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"Après sa mère, Keum-Sook décida donc de venger son père, et retourna vers l’Est. Et il est dit qu’avec elle vinrent les premiers hommes des empires d’occident

, qui allaient bouleverser l’ordre séculaire des choses, de sorte qu’on ne put par la suite déterminer si son action, en regard de cela, fut un bien ou non pour Cathay."

Hai Sy Kiu, Les Larmes d’automne


     Giovanni Cerreto, accoudé au bastingage du vaisseau, regardait défiler à une centaine de pieds sous lui les cimes innombrables des sapins qui couvraient l’Est de l’Empire. Les hommes d’équipage de la Nef des Cieux avaient pris habitude du caractère ombrageux de leur chef et ne le dérangeaient sous aucun prétexte lorsqu’ils le voyaient plongé dans ses réflexions, surtout lorsqu’il arborait une mine sombre et se parlait à lui-même à voix basse. Le Tiléen était un homme solitaire, même entouré d’une centaine de ses serviteurs ; il passait pour une sorte d’illuminé auprès d’une grande partie de ses amis et sa réputation d’étrangeté était parvenue jusqu’aux oreilles du peuple, de sorte que quiconque croisait sa route le regardait avec un sentiment mêlé de crainte et d’amusement. En vérité, son esprit était obnubilé par une idée fixe depuis son enfance, et le monde extérieur et ses semblables lui apparaissaient lointains, comme s’il ne vivait que dans un rêve, attendant de s’éveiller à la réalité. Keum-Sook avait, en raison de ses origines probablement, l’avantage à ses yeux de ne pas faire partie du rêve éveillé qu’il faisait. Il la considérait différemment des autres, avait à son égard des précautions inhabituelles, et paraissait avoir pour elle plus d’intérêt que pour l’ensemble de son entourage, au grand désespoir de Signorina Anna.

 

     Cette jeune femme de Tilée, fille d’une riche et honorable famille connue dans tout Miragliano, belle et entourée de prétendants s’était un jour sottement éprise de ce rêveur, s’y était fiancée, et souffrait depuis lors de l’apparente indifférence que semblait cultiver Cerreto à son égard. Il lui avait dit qu’il partageait son amour et l’avait rendue heureuse un temps, mais était rapidement retourné à ses rêves de voyage et à sa mélancolie et la délaissait depuis. Et puis un jour, cette étrangère trop maigre, au visage risible et aux manières vulgaires avait débarqué chez son fiancé et lui avait fait perdre la tête. Lui, le notable bien établi, le richissime propriétaire terrien et l’héritier unique de la fortune des Cerreto avait tout abandonné du jour au lendemain pour suivre la première catin venue qui lui semblait assez mystérieuse à son goût. Il avait acheté ce vaisseau volant, enchanté par les plus grands magiciens de l’empire - fantaisie inutile et gouffre financier à n’en pas douter - et avait voulu partir "vers les contrées de l’Est" avec cette femme et une centaine d’hommes assez fous pour partager ses rêves insensés.

 

     Giovanni Cerreto avait pensé au jour où il partirait enfin pendant des années. Il s’était dit souvent qu’alors, il se sentirait l’homme le plus heureux de la terre. Et pourtant, il ne ressentait à présent aucune joie, aucun changement en lui, rien. Il avait découvert bien plus important que des terres inconnues : il avait rencontré Keum-Sook, et désormais il se sentait encore plus las de vivre qu’auparavant.

 

     Un cri le tira de sa rêverie :

 

"Giovanni !"

 

     Il se retourna, las, sachant déjà à quoi il allait devoir faire face. Anna se tenait devant lui, furieuse, le visage empourpré de colère.

 

"C’en est trop ! fit-elle en Tiléen. Elle vient encore de m’insulter ! J’exige, au nom de l’attention que vous me devez et des engagements que vous avez pris envers moi, que vous la mettiez aux fers immédiatement ! Cette putain se permet toutes les audaces !"

 

     Cerreto soupira. Signorina Anna n’en était pas à sa première crise de jalousie, et depuis le début de la traversée elle n’avait cessé de le harceler à cause de Keum-Sook. Tout cela le laissait totalement indifférent, mais au fond de lui un respect ancestral pour la femme envers qui il s’était engagé le poussait à s’enquérir du motif de la dispute, ce qu’il fit mollement :

 

- Qu’a-t-elle fait, encore ?

 

- Elle a osé affirmer en ma présence que j’étais trop grosse pour vous accompagner dans cette aventure !

 

     Un silence se fit ; Cerreto posa son regard las dans celui d’Anna.

 

- Elle a réellement dit ça ?

 

-  Elle l’a insinué ! C’est encore pire ! Cette catin se permet d’ironiser sur ma personne, et vous ne faites rien !" Puis, comme son fiancé semblait ne pas réagir, elle expliqua : "Elle était en train de s’entraîner de façon grotesque avec son sabre - un sabre ! quelle féminité, vraiment ! - lorsque je lui fis une remarque, bien polie d’ailleurs. Et elle m’a envoyé paître en m’expliquant que pour s’entraîner comme elle le faisait, il était d’abord nécessaire de ne pas avoir de kilos en trop !"

 

     Les deux fiancés se regardaient à nouveau en silence. Anna tremblait de colère. Cerreto risqua :

 

- Ecoutez, Anna...

 

" Non, je ne veux pas vous écouter ! explosa-t-elle d’un seul coup. C’est vous qui allez m’écouter ! Je sais d’avance ce que vous avez à me dire, votre passion des voyage, les terres de l’Est, l’inconnu, le commerce et les richesses qu’il y a à trouver là bas ! Ce ne sont que des prétextes fallacieux pour vous retrouver en sa compagnie ! Si je n’avais pas tellement insisté pour vous accompagner vous auriez été bien aise de vous retrouver seul à seule avec elle, rompant ainsi vos engagements. J’avais d’autres prétendants, qui m’aimaient, qui auraient donné n’importe quoi, leur vie, leur âme, tous, pour avoir l’honneur d’être au bras d’Anna di Caroli, et vous ! Vous que j’ai choisi entre tous, vous à qui j’ai donné mon amour, voilà maintenant que vous me traitez comme la dernière des courtisanes, comme un mouchoir que l’on jette au sale après s’en être servi ! Je vous déteste, salaud !"

 

     Une gifle claqua ; quelques hommes d’équipage se retournèrent, un sourire narquois aux lèvres, tandis qu’Anna courait dans sa chambre, en sanglots. Cerreto se frotta brièvement la joue puis gronda à l’intention de ses hommes :

 

"Retournez au travail, imbéciles !"

 

     Cerreto poussa un long soupir, et s’accouda de nouveau au bastinguage. Il tentait de reprendre le cours interrompu de ses réflexions, contemplant distraitement les immensités forestières qui continuaient à défiler sous lui, quand un point lumineux attira son regard. En plein milieu des bois semblait avoir surgi un disque rougeoyant qui grossissait à vue d’oeil. Plus exactement, cela se rapprochait de la Nef des Cieux. Comprenant aussitôt, il se jeta en arrière, aggripa un filin et hurla :

 

"Accrochez-vous ! Nous sommes attaqués !"

 

     Au même moment une immense boule de feu passa en crépitant juste à côté de l’endroit où Giovanni se tenait quelques instants auparavant avant de frapper de plein fouet le grand-mât du vaisseau dans un tonnerre assourdissant. Le souffle brûlant de la formidable explosion qui s’ensuivit projeta dans les airs tous ceux des membres de l’équipage qui n’avaient pas réagi à l’ordre de leur chef, et beaucoup d’hommes furent éjecté par-dessus bord et tombèrent dans le vide en hurlant de terreur. Tous ceux qui se tenaient dans la voilure et qui n’avaient pas été expulsés au loin furent horriblement brûlés par les flammes magiques et leurs corps calcinés ne tardèrent pas à retomber sur le pont avec un bruit mat. Dans le même temps, un scintillement rougeâtre parut englober le navire, l’entourant d’un halo lumineux qui semblait s’insinuer dans les moindres recoins et se mouvoir, comme doté d’une vie propre.

 

     Les voiles étaient en flammes et tombaient en lambeaux sur le pont, tandis que les survivants se relevaient, hagards, les vêtements, les cheveux et la peau roussis par le souffle enflammé qui avait touché le navire. Cerreto, reprenant ses esprits, héla son bosco qui était étendu sur le pont à quelques mètres de lui.

 

"Maerthals, rassemblez les hommes valides, comptez les pertes et envoyez les blessés à l’infirmerie. Nous devons sortir de là au plus vite. Appelez-moi Kullervo.

 

- A vos ordres."

 

     Se penchant une nouvelle fois par-dessus le bastinguage, Cerreto s’assura qu’aucune autre boule de feu n’était lancée contre eux, puis se dirigea d’un pas rapide vers Anna et Keum-Sook qui étaient sorties de l’arrière du navire, hébétées par le spectacle de désolation qui s’offrait à leurs yeux.

 

"Anna, rentrez dans votre cabine. Nous venons d’être attaqués par magie, et j’ai bien l’impression que ce n’est que le début."

 

     Au même instant, comme si le sort avait voulu lui donner raison, un cri d’alerte retentit à la proue du vaisseau :

 

" Alerte ! Montures ailées droit devant !"

 

     A quelques centaines de mètres de la Nef des Cieux étaient subitement apparues, comme surgies d’un cauchemar, de nombreuses créatures volantes qui prenaient de l’altitude. Tous les regards se tournèrent aussitôt vers elles. Giovanni fut le premier à réagir, et poussa de force sa fiancée dans le couloir avant de refermer la porte d’un coup sec. Keum-Sook eut juste le temps de se glisser sur le pont et le Tiléen la vit dégainer son sabre et s’avancer en direction de la proue du navire. Il allait s’élancer pour la rattraper quand une main le retint par l’épaule.

 

"Maître..."

 

     Un vieillard en toge bleue parsemée d’étoiles scintillantes venait de surgir derrière le capitaine de La Nef des cieux, plus silencieux qu’un serpent. Il était grand et décharné et son crâne chauve paraissait démesuré car il avait le menton étroit ; une petite barbiche aux poils épars encadrait sa face impassible. Il paraissait totalement calme, étranger au tumulte environnant, et son attitude tranchait en cela avec celle de l’ensemble de l’équipage.

 

- Vous voilà enfin ! Où diable étiez-vous passé ? rugit Cerreto, à la fois furieux d’avoir perdu de vue Keum-Sook et soulagé de se retrouver en présence du seul magicien qui fût à bord.

 

- Je méditais... répondit Kullervo d’une voix monocorde. Mais vous avez demandé à me voir ?"

 

     Réfrénant son impatience, et habitué depuis longtemps aux excentricité de cet homme solitaire et à l’humeur toujours égale, Giovanni lui désigna le pont d’un geste de la main en poussant un soupir de colère.

 

     Il n’est plus temps de méditer, il faut prouver de quoi vous êtes capable ! Maintenir cette petite merveille en l’air relève de l’exploit, je vous l’accorde, mais il va nous falloir plus qu’un exploit pour nous tirer de là. Pendant que vous méditiez, un de vos collègues nous a expédié une de ses créations et quelques-uns de ses amis. Je ne sais pas qui, ni pourquoi, mais une chose est sûre : je ne donne pas cher de notre peau si vous ne trouvez pas un moyen de nous sortir de là. Et maintenant improvisez, incantez, dansez si ça vous chante mais remuez-vous, bon sang !"

 

     Puis il fit volte-face et courut vers l’avant du vaisseau.

 

     Keum-Sook se tenait là, dans sa position habituelle d’attente de l’assaut de l’adversaire. Les silhouettes noires apparues non loin de la Nef s’étaient peu à peu rapprochées et les occupants du vaisseau pouvaient maintenant parfaitement distinguer leurs adversaires. Montés sur de terrifiants monstres ailés dont la seule vue inspirait la peur, une vingtaine de cavaliers vêtus de longs habits noirs formaient à présent un tourbillon infernal autour du navire volant. Quelques secondes interminables s’écoulèrent ; les hommes encore valides étaient à leurs postes de combat et attendaient nerveusement que quelque chose se passe, et la tension était à son comble lorsque l’équipage de la Nef des Cieux vit avec angoisse le cercle de ses assaillants se refermer brutalement. Les monstres volants s’abbatirent lourdement sur le pont du navire, déchiquetant de leurs griffes acérées les malheureux qui n’avaient pas eu le temps d’esquiver leur attaque. Leurs cavaliers bondirent de leurs selles et se ruèrent sur les défenseurs du vaisseau, épée haute, en poussant des cris suraigus. Dans l’ombre de leurs capuchons, on pouvait discerner d’inquiétants visages qui avaient depuis longtemps perdu toute humanité.

 

     Giovanni et Keum-Sook combattaient côte à côte. Deux des monstres ailés s’étaient posés à proximité de la proue et avaient déchiqueté un homme d’équipage qui avait tenté de les attaquer. Les créatures faisaient au moins deux mètres de haut et l’envergure de leurs ailes pourvues de griffes était impressionnante. Laissant leurs montures s’occuper des deux derniers combattants de l’avant du navire, les cavaliers noirs étaient partis livrer l’assaut contre le château arrière, où s’était réfugié l’équipage de la Nef. Giovanni, armé d’une fine épée qu’il maniait maladroitement, repoussait comme il le pouvait les assauts de son terrible adversaire, tout en s’inquiétant des moulinets que Keum-Sook faisait avec son sabre juste à côté de lui.

 

"Eh ! Faites attention ! Vous avez failli couper ma barbe !

 

- De toute façon elle ne vous va pas du tout, répliqua la cathayanne qui venait d’entailler profondément le poitrail de la bête qui lui faisait face, lui tirant un hurlement de douleur. Elle vous fait paraître dix ans plus vieux. C’est mademoiselle Anna qui vous aime comme ça ? ajouta-t-elle perfidement, un sourire narquois aux lèvres.

 

- Très amusant. Puis-je savoir pourquoi vous vous détestez à ce point ? fit Cerreto en esquivant de justesse un coup de bec qui visait son bras droit.

 

- Différence d’éducation, je pense. Et puis, les Tiléennes sont d’une jalousie..."

 

     Keum-Sook crut entendre un soupir de lassitude au milieu du tumulte du combat, au moment même où elle repoussait du pied la carcasse de l’animal qu’elle venait d’abattre. Rapidement, elle se porta au secours du Tiléen qui n’arrivait pas à se défaire de la seconde bête.

 


 

     A l’arrière, les hommes d’équipage survivants tentaient tant bien que mal de repousser les assauts furieux des ombres noires qui les harcelaient sans montrer de fatigue, mais pour un cavalier tué, cinq hommes tombaient. Réfugié dans le château arrière, Kullervo tentait de se concentrer au milieu du tumulte, attirant vers lui les flux d’énergie magique qui se matérialisaient autour du sorcier dans un halo intense de lumière verte. De temps en temps, il interrompait sa concentration pour rassembler un peu de ses pouvoirs et anéantir d’un éclair un adversaire qui se ruait sur lui, mais il retournait aussitôt à l’éllaboration mentale de son sortilège et semblait rester tout à fait paisible alors qu’à deux mètres de lui se mêlaient fracas des armes et hurlements des combattants. Bientôt, il sut que son pouvoir était suffisant. Alors, d’une voix forte et grave qui n’était pas celle qu’il avait d’habitude, il cria aux hommes :

 

" Ne tentez pas de vous libérer ! Restez calmes, serrez vos armes !"

 


 

     Keum-Sook ne put retenir un cri de surprise. Quelque chose venait d’agripper ses jambes, manquant de la faire trébucher et la figeant sur place au milieu de sa course. En une seconde, elle vit qu’une sorte de plante, semblant sortir du pont, avait enroulé ses tiges autour d’elle et la maintenait fermement attachée au sol. Giovanni était pris dans le même piège et regardait la Cathayanne d’un air incrédule et apeuré.

 

     La jeune fille voulut se servir de son arme pour trancher ses liens et se libérer, mais d’un seul coup tout bascula. La Nef des Cieux venait de faire un tonneau, et volait à présent à l’envers, la coque par-dessus le pont. Toutes les créatures qui se trouvaient sur le navire hurlèrent en même temps, tombant vers le sol sans comprendre ce qui venait d’arriver. L’ensemble des hommes d’équipage se trouvait enserré par les tiges puissantes des plantes magiques sorties du bois du vaisseau et contemplait étonné la chute dans le vide des assaillants de la Nef.

 

     Kullervo rayonnait de lumière verte et, le bras tendu à l’horizontale, les yeux fermés, il semblait contôler mentalement la position aérienne du vaisseau volant. Des plantes l’avaient lui aussi agrippé, mais contrairement à celles qui couvraient les jambes des hommes d’équipage, les siennes recouvraient entièrement son corps jusqu’à ses épaules. Keum-Sook et Cerreto virent le magicien tourner lentement son poignet et remettre la paume de sa main face au sol. La Nef des cieux suivit au même moment le même mouvement et reprit sa position normale. Une fois le vaisseau immobile, Kullervo rouvrit les yeux, baissa le bras, et cria un mot de commandement d’une voix forte qui déchira le silence imposant qui s’était abattu sur les occupants du navire. Les plantes bougèrent, déserrèrent leur étreinte et libérèrent les hommes avant de se recroqueviller sur elles-mêmes et de rentrer dans le bois du pont.

 

     Giovanni, à peine libéré, courut vers le sorcier pour le remericer mais celui-ci lui fit signe de la main de s’arrêter. Il était resté immobile tandis qu’éclatait la joie de l’équipage, et son visage était grave.

 

" Ne vous réjouissez pas trop tôt, le pire arrive. Je sens monter les forces des ténèbres vers nous."

 

     A peine avait-il prononcé cette phrase que les cieux s’assombrirent. Kullervo parut grandir, et son corps changea d’apparence. Cerreto, qui était à deux pas de lui, recula effrayé. La consistance de la peau du sorcier avait changé et à présent ressemblait à s’y méprendre à de l’écorce. Son visage s’était figé et ses jambes n’étaient plus que des racines qui s’infiltraient à travers les lattes de bois du pont. Toutes ces mutations lui donnaient l’aspect d’un vieil arbre aux larges branches et au tronc noueux. Il s’immobilisa totalement, laissant le Tiléen perplexe.

 

     Keum-Sook fut la première à réagir, et tira Giovanni par la manche.

 

"Il sait ce qu’il fait ! Reculez-vous ! Il faut sortir de là, regardez ce qui nous arrive !"

 

     Une forme gigantesque venait en effet de se matérialiser non loin du vaisseau, comme sortie d’un cauchemar. Peu à peu, alors que les brumes qui l’entouraient se dissipaient, se dessinèrent les contours d’un immense Léviathan. Ce gigantesque serpent des mers semblait se mouvoir dans l’air aussi facilement que dans son élément naturel, et ondulait à présent en direction du vaisseau volant.

 

"Je ne sais pas qui nous en veut à ce point, mais il a l’air plutôt déterminé, fit Giovanni à Keum-Sook avec une pointe d’ironie du désespoir dans la voix.

 

- Gardez confiance, je crois que votre magicien n’est pas le premier venu. Aidez-moi plutôt à empêcher ces imbéciles de sauter par-dessus bord, ils ont encore une chance de survivre si nous nous y mettons tous."

 

     Quelques membres de l’équipage, épouvantés par la vision terrifiante du monstre gigantesque qui arrivait droit sur eux, commençaient en effet à se rapprocher du garde-fou, hésitant à choisir leur mort, entre l’abîme qui s’étendait sous leurs pieds et la gueule béante du monstre qui pouvait engloutir sans effort le navire tout entier en une seule fois. Hélant l’équipage d’une voix forte, Keum-Sook ordonna :

 

"A vos postes ! Tendez la grand-voile, il reste encore un espoir !"

 

     Et devant les hommes hésitant, elle ramassa un cordage et tira de toutes ses forces pour ramener la voile à moitié consumée à sa position d’origine. Devant sa détermination, la plupart des matelots se joignirent à elle et tirèrent à leur tour, hissant les lambeaux de toile qui claquèrent bientôt au vent.

 

     Avec lenteur, la Nef des Cieux reprit sa route, mais le monstre qui se trouvait derrière elle et qui devait faire dix fois sa longueur gagnait toujours du terrain, sans pour autant avoir l’air de se presser. Il n’y avait plus rien à faire qu’attendre à présent, et la pâleur des visages trahissait la peur sournoise qui régnait dans les coeurs des passagers de la Nef.

 

     Le Léviathan n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres du vaisseau volant quand un cri retentit dans l’air :

 

"A tribord !"

 

     Tous les regards se tournèrent aussitôt sur la droite du navire, et tous se figèrent de stupeur. Une deuxième apparition venait de prendre forme sous le ciel voilé de nuages. Une énorme créature dont le corps semblait fait de flammes, massive et puissante, dont la forme vaguement humanoïde rappelait celle d’un géant, accourait à grands pas depuis les montagnes, brûlant à chaque enjambée des dizaines de pins qui formaient un sillage de feu derrière elle. En quelques secondes, la titanesque apparition rejoignit le Léviathan, et l’attrapa comme un homme se saisit d’un lézard. Sifflant et crachant, la bête aérienne se roula sur elle-même, mordant son adversaire, mais ce dernier ne parut pas en être affecté et le gigantesque serpent sembla au contraire gémir de douleur, dévoré par le feu ardent de la créature. Bientôt, l’immense serpent de mer prit feu et son corps ne fut plus qu’une immense torche qui se consumait en grésillant. En quelques instants il ne resta plus que des cendres de cette bête qui avait paru invulnérable aux humains qui l’avaient contemplée, et qui à présent regardaient son vaiqueur, encore plus terrifiant peut-être.

 

     A bord du navire volant, plus personne ne savait que penser de ces terribles et incroyables événements. Il vint à l’esprit de tous que Kullervo était à l’origine de la seconde apparition magique, mais quelque chose dans le coeur de Keum-Sook lui disait qu’il n’en était rien. Alors que tous étaient dans l’expectative, la créature de feu se rapprocha du vaisseau et s’immobilisa. Sa taille était telle que ce qui lui tenait de visage arrivait à hauteur du sommet du grand-mât, et il semblait que ses yeux de lave toisaient les humains qui se tenaient sur le pont, se protégeant la face de la chaleur surélevée que dégageait le monstre. Des secondes interminables s’écoulèrent, puis la créature bougea enfin, vit volte-face et repartit comme il était venu en direction des montagnes.

 

     Aussitôt le navire s’ébranla, et augmenta d’un seul coup sa vitesse. Malgré ses voiles déchirées, la Nef filait à présent au double de sa vitesse de croisière normale, laissant derrière elle les bois de pins qui se consumaient en un brasier gigantesque. Au bout de quelques minutes, le vaisseau ralentit et reprit une course normale ; c’est alors que Kullervo réapparut.

 

     Lentement, son corps reprit ses attributs humains. Il paraissait fatigué, et chancela avant de s’effondrer dans les bras de Maerthals qui l’avait vu tituber et s’était porté à son secours juste à temps pour lui éviter de chuter. Avant de sombrer dans l’inconscience, il eut le temps de murmurer à Keum-Sook et Giovanni qui s’étaient approchés :

 

"Golem de feu.... immense... jamais vu... Restez... vigilants..."

 

     Puis il s’évanouit.

 


 

     Le soir venu, tandis que les matelots réparaient les voiles avec des moyens de fortune, le capitaine Cerreto et quelques invités partageaient un platureux repas dans la cabine principale. Kullervo, très fatigué, n’y avait pas pris part, mais il avait repris conscience dans l’après-midi et avait aussitôt affirmé que le Golem de Feu qui les avait sauvés n’était pas de lui, et qu’il s’était contenté d’accélerer la vitesse de la Nef, un peu tard sans doute. Cette nouvelle énigme alimentait les conversations à table, et tous y allaient de leur commentaire.

 

" En tout cas, fit Keum-Sook, celui ou celle qui nous envoya cette créature n’est pas n’importe qui. D’après Kullervo, qui pourtant n’est pas un novice, il s’agit d’une magie de type extrèmement puissant qu’il n’a encore jamais rencontrée.

 

- En effet, reprit Cerreto, surveillé par Anna du coin de l’oeil. Je me demande ce que nous avons fait pour mériter pareille protection.

 

- Peut-être était-ce une créature ou un magicien ennemis de ce grand serpent, et qui ne servait que ses propres intérêts, ajouta Anna.

 

- Peut-être en effet. Mais de toute façon, nous avons peu de chances de connaître le fin mot de l’histoire et il ne fait pas bon s’attarder dans ces régions, dit Giovanni avec sagesse. Nous devons sortir de ces forêts le plus tôt possible, et j’espère bien que nos adversaires ne nous suivront pas au-delà des Montagnes du Bord du Monde. De toute façon, nous n’avons pas grand-chose à faire, sinon compter sur nos propres capacités. Au-delà du monde connu, et jusqu’en Cathay, il n’y a que le désert inexploré où d’autres dangers nous attendent."

 

     Après le repas, les convives se dispersèrent, et Keum-Sook trouva un refuge pour méditer sur les derniers événements à l’avant du navire, là même où elle avait livré un combat sanglant contre deux monstres ailés quelques heures auparavant. Leur sang noir souillait encore le pont. Elle était perdue au milieu de ses réflexions quand Giovanni vint la trouver.

 

"Vous rêvez de Cathay, Keum-Sook ?

 

- Non, je repensais à ce qui est arrivé. Ce Léviathan, cette attaque. Ne pensez-vous pas à...

 

- Qui donc ?

 

- Mansera...

 

- Mais... vous m’avez dit qu’il était mort ! Qu’en enquêtant sur lui, pendant les mois que vous avez passés en Tilée, vous avez appris que ce forban était décédé il y a quelques mois !

 

- Je sais. Mais dans mes rêves, que je fais chaque nuit, cette figure apparaît encore. C’était le plus puissant d’entre eux, sans doute un sorcier, et il savait que je le recherchais. Il est mon seul ennemi encore en vie, je pense...

 

- Le seul, vraiment ? Vous oubliez quelqu’un, si je ne m’abuse.

 

- Vous pensez à Rufus, c’est bien cela ?

 

- On ne peut rien vous cacher.

 

- C’était un imbécile, un ivrogne et un soudard. Il a dû finir avec un poignard dans le dos depuis longtemps.

 

- Peut-être. Mais...

 

- Giovanni ! fit la voix d’Anna derrière eux.

 

- Excusez-moi, je dois y aller. Bonne soirée Signorita."

 

     Cerrreto disparut, laissant Keum-Sook songeuse.

 

"Un ennemi et un allié aussi puissants et terrifiants l’un que l’autre, révélés le même jour. Rude journée..." Conclut-elle avant de quitter à son tour la proue du navire.

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