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" Allégorie de la juste vengeance, la Mort Sombre est une divinité masquée et vêtue de noir qui hante les rues à la recherche de ses victimes les nuits où il n’y a pas de lune.

Vive comme un félin, discrète comme une ombre et plus cruelle qu’une bête féroce elle ne lâche jamais sa proie qu’elle massacre sans pitié. En Cathay, ceux qui ont quelque crime sur la conscience ne se risqueraient pour rien au monde dans les rues ces nuits-là."

Giovanni Cerreto, Le Livre des Merveilles de Cathay.


     La nuit avait envahi les rivages du Lac Noir, et peu à peu les rues de Quinquar s’étaient vidées de leurs derniers passants. La grande ville de pêcheurs avait connu une agitation inhabituelle ce jour-là, car c’était jour de fête : la foule de curieux venus de toute les régions alentours avait envahi les places et les quais, et remplissait à présent les auberges et les tavernes. Les fêtes, même religieuses, avaient toujours du bon et faisaient marcher le commerce : tout le monde y trouvait son compte, les forains comme les prêtres. Une fois les festivités terminées, les hommes d’église retournaient à leurs prières, les marchands à leurs affaires et le peuple à la misère de sa triste vie quotidienne.

 

     Comme chaque année, les festivités s’étaient terminées par de nombreuses manifestations de violence à l’égard des hérétiques ou des étrangers considérés comme tels : un bretonnien mal habillé et un reiklander dont la couleur de cheveux n’était pas conforme à la norme avaient failli être lapidés sur place, et l’on avait pourchassé en vain pendant toute la journée deux Elfes aux allures bizarres qui traînaient dans les rues. Pour finir, il y avait eu une exécution capitale sur la grand-place : on y avait brûlé vifs trois hommes qui avaient été condamnés pour de nombreux motifs, allant des troubles sur la voie publique au meurtre de plusieurs enfants. Dans ces régions isolées, les distractions étaient fort rares et l’on venait de loin pour voir ce genre de spectacle ; la justice des hommes et des dieux étaient sévères, et les acquittements rares. L’odeur de la chair grillée avait envahi les rues et les habitations ; au milieu de la grand-place se tenaient encore les décombres du bûcher : un entassement de cendres encore rouges où étaient plantés les restes calcinés de trois grands piliers. Des trois cadavres il ne restait pas grand-chose : quand les liens qui les attachaient aux poteaux s’étaient rompus, les ossements s’étaient écroulés et démantibulés dans leur chute. Cela n’empêcherait pas quelques individus louches de venir rôder cette nuit-là autour du lieu du sacrifice afin de récupérer ce qui pouvait servir à la préparation de philtres nécromantiques. Les autorités de la ville avaient depuis longtemps renoncé à faire surveiller les bûchers par une garde fixe, car l’on était presque certain de retrouver la sentinelle avec un poignard planté dans le dos, et après tout quelques restes calcinés ne valaient pas la pension qu’il faudrait verser à la veuve de l’infortuné. Le guet ferait sa ronde comme à l’accoutumée, en pressant simplement le pas aux alentours de la grand-place.

 

     C’était à ce genre de réflexion que se livrait Haÿloc’h Taar le mercenaire, accoudé à la fenêtre de sa chambre qui donnait sur la grand-place. Ni le mauvais alcool de l’aubergiste, ni les parties de dés avec un groupe de barbare des Désolations du Nord, ni la ribaude avec qui il avait fini la soirée n’étaient parvenus à le distraire de sa mélancolie, et le lendemain le réveil serait sans doute encore plus difficile. En vingt ans de carrière, Haÿloc’h Taar avait parcouru toutes les routes du Vieux Monde, pris part à toutes les grandes batailles de l’Empire et des royaumes avoisinants, et affronté un nombre impressionnant d’adversaires plus étranges et plus forts les uns que les autres ; il avait connu toutes sortes de peuples aux nombreuses coutumes fort étranges et avait vu des choses extraordinaires que bien peu d’hommes auraient l’occasion de voir, mais maintenant, l’existence semblait ne plus pouvoir lui apporter aucun nouvel attrait.

 

     Il avait déjà songé à arrêter sa vie d’aventurier pour s’installer quelque part : ouvrir un petit commerce grâce aux quelques économies qu’il avait pu faire, épouser une femme de bonne famille qui tiendrait sa boutique et ses comptes et lui donnerait quelques marmots - légitimes, ceux là : il devait déjà être le père d’une bonne dizaine d’enfants qu’il n’avait jamais vus - et prendre une retraite bien méritée, loin des combats quotidiens de sa vie tumultueuse. Mais il n’était décidément pas fait pour cela, et il sentait bien que l’ennui d’une telle vie serait encore plus pesant que la mélancolie de sa vie présente ; aussi continuait-il sa carrière, toujours à l’affût des bruits de guerre qui annonçaient le recrutement prochain d’hommes tels que lui. Alors il connaîtrait la peur du combat, la violence d’une lutte à mort entre deux armées dont les motivations lui échappaient la plupart du temps, et (si il survivait à sa énième bataille) la récompense bien méritée du vainqueur reconnaissant ou la fuite discrète hors du champ de bataille lorsque son camp était vaincu.

 

     Le mercenaire fut tiré de ses pensées par un bruit étrange qui venait de la rue : une sorte de cliquetis irrégulier qui allait en s’amplifiant. Il reconnut aussitôt le chant sinistre d’une crécelle de lépreux et vit bientôt l’individu sortir d’une ruelle et marcher lentement vers la grand-place. L’homme portait une longue tunique noire toute rapiécée munie d’un large capuchon qui recouvrait entièrement son visage ; il s’appuyait sur un bâton et agitait de temps à autre sa crécelle sans laquelle il n’aurait pas pu circuler en ville, même de nuit. La lèpre était une maladie peu répandue mais redoutée plus que tout autre car elle menait à une agonie longue et douloureuse ; quand les gens croisaient un lépreux, les moins courageux s’enfuyaient, d’autres adressaient une prière muette à leur dieu puis tâchaient de s’éloigner le plus vite possible ; les moins charitables, enfin, jetaient des pierres à l’infortuné malade. Haÿloc’h Taar, bien que peu enclin à se montrer superstitieux, toucha aussitôt le petit pendentif en bois noir qu’il avait trouvé un jour sur le cadavre d’un prêtre et qui le rassurait dans les moments où il se sentait vulnérable.

 

     Il s’apprêtait à refermer la fenêtre avant le passage du lépreux quand il vit ce dernier s’arrêter à quelques pas de l’auberge où se tenait sa chambre. Lentement, l’individu sembla se redresser et relever la tête, comme s’il avait senti quelque chose. Le mercenaire vit tout à coup deux points brillants dans l’obscurité du capuchon : les deux yeux du bonhomme qui reflétaient la lumière rougeoyante des braises du bûcher de la grand-place. Le lépreux le regardait. Haÿloc’h Taar sentit la peur monter en lui ; pourtant, il ne put se résoudre à quitter des yeux l’individu. Il le vit baisser la tête et reprendre doucement sa marche puis s’arrêter encore, cette fois-ci juste sous ses pieds, à trois ou quatre mètres de lui. Là, l’homme se baissa jusqu’à terre et sembla poser quelque chose sur le sol, avant de se redresser une nouvelle fois et lever encore le regard sur le mercenaire. Haÿloc’h Taar s’écarta aussitôt et referma brusquement la fenêtre puis se tapit dans l’ombre, sans oser jeter un œil à l’extérieur. Au bout d’un moment qui lui parut assez long, il entendit de nouveau le son aigre de la crécelle qui s’atténua peu à peu jusqu’à disparaître. Il risqua un bref regard à l’extérieur : la rue était de nouveau vide.

 

     Haÿloc’h respirait péniblement, et sentait son cœur battre dans sa poitrine. Il n’y avait eu aucun danger réel mais le simple fait qu’un homme représentant la mort passe ainsi sous ses fenêtre en semblant le défier avait suffi à lui donner des sueurs froides. Maintenant, il s’en voulait d’avoir cédé à cette panique ridicule en se réfugiant derrière ses rideaux comme un vieux bourgeois apeuré, lui qui avait connu tant de périls sans jamais montrer sa frayeur. Il pesta à voix basse contre lui-même, fit nerveusement quelques pas dans la pièce et retourna à la fenêtre. C’est à ce moment là qu’il s’aperçut que le mendiant avait laissé quelque chose sur le sol.

 

     L’objet n’était pas plus gros qu’une pièce de monnaie et semblait briller dans la nuit d’une curieuse lumière verdâtre. A cette distance, on n’aurait pu dire exactement ce que c’était, mais cela ressemblait fort à une sorte de caillou translucide ; le pavé sur lequel il se trouvait était éclairé par la lumière qui se dégageait de la chose, et tout portait à croire qu’il s’agissait d’une lumière peu naturelle.

 

     Haÿloc’h Taar haussa les épaules et tira le rideau, puis retourna se coucher. Des choses peu claires se passeraient dans la rue, c’était certain, mais après tout le sacrifice humain de la veille ne pouvait qu’amener des gens louches dans la cité : il valait mieux rester à l’intérieur, et éviter les ennuis.

 

     Les heures passèrent et le mercenaire n’arrivait pas à trouver le sommeil : il lui semblait entendre régulièrement le son de la crécelle et à chaque fois qu’il parvenait à s’endormir un court instant, de mauvais rêves venaient le hanter et il se réveillait en sueur, haletant. Il se releva plusieurs fois et alla voir à chaque fois si l’objet qu’avait laissé le lépreux était toujours là : et toujours il le voyait, à la même place, sur le pavé. La tentation était grande d’en finir une fois pour toutes en sortant de l’auberge pour ramasser l’objet, mais son instinct et sa prudence lui commandaient de n’en rien faire s’il ne voulait pas tomber dans un piège quelconque, et il finissait par aller se recoucher, maudissant sa peur irraisonnée.

 

     Au milieu de la nuit, il n’y tint plus et se décida à sortir pour aller ramasser enfin ce damné caillou qui le narguait depuis des heures. Il fit un peu de bruit en s’habillant, de sorte que la femme qui dormait dans son lit se réveille à son tour : sa voix, ses questions l’auraient un peu rassuré ; mais celle-ci se contenta de grogner faiblement en marmonnant quelques paroles incompréhensibles : après tout, le client avait déjà payé et s’il voulait s’éclipser pendant la nuit, c’était son affaire. Haÿloc’h, agacé, prit son épée, sortit de sa chambre, suivit à tâtons le couloir plongé dans les ténèbres et descendit sans bruit l’escalier qui menait à la salle principale de l’auberge. La porte d’entrée était fermée par une grosse barre de fer qu’il souleva sans effort et déposa sur le sol. Puis il leva le loquet et ouvrit précautionneusement la porte, serrant son arme.

 

     Dehors, un vent léger soufflait et apportait un peu de fraîcheur à la nuit ; la rue semblait déserte. Haÿloc’h Taar aperçut aussitôt l’objet qui brillait à quelques mètres de l’entrée de l’auberge, juste sous la fenêtre de sa chambre, à l’endroit où l’avait laissé le lépreux. Il respira un bon coup, puis se glissa le long du mur, scrutant l’obscurité, prêt à voir apparaître un adversaire. Arrivé devant l’objet, il s’accroupit sans le regarder, s’en saisit rapidement et le mit dans sa poche, puis il revint sur ses pas. Il rentra dans l’auberge, referma la porte derrière lui et remit la barre de fer en place.

 

     Il pouvait contempler sa trouvaille à présent, et sortit la chose de sa poche. C’était un médaillon, composé d’une émeraude finement taillée enchâssée dans un support en or sculpté représentant une sorte de petit démon aux oreilles pointues et aux pattes griffues. Haÿloc’h Taar sourit et remit le bijou dans sa poche avant de regagner sa chambre dans l’obscurité. Il ne prit même pas la peine de se déshabiller de nouveau et ôta simplement ses bottes dans lesquelles il cacha le médaillon. Puis il retourna s’étendre lourdement sur le lit, soulagé et heureux de sa trouvaille.

 

     D’où venait ce mendiant qui lui avait laissé cet objet ? Il n’en savait rien, pas plus qu’il ne savait pourquoi cet homme lui avait fait pareil cadeau. Il finit par se dire que les Dieux avaient sans doute voulu le récompenser, et tenta de s’endormir enfin. Cette fois, il était certain que rien ne pourrait plus déranger son sommeil.

 

     Quelque chose cependant le troublait. Le silence était complet dans la pièce ; la nuit s’était faite plus sombre, et il ne pouvait plus distinguer grand-chose mis à part la faible lumière verte qui s’échappait de sa botte à l’autre bout de la chambre. Tout à coup, il se rendit compte qu’il n’entendait plus la respiration de la ribaude qui dormait à ses côtés. Il voulut vérifier si elle était encore là et étendit le bras pour toucher son corps ; sa main sentit le dos de la fille, mais au même moment ses doigts touchèrent un objet dur. C’était le manche d’une dague plantée profondément dans le corps de la jeune femme.

 

     Haÿloc’h Taar se redressa d’un bond en retenant un cri de surprise ; il jaillit du lit, se heurta au mur et tomba sur le sol. Complètement affolé, il se mit à chercher ses armes à quatre pattes sur le sol sans succès, et au bout de quelques secondes il aperçut la lumière provenant de sa botte. Aussitôt il se dirigea tant bien que mal vers l’objet, s’en saisit enfin et le leva au-dessus de sa tête. La faible lumière ne permettait pas de distinguer très bien les recoins de la pièce, mais il en vit assez pour apercevoir ses armes. Il se rua sur son épée et se colla dos au mur, fouillant la pièce des yeux ; apparemment il était seul dans la pièce avec le cadavre. C’était une de ses dagues qui était plantée dans le corps de la fille. Il songea à appeler à l’aide, puis se ravisa en pensant au bûcher de la grand-place : les enquêteurs n’iraient pas chercher le meurtrier bien loin, et il risquait fort de se retrouver en position de principal accusé...

 

     Au bout d’un moment, il se décida à aller en tremblant jusqu’à la fenêtre pour tirer les rideaux afin d’éclairer un peu mieux la pièce. Mais à travers la vitre il aperçut au milieu de la rue le mendiant lépreux qui le regardait, immobile. Pétrifié, Haÿloc’h Taar vit l’individu tendre son bras vers lui et lui faire le signe : rejoins-moi ; après quoi l’inconnu lui tourna le dos et s’éloigna lentement.

 

     D’un seul coup la peur fit place à la colère dans son esprit. Il ne pouvait de toute façon rester dans l’auberge : rageusement, il enfila ses bottes et sortit une nouvelle fois.

 

     Immédiatement il aperçut au bout de la rue la silhouette du mendiant. Il se mit à courir dans sa direction et bientôt arriva à l’endroit où il avait vu l’homme pour la dernière fois. C’était le port de la ville, qui donnait sur le gigantesque Lac Noir ; de nombreuses barques de pêche étaient amarrées à quelque distance de la plage ; l’endroit était désert et l’on ne pouvait distinguer les rives opposées dans l’obscurité.

 

     Haÿloc’h Taar s’arrêta puis cria :

 

" Montre-toi !"

 

     Sa voix se perdit dans la nuit et le bruit du vent qui soufflait avec force sur l’eau. Il lui sembla entendre une réponse, lointaine et faible, dont il ne parvint pas à saisir les mots. Il regardait sans bouger tout autour de lui mais ne parvenait pas à trouver son homme.

 

     Une flèche siffla tout à coup dans la nuit et alla se planter dans sa cuisse gauche ; sous la douleur le mercenaire tomba à terre en criant. Immédiatement, une deuxième flèche l’atteignit dans l’épaule, traversant son corps de part en part. Et quelques secondes après alors qu’il gémissait encore, un troisième trait vint lui percer le flanc droit, lui arrachant à nouveau un cri de douleur et de rage.

 

" Lâche ! eut-il la force de crier. C’est ainsi que tu te bats ? Montre toi !

 

- Me voici, Haÿloc’h Taar le mercenaire, fit une voix derrière lui. Sache que je t’ai laissé ta chance, et que l’on ne peut en dire autant de toi pour toutes tes victimes. Le jour est venu de payer pour tes crimes."

 

     Keum-Sook, encore vêtue du manteau élimé de lépreux, sortit de l’ombre un grand arc à la main.

 

"Qui es-tu, bon sang ?"

 

     Pour toute réponse, la jeune fille releva le bas de son pantalon et montra le signe de jade sur sa cheville. Puis elle écrasa du talon le bras de l’homme qui tenait encore son épée, le faisant lâcher son arme sous la douleur ; se penchant sur lui elle murmura :

 

- Tu te souviens de ce signe, n’est ce pas ? Réfléchis bien, c’était il y a huit ans..."

 

     Pendant quelques secondes Haÿloc’h Taar hésita, puis Keum-Sook put lire dans son regard qu’il se rappelait à présent de tout. Elle se saisit d’une dague et la présenta devant les yeux de l’homme avant de dire :

 

- Je ne serai pas aussi cruelle que toi, rassure toi : j’abrégerai tes souffrances, mais à condition que tu me dises où sont les autres maintenant."

 

     Et elle pointa l’extrémité de la dague devant l’œil du mercenaire ; celui-ci ne tenta plus de résister et commença :

 

" Mansera et Sanlucar sont retournés en Tilée. Le reste, je ne sais pas.

 

- Ça me suffira, répondit la jeune fille en levant son arme.

 

- Attends ! Je te donnerai..."

 

     Haÿloc’h Taar ne put jamais finir sa phrase. L’acier aigu de la lame s’enfonça profondément dans sa gorge, et il mourut dans un râle étouffé par le sang.

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