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     Il ne manquait plus que ça, le sol tangue à présent.

     Dilgan relève les yeux. Un changement dans l’air l’a mis sur ses gardes, et les dérobades du plancher sous ses pas finissent de l’inquiéter. Des lambeaux de souvenirs indistincts prennent la fuite, un bout de tronc moussu et une jolie fille super bien roulée... Plus rien. Au fait, ce n’est pas une odeur de pâtisseries ?

     La jolie fille, en tout cas, est assise à côté de lui, l’air hagard, voire un peu endormie. Elle ne fait pas mine de le voir et se lève, avance doucement dans la coursive en boiseries intégrales, faisant fi du roulis. Notre voleur prend le parti de la suivre, sans trop y réfléchir, dans une tentative maladroite d’imiter sa démarche. Il cherche son équilibre à chaque pas, et trébuche à tout bout de champ en se prenant les pieds dans les larges fissures qui parsèment le plancher. Les craquements sinistres du bois torturé accompagnent sa déambulation d’homme ivre. Ils atteignent rapidement une porte en bois et Dilgan, tout en tombant à genoux derrière elle, se rend compte qu’ils doivent être à bord d’un grand navire portant des centaines de personnes. Il sent peser sur ses épaules une sensation d’écrasement intense, très pénétrante. La cause en devient bien plus claire à la vue du plafond bombé au-dessus de leurs têtes, qui semble ployer sous un poids insupportable. Dilgan, dont l’assurance naturelle fond comme neige au soleil, avale sa salive avec difficulté.

     Dans le couloir suivant se trouvent une série de portes donnant sur des cabines - évidence discutable, mais évidence tout de même - et, en plein milieu, une touche un peu discordante, mais réjouissante : une grande table de banquet garnie de petites merveilles pâtissières. Le parquet semble encore plus ravagé sous les pieds de cette imposante pièce de mobilier. Le couloir est plutôt large, d’une largeur extravagante en fait pour un bateau, et donne l’impression de vouloir s’effondrer à tout moment, avec pour seul avertissement un ultime craquement du bois qui se déchire. Il y a des chaises rustiques en bois noueux autour de la table, pour les personnes qui voudraient se servir. Et personne aux alentours.

<< Ce doit être un piège. De la nourriture empoisonnée... Sinon, nous ne serions pas seuls devant un tel festin !

- Bien sûr que non, ce n’est pas empoisonné. >> Linoï se lèche déjà les babines. , réplique la gourmande en tendant une assiette de faïence blanche à liseré rose.

     Le susnommé petit frère tient une pelle à tarte et a déjà à la main une coupe à glace remplie de boules appétissantes. Dilgan désigne une tarte tatin dorée à point, tandis que Linoï réclame une boule de glace à la vanille avec son cake aux fruits rouges. Sur ces entrefaites arrivent la petite soeur et le père de Linoï, qui cherchent leurs cabines ainsi que, dirait-on, celles de tout le monde. Ils s’exclament devant la grande taille des placards-cabines de ce prestigieux navire, qui peuvent même contenir deux couchettes pour peu qu’on n’ait pas besoin de marcher ensuite. Bon, et si on goûtait plutôt à ces pâtisseries...

     Mais Linoï tousse et devient toute rouge avant même que Dilgan ait pu porter la part de tarte à sa bouche. Elle s’étouffe et tombe par terre, gesticule en tous sens et porte ses mains à sa gorge, en proie à un incompréhensible malaise. Son frère court en tous sens, la bouche béante comme pour appeler à l’aide, mais gardant un silence total, pour finir par disparaître dans une coursive. Au-delà du bastingage, les cris des mouettes ressemblent à des sirènes de police hurlantes, assourdissantes, qui couvrent le bruit des vagues heurtant la coque. Le bois du pont craque comme si le bateau était pris dans une tempête, et dans ce tonnerre de bruits d’apocalypse, Linoï croit vivre la fin des temps, plus que sa propre fin par étouffement. Les yeux de la jeune fille se fixent sur Dilgan, et un air de supplication muette se coule sur ses traits tandis qu’elle se tord sur place.

grommelle le voleur en s’agenouillant. Il la redresse, et tout en lui parlant gentiment, enfonce deux doigts dans sa gorge pour la faire vomir, ce qui ne manque pas d’arriver. Tapotant dans son dos, il l’aide à expulser toute trace de poison de son corps, puis la regarde en face, cherchant des signes résiduels d’empoisonnement. Elle tremble faiblement et a l’air sous le choc, mais des couleurs lui reviennent aux joues, et il ne doute pas de retrouver bien vite son... adorable caractère. La maintenant d’une main posée sur l’épaule, il lui donne un verre d’eau sucrée, et la laisse tenter de boire sans s’étrangler. Les yeux brillants, elle tousse encore doucement, mais son regard affiche de nouveau toute la lucidité possible. Des remerciements plein les yeux, elle ne se décolle plus de Dilgan, craignant la reprise de ses douloureuses contorsions. Epuisés tous les deux, ils se reposent un instant là, cherchant des mots aptes à détourner leurs pensées de ce qui vient de se passer.

<< On dirait que je me suis trop précipitée sur le banquet, hasarde Linoï.

- Je crois plutôt que cette nourriture est bel et bien empoisonnée, et nous avons failli y passer tous les deux ! Tu n’as donc pas de cervelle ?

- Je ne pense pas que...

     Elle hésite, embarrassée par le ton arrogant de cet agaçant inconnu à qui elle doit une vie - bien que ce ne soit qu’en rêve. Finalement, elle décide de noyer le poisson, et déclare d’un ton assuré :

- Tu sais, j’ai déjà fait ce rêve, et je n’ai jamais pu goûter à une seule pâtisserie. Je souhaite tellement pouvoir croquer dans la pâte fine de cette tartelette aux fraises, ou sentir fondre ce beignet dans ma bouche, mais je me réveille toujours avant. La dernière fois, ma famille entière s’y était mise pour tout manger avant que j’atteigne la table !

- Quel manque de coeur, s’esclaffe-t-il en retour. Mais tu devrais faire attention à un piège aussi grossier. J’ai vu du premier coup d’oeil que quelque chose clochait.

- Tu ne seras pas déçu si tu vois certains autres de mes rêves. Tout cloche ! C’est entendu. Pourtant, tout va bien. Du moins, tant que tu ne t’incrustes pas dans mes rêves pour mettre le bazar !!

     Linoï est à présent vraiment en colère.

- C’est toi qui es trop insouciante.

- Tu as changé mon rêve pour m’empoisonner ! Tu veux te débarrasser de moi !!

- Je t’ai sauvé la vie.

- Tu as tout manigancé ! Je te déteste ! elle lui hurle au visage, les joues empourprées.

- Et moi je te trouve bien ingrate !

- Sors d’ici !! >>

     Linoï a sauté sur ses jambes et à la gorge de Dilgan, qui s’est vu soulevé à bout de bras et porté par la jeune femme jusqu’à une balustrade très à propos.

<< Ha ha ! Tu fais moins le malin maintenant ! Va et laisse-moi tranquille !! Sors de mon rêve !

     Linoï le tient fermement agrippé, à sa merci, et il s’étonne de cette force insoupçonnée... Totalement impossible en fait, il le comprend tout à coup - mais ça ne l’avance pas à grand-chose.

- Tu veux vraiment me faire basculer par-dessus bord ?! Tu sais que c’est un meurtre ?

- Je m’en fiche, laisse-moi tranquille !

     Elle bouillonne ouvertement mais ne l’a toujours pas lâché, ce dont Dilgan se félicite : on ne le laisse pas tomber aussi facilement, il en était sûr ! Mais dans un univers où une frêle jeune femme a toutes les forces, que peut-il faire pour se sortir de cette fâcheuse situation ? Après un court instant consacré à soupeser diverses solutions à base d’homme volant, de muscles qui gonflent à la limite d’éclater, ou encore de coup de foudre inespéré, une idée pointe le bout de son nez.

- Alors, ma jolie agresseuse, je veux bien tomber, et... tu viens avec moi. >> fait Dilgan, sourire en coin.

     Il attrape la jeune femme par la taille, et les précipite d’une torsion du corps tous les deux au-delà de la barrière. Elle se retient désespérément aux barreaux, son compagnon pendu à elle, jusqu’à ce que ses doigts lâchent, à bout de force. La chute s’amorce alors, vertigineuse car ce grand navire s’avère très, très haut de pont. En vérité, il est si haut qu’on n’aperçoit même pas la surface des flots, aussi loin que le regard de nos deux amis puisse porter. Ils plongent à une vitesse délirante vers... rien du tout, et la coque du paquebot à côté d’eux semble infinie. Cramponnés l’un à l’autre, leur unique peur pour le moment est que leurs mains se perdent, et qu’ils soient condamnés à errer seuls dans les limbes. Le vent siffle dans leurs oreilles, et la chevelure de Linoï vole en formant de grandes mèches folles qui fouettent les bras du voleur. Le souffle d’air colle leurs paupières, et ils n’ont d’autre choix que de s’abandonner à la chute, où qu’elle puisse les mener.

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