Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

     Le cri étouffé de Dilgan résonne dans les ténèbres. Ses paroles paraissent maintenant absurdes, et il a un peu honte de la peur qui a mené son palpitant au bord de l’emballement, alors qu’il ne parvient pas encore à chasser cette frayeur de son esprit.

Le retour à la réalité lui fait l’effet d’une douche froide après la chaude panique du rêve. Est-il au moins vraiment sorti de l’univers onirique, où il est si facile de se perdre ? Aucun moyen d’en être sûr. Pourtant, convaincu d’être à présent éveillé, Dilgan laisse son rêve s’éloigner, emportant avec lui son agitation et un torrent d’émotions.

     L’horizon est devenu infiniment vaste et noir, et le voleur reste interdit pendant de longues et angoissantes secondes, incapable d’appréhender la situation. La perception du toucher lui revient rapidement. Il sent une descente de lit sous ses genoux, et ses mains courent sur un tissu léger et doux. Des halètements combattus sans succès couvrent toujours le reste des sons qu’il essaie de capter. Cependant, sa respiration est à présent sous contrôle, et il prend brusquement conscience de la jeune femme allongée sous ses yeux, justement là où il l’avait laissée. Statufiée, avec une expression éperdue sur le visage, elle le fixe de ses yeux grand ouverts et ronds de stupeur, sans parvenir à calmer le sifflement de son souffle.

     Son air affolé alarme le voleur, qui se rappelle finalement de l’illégalité de son intrusion, détail qu’il avait presque réussi à oublier. Avant que Linoï ait pu réagir, avant même qu’elle réalise qui cette apparition peut être et ce qui s’est passé, Dilgan s’est relevé, et dans un même mouvement fluide a traversé la pièce, enjambé la fenêtre et disparu dans la nuit. Elle aurait voulu le retenir au dernier moment, lorsque sa silhouette s’est découpée à la fenêtre dans le déchirement d’un éclair, mais elle n’arrive encore pas à bouger ou à articuler les mots d’apaisement qui tournent dans sa tête. Elle n’avait jamais connu une telle peur ! Ses draps, trempés de sueur, lui paraissent glacés. Son coeur bat fort contre ses tempes, et un début de migraine s’installe sous son crâne, douleur lancinante de mille aiguilles s’enfonçant dans sa tête. Elle laisse son souffle ralentir et la tension retomber, alors que mille questions lui viennent à l’esprit. Qui est cet homme, et que lui voulait-il ? Il ne parait pas lui avoir fait du mal, mais cela n’a rien de certain ! Est-ce qu’elle le connaît ? Est-ce qu’il va revenir, une autre nuit, et lui faire des choses horribles ? Elle devrait peut-être en parler à quelqu’un... Est-ce qu’elle pourra jamais dormir à nouveau sur ses deux oreilles, comme avant ?

     Toutes ces questions lui brûlent les lèvres, sans que personne puisse lui répondre. Elle souhaite un peu que le rôdeur revienne, pour savoir à quoi s’en tenir. Vivre dans l’ignorance et l’expectative commence déjà à lui porter sur les nerfs. Ivre d’immobilité, elle a hâte de bouger, tout en sachant que rien ne sera plus pareil dès qu’elle aura amorcé un mouvement. L’illusion d’un rêve sera balayée par la réalité de ses sens, et le charme tissé dans une autre dimension définitivement rompu. Mais il lui faut de toute façon laisser derrière elle ces chimères dont elle ne sait que penser.

     Ses forces revenues, elle se redresse vigoureusement dans son lit, réprimant une brusque sensation de vertige. Ses pieds nus effleurent le parquet, le caressent dans un joyeux balancement, avant de se poser dessus avec délicatesse. Il ne faut pas le faire grincer, sous peine de recueillir diverses réprimandes au petit matin. Dehors, l’ondée a finalement pris possession du paysage nocturne. Linoï s’approche de son bureau où l’écran de veille, une simple image fixe dans les tons d’océan, diffuse imperturbablement son agréable lumière. Une pression au hasard sur le clavier réveille l’ordinateur, et révèle un bureau croulant sous les icônes, surmonté d’une fenêtre de discussion instantanée clignotante et bondissante. Tiens, voilà donc d’où provenait ce bruit de cloche...

     Finalement, il était revenu, alors qu’elle l’avait attendu courageusement toute la soirée, luttant contre le sommeil, jusqu’à ce que tout espoir l’abandonne et qu’elle rejoigne son grand lit vide. Il n’espérait tout de même pas qu’elle soit encore éveillée à cette heure, mais qu’avait-il trouvé à dire, alors ?

<< Tu dors ?

Oui, on dirait bien, c’est normal.

Excuse-moi, j’ai un peu abusé.

Je vais aller dormir aussi, alors à demain >>

     Idiot, nos querelles sans but ne sont rien, j’aimerais juste parler à quelqu’un. Demain je n’aurai pas le coeur à ressasser tout ça, c’est maintenant que j’ai besoin de toi. Qui me croira demain matin, lorsque j’essaierai de raconter la visite d’un inconnu dans ma chambre et toute cette histoire à laquelle je n’ai rien compris ! Je n’y croirai plus moi-même. Et peut-être que j’aurai tout oublié, si du moins j’arrive à me rendormir. Et au fond, ça vaudrait sans doute mieux...

     La jeune femme sent un étau se serrer sur sa poitrine. La solitude pèse sur ses épaules comme jamais auparavant. Une larme perle à son oeil droit, s’attarde sur sa pommette. La goutte tiède est chassée par un clignement appuyé, et dévale la joue pour se précipiter dans le vide. Elle s’écrase sur le bois lisse en émettant un léger son mat, mais personne ne l’a entendu au milieu de l’averse. Linoï ferme la fenêtre, mortifiée, et retourne se coucher. Roulée en boule, la tête sous les draps, elle grelotte et prie pour ne pas faire d’autre rêve. La délivrance du sommeil tarde longtemps à venir.

 

     Le lendemain matin voit une partie (certes minime) de ses craintes prendre forme, lorsque sa mère l’accueille au pied de l’escalier avec un torrent de récriminations sur ses ébats nocturnes. Bien sûr, sa chère génitrice sait pertinemment qu’elle a passé la nuit seule, mais cela n’empêche en rien sa langue fourchue de proférer des insinuations graveleuses, sur quoi s’empilent des accusations de maladresse délibérée et d’effronterie caractérisée à n’en plus finir. Prêtant obligeamment le flanc aux vociférations indignées de la dame, Linoï se contente de remuer la tête de temps en temps pour ne pas récolter d’autres circonstances aggravantes, et en profite pour prendre son petit déjeuner. Elle manque d’appétit, et les bouchées de pain beurré ont du mal à passer le cap de sa glotte, mais le frugal repas est presque achevé quand la mère quitte finalement la cuisine dans une tempête de froufous et de grognements désapprobateurs. La jeune fille se lève un instant plus tard pour débarasser avec lenteur. Elle est toujours dans le cirage, et se sent vaguement coupable de ce dont elle croit se rappeler à propos de la nuit passée.

     La matinée dédiée à des occupations stériles s’écoule vite, sans que Linoï ait retrouvé un fragment de sa faim habituelle. Son esprit s’égare sans cesse dans un labyrinthe inextricable de noeuds et de culs de sac, sans qu’elle puisse s’en détourner pendant plus de cinq minutes. C’est en partie pourquoi, lorsque vient le moment de descendre pour manger avec les autres, elle ne se résout pas à quitter son petit bureau. Son être est dès lors le siège d’une lutte intestine sans clémence, le sens du devoir familial s’opposant à son indivualité pour une chance de choisir l’avenir. Mais aucun des belligérants, de force quasi-égale, n’arrive à s’imposer dans le temps imparti, et c’est à regret que Linoï doit trancher pour un compromis : elle descendra lorsque les premiers bruits de débarras d’assiettes se feront entendre, lui permettant de se rappeler au bon souvenir de sa famille sans pour autant avoir à subir leur présence pendant tout le repas.

     Contre toute attente, tout s’accomplit conformément à ses plans, excepté que son frère, aussi en retard qu’elle, descend l’escalier à sa suite. Tant pis, il faudra bien s’accommoder de ce petit imprévu sans gravité, d’autant plus facile à supporter que les autres ont filé sans même jeter un coup d’oeil à Linoï. Le frère et la sœur s’attablent donc ensemble, pour partager un repas entièrement silencieux, très éprouvant pour les nerfs. Rien ne changera donc jamais sous ce toit... Perdue dans de sombres pensées, Linoï maintient une fourchetée de petits pois suspendue près de ses lèvres depuis déjà quelques minutes. Elle ne voit même pas son frère quitter la tablée, la laissant seule ; le repas s’achève sur un long soupir désespéré.

     Elle aurait besoin de parler, mais comment faire ? Elle n’a aucune envie d’aborder le sujet avec aucun des membres de sa famille, trop éloignés de ses préoccupations pour que ce soit même envisageable. La solution la plus simple consiste sans doute à enterrer ses souvenirs flous avec les réminiscences de cauchemar, au plus profond d’elle-même.

 

     Quelques jours passent ainsi dans une morose inaction, et avec eux l’espoir de revoir l’intrus à son chevet. D’autres semaines viennent emporter les vestiges de cette étrange nuit, et la tristesse qui allait de pair. Une autre nuit point à l’horizon, attendue de longue date : celle où Linoï va enfin pouvoir jeter les bases de sa vie de couple officielle (avec l’idiot de msn). Concrétisation d’une longue attente et de tant d’espoirs, cette soirée semble encore trop lointaine, trop fragile et cristalline, pour que la jeune femme ose même l’imaginer en rêve.

     Pour l’heure, elle va dormir seule, savourant la douce tranquillité des vestiges de sa vie de célibataire - à peine révolue, et cela semble déjà une autre vie. Simple répit dans le flamboiement d’une existence humaine qui se consume avec ferveur, il ne s’agit que d’une soirée et une nuit, à peine le temps de cligner des yeux. Dans un coin de son coeur, Linoï n’a pas oublié l’homme qui s’est introduit dans sa chambre et dans son rêve. Mais elle a aussi fait beaucoup d’efforts pour ne plus y penser, qui portent encore leurs fruits. Aussi n’hésite-t-elle pas un instant lorsque l’envie lui prend d’entrouvrir sa fenêtre pour laisser entrer la douceur de la nuit. Sereine, elle s’installe confortablement dans l’intention de lire jusqu’à ce que sommeil s’ensuive.

     L’air lourd et humide d’une merveilleuse nuit d’été porte à ses narines des effluves de lilas et la saveur boisée de la forêt. La lecture est un enchantement qui emporte son esprit au-delà des cieux. Totalement détendue, Linoï savoure avec délectation ces instants qui s’égrènent. Lorsqu’elle éteint sa lampe de chevet pour se laisser glisser dans le monde des rêves, seul reste allumé l’écran en veille, projetant son halo bleuté sur la scène endormie.

 

     Le Temple a un peu changé, comme à chaque fois qu’elle y revient. Entourée par la forêt bruissante et protectrice, Linoï sait pourtant que cet endroit est toujours exactement le même. Elle sait le retrouver sans erreur possible. Ce soir, un petit feu de camp brûle doucement au milieu de grosses pierres grises. Elle s’approche, attirée par la chaleur, et offre ses mains au feu. Les flammes les lèchent et la comblent de bien-être. Elle s’assied sur un rocher rond, les yeux plongés dans les tourbillonnements de la danse des flammes, et attend.

     Un souffle derrière elle, tout proche. Il est adossé à elle, et cela ne fait aucun doute qu’il a toujours été là.

 

     Au bout d’un moment inquantifiable, un filet de voix s’élève, tout juste audible. Linoï, absorbée à présent dans ce qui semble être le tressage de brins d’herbe, n’a pas tellement conscience de son propre chantonnement. Dilgan se laisse simplement bercer par la mélodie. Elle lui rappelle quelque chose... mais rien de connu, comme un refrain lointain qui l’aurait bercé dans son enfance. Cette chanson sans parole résonne dans sa tête.

     Est-ce qu’il a bien fait de revenir ? Comment aurait-il pu y résister. Cette fille l’obsède, envers et contre toute raison. Il se sent bienvenu dans le monde de ses rêves, le seul qu’ils puissent partager. Cet endroit est si accueillant... Ses paupières s’alourdissent. A travers ses yeux voilés, il voit la forêt alentour, apaisante et rafraîchissante, peuplée d’ombres et de taches de lumière éparses. Les cimes effilées des arbres se balancent doucement au gré du vent, de gauche à droite, et de droite à gauche, puis encore dans l’autre sens, oscillant à l’infini. Dilgan se laisse bercer par le mouvement de balancier, hypnotisant, qui envahit son être. Le mouvement prend possession de Dilgan. Il bascule.

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