme il répliquait.

- Il est hors de question que je cède un tel trésor à un vulgaire assassin.

     Les yeux de Fadamar s’embrasèrent un instant. Mederick sembla rapetisser devant un tel flamboiement de colère. Pourtant, quand l’assassin répliqua, sa voix était aussi neutre que d’habitude.

- Je constate avec déplaisir que vous n’étiez pas prêt à honorer votre promesse. C’est dommage… Heureusement pour vous, ce n’est pas cette lame que je désire.

- Alors, quoi ?

- Je désire enquêter aux côtés de ces individus.

     Un large silence se fit, spectateur des réactions des différents protagonistes de l’affaire. D’un côté, Therk et Arandir se regardaient pensivement. Le barde semblait poser une question muette au guerrier, lequel réfléchissait. Bien sûr, il appréciait Fadamar. Mais ce dernier était trop rusé pour ne pas avoir une raison précise de vouloir les rejoindre ; pourtant, il n’était pas non plus un hypocrite…

     Cytise, quant à elle, fixait l’assassin de ses grands yeux marron. Du peu qu’elle savait à son sujet, elle ne voyait qu’un homme totalement indifférent au monde qui l’entourait, un véritable bloc de glace sans cœur ni émotions. Autant dire qu’elle était pour le moins intriguée par sa requête.

     Fadamar, lui, observait impassiblement le noble, qui ne savait, à vrai dire, plus trop où se placer. Ce que lui demandait Lametrouble était bien beau, ne le dérangeait pas du tout et l’arrangeait, même, mais il ne voyait pas par quelle autorité il pourrait imposer cela aux mercenaires. La seule chose qu’il pouvait faire, à cet instant précis, était d’attendre la réponse de ceux-ci. C’est Cytise qui mit fin au silence.

- Pourquoi ?

     Lametrouble tourna son regard vers la jeune femme, qui ne put réprimer un frisson lorsque les deux yeux presque noirs de l’assassin plongèrent dans les siens. Il sembla la remarquer pour la première fois, comme s’il ne s’était jamais soucié de seulement connaître ses futurs collaborateurs. Devant une telle intensité, Cytise vit ses yeux se baisser, sans qu’elle pût les en empêcher. Elle sentit le regard l’analyser, puis se détourner d’elle.

- Pourquoi ? Intéressante question.

     Un sourire sans joie tenta d’éclairer le visage de l’assassin. Cytise le trouva véritablement sinistre.

- Parce que le noble ici présent m’a promis de m’accorder ce que je désire.

     La jeune femme regarda Arandir puis Therk, tous deux restant silencieux. Alors, elle contempla le visage torturé de Mederick. Tout, plutôt que de tourner les yeux vers l’assassin.

- Je ne peux t’accorder que ce qui est à ma portée…

- Laissez tomber, messire.

     Cytise soupira de soulagement lorsque Therk prit enfin la parole.

- Fadamar, je ne sais pas à quoi tu joues. Mais je te fais confiance, je te connais depuis suffisamment longtemps pour cela. Et tes talents seront appréciés. Arandir ?

- Bienvenue, assassin,

Dans le groupe des tiens !

- Cytise ?

- S’il le faut... Mais je ne le connais pas, moi, et il est hors de question que je lui accorde ma confiance.

- Je n’en ai que faire, douce demoiselle.

     Et toujours ce ton neutre. En général, il provoquait chez les gens deux réactions différentes : soit il agaçait prodigieusement, soit il inquiétait étrangement. Et il inquiétait étrangement Cytise. En temps normal, elle aurait envoyé une réplique cinglante à un tel impudent. Mais là… Elle laissa Mederick reprendre.

- Je vous remercie, mercenaires, de m’avoir sorti d’une situation fort embarrassante. Ce sera tout pour ce soir, je suis véritablement épuisé. Nous nous reverrons dans deux jours, au même endroit, à la même heure.

     Therk le coupa.

- Attendez, nous avons quelques questions à vous poser.

- Elles attendront.

- Des questions concernant votre ami Thor…

- Ne prononcez pas son nom !

     Mederick s’était brusquement levé, criant ces derniers mots. Les quelques convives se tournèrent vers lui, échangèrent quelques mots en murmurant, puis se remirent à dîner.

- Elles attendront, vous m’entendez ? Elles attendront ! »

     Sur ce, le noble gagna la porte à grandes enjambées, puis sortit dans la chaleur de la nuit étoilée.

 

* * *

 

     Alrick N’Drof eut du mal à se détacher de la lecture de son roman, et c’est en maugréant qu’il referma la couverture du livre. C’était le moment idéal pour manipuler les blancs rubans de la magie perceptrice : la nuit était claire, dégagée, et surtout étoilée. Il ôta tout ce qui encombrait son établi avant d’y placer une lunette faite d’un matériau rappelant le bronze, mais il aurait été incapable de dire duquel il s’agissait. Là-bas, au nord, on trouvait tant de choses étranges… Il l’orienta en direction de la fenêtre de façon à n’avoir que le ciel dans son champ de vision. Ceci fait, il s’assit et plongea son œil dans le tube.

     L’espace était d’une beauté sans commune mesure au monde. Rien n’aurait pu égaler les merveilles multicolores qui s’offraient à la vue d’Alrick alors qu’il observait, ou plutôt contemplait les astres et le vide. Les minutes, les heures pouvaient s’égrener lentement sans que le noble s’en rende compte, et les rêves les plus fantastiques ne cessaient d’affluer en lui, délaissant le temps et l’espace pour gagner un nouveau refuge, une nouvelle âme réceptive n’attendant que leur venue pour ouvrir ses portes… Les constellations se mêlaient et, bientôt, toutes reliées l’une à l’autre, tourbillonnaient de plus en plus vite, étincelant toujours plus, aveuglant le sorcier qui délaissait sa volonté au profit de son cœur…

     Tel était le danger de la divination. Les autres magies étaient toutes inoffensives, du moment que l’on ne commençait pas à les manipuler. Tant que le sorcier ne quittait pas son corps matériel, alors la magie ne pouvait pas réclamer son dû. Ce n’est que lorsqu’il choisissait de prendre sa forme immatérielle que le danger apparaissait : s’il s’éloignait trop, le chemin était sans retour. Même s’il restait à proximité, il fallait qu’il prenne garde à ne pas abuser de la magie, à ne pas lui réclamer trop et à passer trop de temps en dehors de son corps. Prudence et sens de la mesure, telles étaient les qualités nécessaires pour manipuler la magie, au risque de perdre son âme.

     Mais la divination était bien plus insidieuse. Contrairement aux autres magies, à chaque fois que le sorcier faisait appel à elle, elle lui ouvrait les frontières d’un monde unique en son genre, un monde peuplé des créations du devins, de ses rêves, de ses attentes et de ses cauchemars. Pour peu que le sorcier accordât du crédit à ces visions, elles devenaient réalité… Ainsi, rares étaient les humains qui parvenaient à maîtriser cette magie ; et ceux qui y arrivaient perdaient peu à peu la raison, à moins de posséder une force d’âme extraordinaire. Car, au fur et à mesure, le sorcier perdait peu à peu le sens de la réalité et se mettait à voir sans cesse les illusions de la divination, même sans l’avoir appelée…

     Alrick N’Drof ne dérogeait pas à cette règle, mais il parvenait à s’y soustraire la plupart du temps. Seuls certains événements exceptionnels causaient chez lui de tels troubles mentaux, et la contemplation des infinis en était un. Il se voyait flotter autour des planètes, voguer sur une étoile filante, discuter avec une comète… Parfois, un petit homme vert apparaissait pour lui narrer une histoire enchanteresse, ou bien lui dévoiler les secrets de l’univers…

     Le devin secoua la tête énergiquement : ce n’était pas le moment de s’égarer maintenant dans les méandres de son propre esprit. « Comme s’il y avait un moment pour le faire » sourit-il. Non, ce soir, des visions importantes l’attendaient : les visions de la divination. Il releva la tête, puis boucha la lunette de ses deux mains, avant de replonger l’œil dans celle-ci. Alors, il se concentra. L’un après l’autre, il retira ses doigts du verre, avec la délicatesse d’un orfèvre. Quelques rubans blancs apparurent le long de la lunette, comme s’ils étaient enroulés depuis l’origine autour de l’instrument. Chaque fois qu’un doigt se levait, il restait relié à la lunette par un bandeau, qui s’allongeait lentement, tel un élastique. S’il se brisait, c’en était fini de la lunette. Heureusement, avec ses dizaines d’années d’expérience derrière lui, Alrick ne commettrait pas une telle erreur, un tel gâchis. Par la lunette, tout un univers laiteux apparaissait sous son œil, un paysage de sphères, de lignes et de courbes, de cubes, de pyramides, de figures géométriques théoriquement impossibles, tout un univers absurde échappant à la réalité et à la raison, mais rappelant étrangement l’espace entrevu auparavant. D’un coup, Alrick déplia ses doigts, et tout se mélangea.

     Il était un œil dans un blanc omniprésent, presque aveuglant. Il observa les différents sentiers qui s’offraient à lui : certains passaient par une route semée de cubes, de pyramides, de parallélépipèdes et autres formes communément connues. Ils menaient pour la plupart vers le passé, même s’il n’était jamais sûr que l’un ou l’autre de ceux-ci ne s’égare à un moment donné du côté de l’avenir. D’autres étaient plats, striés de lignes droites ou de courbes, changeant parfois de direction brutalement selon un angle violent : le présent, seule voie résolument changeante. Enfin, les derniers, moins nombreux que les précédents, menaient vers des formes absurdes et des figures inimaginables, inadmissibles, flottant dans les volutes de fumée blanche, air de cet univers, ou bien posés à même la neige cotonneuse du chemin. C’est un de ces derniers sentiers que l’œil décida de parcourir.

     Une fois engagé, tout tourbillonna et ce monde disparut. Pénétrant plus profondément dans l’univers percepteur, l’œil fut emporté dans un maelström multicolore. Il évita de peu une griffe d’origine inconnue, se faufila aisément à travers un labyrinthe de visages grimaçants, fut capté par un filet blanchâtre et rejeté sur les rives d’une cascade inversée. L’eau, en tout ce cas ce qui en tenait lieu, rugissait réellement, le miaulement enragé d’une bête féroce, ou peut-être le bêlement effaré d’un bélier intrigué… Mais l’œil n’en avait cure, car ces sons étaient imaginaires, tout comme la cascade était une illusion de l’esprit. Soudain, la gravité s’inversa, du moins sembla le faire. Alrick se concentra sur sa forme : il était un œil, donc il flottait, donc il ne pouvait pas chuter. Il vit s’écouler devant lui une pluie d’animaux étranges, hybrides. Mais lui resta ferme.

     Il y eut un éclair.

 

     Lorsque la lumière réapparut, le devin avait retrouvé forme humaine. Des figures inacceptables l’environnaient : cubes pyramidaux, parallélépipèdes triangles, sphères cubiques… Figures absurdes, certes, mais agencée de façon parfaitement cohérente : elles l’entouraient, et même tournaient autour de lui, comme les planètes auraient pu tourner autour du soleil. Les observant une à une, Alrick chercha la Terre, c’est-à-dire la troisième forme blanche la plus proche de lui. Lorsqu’il la découvrit, il tendit brusquement, mais avec une précision effarante, ses deux bras vers elle : de chacun de ses doigts jaillit un filin blanc qui alla plonger dans la planète, laquelle explosa alors dans une gerbe d’écume. Dans ce mur de liquide blanc, une porte apparemment tout aussi liquide se révéla. Alrick la traversa et pénétra dans l’avenir.

 

     Dans l’une des chambres de la Lumière de cendres, un nuage d’un blanc laiteux se détacha du corps d’un noble en transe depuis déjà quelques heures, celui répondant au nom d’Alrick N’Drof. Le petit nuage sortit dans l’air tiède de la nuit, puis il se mit à tourbillonner sur lui-même, créant une tornade dans laquelle scintillèrent de possibles avenirs. Alrick se trouvait en son centre.

     De la multitude d’images allant et venant, le devin ne pouvait en saisir qu’un nombre ridicule, et il en comprenait le sens d’encore moins. Il vit un mariage célébré en grandes pompes dans un village quelconque ; il vit une jeune femme se jeter du haut d’une falaise pour rejoindre son amant et survivre, brisée, à sa chute ; un homme d’âge mûr, richement vêtu, s’apprêtant à abattre un sanglier ; un œil d’un vert de jade briller d’une lueur malsaine ; un bras tenant une dague et s’apprêtant à frapper ; un filet de sang ; une fumée noire…

     Alrick se ressaisit : une fois de plus, il avait bien failli se perdre dans le flot ininterrompu de visions sans queue ni tête. Heureusement, son expérience lui avait évité le pire : la perte de toute réalité du monde, la mort inéluctable de son corps physique et, par voie de conséquence, le déliquescence de son âme dans d’incommensurables souffrances. Il se concentra exclusivement sur la Lumière de cendres : des visages bien connus virevoltèrent dans les vifs courants d’air, ceux de Jari B’Rauts, de Todrick K’Rahsco, de Mederick T’Nataus, et bien d’autres encore, dont le sien. Des visages, et c’est tout. Sachant qu’il n’arriverait à rien de cette façon, le magicien tenta d’associer à l’image mentale du château celle de la salle de banquet. Peu à peu, les visages se transformèrent en personnes et en meubles ; le strident sifflement du vent laissa place aux perfides insinuations et aux rires sarcastiques. Bientôt, une scène floue apparut sous ses yeux. Les personnages, avec leurs gestes saccadés, avaient l’air de pantins manipulés par les fils blancs de la magie perceptrice. En réalité, c’était le cas. Et le maître marionnettiste, celui qui tentait d’améliorer la netteté du spectacle en fluidifiant les mouvements des convives de ses mains expertes, n’était autre qu’Alrick N’Drof. Sa détermination finit par payer : les traits devinrent plus distincts, les personnages plus consistants. Celui qui présidait le repas était le nouveau roi, Todrick K’Rahsco. Lorsque la vision s’affina encore, le devin constata que l’arrogant noble prenait plaisir à railler ses anciens rivaux, particulièrement Jari. Il se vit lui-même, impassible, analysant les propos échangés comme à son habitude. Il aperçut Mederick murmurer quelques mots à l’oreille du nécromancien, Kjeld V’Fohs, lequel sembla alors devenir furieux.

     Alors qu’Alrick essayait de percer les paroles des nobles, la scène se mit à trembloter. Sans sourciller, le devin manipula les fils plus rapidement, avec toujours plus de dextérité ; la vision ne s’en brouilla que davantage. Inquiet, il allait la relâcher quand une nouvelle scène apparut, extrêmement opaque. Tout ce qu’il put voir, dans cet entremêlement de rubans blancs, gris et noirs, fut une forme assise, toute de clair-obscur, qui présidait le banquet, à côté de laquelle se dressait un homme de haute stature, mélange de lumière et de ténèbres. Puis ces deux êtres disparurent pour laisser place à un autre, une espèce d’ombre recroquevillée sur elle-même, seule dans l’immense salle. Seule ? Non. Car bientôt apparut un visage qu’Alrick N’Drof n’aurait jamais pensé revoir. Un visage empreint de folie.

     Celui du Roi.

 

     Le nuage éclata.

 

* * *

 

     De l’avis de tous, le quartier ouest de la capitale était le plus mal famé. Alors qu’il arrivait parfois aux pauvres de se montrer solidaires dans les autres quartiers, surtout le sud, les rixes et les meurtres se succédaient sans cesse ici. Il n’y avait pas tellement de raison à cela ; c’était la coutume locale, la rude loi de la sélection naturelle, et la devise des habitants reflétait bien cet état d’esprit : « Garde-toi de tourner le dos à un mur ». Paradoxalement, ce lieu de mort et de puanteur était évité par les assassins de métier, pour la bonne et simple raison que les pauvres d’ici avaient l’habitude de régler leurs comptes eux-mêmes, donc ne les employaient pas.

     La plupart des bâtisses étaient dans un état déplorable, menaçant de s’écrouler sur elles-mêmes, ou le faisant, écrasant de ce fait les pauvres bougres abrités à l’intérieur. Les ruelles couvertes de gravats s’achevaient régulièrement sur des impasses, lesquelles finissaient un jour ou l’autre par disparaître, vaincues par le temps et les éléments. Bref, ce quartier des plus changeants décourageait les étrangers et ne facilitait ni le contact, ni l’entraide. Pourtant, c’est là que l’Arme de chair devait rencontrer son contact, lequel, supposait-elle, lui demanderait de l’aide au nom de son maître.

     Malgré l’hostilité presque légendaire des habitants du quartier ouest, l’Arme de chair n’avait fait aucune mauvaise rencontre. A dire vrai, elle n’avait pas non plus fait la moindre rencontre, les pauvres ayant décidé que cette proie n’était pas la leur, ou du moins qu’elle était trop dangereuse pour se risquer à la chasser. Bien leur en prit car la silhouette, malgré sa petite taille, tenait plus du prédateur que du gibier. Dans la nuit étoilée, elle portait son éternel manteau noir rehaussé d’un capuchon, tenue presque officielle d’assassin. Ce n’était pourtant pas en cette qualité qu’elle allait à ce rendez-vous ; en fait, elle ne savait pas vraiment à quoi s’attendre. Ce qui ne l’empêchait pas d’être parée à toute éventualité, comme toujours.

     Elle parvint ainsi sans encombre au bâtiment décrit dans la lettre qu’elle avait trouvée chez Soran, une structure aussi grossière que lugubre. Elle était néanmoins en meilleur état que les autres alentour, et surtout bien plus imposante. Nulle lumière ne filtrait des rares fenêtres – les qualifier d’ouvertures serait plus juste – de la façade et de la lourde porte. Haussant les épaules intérieurement, l’Arme de chair s’en approcha, empoigna le loquet et donna trois coups. Le son qui en résulta fut minime, car la porte était en pierre, mais il suffit. Celle-ci s’ouvrit devant elle, révélant un hall de dimensions modestes, prolongé par un couloir obscur. L’individu encapuchonné qui l’avait introduite inclina légèrement la tête en guise de salut, puis lui fit signe de le suivre. L’Arme de chair lui emboîta le pas.

     Les ténèbres du couloir n’étaient percées que par un mince filet de lumière provenant de la porte qui se trouvait au bout. De part et d’autre de celle-ci, deux silhouettes immobiles. L’Arme de chair n’eut aucun mal à constater qu’elles étaient vêtues de la même façon que les trois qu’elle avait traquées quelques nuits auparavant ; elle n’aurait donc pas été surprise de découvrir une cicatrice en forme de soleil sur leur front… Finalement, son guide frappa un coup sur la porte, puis entra.

     La vaste pièce qui déploya ses ombres devant elle expliquait l’aspect extérieur imposant du bâtiment. A elle seule, elle devait vraisemblablement représenter plus de la moitié de l’espace. Mais ce qui marqua le plus l’Arme de chair fut l’aspect solennel de l’assemblée qui se dressait devant elle.

     Le chandelier placé sur la table rectangulaire s’étendant sur toute la longueur de la salle – table qui lui rappelait furieusement, en plus petite néanmoins, celle qui se trouvait dans la salle à manger de la Lumière de cendres – révélait en effet la présence de six individus, chacun muni d’un masque en forme de soleil. L’un présidait l’assemblée, les autres étant assis de part et d’autre de sa position. La faible lueur permit à l’Arme de chair de remarquer qu’un siège semblait inoccupé : en temps normal, ces personnes devaient être sept, trois de chaque côté en plus du maître. Alors qu’elle examinait la scène, la lumière, déjà peu intense, se voila légèrement, et l’Arme de chair sentit l’air gagner en opacité. De la magie était à l’œuvre, et puisque que nulle couleur ne ressortait, il devait s’agir de l’Abjuration, d’un noir de néant. Elle se permit un sourire méprisant : ses « hôtes » se méfiaient. Quels imbéciles ! Comme si un assassin s’amusait à massacrer les gens sans raison, par pur plaisir ! Après quelques minutes de défiance mutuelle, celui qui présidait l’assemblée fit un signe à l’un des membres, qui se leva et prit la parole.

« Nous vous remercions d’avoir répondu présent à notre convocation.

     L’Arme de chair ne dit rien, attendant la suite.

- Comme vous l’avez constaté, les temps changent. Ils deviennent dangereux, pour tout le monde. Pour nous aussi, comme pour vous.

- Il est touchant de voir que vous vous souciez de moi.

- N’est-ce pas.

     L’individu fit une pause, semblant jauger l’Arme de chair.

- Tellement dangereux que nous sommes convaincus de devoir louer les services d’un assassin pour le futur. Un assassin efficace et discret.

- Il vous suffisait de dire que vous aviez besoin de moi. Nul besoin de mille détours.

- Nous avons effectivement assisté à votre petite démonstration face au marchand. Vous feriez une recrue parfaite pour notre projet.

- Un projet ?

- C’est cela, un projet. Terminons : accepteriez-vous d’entrer à notre service ?

- Quelle serait ma récompense ?

- Ah, oui. Le paiement, bien sûr…

     L’homme se tourna vers l’un de ses collègues, ou plutôt l’une, puisque c’est une voix féminine qui s’éleva dans le silence étouffé de la salle.

- Tout dépendra de nos ordres et de vos performances. Mais vous aurez plus d’or que vous n’en avez même jamais vu. Et puis…

- Et puis ?

- Je ne sais pas à combien vous estimez votre existence d’assassin.

     Le sourire de l’Arme de chair était si franc que les autres occupants de la pièce auraient presque pu l’entendre s’esquisser.

- Ah, tiens ? Ces paroles m’ont tout l’air de menaces.

- Seule vous pouvez faire en sorte qu’elles le soient, ou ne le soient pas.

- Mettons que je n’aie rien entendu. J’ai peu d’employeur sérieux en ce moment. Votre offre m’intéresse donc.

- Parfait. Nous vous préviendrons dès que nous aurons besoin de vous.

     L’Arme de chair sentit des mouvements dans son dos, l’homme qui l’avait introduite s’apprêtant à la raccompagner. Il se figea quand elle s’adressa de nouveau à l’assemblée.

- Un instant.

     C’est son premier interlocuteur qui lui répondit.

- Oui ?

- Je ne travaille jamais pour une ombre. Qui m’emploie ?

- Peu importe.

- Je vous laisse une deuxième chance, la dernière : qui est mon employeur ?

- Celui qui vous paiera.

- Tu ne te dévoileras donc pas ?

     Cette provocation s’adressait directement au membre apparemment le plus important de tous, celui situé au bout de la table. Lequel n’esquissa pas le moindre geste. Deux silhouettes s’étaient brusquement levées, indignées par ce tutoiement méprisant. Autour de l’Arme de chair, quelques hommes sortirent de l’ombre, prêts à se battre.

- Très bien. Je rejette votre offre. Trouvez quelqu’un d’autre. »

     Sur ce, elle se détourna brusquement, emprunta le corridor et sortit dans la nuit, soulagée de quitter enfin cette atmosphère viciée.

     Tant pis, elle trouverait autre chose pour s’occuper.

 

     A l’intérieur, l’un des membres brisa le silence.

« Nous trouverons quelqu’un d’autre. Après tout, ce n’est qu’une petite femme. Nous trouverons sans doute un assassin aussi efficace, voire plus, qu’elle.

     C’est le président de l’assemblée qui parla alors.

- Il nous fallait celle-ci. Car, si elle n’est pas dans notre camp, elle sera dans ceux d’en face. Et elle est redoutable. Arwed, tu interrogeras l’avenir. Je veux savoir ce qu’il nous réserve. Soyons pris au dépourvu, et c’est un pied dans la tombe que nous mettrons. Et le deuxième n’est jamais loin du premier.

- Bien, votre majesté.

- Messires, la séance est levée.

     Un à un, chacun des membres sortit, escorté d’un homme. Bientôt, la vaste pièce fut vide.

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