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Sud des terres sauvages - Forêt d’Hematys

Quatrième lune du printemps.


     Les Gobs se glissaient silencieusement dans la sombre forêt de résineux qui s’élevaient haut dans le ciel, fouillis de tronc morts et de ronces aux épines acérées. C’était un groupe hétéroclite de gobelins, d’orques, et un immense orque noir menait leur troupe. Certains n’étaient guère plus que des animaux, narines frémissantes, les oreilles dressées et s’orientant vivement vers tout bruit suspect. Mais dans les yeux de quelques uns brillaient une intelligence mauvaise et cruelle, et l’anticipation de la curée faisait couler un filet de bave au coin de leurs lèvres mal dessinées. Si tous avaient le cuir rude qui caractérise les Gobs, leur aspect physique variait beaucoup d’une race à l’autre. Les gobelins et les orques avaient une peau verdâtre, recouverte de pustules, verrues, ou de touffes de poils désordonnées. Ils avaient le visage épais, la mâchoire prognathe, et leur front fuyait vers l’arrière au lieu de monter. Seul l’immense orque noir, de plus d’une toise, pouvait avoir une plastique qualifiable d’esthétique. Sa peau, sombre comme la nuit, était lisse et luisante, et des muscles puissants roulaient dessous de façon quasi-hypnotisante. Son visage était gravé de traits exhalant pure méchanceté, mais assez fins malgré tout.

     Ils étaient équipés d’armures récupérées, sans unité entre les différentes pièces. Elles étaient recouvertes de tissus sales, et ils avançaient sans bruit, une lame noircie à la main, avec les anciens instincts de chasse de leurs ancêtres. Ils ne s’aventuraient que rarement aussi loin au sud dans la forêt des elfes sombres, préférant de brefs mais meurtriers raids lors de leurs déplacements à la lisière de leur territoire. Mais une fièvre furieuse montait dans le sang de tous les Gobs, depuis le début du printemps. La promesse d’une prochaine invasion des riches Terres d’Alliance les remplissait de joie, et ils se sentaient invincibles. L’un des longs murs nains avait fini par tomber, non ? Cela n’était jamais arrivé de mémoire de Gob, et l’activité guerrière de ces races violentes s’en était trouvée exacerbée.

     La troupe avait pénétré dans la forêt en espérant y trouver un village elfe abandonné par ses guerriers. Ceux-ci étaient, selon la rumeur, rassemblés au nord de leur domaine, essayant de se mettre d’accord sur la conduite à tenir au sujet de la menace croissante qui pesait sur leur race. Les femmes et les enfants de la race des elfes sombres étaient de farouches combattants, mais sans l’aide de leurs hommes, ils ne sauraient tenir bien longtemps sous la force des coups Gobs. La chair des petits d’elfes était tendre et goûteuse, et la douce peau de leurs mères contenterait parfaitement d’autres instincts.

     Les Gobs, plongés dans la promesse prochaine de cette orgie, laissaient à leurs sens acérés d’animaux le soin de les prévenir en cas de danger. Mais les guerriers elfes s’abattirent sur eux avec l’avantage d’une totale surprise. Ils tombèrent des arbres, émergèrent des fourrés de ronces sans un bruit, leurs longs sabres brillants dans la pénombre de la forêt. Les Gobs réagirent en un éclair, et une furieuse mêlée s’engagea aussitôt.

     Les elfes furent surpris par l’organisation des Gobs. Au lieu de se contenter de choisir un adversaire pour le frapper jusqu’à ce que la mort de l’un des deux combattants s’en suive, ils suivaient une subtile tactique consistant à mettre l’adversaire en position de se faire frapper dans le dos. Jusque là, les elfes n’avaient jamais hésité à s’attaquer à des troupes Gobs jusqu’à trois fois supérieures en nombre. Mais des lames orques commencèrent bientôt à trouver le chemin des gorges elfes, que la fatigue rendait moins attentifs à ce qui se trouvait derrière eux. La science du combat des elfes sombres leur permit de reprendre pourtant l’avantage peu à peu, rétablissant le déséquilibre numérique, les longs sabres sifflants dans les airs avec une précision meurtrière, alors que les mauvaises lames orques n’arrivaient pas à percer les cottes de mailles finement ciselées des oreilles pointues. Après un long moment d’indécision, les elfes portèrent un coup décisif avec la chute du grand orque à la peau noire. Il était entouré de bien des corps, mais la vitesse de ses adversaires avait fini par le pousser à la faute. Les Gobs survivants prirent alors la fuite en hurlant de peur, mais les lames elfes ne leur laissèrent aucune chance.

     Le silence retomba alors peu à peu dans la forêt d’Hématys, et les elfes à la peau grise se tournèrent pour soigner les blessés. Un mage s’y employait déjà, mais il n’était pas de la même race que ceux qu’il soignait. Il était grand et mince, vêtu d’une robe aussi blanche que sa peau. Son front était bombé et son crâne totalement nu de cheveux. Des larmes coulaient sur ses joues alors qu’il allait de corps en corps, fermants les blessures de ses sorts, ou les yeux des morts de ses longs doigts délicats.

     Un elfe à la cotte ornée du dessin d’un fauve vert émeraude se tenait près du corps de l’orque noir, nettoyant sa lame du sang olive du Gob. Le chef de la troupe était tombé sous ses coups, mais il était arrivé trop tard pour empêcher la mort de deux de ses amis.

- Sombre, grogna-t-il quand le mage le rejoint. Jamais les Gobs n’ont été de tels adversaires. S’ils se mettent à faire preuve d’intelligence au combat, toute civilisation est vouée à une disparition prochaine.

- Ne soit pas trop pessimiste, Serlain, chanta le mage. Tous ne combattent pas ainsi, bien heureusement.

- Quoi qu’il en soit, fit l’elfe, changeant de sujet, je tenais encore à te remercier pour cette information précieuse. Je n’ose imaginer le sort de notre village si nous étions partis à temps pour le concile.

- Il n’est pas trop tard pour s’y rendre, lui répondit le mage. Les tiens ne pourront qu’excuser ton retard.

- Tu as raison, Gaïen, comme toujours. Ton pays de paix et de lumière doit te paraître bien loin, en ces temps de violence et de mort. Gaïen haussa les épaules pour toute réponse.

- Ici au moins, mes pouvoirs sont vraiment utiles, Serlain.

     Les blessés se relevèrent peu à peu, et des brancards improvisés furent montés pour les plus mal en point. Un gigantesque bûcher de bois mort fut dressé, et les corps des elfes y disparurent, leurs cendres s’élevant avec les chants funestes de leurs compagnons, retournant à l’humus nourricier. Les orques furent laissés aux bêtes sauvages et aux insectes qui voudraient bien d’eux, et les elfes prirent la direction du nord, heureux malgré leur peine d’avoir anticipé la menace qui pesait sur leurs familles.

     Deux yeux brillants de haine suivirent leur départ, et l’homme, massif et revêtu d’une cotte faite d’un métal vert sombre, se mit en route aussi silencieusement qu’un souffle d’air.

 

     Grieg se souvenait encore de l’arrivée de l’étranger dans son clan. Il était sorti de la nuit un soir de tempête, alors que le vent et la pluie s’engouffraient entre les hautes collines qui donnaient leur nom à ce territoire : les monts venteux. Il avait laissé ses mains longues et pâles bien en apparence en pénétrant dans la lumière, en un signe universel de paix. Le clan de Grieg, celui du mont Cornil, était aussi farouche que tout autre clan d’homme des monts, mais le grand étranger avait piètre allure dans sa robe trempée, et ses yeux brillaient de bonté. Les compagnons de Grieg avaient donc laissé en silence une place à côté du feu à l’étranger, qui s’était alors présenté :

- Je me nomme Gaïen, avait-il fait d’une voix chantante qui les avaient tous charmés.

     La voix des hommes des monts est rauque et grave, brisée par la guerre et la peine que causait la mort fréquente qui frappait ce peuple depuis des générations. Ils vivaient dans les monts venteux depuis la nuit des temps, et n’avaient pas voulu quitter leur contrée lorsque que les races Gobs avaient commencé à vraiment se développer au Nord. La lutte contre ceux-ci était donc devenue constante, au même titre que celle que menaient leurs voisins les elfes sombres. Les deux races s’étaient alliées par nécessité, et avaient créé les bases d’une frustre entraide.

     L’étranger avait alors repris la parole, leur contant le long voyage qui l’avait mené jusqu’à ce feu. Il venait de l’autre coté de l’océan, et avait décidé de visiter le vaste monde, rompant avec la tradition de sédentarité des siens. Il leur expliqua alors qu’il s’était approché d’un feu identique au leur, sur une colline à quelques lieux de celle-ci. Mais ce qu’il avait distingué à la lueur des flammes l’avait dissuadé de s’en approcher. La silhouette aisément reconnaissable d’un orque noir s’y découpait, et il semblait plongé en pleine conversation avec les humains. Ses quelques pouvoirs magiques lui avaient permis de suivre des bribes de conversation, et il y était question d’alliance, et d’hégémonie dans les collines pour ceux de ce clan.

     Des questions avaient alors fusé de toute part, mais Grieg était resté en retrait, les sourcils froncés. La suite logique de cette nouvelle ne s’était pas fait attendre longtemps. Malgré la solidarité évidente entre les Monts, d’anciennes dissensions existaient déjà avec certains clans. Il avait assisté, impuissant et amer, à une lutte fratricide entre les deux Monts. Il n’y avait pas trace d’orque dans les rangs des adversaires de son clan, et l’étranger s’était éclipsé sans un au revoir, un sourire aux lèvres. Grieg l’avait alors pris en chasse, pour essayer de venger la mort des siens. Il venait juste de le retrouver dans les rangs des elfes sombres, et sentait que la vengeance était proche.

 

     L’occasion qu’il attendait se présenta enfin, après deux jours de marches. Les elfes, se rapprochant du concile, savaient qu’ils étaient en sécurité. Pas un Gob ne serait assez fou pour s’approcher à moins de plusieurs lieux d’un rassemblement de guerriers sombres ! La surveillance se fit donc plus lâche, alors que la forêt devenait plus claire, des hêtres aux feuilles naissantes se mêlant aux grands résineux.

     En fin de journée, alors que les elfes préparaient le dernier bivouac de ce voyage, le Gaïen s’éloigna un peu, comme pour chercher la tranquillité. Il laissa son regard se perdre vers l’Est, absorbé par ses propres réflexions. Il n’en fallait pas plus pour l’homme des monts. Surgissant d’épais fourrés de fougères, il s’élança à la vitesse d’un félin vers le mage, en levant bien haut son épée large comme une main. Il y eut un éclair quand le soleil se refléta sur l’acier vert hématite, cet secret alliage qui, disaient les elfes, pourrait tuer même la magie. Le Gaïen eut un regard interloqué quand l’arme le coupa en deux au niveau de l’abdomen, et il s’écroula sans même avoir le temps d’exprimer sa surprise. Le sol noir d’humus but avidement le sang blanc et laiteux qui s’écoula de son corps, et Grieg poussa un terrible hurlement de vengeance. Puis il se mit soudain à tituber sous l’impact des flèches elfes, qui le frappèrent de toute part. Les sombres s’étaient fait surprendre, mais leur réaction ne s’était pas fait attendre.

     Un sifflement puissant s’éleva, et les cordes des arcs arrêtèrent leurs sinistres vrombissements. Serlain se dirigea d’un pas vif vers la dépouille du Gaïen, vérifiant d’un regard sa mort, et s’agenouilla près de l’homme. Il respirait avec difficulté, des flèches fichées partout où sa plaque ne le protégeait pas, du sang au coin des lèvres. L’elfe secoua la tête, incrédule, en murmurant :

- Qu’est ce qui t’as pris, Grieg ? Es-tu devenu fou, mon ami ? Mettre fin à la vie d’un allié aussi précieux... Que se passe-t-il donc chez ceux de ta race ? Notre vieille haine des Gobs ne nous unit-elle plus ? Gaïen avait-il donc raison ? Je ne voulais le croire, mais ce meurtre est un aveu signé par le sang. Dis-moi que c’est un malentendu. Au nom de notre vieille amitié...

     Mais seul le regard terrifié de l’homme lui répondit, et il ne put que râler quelques mots à l’oreille de l’elfe avant que la mort ne l’emporte.

 

- “Méfiez-vous”, telles furent ses dernières paroles.

     Serlain était en train d’exposer devant les chefs de tous les villages sombres le terrible événement qui avait causé la mort de leur allié mage. Les elfes grondèrent, exprimant leur colère. Les guerriers de Serlain n’étaient arrivés qu’avec peu de retard, d’autres que lui ayant été retardé par d’incroyables incursions Gobs. Certains n’avaient pas eu la chance d’être prévenus à l’avance, et ce fut la soif de vengeance qui les avait poussés à poursuivre et tuer les Gobs, dont la lame était encore tachée du sang des leurs.

     Une incommensurable haine brûlait donc dans le cœur de bien des chefs, et cette nouvelle n’avait fait qu’attiser le feu de cette soif de mort. Les plus sages hochaient plutôt la tête, essayant de comprendre. Serlain exprima alors tout haut leurs pensées.

- Je ne sais pas ce que cela signifie, mes amis. Vengeance à caractère personnel, ou froid assassinat d’un précieux allié, Grieg a emporté son secret dans l’oubli. Mais ces derniers mots me laissent à penser que de nouvelles menaces se sont levées pour notre peuple, à mon grand désespoir. Car les hommes des monts sont de terrifiants guerriers, et cette probable alliance avec les Gobs pourrait sonner le glas de notre peuple. Je ne sais que faire. Les plus prudents, dont j’aurai tendance à suivre l’avis, pensent qu’il est temps de partir de ces terres sauvages et dangereuses, d’émigrer pour trouver une patrie où nos enfants pourraient apprendre à marcher avant d’avoir à courir pour leur vie. Mais ce n’est pas à moi de prendre cette décision...

     Serlain se rassit, laissant la parole à un autre. Il regarda la lune et les étoiles, puis le grand feu qui éclairait la clairière dans laquelle ils étaient rassemblés, et pria pour que tout espoir ne meure pas.

     Les débats durèrent deux jours et deux nuits, et deux options furent dessinées, avant d’être mises aux voix. Dans un silence de tombe, des bras se levèrent en grand nombre, et la guerre fut votée. Les autres laissèrent un soupir s’échapper, car ils se doutaient que la farouche fierté des elfes sombres allait causer leur perte. Un assaut surprise avait en effet été prévu contre les hommes des monts, afin de ne pas les retrouver dans les rangs Gobs lors d’affrontements plus rangés. Cela signifiait avoir par la suite avoir à affronter, sans aucun doute, des survivants humains fous de rages et de haine. Cela signifiait la fin de l’un des deux peuples, voir des deux, si les Gobs était devenus aussi organisé qu’on le disait. C’était la fin de tout espoir pour leurs enfants.

     Mais la majorité avait été sourde à ces arguments, et l’appel envoûtant de la guerre chantait dans leurs veines. Les chefs des villages sortirent de la clairière dans laquelle ils s’étaient rencontrés pour annoncer la nouvelle à leurs guerriers, et un hymne farouche sortit bientôt de toutes les gorges, faisant fuir oiseaux et petits mammifères.

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