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"... le chemin était difficile et son aboutissement ne lui avait pas encore été révélé, mais la volonté des Ancêtres ne souffrait aucune faiblesse de sa part."

Shung Zu, Histoire de la dynastie Yi.


     Il était minuit passé au clocher de Talabheim lorsque la porte de l’auberge du Pendu Repenti laissa entrer un personnage dont le visage était enfoui dans l’ombre d’un large capuchon.

 

     Dans cet établissement peu recommandable, les clients étaient habitués à voir débarquer toute sorte d’individus à toute heure de la nuit (l’auberge ouvrait à midi et ne fermait pas avant l’aube) et pourtant l’arrivée de l’inconnu jeta un froid dans la salle ; les conversations laissèrent place à quelques chuchotements tandis que le nouveau venu s’attablait silencieusement dans un coin, et peu à peu un lourd silence s’installa.

 

     L’aubergiste, un homme très mince et très grand au visage squelettique couturé de cicatrices, s’approcha de son nouveau client et se pencha pour lui parler à l’oreille :

 

" Je...je dois vous dire..." commença-t-il en hésitant. " Vous savez, vous ne devriez pas rester ici. Il y a pas mal de gars assez excités ce soir... Enfin avec l’alcool, tout ça provoque pas mal de bagarres, c’est assez fréquent... Bref ce n’est pas un endroit convenable pour une dame, ici !"

 

     Les habits de la jeune fille ne laissaient en effet aucun doute sur sa féminité. Sans même adresser un regard à l’aubergiste, elle répliqua :

 

- J’espère bien que ce n’est pas un endroit pour les dames ! Ceux que je cherche n’ont guère l’habitude de fréquenter les salons de thé... Cesse de dire n’importe quoi et apporte moi un repas. Et une Bugman, si jamais tu en as."

 

     Elle sortit de sa bourse une Couronne d’or et la posa avec un bruit sec sur la table. Le patron demeura pensif un instant, puis posa le doigt sur la pièce et la fit glisser jusqu’à lui d’un air méfiant. Il porta la Couronne à sa bouche et la mordit pour vérifier son authenticité, puis, apparemment satisfait du résultat, s’éloigna d’un pas nonchalant vers son comptoir.

 

     Il revint peu après avec le repas - quelques légumes, un morceau de lard et une tranche de pain, qui valaient à peine le dixième de la Couronne - et tandis que l’inconnue mangeait en silence, les conversations reprirent peu à peu dans la salle.

 

     Le bâtiment était assez sordide et tenait plus de la taverne et du tripot clandestin que de l’auberge familiale. Ce genre d’établissement se comptait par dizaines dans les grandes villes impériales, et lorsqu’une fille s’y hasardait, il y avait des chances pour qu’aucun doute ne subsiste concernant sa profession. Cependant, certains endroits étaient réputés pour leur clientèle mal famée et agitée et les femmes n’y allaient pratiquement jamais, tant était grand le risque de devenir la cause d’une violente bagarre. L’auberge du Pendu Repenti entrait dans cette catégorie et l’on n’y avait plus vu de silhouette féminine depuis longtemps.

 

     La fille qui venait d’entrer n’avait cependant pas l’allure d’une professionnelle du trottoir, et l’aubergiste ne s’y était pas trompé. Même s’il n’arrivait pas à s’expliquer la présence de l’inconnue chez lui, il n’avait pas voulu la mettre à la porte sans façon comme il le faisait d’habitude avec les personnes un peu trop louches qui pénétraient dans son auberge. Sans savoir pourquoi exactement, il avait préféré prendre ses précautions, la vouvoyer et lui faire comprendre discrètement que son intérêt n’était pas de rester dans la place. Si elle ne voulait en faire qu’à sa tête, c’était son affaire après tout.

 

     Plus personne ne semblait faire attention à la jeune fille quand soudain un homme qui était assis à une table voisine avec quelques compagnons l’interpella d’une voix forte :

 

"Eh, ma jolie ! Viens donc boire un verre avec nous ! Tu nous montreras ta frimousse...avant de nous montrer le reste !" ajouta-t-il en déclenchant les rires de ses amis.

 

"Ça devait arriver, pensa l’aubergiste. Enfin, je l’aurai prévenue... Après tout ça fera moins de dégâts qu’une bagarre et ça les occupera pendant un moment."

 

     L’inconnue n’avait même pas levé la tête, et gardait le silence. L’homme recommença :

 

" Ne fais pas ta mijaurée, tu es venue pour ça pas vrai ? Viens donc ici ma belle !

 

     Comme la fille ne semblait toujours pas disposée à lui prêter la moindre attention, il se leva d’un bond et s’approcha d’elle.

 

"Tu m’as pas entendu ? On t’a invitée, moi et mes copains, et personne ne refuse une invitation de notre part.

 

- Il faut qu’elle soit bien moche pour se cacher ainsi le visage ! Montre nous d’abord à quoi elle ressemble, Rufus !" cria un autre en riant.

 

     L’homme se retourna vers ses compagnons et répondit :

 

" Eh eh... Vous avez raison les gars ! Allez, enlève-nous ce capuchon pour commencer !" fit-il en tendant la main vers la cape de la jeune fille.

 

     Avec la rapidité d’un chat, celle-ci lui saisit le poignet et lui tordit le bras d’un geste vif. Rufus poussa un cri de douleur ; reculant sous l’effet de la surprise, il heurta du pied un tabouret et tomba à la renverse sur le sol crasseux de l’auberge. Il se redressa encore hagard et s’aperçut que son manteau s’était déchiré dans sa chute.

 

"Tu vas me payer ça, espèce de garce !" dit-il en tirant un long poignard de sa botte.

 

- Ne l’abîme pas trop tout de même ! firent les autres.

 

- Vous en faites pas, je vais juste lui apprendre la politesse... Elle sera toujours en état de servir après", grogna-t-il.

 

     Il se releva et s’approcha de l’inconnue, brandissant le poignard. Sans dire un mot, la fille se leva lentement et abaissa son capuchon de ses deux mains. La stupeur cloua Rufus sur place tandis qu’un murmure d’étonnement parcourait la salle.

 

"Une Elfe ici ? s’écria quelqu’un.

 

- Ce n’est pas une Elfe, imbécile ! Ça ne ressemble pas à ça !

 

- Elle n’est pas humaine en tout cas ! fit un autre."

 

     Jamais de mémoire d’ivrogne on avait vu pareille créature à Talabheim. L’inconnue avait une peau très pâle - presque jaune - qui contrastait avec la couleur très sombre de ses cheveux, et son nez était bien plus fin et plus court que celui de la plupart des femmes de l’Empire ; mais ce qui frappait avant tout lorsqu’on la dévisageait, c’était ses yeux : leur forme curieuse donnait au visage un air étrange et mystérieux, qui avait de quoi inquiéter la population crédule et superstitieuse du centre de l’Empire. Bien des siècles plus tard, les premiers érudits à s’intéresser au sujet nommeraient cette "bizarrerie de la nature" des yeux bridés et tenteraient d’y voir une quelconque signification ; mais pour l’heure les yeux de la jeune fille constituaient un phénomène totalement nouveau pour les quelques clients de l’auberge du Pendu Repenti.

 

     Quelqu’un dans la salle prononça le mot "démon", qui fut aussitôt sur toutes les lèvres. Rufus, qui avait surmonté son étonnement, murmura entre ses dents :

 

" Un démon... On voit que vous n’en avez jamais rencontré, bande de naïfs."

 

     Puis il lança à l’étrangère :

 

" Je sais pas ce que tu es exactement, ni d’où tu viens et encore moins ce que tu cherches ici. Mais je suis sûr d’un truc : tu n’aurais jamais dû venir seule".

 

     Il se jeta soudainement en avant pour tenter de se saisir de la fille afin de la maîtriser avec son arme, mais l’inconnue s’esquiva d’un bond de côté et attrapa au passage l’homme par les cheveux avant de le projeter avec force contre le mur, tête la première. Son visage heurta violemment la pierre et un murmure de dégoût parcourut la salle lorsque l’on entendit les os de la face craquer sous le choc.

 

     Rufus se releva, gémissant de douleur, en s’essuyant la bouche du revers de la manche. Dans le même temps, il porta la main au pommeau de l’épée qui pendait à sa ceinture.

 

     La foule des clients qui s’était amassée autour de lui recula d’un pas. Voyant son geste, la fille se saisit d’un étrange fourreau qu’elle portait dans le dos, et en tira lentement un long sabre de forme courbe, tel que n’en avait jamais vu aucun forgeron de l’Empire. La lame brillait sous les lumières des chandelles et était gravée de symboles indéchiffrables.

 

     Rufus, galvanisé par la douleur et les cris de la foule, ne songeait plus qu’à venger l’humiliation qu’il avait subie. Il tira brutalement sa lourde épée et se dirigea rageusement vers son adversaire. Celle-ci attendait, impassible, le sabre levé en une garde inhabituelle. L’homme bondit sur elle, assénant un coup furieux avec son arme.

 

     Une nouvelle fois l’esquive avait été rapide, imprévisible et sans pitié. Le sabre avait fendu l’air avec précision et l’épée de Rufus était tombée bruyamment sur le sol. Un silence horrifié s’abattit sur l’assistance.

 

     Une main inerte était encore crispée sur la garde de l’épée et gisait à terre avec elle au milieu d’une flaque de sang. L’homme était à genoux, hurlant de douleur et serrant convulsivement de son unique main son bras mutilé. Le sabre l’avait tranché net, à mi-chemin entre le coude et le poignet, et la blessure saignait abondamment.

 

     L’instant de surprise passé, quelques hommes sortirent de la foule et emportèrent le blessé dans une pièce adjacente où brillait la lumière d’un grand feu.

 

" Le plus douloureux reste à venir, maintenant, murmura quelqu’un. Cette grande brute va sentir passer le fer rouge s’il ne veut pas se vider de son sang...

 

" Bah, ça lui apprendra à se méfier, fit un autre en jetant un regard furtif à la fille, qui nettoyait soigneusement la lame ensanglantée de son arme à l’aide d’un bout de tissu.

 

- Il aura du mal à tricher aux cartes désormais, ajouta un troisième avec un sourire mauvais. Et il n’a plus besoin non plus d’aller chez l’arracheur de dents !"

 

     Quelques hommes rirent, mais les visages étaient tendus et les esprits nerveux.

 

     La fille remit sa cape et se dirigea vers la sortie, tandis que la foule s’écartait sur son passage. Avant de sortir elle lança à l’aubergiste, sans s’arrêter :

 

" Pour la casse, tu n’auras qu’à te payer sur la monnaie de ma Couronne, et ne te plains pas : tu y trouves largement ton compte."

 

     Elle poussa la porte et disparut dans l’obscurité.

 

     Une fois dehors, elle s’éloigna à grands pas en direction de la sortie de la ville.

 

" ... Et rien à Talabheim, pensa-t-elle... Donc rien dans l’Empire. Il va falloir que je descende plus au Sud."

 

     Et tout en marchant, elle repensa aux circonstances qui l’avaient conduite ici. Tout s’enchaînait, tout était lié, rien n’arrivait par hasard... Ce qui s’était passé ce soir était inscrit dans son destin comme dans celui de cet homme bien avant leur rencontre. Elle lui avait coupé la main, sans plaisir mais sans remords non plus : elle l’avait fait parce qu’il le fallait.

 

     Elle fut tirée de ses sombres pensées par un cri :

 

" Mademoiselle !"

 

     Se retournant, elle aperçut un homme courir dans sa direction et elle se mit aussitôt sur ses gardes. L’homme arriva bientôt devant elle tout essoufflé et reprit un bref instant sa respiration, courbé en avant les mains sur les genoux.

 

"Eh bien ? Que voulez-vous ?" fit-elle en considérant sévèrement l’homme. Il paraissait jeune, était assez grand, plus grand qu’elle en tout cas, et portait une tunique délavée et pleine d’accrocs. Il la regardait avec un sourire niais et se passait la main dans les cheveux d’un air embarrassé.

 

- Alors ? Vous êtes devenu muet ?

 

- Oh non ! Je voulais juste vous dire...enfin c’était un beau combat. Bravo et merci, j’avais souvent des ennuis avec Rufus. Mais maintenant, vous lui avez donné une sacrée leçon !

 

- C’est tout ?

 

- Euh, oui enfin non, je voulais savoir aussi d’où vous veniez... Enfin si vous voulez me le dire... C’est vrai que c’est la première fois que je vois quelqu’un comme vous... Vous savez ici on ne voit pas défiler beaucoup de monde. Vous n’êtes pas de l’Empire, ça se voit. Je m’intéresse beaucoup aux peuples qui vivent assez loin d’ici... Un jour je pense que je partirai en voyage, découvrir tout ça... Les peuples non-Humains surtout, et les...

 

- Désolée de vous décevoir, je suis Humaine moi aussi. Et pressée, en plus de cela", répondit la fille en reprenant sa marche. Le jeune homme la suivit quelques pas, et continua d’une voix encore moins assurée :

 

" Peut-être pourrions-nous nous revoir ? J’aurais tellement de...

 

- J’en doute fort, coupa la fille. Je quitte la ville cette nuit et l’Empire très bientôt."

 

- Déçu, le garçon s’arrêta. Puis il ajouta, en dernier recours :

 

- Je m’appelle Pieter ! Et vous ?

 

     L’étrangère ralentit sa marche, sembla hésiter puis répondit finalement sans se retourner :

 

- Keum-Sook.

 

- Keum-Sook... répéta à voix basse le jeune homme tandis que la fille tournait au coin d’une rue et disparaissait à sa vue. Ce n’est pas d’ici, en effet", ajouta-t-il pour lui même avant de retourner sur ses pas.

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