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Désert d’Aureys.

Sixième lune du printemps.


     Le silence était total. Seules quelques rafales de vent troublaient parfois la tranquillité du désert. Les étoiles étaient plus brillantes que partout ailleurs sur le continent exploré, et elles s’enroulaient en une gigantesque spirale de diamant sur le velours noir de la nuit. La lune n’était pas encore levée, et seule une fantomatique lumière montait du sol rocheux. Des blocs chaotiques, travaillés par le vent et le sable, formaient des scènes hallucinées, oeuvres d’art démesurées, fruits de la main d’un géant fou. Des nappes de sables apportaient par endroits un semblant de douceur au paysage, et s’y distinguait parfois les mouvements de petits animaux. Un rat du désert était assis sur son arrière-train, ses petites pattes délicates s’agitant pour nettoyer museau et moustaches. Un cri soudain et violent le fit détaler à toute allure, et toute vie disparut pour un moment de cet univers minéral.

     Feran s’était redressé sur sa maigre couche, en sueur malgré le froid mordant de la nuit. Une lampe à huile éclairait faiblement la petite grotte qui lui servait d’habitation, et il n’y avait personne d’autre à ses côtés. L’homme se leva, et sorti courbé pour ne pas heurter le bas plafond pierreux. Il se redressa une fois arrivé à l’air libre, et sa silhouette ascétique se découpa sur le fond clair du sable et des roches. Il passa une main décharnée dans ses rares cheveux, et une brusque faiblesse le fit soudain défaillir. Il se laissa glisser à genoux, luttant contre la faim et la soif, et finit par gagner une nouvelle bataille contre ses vieux ennemis. Il leva les yeux vers le ciel, le contemplant longuement, et d’étranges paroles fusèrent dans la nuit.

- Ys, mon Dieu, que se passe-t-il ? Quelle est cette terrible vision que tu viens de partager avec ton humble serviteur ? Signe-t-elle la fin de ma retraite ? Serait-il temps de retrouver les miens ?

     Mais la nuit n’apporta pas de réponse au vieil homme, qui resta un long moment immobile, comme inconscient du froid et du vent.

 

- Le prophète ! Le prophète est de retour !

     Les cris stridents et excités des enfants firent sortir les adultes de leurs tentes, où ils cherchaient un peu de fraîcheur. L’oasis dans laquelle les berbères avaient installé leur campement était encore verte, l’eau ne s’étant pas encore tarie sous la langue assoiffée des bêlants, mais le soleil y faisait malgré tout régner sa terrible loi. Le troupeau broutait les touffes d’herbes sèches en périphérie du camp, et ne s’écarta que paresseusement pour laisser le passage à un vieil homme vêtu de noir, le visage tellement bruni par le soleil qu’il en était presque noir. Les nomades se rassemblèrent pour accueillir le prophète, qui revenait d’une retraite dans le désert de presque deux lunes. Il pénétra dans l’ombre bienfaisante des figuiers et des bananiers, plantés là par le peuple berbère depuis des générations, et laissa échapper un soupir de soulagement. Un des enfants, tout brun et souriant, lui tendit une outre d’eau, et le vieil homme la prit avec reconnaissance. Il versa quelques gouttes sur ses lèvres desséchées, et la rendit à l’enfant en le remerciant d’un signe de tête. L’un des adultes pris alors la parole, d’une voix respectueuse et inquiète.

- Alors, prophète, les visions sont-elles venues troubler ton sommeil ? Sais-tu pourquoi Ys ne chante plus dans le sol pour bercer le sommeil de nos enfants ?

     Le vieillard hocha la tête, comme énervé, et répondit gravement.

- J’ai eu une vision, mais elle était trouble. Je dois réfléchir encore avant de vous la décrire, car je ne sais comment l’interpréter. Ce soir, nous nous réunirons autour d’un feu, et alors vous saurez. Mais pour l’instant, je souhaite me reposer un peu, car ce voyage de retour a été épuisant, pour mon âme torturée par le doute, et pour mon corps affaibli par le jeune.

- Bien sur, s’excusa celui qui avait posé les questions brûlant les lèvres de tous les nomades. Mes fils vont te conduire dans ma tente, et ma femme t’y nourrira.

     Il eut un signe de la main, et deux jeunes gens dans la force de l’âge vinrent soutenir le prophète, le conduisant lentement vers la tente de leur père, chef de leur grande famille.

 

     Le soleil se coucha bientôt, dans le flamboiement d’or qui marquait tous les soirs le retour de la fraîcheur. Les enfants rassemblèrent le troupeau avec des cris et des jets de pierres, sous les aboiements excités de quelques chiens maigres et pelés. Un feu d’excrément de bêlant fut allumé, et les berbères se rassemblèrent autour de sa faible chaleur pour écouter les paroles du prophète, qui semblait en bien meilleur forme. C’était la première fois qu’il avait dû partir aussi longtemps avant d’avoir une vision de leur Dieu, et des rumeurs angoissées avaient couru toute cette dernière lune.

- Ys m’a parlé cette nuit, alors que je dormais d’un sommeil agité. Il a peuplé mes rêves de scènes confuses, au lieu de ces visions nettes qui nous guident dans le désert. Il m’a fallu du temps pour bien comprendre les souhaits de notre Dieu, mais voici le chemin que nous devront suivre maintenant.

     Le sage se tut un moment, et tous étaient suspendus à ses lèvres, attendant les mots qui allaient décider de leur destin pour les prochaines lunes.

- J’ai vu des images terribles. La guerre est en train de se répandre dans le monde comme une épidémie galopante. Des êtres comme nous n’en avons jamais vu, des bêtes sauvages douées de la parole, attaquant des humains alliés avec le petit peuple. Des hommes grands et forts, montant des fauves énormes, se préparant à descendre du froid pour piller et violer. Des peuples autrefois amis qui s’affrontent jusqu’à la mort. Des temps de grande violence sont arrivés, je vous le dis.

- Mais en quoi cela nous concerne-t-il, prophète, s’interrogea le chef de famille. Nous sommes un peuple paisible, et ces guerres ne sont sûrement pas de notre fait.

- Bien sur que non, Kazi. Mais voilà que Ys m’a montré la suite de cette histoire. Notre dieu est mourant, mes amis. Toutes ces morts affaiblissent son pouvoir, et son avènement, que nous sentions si proche et qui nous emplissait de joie, est remis en cause, je le crains.

     Des cris de rage et de désespoir s’élevèrent de toutes les gorges, car cette mystérieuse naissance qu’annonçaient tous les prophètes du peuple des berbères était attendue depuis des générations. Ys était un dieu bon, et une ère nouvelle était promise, une ère où les enfants berbères ne mourraient plus de faim.

     Seul Kazi grogna, car il était sceptique quant à cette naissance et à ses conséquences.

- Que pouvons nous y faire, prophète ? Nous vivons selon Ses Principes, et ma famille affaiblie par la faim ne saurait sauver le monde. Le prophète lui répondit d’un ton doux et calme, car il connaissait les raisons de la colère du chef.

- Ys m’a clairement indiqué que tous les berbères devaient quitter leur oasis, et se retrouver sur le site de la Grande Main. Il est temps que notre peuple sorte de son isolement, Kazi, si nous ne voulons pas que les enfants de nos enfants meurent de faim dans le ventre de nos filles. Ne grogne pas, mon ami, fit le vieil homme, arrêtant les récriminations du chef de famille avant qu’il ne les exprime. Les messages que tous reçoivent sont assez clairs, pourtant. Les troupeaux ont de moins en moins d’herbe à brouter, les oasis s’assèchent de plus en plus vite, et toute vie dans le désert va bientôt devenir impossible, tu le sais. Il est temps d’agir si nous voulons sauver notre dieu et l’espoir que sa naissance apporte.

     Le prophète se leva sur ces mots, signalant la fin de cette réunion, et des murmures consternés s’élevèrent de toute part. D’âpres discussions débutèrent entre les hommes, pendant que les femmes couchaient les enfants en essayant de les rassurer. Finalement, alors que l’aube n’était encore qu’une promesse, les berbères réveillèrent leur famille, et ils commencèrent à démonter leurs tentes en prévision du départ. Le prophète avait convaincu les siens.

 

     La Grande Main lançait ses cinq doigts de pierre haut dans le ciel. Ce lieu était un endroit traditionnel de rencontres et de fêtes entre les berbères, mais ceux de la famille de Kazi ne cheminaient pas en chantant leur joie de retrouver les leurs, cette fois. Plusieurs familles, qui avaient eu un temps de route moins long, étaient déjà installées près du vieil oued qui serpentait à l’ombre des rochers. L’oasis de la Grande Main était autrefois un havre de fraîcheur et de verdure, mais l’eau qui en sourdait actuellement était à peine suffisante pour étancher la soif d’une famille et de son troupeau.

     Les habituels cris d’enfants s’élevèrent quand les nouveaux arrivants furent en vue. Les fratries déjà présentes se rassemblèrent pour les accueillir, et les deux groupes se mélangèrent pour se donner l’accolade. Rares étaient les sourires, ci ce n’est sur le visage des jeunes amoureux qui se retrouvaient enfin. Les règles étaient très strictes quant aux unions chez le peuple du désert. Les deux jeunes devaient avoir la majorité, et faire preuve de leur attachement mutuel avant de pouvoir lier leur vie. Mais cela n’empêchait pas des idylles, même si les occasions de se revoir étaient rares.

     Kazi suivit les autres chefs de village sous la grande tente du conseil, alors que les prophètes se retiraient à l’écart pour partager leurs visions. Pendant ce temps, sa famille commença à installer ses tentes, aidée par les enfants des autres, et de petits groupes se formèrent peu à peu, pour discuter de leur sombre avenir et de ce qu’il fallait faire.

     Les débats durèrent tard dans la grande tente, jusqu’à la petite mort de la lune, et de nombreux éclats de voix s’en échappèrent. Certains groupes avaient trouvé une oasis fertile et riche en eau, et l’idée de devoir la quitter pour partir à l’aventure ne les enchantait absolument pas. Les plus mal lotis essayaient de leur expliquer que dans quelques saisons, leur si belle oasis serait aussi à sec que la leur, et qu’il serait alors trop tard pour y remédier. Peu à peu, pourtant, des dissensions importantes se créèrent, et la tente se vida sans que soit prise une décision.

     Dehors, les prophètes expliquaient à des berbères attentifs les enseignements qu’ils avaient tirés en confrontant leurs visions, et l’urgence qu’il y avait à intervenir. Kazi les interrompit en arrivant, son visage brun durci par l’énervement.

- Ce que vous racontez est bien beau, prophètes. Mais ça ne nous dit pas ce que nous devons faire pour sauver notre Dieu. Faut-il emmener moutons et enfants se faire massacrer lors d’affrontements dont nous ne pourront changer le cours ? Dites-nous au moins ce que nous sommes censés faire exactement !

     Le silence se fit dans l’assemblée, et tous les regards se tournèrent vers les vieillards. C’était une interrogation importante, à laquelle les prophètes se devaient de répondre avant qu’une décision ne puisse être prise. Mais les guides se regardèrent, gênés, et ce fut finalement le plus vieux d’entre eux qui répondit à Kazi.

- Les visions n’ont jamais été aussi troubles, mon fils. Un écran les atténue, et elles ont juste pu nous exprimer l’urgence de la situation... Nous ne pouvons répondre à ta question.

     Kazi cracha sur le sol en signe de mépris.

- Alors aucune décision ne pourra être prise. Vous devriez essayer de trouver une réponse, sinon Ys mourra sans que nous ne fassions rien.

     Une vague de murmures angoissés parcourut la foule à ces mots.

 

     Il y en avait deux que ces importantes discussions ne touchaient pas. Assis au pied du Doigt le plus éloigné du campement, un jeune couple était tout à la joie de leurs retrouvailles, contemplant la lune et les étoiles main dans la main.

- Tu verras, Fati, chuchota le garçon, qui était à quelques lunes de sa majorité, nous allons partir de ce désert stérile pour rejoindre un pays où j’aurai des fleurs à t’offrir.

     La jeune fille eut un rire délicieux, et porta la main de son amoureux à ses lèvres.

- Je ne doute pas de ton amour, Joham. Mais si nous partons, nos pères respectifs se mettraient d’accord pour nous poursuivre jusque sur la lune.

- Au moins, ils seraient d’accord sur quelque chose ! Je n’aime pas cette idée de guerre, mais cela nous permettrai enfin de rester ensemble plus de deux lunes de suite.

- Mon père ne sera jamais d’accord, tu le sais. L’oasis qu’il a découverte suffirait à accueillir deux familles pendant un soleil.

- Si les prophètes étaient un peu plus convaincants, aussi !

- Ils font ce qu’ils peuvent, Joham. Ce n’est pas notre réunion qui est en jeu, mais le futur de notre peuple.

- Notre peuple est mourant, et tu le sais. Encore quelques soleils, et nous ne seront plus que des carcasses desséchées se traînant au soleil pour trouver un peu d’eau. Non, il est temps de partir de ces contrées mortes. Ce n’est plus une terre pour les êtres vivants.

     La jeune fille eut une soudaine inspiration. Elle se pencha, et effleura délicatement les lèvres de Joham avec les siennes. Il se tut soudain, le cœur submergé de joie et de désir. Il était strictement interdit de s’embrasser avant l’union, selon la tradition, et Fati venait de rompre cet accord tacite entre eux : il aurait été trop dur de se voir refuser le mariage sous prétexte d’avoir brisé les règles établies depuis des générations.

     Fati eut un petit sourire en voyant l’émoi de son soupirant. Elle n’était pas venue ici pour parler de guerres, oh non. Joham se leva soudain, sentant des ailes pousser sous ses pieds, et une cuisante brûlure naître entre ses jambes.

- Il faut que je... Que je bouge. Par Ys, que je t’aime, Fati ! Je vais le prouver aux dieux eux-même.

     Il se tourna, cherchant un exploit à la hauteur de son amour, et leva la tête avec un sourire vers le Doigt qui les surplombait.

- Tu vas voir, fit-il en se jetant à l’assaut du haut rocher.

     Fati eut un cri de désespoir. Qu’avait-elle fait ! Il aurait dû lui rendre son baiser, puis ils auraient parlé d’eux en regardant le ciel, et voilà qu’il tentait une prouesse jamais réalisée de mémoire de berbère ! Ces hommes sont incroyables, soupiraient souvent sa mère, et elle commençait seulement à comprendre.

     Le jeune berbère grimpait vite, ayant l’habitude d’escalader les rochers du désert. Mais le Doigt s’élevait à près de dix toises dans le ciel, et il commença bientôt à avoir le souffle court et les doigts engourdis par la pierre râpeuse. Il s’acharna pourtant, ne voulant pas se ridiculiser, et prit bien soin de ne pas regarder en bas. Les supplications de Fati n’étaient plus qu’un murmure à ses oreilles, et il posa enfin les mains sur la plate forme qui surplombait le Doigt. Il s’y hissa en soufflant et en jurant, et se laissa rouler sur le dos, regardant les étoiles avec reconnaissance. Il préféra ne pas penser à la descente, et se mit debout en levant les bras au ciel.

- Fati, je t’aime, hurla-t-il triomphant au vent et aux étoiles, et la jeune fille ne put s’empêcher de le trouver magnifique, là haut dans le ciel.

     Joham regarda autour de lui, époustouflé par la vue magnifique du désert qu’il avait de là haut. Les quatre autres doigts montaient de l’autre côté, et le berbère y distingua le reflet de pierres brillant à la lueur de la lune. Il chercha alors à ses pieds, espérant y trouver un présent à redescendre pour sa promise. Un bloc de cristal doré et laiteux était posé à quelques pas de lui, comme enchâssé dans la roche blanche du Doigt. Joham tomba à genoux devant la pierre précieuse, prêt à passer la nuit à gratter la roche avec ses doigts pour le libérer de sa gangue. Mais dès qu’il le toucha, le bloc se détacha, et le jeune berbère le prit avec ravissement. Une veine de lumière semblait s’enfoncer dans le Doigt, et la fente qui avait séparé le morceau de cristal était nette et propre. Joham regarda le joyau avec enthousiasme, admirant les jeux de lumière de la lune dans le joyau semi-transparent. On eut presque dit que des images se dessinaient au coeur de la pierre. Il eut soudain le souffle coupé. Par Ys, murmura-t-il, la voix oppressée. Il attacha soigneusement le cristal dans son burnous, et se lança dans la difficile descente du Doigt.

     Fati se mordillait les doigts, morte d’inquiétude. Mais Joham fut bientôt à terre, et elle se jeta dans ses bras en sanglotant.

- Imbécile, ne refais jamais ça ! J’ai cru mourir !

- Fati, fit-il d’un ton haletant. Il faut aller voir les chefs de famille, et vite. Ys nous a fait un signe, incontestable cette fois. L’avenir de notre peuple en est changé à tout jamais.

 

     La longue caravane de berbères se dirigeait vers le nord, vers la fin d’un désert qu’ils n’avaient encore jamais quitté. Les mines étaient sombres et résolues, et pas une dispute n’éclatait entre les virulentes mères de familles. Fati était dans les bras de Joham, assise sur un des petits chevaux de son père. Elle demanda soudain à son futur mari, pour la dixième fois au moins :

- Joham, où allons-nous donc ? Tu n’as rien voulu me dire.

     Cette fois, il lui répondit en soupirant.

- Vers le dernier espoir de notre Dieu, mon amour. J’espère juste que nous arriverons à temps.

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