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     Cette nuit-là, elle n’arriva bien évidemment pas à trouver le repos. Elle somnolait parfois, s’assoupissait même, mais restait torturée par ce qui venait de se produire. A l’aube, elle n’y tint plus : elle sortit de son lit, enfila ses chaussures noires, prit sa courte veste blanche, et saisit la poignée d’albâtre de la porte sombre. Elle se retourna un instant avant de partir, et observa les murs pâles de sa chambre, le carrelage ténébreux qui recouvrait entièrement le sol. Cette pièce était à la fois sa prison et son refuge. Comment pouvait-il en être autrement ? Ah, elle avait failli oublier son voile. Elle s’approcha de son bureau ivoirin, saisit vivement l’étoffe et l’enfila comme une cagoule. L’élastique qui entourait sa gorge pour le maintenir la serrait un peu. Sa main fébrile heurta un petit miroir. Elle n’osa le prendre pour y contempler son apparence de paria.

     La jeune fille se faufila ensuite le plus discrètement possible jusqu’à la sortie. Elle ne voulait pas attirer, une fois de plus, l’attention de qui que ce fût dans sa famille, et risquer d’être freinée dans sa fuite. A son grand soulagement, elle sortit dans la rue sans être remarquée.

     Elle était presque habituée aux brimades de ses parents, de ses frère et sœur. Toutefois, le dîner de la veille avait été particulièrement riche en émotions : jamais ils n’avaient été aussi francs, et aussi lourds de sous-entendus. L’adolescente se sentait craquer intérieurement. Il s’en fallait de peu pour qu’elle aspirât à devenir Allergique…

- Eh, attention !

     Dans sa course, la fugitive heurta un homme plutôt âgé, tout de noir vêtu.

- Excusez-moi, bredouilla-t-elle en s’apprêtant à poursuivre son chemin.

     Toutefois, elle ne put faire un pas de plus, car elle vit son reflet dans le regard soupçonneux de son interlocuteur, qui la prit brutalement par le bras.

- Mais…Vous n’avez pas de masque ? Qu’est-ce que c’est que ce truc…

- Je… Pardon, je dois partir… Excusez-moi…

     Prise d’une angoisse soudaine, elle se dégagea rapidement et s’éclipsa dans une ruelle étroite, une main plaquée sur le bas de son visage, les yeux écarquillés. Au bout de quelques minutes, elle s’arrêta, s’appuya contre un mur, et s’assit sur le sol laiteux.

     Si elle avait un voile, et si on lui faisait tant de reproches sur son apparence, ce n’était pas parce que son faciès naturel était difforme, affreux… C’était son faciès factice qui n’allait pas : son masque se ramollissait inexorablement en se colorant d’argent. Tous les autres résidents de Masquerade, les Masqués, n’avaient pas de souci de ce genre : leurs ouvrages étaient de plâtre blanc, solides et résistants, presque indestructibles.

     La jeune fille regarda partout autour d’elle, dans la crainte que quelqu’un pût la surprendre dans cet état. Jugeant la voie déserte, elle retira son voile, et scruta les petites poussières miroitantes qui s’y étaient nichées. Des fragments de son masque délabré. Cela ne faisait donc qu’empirer, quoi qu’elle fît. Elle savait bien que, pour interrompre ce processus, il fallait qu’elle se retînt de faire cette chose tellement insupportable pour tout le monde… Une de ces « choses bizarres » que sa mère craignait… Ce qui, par sa seule menace, avait provoqué la colère de son père… Mais elle n’y arrivait pas. Elle ne parvenait pas à contenir ses larmes salées, et trop amères, qui détruisaient son déguisement à petit feu.

     Elle n’avait jamais vu personne d’autre qu’elle-même en train de pleurer. Masquerade refusait cette pratique, qui était associée à la vulgarité, au déshonneur, à la faiblesse la plus vile. Malgré cela, elle ne pouvait faire autrement : c’était ainsi depuis ses dix ans, lorsqu’elle avait porté son masque partiellement terminé à son visage. D’ailleurs, son père l’avait giflée ce jour-là ; ce fut la seule fois où il y eut un réel contact physique entre eux.

     La situation désespérée ne l’empêcha pas de trouver son voile très beau, avec ses petites gouttes d’argent emprisonnées entre ses mailles. Le contraste était fascinant… Si elle avait su que des étoiles existaient au-delà de la coupole de nuages qui atrophiait le ciel, elle aurait pu comparer le bout de tissu tâché à un morceau de firmament nocturne…

     Tiens, voilà qu’elle faisait une autre de ces « choses bizarres » : se perdre dans la contemplation de tout et surtout de n’importe quoi. Nerveusement, elle abaissa le bras qu’elle avait levé pour mieux regarder son voile, et inclina sa tête vers le ciel, cognant son petit crâne contre la brique noire du bâtiment derrière elle. Pourquoi faisait-elle cela ? Elle voulait pourtant se contrôler. Mais c’était plus fort qu’elle, comme pour ses pleurs fréquents. Amusée, captivée par le moindre détail intriguant, elle en devenait si distraite, si étourdie qu’elle outrageait son entourage. Le pire, c’est qu’en secret, elle se créait même des histoires avec ces petits riens qui l’attiraient tant. Cela, elle ne l’avait jamais avoué à personne, parce qu’on l’aurait tout simplement bannie, ou emprisonnée, si on l’avait su.

     Entendant des bruits de pas au loin, elle se releva brutalement, remit son voile à la hâte et s’enfuit en quête d’un nouveau refuge. Pendant de longues minutes, elle ne cessa sa course effrénée ; les autres la remarquaient à peine, esquissaient parfois des moues réprobatrices en voyant la gamine effrontée galoper on ne savait vers où. Puis, fatiguée, elle marcha plus lentement dans l’un des grands boulevards de sa ville parfaite.

     La jeune fille voulait trouver un coin calme, où il n’y aurait personne pour la scruter comme une bête curieuse ou comme un monstre ambulant. Un tel havre de paix semblait inexistant dans cette ville ; il n’y avait que de grands bâtiments neigeux, de hautes tours noires, des carrosses métalliques dévalant les rues blanchâtres et des gens, trop de gens, qui l’agressaient et l’oppressaient, sans le savoir, par leur seule présence. L’adolescente n’aimait pas du tout la foule : elle la craignait. Elle avait peur de toutes ces masses denses, au pas trop bien réglé, qui pouvaient engloutir n’importe qui avec indifférence, ou s’acharner sur quelqu’un comme elle avec la seule force de leurs regards acides et de leurs reniflements sournois. La puissance d’un groupe, déterminé à fustiger un bouc émissaire était, à ses yeux, illimitée ; sa famille constituait, à son goût, un exemple suffisant en la matière.

     Elle rasa les murs avec effroi, le cœur battant, prise de vertiges. Si elle ne trouvait pas rapidement un lieu où se réfugier, où elle pourrait stopper le flux chaotique de ses frayeurs incontrôlables, elle défaillirait certainement, deviendrait folle, ou même Allergique après tout. On ne lui avait jamais dit comment on le devenait véritablement, Allergique ; néanmoins, elle supposait que vu leur état réputé déplorable, ils devaient connaître des moments de démence aigue, d’angoisse absolue, et qu’il suffisait peut-être d’un effondrement mental pour provoquer la déliquescence d’un corps… Ah, dans le fond, elle ne savait pas vraiment. Elle avait toujours été très intriguée par ce mal mystérieux, d’autant plus qu’elle avait déjà été soupçonnée d’en être atteinte par le passé, quoique d’une manière totalement différente des autres.

     Sa déambulation hasardeuse ne la menait nulle part, elle devait se faire une raison. Si elle ne se redressait pas et ne cherchait pas concrètement une place où se cacher un moment, elle finirait par rentrer chez elle, se cloîtrer dans sa chambre et cela… Bon, bien sûr, elle rentrerait, à un moment ou à un autre… Elle se sentit brutalement très affaiblie physiquement. Pourquoi ne partait-elle pas pour de bon ? Quel était l’intérêt de clopiner de la sorte, si c’était pour revenir dans quelques heures à peine à l’intérieur d’une sphère familiale écoeurante ? Lâche oui, elle l’était parce qu’elle n’allait pas jusqu’au bout de ses actes. Elle avait voulu prendre l’air… mais elle le savait très bien, l’air ici était âcre, gorgé des pensées sales de ces inconnus qui pataugeaient avec jubilation dans leur monde. Tout ceci était tellement misérable… Ce que disait ses parents était vrai… Peut-être bien qu’elle n’était qu’une erreur, monstrueuse, laide, intolérable, et que tout ce qui lui restait c’était… eux qui essayaient de la sauver. Pourquoi tenter de trouver quelque chose d’autre à quoi se rattacher ? Elle devait être de mauvaise volonté. Comment se faisait-il qu’elle fût la seule à ne pas se sentir bien ? Le problème devait venir d’elle, à coup sûr…

     Et lorsqu’elle sentit qu’une nouvelle averse de larmes menaçait de fissurer son visage, elle s’en voulut, écoeurée par elle-même. Ainsi, elle avait beau reconnaître ses torts, ceux-ci ne disparaîtraient pas, et elle était parfaitement impuissante contre… tellement affligeante... Les bras plaqués contre son ventre subitement douloureux, elle s’engouffra dans un autre boulevard à la hâte.

     Dépitée, elle décida finalement de rentrer chez elle, n’étant plus en état de lutter contre la ville toute entière. Ses mains frêles s’appuyèrent au moindre objet à sa portée pour parvenir à marcher correctement. L’élastique autour de son cou menaçait à présent de l’étrangler à chaque seconde. Elle tenta d’élargir l’étau, mais cela n’était guère possible.

     Soudain, un nouvel élément capta entièrement son attention : la Colline d’Emeraude se dressait devant elle. Le monument vert, et non incolore comme le reste, illuminait l’univers dans toute sa splendeur. Eblouie, l’adolescente en demeura subjuguée, pétrifiée. Pourquoi disait-on que cette colline était maudite, alors qu’elle était si merveilleusement belle ? Encore une chose qui lui échappait. Peu importait. Personne n’avait osé y toucher, et personne n’osait vraiment la regarder, c’était le principal. Sans y penser, elle mit un pied dans l’herbe moelleuse, puis un autre, et gravit le tertre coloré avec détermination. Ce qui la poussait à faire cela, à briser un des interdits tacites de la cité, elle ne le savait réellement ; elle n’avait en tout cas pas la moindre envie de reculer.

     L’adolescente se trouva rapidement au-dessus du monde. Et en dessous de tout. Elle souffrait d’un isolement qui l’écorchait vive, d’une incompréhension qui la détruisait paisiblement. C’était sa faute… Qui d’autre pouvait en être responsable ? Elle s’assit avec lassitude sur la pelouse moelleuse, plaqua ses mains sur son crâne douloureux, et soupira faiblement. D’un geste rageur, elle arracha son voile, qui partit se perdre dans l’immensité. Sa robe, blanche et vaporeuse, l’entourait tel un nuage dégonflé.

     Les derniers morceaux de son masque se détachèrent lestement pour disparaître dans l’atmosphère. Les doigts tremblants de la jeune fille coururent jusqu’à ses joues, comme perplexes en réalisant ce qui venait de se produire. Son faciès était bel et bien nu, en proie aux éléments extérieurs, désormais menacé par son propre monde. Les yeux ronds, la bouche entrouverte, l’angoisse la paralysa. Elle était à présent une véritable criminelle.

     De longues minutes s’écoulèrent dans un silence parfait. La jeune fille était à une altitude telle que, au lieu de se sentir plus légère et plus en phase avec elle-même dans cette solitude tant recherchée, elle se sentait plus que jamais écrasée par sa condition. Certes, il n’y avait plus personne pour la remarquer, plus personne pour la blâmer d’être ce qu’elle était, de ressentir des émotions « futiles et dégradantes », comme son père disait parfois. Mais il n’y avait également plus personne pour se soucier de sa simple existence, de l’ampleur de sa souffrance, et de son isolement certain. Que devait-elle faire alors : vivre avec les siens et encaisser leurs brimades perpétuelles, tantôt tacites, tantôt explicites ? Ou s’éloigner de son propre monde et se sentir en permanence cruellement seule, perdue, ignorée, misérable, indigne de vivre avec autrui ? Noyée dans ces considérations accablantes, elle prit son visage entre ses mains humides et pleura doucement.

     Une main se posa subitement sur son épaule. Le contact fut frais, délicat, étonnant. La jeune fille sursauta et se retourna vivement. Face à elle se dressait un être étrange : une femme, surgie de nulle part, vêtue d’une tunique pourpre, qui la fixait intensément.

- Bonjour, Glycerine.

     Stupéfaite que cette inconnue sût son nom, l’adolescente esquissa un mouvement de recul, voulut s’enfuir. Etait-ce une création des Masqués pour la punir ? Tremblante, paniquée et apeurée, elle essaya de s’éloigner de cette apparition mais se sentit comme envoûtée, irrésistiblement attirée par cette vision charmante, resplendissante de couleurs vives et crues.

     Les yeux de Glycerine s’égarèrent sur la bouche rouge sang de son interlocutrice, dont il était fort difficile d’estimer l’âge tant elle paraissait irréelle. Et que dire de ses cheveux blancs tirant sur l’argent, étincelant même sous la lumière froide et morne de Masquerade ? Ses prunelles étaient également de cette couleur métallique et claire. Sa peau, d’une finesse extrême, était presque diaphane. Etait-elle en train de rêver ? Mais comment son imagination aurait-elle pu engendrer une créature aussi remarquable ?

- Qui… Qui êtes-vous ?

     Cette question, spontanément sortie de ses lèvres sèches, mourut dans un silence pesant. Néanmoins, une impression de calme, de sérénité, et de mélancolie se dégageait de l’inconnue.

     Une bourrasque de vent agita l’herbe verte de la colline, les cheveux scintillants de la belle dame et ceux, ternes et hirsutes, de la jeune fille éberluée. Toujours assise, celle-ci finit par se lever maladroitement, fit quelques pas en arrière pour contempler l’apparition dans son intégralité, et sentit son cœur se gonfler d’une joie à la fois douce et amère. Bien qu’elle fût dotée d’atours flamboyants incomparables, cette femme paraissait si lasse…

- Je suis venue te donner ceci, déclara la mystérieuse anonyme d’une voix éteinte, ignorant ainsi l’interrogation de l’adolescente.

     Elle se pencha sur le sol, et déposa à ses pieds deux paquets étranges qui venaient de se matérialiser dans ses mains graciles. Intriguée et interloquée, Glycerine s’approcha, et observa un long moment les deux artefacts sans mot dire. A cet instant, elle eut l’impression de basculer dans une réalité nouvelle. Dans cet univers si lisse, si bien régulé, venait de surgir quelque chose de parfaitement impensable. La belle dame et ses présents avaient, en une fraction de seconde, ébranlé toute la droiture et toute la logique qui dirigeaient monde des Masqués. La jeune fille en eut le souffle coupé.

     Le premier réceptacle contenait un masque qui ressemblait fortement, vu de l’extérieur, à son ancien faciès factice. En revanche, son intérieur n’avait rien d’ordinaire : recouvert d’une pellicule nacrée, des couleurs vibrantes y tourbillonnaient sans relâche. Elle le porta machinalement à son visage, et constata qu’il lui allait à la perfection. Le second objet était plus étrange : c’était un parchemin ocre, et non blanc comme les papiers ordinaires. Son ancienneté et sa légèreté avaient de quoi surprendre. Sans trop savoir pourquoi, le cœur de Glycerine se remplit de joie à la seule vue de cette surface rêche et vierge.

     L’adolescente interrogea celle qui avait l’air d’une bienfaitrice en silence, la feuille énigmatique déroulée et tendue entre ses doigts. A quoi pouvait servir un tel objet ? Nulle réponse : l’inconnue semblait déterminée à conserver son attitude grave et mystérieuse. La jeune brune décida donc de se relever et de partir en quête d’une réponse possible dans le panorama déplorable qu’offrait la colline. Malgré l’enchantement qui était né de cette rencontre incroyable, la souffrance martela la poitrine de Glycerine et les plaies béantes qui parsemaient sa conscience se dilatèrent encore une fois. Les pleurs revinrent, sans difficulté, voiler ses yeux et inonder son nouveau masque. Miraculeusement, celui-ci ne fut pas rongé par la pluie salée. Les perles liquides chutèrent sur la mince toile tenue ; l’adolescente s’en voulut aussitôt de ne pas l’avoir protégée des assauts de ses émotions.

     Mais le parchemin résista. Mieux, il aspira les gouttes d’eau qui le constellaient sans un bruit. Vint ensuite un phénomène inattendu qui déstabilisa la jeune fille : des paillettes claires surgirent et s’étalèrent progressivement, jusqu’à devenir une large nappe d’encre argentée sur la surface irrégulière du papier. Les doigts maladroits de Glycerine touchèrent sans réfléchir ces larmes en pleine renaissance et les firent onduler, virevolter, au gré de son imagination subitement réveillée. Des formes d’abord indistinctes se dessinèrent sous sa main nerveuse ; des paysages, des créatures ensuite peuplèrent un monde imaginaire, rayonnant de couleurs éclatantes. Le tout devint une peinture incroyable qui s’anima au contact de l’apprentie sorcière.

- Ceci est un Songe, déclara l’apparition d’une voix subitement sèche et courroucée.

- Un… Songe ?

- Destiné à gagner le cœur des vivants…

     Elle avait prononcé cette ultime réplique avec un ton si peu convaincu, avec tant de rancœur et d’âpreté que Glycerine releva aussitôt la tête vers elle, l’air inquiet. Cette femme semblait profondément affectée par une cause qui la dépassait.

- Souffle sur ta toile, ordonna cette dernière avec dépit.

     L’adolescente s’exécuta sans broncher. Des petites lueurs, pareilles à des lucioles miniatures, s’éparpillèrent, tourbillonnèrent avec grâce dans l’air ambiant, et s’évanouirent lentement. Le papier redevint vierge de tout Songe. Rien d’autre ne se produisit en apparence. Fascinée par ce petit miracle, la jeune fille ne put s’empêcher d’esquisser un sourire ébahi.

- Que s’est-il passé ? A quoi sert ce…

- C’est le Parchemin Oublié. Il te revient désormais, Demoiselle des Songes.

- Demoiselle des Songes ?

- Oui. Tu es maintenant la Demoiselle des Songes.

- Mais que… pourquoi ? Et que dois-je faire ?

     Nouveau silence obstiné de la part de la bienfaitrice. Les yeux tournés vers l’horizon, une fatalité affreusement triste noyait ses iris liquides dans un suc aigre.

- Quelle mascarade... comment peut-il encore y croire...

- Pardon ?

     L’énigmatique femme avait murmuré pour elle-même quelques vagues paroles déçues, abruptes, peut-être décisives.

- Nous te confions ces objets. Fais-en bon usage.

- Nous ?

- Oui, nous.

- Mais… ?

     Exaspérée par les mystères qui se dérobaient à elle, Glycerine ne put se retenir plus longtemps et assaillit son interlocutrice de questions directes et maladroites :

- Mais qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Pourquoi me confiez-vous ces deux objets ? Qu’ai-je fait pour cela ? D’où venez-vous ?

     Un soupir acerbe s’échappa de la bouche écarlate de l’inconnue. L’adolescente frémit. Elle était allée trop loin. Et si cette… femme lui reprenait ce qu’elle venait de lui offrir ? Inconsciemment, la Demoiselle des Songes fraîchement désignée resserra son parchemin contre elle, avec l’air d’une enfant à qui l’on veut confisquer son jouet préféré.

- Tu n’as pas besoin de le savoir.

- Mais ! Je veux juste savoir, j’ai le droit de...

- Le droit ? Mais qu’en sais-tu ?

- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! Ecoutez-moi...

     Habituellement peu loquace, Glycerine sentait son cœur déborder d’émotions beaucoup trop puissantes pour être contenues plus longtemps.

- Je veux juste… pouvoir savoir qui je dois remercier… Parce que tout cela c’est trop beau, vous comprenez ? On ne m’a jamais rien offert, et moi je… Je ne vous demande pas de tout me dire, vous avez sûrement vos raisons… Mais…

- Erato. Je m’appelle Erato.

     Coupée en plein élan, les yeux ronds, l’adolescente stoppa progressivement le flux de ses pensées confuses qui embourbaient sa conscience, pour finalement laisser fleurir sur ses lèvres un petit sourire timide et reconnaissant.

- Merci, Erato. Merci pour tout.

     Erato soupira, secoua vivement sa tête merveilleuse, et lâcha dans un murmure las :

- … Adieu.

     La belle magicienne s’en alla d’un pas tranquille, ses pieds nus frôlant à peine le parterre émeraude de la colline. Abasourdie par un départ aussi prompt, Glycerine demeura un long moment figée, tenant toujours contre sa poitrine son bien le plus précieux à ce jour, le nouveau masque accroché à son visage malingre. Elle voulut rattraper cette entité qui l’échappait, mais se sentit comme piégée dans le sol mousseux. Bientôt, la bienfaitrice disparut de sa vue ; et seulement à cet instant la force lui revint de courir à la rencontre de la femme sublime qui l’avait quittée. Malheureusement, elle s’était volatilisée, était disparue comme elle était venue. Il ne restait plus que le vent pour caresser le silence et l’herbe fraîche du tertre vert.

- Adieu ! souffla l’adolescente avec tristesse.

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