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     Résumé des épisodes précédents : Glycerine dans un monde où tous sont masqués, où tout est en noir et blanc. Elle le vit mal, d’autant qu’elle est méprisée de sa famille. Son masque se détruit ; elle en obtient un autre par hasard, grâce à Erato sur la Colline d’Emeraude, seul lieu coloré dans toute la ville. Elle se voit aussi offrir le Parchemin Oublié, objet étrange qui lui permet de libérer son imagination grâce à ses larmes, et se fait alors appeler "Demoiselle des Songes".

     Elle regagne l’estime de sa famille avec son nouveau masque ; participe à une fête où elle rencontre Kayne, Réparateur de Masques en Chef. Enigmatique, il lui offre comme "cadeau d’anniversaire" la possibilité de le trouver en cas de besoin.

     Elle va à la Fabrique, lieu où tous les jeunes Masqués améliorent et construisent leur masque selon leurs aspirations personnelles. L’on distingue : Réparateur, Orateur, Scribe, Gardien, et Ouvriers - mais ceux-ci sont au plus bas de l’échelle et ne sont pas à la Fabrique.

     A la sortie de la Fabrique, elle découvre avec horreur que la Colline est en train d’être détruite par les Masqués, alors que jusqu’ici ils craignaient ce lieu ; le deuxième masque de Glycerine se fend alors en deux parties égales, sous le regard horrifié des badauds. Glycerine est finalement reconduite chez elle, escortée par un Gardien.


     A son retour, sa famille ne cria pas, ne pleura pas de désespoir et s’inquiéta encore moins de ce que pouvait ressentir cette dernière-née qui venait, encore une fois, de détruire son déguisement : elle se contenta de se murer dans un silence réprobateur et oppressant, avant d’enfermer la fautive dans sa chambre. Glycerine ne se fit pas prier : leur mutisme et leurs regards, tels des poignards tranchants imbibés de poison, étaient bien plus qu’elle ne pouvait supporter.

     Sa mère passa brièvement, peu avant l’habituel dîner familial, pour lui apporter un bol de soupe, et s’en alla à toute vitesse, sans lui accorder la moindre parole. Immobile et exténuée, l’adolescente demeura assise sur sa chaise, l’esprit noyé dans des eaux troubles. Elle n’entendit pas les conversations vides d’intérêt de ses parents, frère et sœur qui s’obstinèrent à l’ignorer, elle et ses méfaits insensés, inexplicables. Ses iris éteints n’eurent pas la volonté de laisser glisser de jolies larmes translucides le long de ses joues ; c’était comme si la destruction de la colline avait asséché son corps de toute envie particulière.

     Erato savait-elle ce qui venait de se produire ? S’était-elle doutée de ce qui arriverait ? Ce n’était pas possible, comment les Masqués avaient-ils soudain trouvé le courage de tuer le monument coloré ? Etait-ce sa faute ? Etaient-ils au courant de sa récente escapade sur son sommet ? La culpabilité traversa ses entrailles, et une sphère douloureuse se coinça dans sa gorge.

     Ses mains tenaient toujours, mollement, les deux moitiés de son masque brisé. La paroi intérieure, auparavant miroitante, était devenue fade et rêche. Elle lâcha un soupir inaudible de désespoir, abandonna son déguisement qui tomba en un bruit mat sur le sol carrelé, et prit son visage nu entre ses mains tremblantes.

     Malgré la souffrance de retourner à un statut d’aliénée, une vague de soulagement, presque imperceptible, allégea son corps. L’épisode de la réception mondaine de la veille, la journée à la Fabrique… Tout ceci, en un sens, ne lui faisait guère regretter de ne plus appartenir à cette société détestable en tous points selon elle – bien qu’elle aurait eu énormément de mal à expliciter précisément pourquoi. Dans le même temps, la solitude l’écrasa de tout son poids, avec une violence rarement atteinte auparavant : qu’adviendrait-il d’elle, désormais ? Etait-elle vraiment une Allergique ?

     Cette pensée la fit frissonner. Nul ne savait qui ils étaient, et ce qu’il arrivait véritablement à ces exclus de Masquerade : ils étaient sous la responsabilité de certains Réparateurs hauts placés, peut-être cloisonnés quelque part dans le Garage. Les yeux de Glycerine contemplèrent un moment la large porte noire non loin d’elle, puis l’unique fenêtre qui offrait un panorama terne sur la nuit obscure. Aucune échappatoire possible, aucune source d’espoir visible… L’adolescente replia ses genoux sous son menton, et se laissa torturer par les ténèbres de sa chambre. La respiration difficile et saccadée, elle observa un moment sa soupe miroitante, et sentit son estomac la tourmenter. Ne voyant pas d’autre solution, elle avala le liquide insipide à la hâte, et s’écroula sur son lit. Ses paupières lourdes se fermèrent, et elle s’endormit malgré elle.

     Le lendemain matin, une voix aigre la réveilla : son père venait d’entrer dans sa chambre. Le dégoût clairement affiché sur son visage, il déclara sèchement :

- Le Réparateur de Masques en chef a accepté de te prendre en charge aujourd’hui. Tu as rendez-vous cet après-midi à quinze heures. Bien entendu, tu ne retourneras pas à la Fabrique jusqu’à nouvel ordre. Voilà un nouveau voile.

     Sans attendre la moindre réponse de la part de Glycerine, il tourna les talons, et claqua la porte derrière lui sans plus de cérémonies.

     L’adolescente mit un certain temps à se réveiller pour de bon. L’évocation du Réparateur la perturba plus que de raison. Son « cadeau d’anniversaire » allait ainsi servir plus tôt que prévu… et le professeur Kayne déciderait probablement, dès aujourd’hui, quel serait son avenir au sein de Masquerade. Elle se mordilla la lèvre inférieure, redoutant les actions de cet homme imprévisible et puissant. Ensuite, elle saisit le voile que son géniteur avait négligemment posé sur son bureau. Il lui parut plus opaque que le précédent. Entièrement noir, elle ne passerait certainement pas inaperçue avec.

     Tout en se redressant, elle entendit des portes claquer dans la vaste demeure. Chaque membre de sa famille partait de son côté pour travailler, la laissant seule derrière eux avec, sûrement, un goût amer aux coins de leurs bouches. Qu’avaient-ils faits pour mériter cela, pour avoir à supporter un être aussi incommodant que cette gamine de quinze ans ? devaient-ils se dire avec irritation.

     Glycerine parcourut les pièces vides de sa maison d’un pas tranquille. La quiétude des lieux, quoiqu’un peu oppressante, la reposa. Passant devant une glace, elle réarrangea instinctivement ses cheveux bien que cela fut, comme toujours, peine perdue. Elle eut du mal à discerner les traits de son visage sous le tissu ébène qu’elle avait revêtu, et quelque part, c’était peut-être tant mieux…

     Après avoir évité la salle de réception, où elle avait œuvré deux jours plus tôt, elle prit son petit déjeuner – une bouillie laiteuse – et s’installa par dépit dans le grand canapé du salon principal. Le corps flétri par la fatigue, elle croisa ses jambes maigres, avala quelques gouttes de sa collation. Une large plaque noire était accrochée sur le mur blanc en face d’elle. Le Cadre. Un sourire hésitant naquit sur ses lèvres pâles.

     Depuis combien de temps n’avait-elle pas contemplé les multiples facettes de ce Cadre clignotant semblable, éteint, à un tableau vide encastré dans le mur ? Elle n’aurait pu dire. Comme tous les Masqués, sa famille vénérait le Cadre et ses programmes d’après eux follement passionnants. Ne trouvant rien de mieux à faire, la jeune fille saisit la Palette afin d’allumer cette formidable invention.

     Pressant le bouton le plus large sur la mince plaquette entre ses doigts, elle déclencha l’assaut d’un flot d’images incolores sur la toile auparavant ébène et vierge. La jeune fille ne fut pas surprise par ce spectacle, mais la curiosité piqueta ses iris éblouis par ces lumières criardes. Au bout d’une heure, elle constata que chaque chaîne suivait consciencieusement un schéma très précis : beaucoup de publicités, des émissions insipides entre elles, du matraquage politique insidieux de temps à autre. L’adolescente fronça légèrement les sourcils quand elle tomba sur un programme au concept étrange : une nuée de demoiselles à demi vêtues se vautraient allègrement dans la boue. Elles luttaient pour arriver la première au pied d’un trône où demeurait un jeune homme exemplaire. Affichant une moue nettement dubitative, Glycerine changea de chaîne, et se retrouva agressée par une nouvelle émission, très prisée par les jeunes gens de son âge : plusieurs filles et garçons, triés sur le volet, voyaient leurs corps totalement engourdis dans du plâtre. Leurs mouvements étaient régis par des marionnettistes professionnels ; la personne qui supportait le plus longtemps cette « difficulté » gagnait une forte somme d’argent. La jeune fille gonfla les joues malgré elle, ne trouvant manifestement aucun intérêt à pareille torture, et surtout à pareille contemplation de torture : elle appuya sur un autre bouton pour passer à autre chose.

     Mais « autre chose », il n’y avait pas vraiment ; toutes les émissions se ressemblaient un peu trop, et comportaient leur lot de spectacle agressif et dérangeant. Les publicités, tournant toujours autour de la question du masque et de la réputation édifiante que l’on pouvait acquérir grâce à tel ou tel produit, étaient au final ennuyeuses et répétitives au possible. L’adolescente, tout en terminant sa bouillie, songea à éteindre le Cadre et à ne plus jamais approcher cette effusion de mauvais goût, quand quelque chose capta momentanément son attention : le Journal Cadré et ses fraîches informations sur le monde masqué.

- Un nouveau masque est en projet, déclara l’Orateur présent à l’écran, afin de sensibiliser les enfants à l’importance des masques et de leur fonction publique au sein de notre communauté. Au vu de la recrudescence des rejets et du pourcentage très légèrement croissant des Allergiques, le Grand Conseil a décidé de travailler sur l’élaboration de masques spécialement conçus pour être portés dès le plus jeune âge. En voici un prototype…

     Glycerine s’approcha du Cadre pour mieux discerner les contours de ce nouveau masque, et grimaça. Si les enfants devaient porter cette chose-là dans un futur proche… resteraient-ils des humains à part entière ?

- … Comme vous pouvez le voir, sa forme conventionnelle permettra aux enfants, pendant la création de leur masque, de se sentir unis dans un même moule confortable, honorable, et de ne plus avoir à subir l’insupportable nudité de leurs visages grandissants. L’absence de fente pour leurs bouches favorisera leur écoute ; et leur élocution, qui s’avère bien trop souvent cahoteuse et contestataire durant les premières années, pourra être régulée aisément. Bien évidemment, les spécialistes ont laissé un petit trou, qui sera amplement suffisant pour laisser passer une paille ou un tuyau. Ainsi, les jeunes Masqués se nourriront convenablement, tout en étant contrôlés et éduqués de façon efficace…

     Un haut-le-cœur submergea la jeune fille. Elle n’aurait jamais pu supporter pareil traitement, enfant. Comment pouvait-on avoir de telles idées ?

- … Bien entendu, tout ceci reste en développement, et n’a pas encore reçu l’accord de tous les membres du Grand Conseil, en l’état actuel des choses. Toujours est-il que l’idée sera approfondie et exploitée à bon escient…

     L’adolescente éteignit brutalement le Cadre, ne pouvant plus tolérer ces « informations ». Elle espéra de tout cœur que la réforme soit trop fastidieuse pour être mise en place. Tout au fond d’elle, cependant, elle savait qu’il ne devait pas exister beaucoup d’obstacles insurmontables à la ratification de ce décret. Si les Masqués avaient pu détruire la Colline d’Emeraude… tout était possible désormais…

     Glycerine soupira et se roula en boule sur le canapé. Plusieurs dizaines de minutes s’écoulèrent sans qu’elle ne bouge. Des insectes malicieux finirent par taquiner ses membres engourdis ; elle se leva alors, s’étira avec lenteur, retourna dans sa chambre et ferma la porte derrière elle avec douceur. Sans réfléchir elle s’assit, attrapa le Parchemin Oublié, retira son voile d’un geste vif et laissa ruisseler quelques gouttelettes métalliques de ses yeux mi-clos, le long de son visage opalin. Celles-ci s’échouèrent lentement sur le papier rêche et vierge, formant une nappe d’encre brillante, prête à obéir aux moindres souhaits de la Demoiselle des Songes. Oubliant aussitôt sa fatigue, cette dernière commença à réaliser son deuxième Songe avec une énergie surprenante. C’était comme si sa fureur, qui bouillonnait quelque part tout au fond de ses viscères, devait à tout prix émerger sous une forme plus réconfortante, et plus belle aussi. Ses doigts s’agitèrent en tout sens, déployèrent les trésors de son imagination pour créer une œuvre unique, flamboyante et chaotique, à l’image de son état d’esprit. Fiévreuse et essoufflée, elle s’essuya le visage du revers de la main quand elle considéra son ouvrage terminé, et resta hypnotisée par la magie du parchemin. Les couleurs des chimères, des paysages oniriques qu’elle avait dépeints sans même y penser, explosaient avec magnificence et brutalité devant ses yeux ébahis. Il lui sembla discerner le visage d’Erato, au milieu de ce tournoiement de créatures étranges, et cela la fit sourire tristement.

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