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Sur toutes les cartes était un village qui n'avait jamais existé, nommé Exel, et dont les habitants avaient été tués par les bêtes. Les bêtes à corps d'homme occupaient le village et les bois alentours, et tuaient et dévoraient les hommes qui s'y aventuraient. Il en sortait des meutes, par mauvais temps, armés de lances et de haches, qui s'attaquaient aux fermes et aux villages alentours, et qui pillaient et brûlaient sans distinction, et emmenaient des prisonniers pour les jouer aux dés et les dévorer autour de grands feux. Sans renforts de la cité, derrière leurs faibles remparts les milices villageoises se sentaient impuissantes.

Dans cinq jours, elles s'uniraient pour venir tuer les bêtes d'Exel jusqu'à la dernière.

Au village d'Exel vivait une jeune bête sans nom, qui était née comme les autres bêtes et qui, comme les autres bêtes, avait grandi en taillant la pierre et en dévorant les siens. Le soir elle allait avec les autres creuser dans la boue et s'y enfouir, et elle en ressortait le matin, s'ébrouait et se remettait sur deux pattes. Puis elle allait tresser l'osier, tirer l'araire et ramener l'eau du puits qu'on versait parfois à même la terre ou contre un mur, sauf à boire directement dans le seau. Comme les autres bêtes elle passait sa journée à imiter les hommes dans cette charade de vie de village qui n'avait jamais existé.

Mais quand ses tâches furent terminées, et quand le soir approcha, quand le soir se mit à décliner et que l'air devint plus frais, le ciel rougi et les nuages plus lourds, la bête ne retourna pas tout de suite à la boue.

Elle resta à regarder le démon à l'horizon qu'elle ne pouvait pas voir, et ses petits yeux ouverts cherchaient une réponse à une question qu'aucune bête ne pouvait se poser vraiment.

Le démon regarda dans le crâne de cette bête cette idée qui s'y était logée, pareille aux parasites, et qui demandait au démon d'épargner le village. « S'il te plaît, » demandait en silence cette petite bête boueuse, « ne laisse pas les humains nous tuer. » Le démon fit plonger le soleil et jouer les ombres sur le monde.

Au lendemain venu la bête s'extirpa de la boue, s'ébroua et alla d'abord récolter des oeufs parmi les poules qui s'effarouchaient de cette carnivore. Elle mettait ces oeufs dans un panier qu'elle apporterait plus tard aux plus jeunes affamés de la horde pour qu'ils les dévorent. Le froid matinal la faisait serrer son gilet de cuir grossier qui était pour elle une seconde peau arrachée à ses frères comme trophée. Au-delà des poulaillers le chemin de terre s'effaçait pour l'herbe elle-même coupée par un bras de bosquet à droite duquel un petit muret de pierre et son portique, sorte de muraille enfantine que quiconque pouvait enjamber, gardaient cet abord du village.

Par cette entrée approcha un inconnu, et la bête sut que ce n'était pas un des siens. L'inconnu bien habillé et proprement, avec une chemise des villes et un chapeau mou orné de deux plumes, se promenait comme si ses bottes ne craignaient pas la terre et les éléments, et ne semblait se soucier réellement que des quelques fleurs qu'il croisait. Il n'avait pour arme à la ceinture qu'une dague d'ornement, et autrement une bourse d'argent.

Les autres bêtes le voyaient venir aussi et prenaient peur, une peur folle, comme à l'approche d'un humain. Elles glapissaient et feulaient et grondaient et sifflaient et le regardaient approcher, prêtes à bondir. Les plus nombreuses se terraient, et dix mille yeux depuis les arbres regardaient ce passant. Mais la jeune bête qui avait laissé ses oeufs pour se redresser n'avait pas peur.

Le démon lui disait que cet étranger venait pour elle.

Aussi elle quitta le poulailler et se mit à marcher à la rencontre de l'étranger, lequel regardait à présent les premières maisons du village d'Exel avec une sorte de dégoût. Cet étranger, continua le démon, savait que c'était un village de bêtes, et donc les bêtes y avaient tué les habitants, et ces maisons étaient celles des habitants. La jeune bête s'arrêta, mais le démon lui dit de continuer, aussi elle continua, jusqu'à ce que l'étranger la remarque.

« Je n'ai pas de temps pour toi. » La gronda-t-il, agacé. « Va prétendre ailleurs, le moins je te vois le mieux tu te porteras. »

La jeune bête n'avait jamais vu d'humain. Elle croyait que c'en était un, mais le démon la détrompa encore. Elle sut alors que c'était un monstre plus terrible qu'aucune bête et capable de dévorer le village en quelques instants. La jeune bête prit peur parce que le démon ne lui disait plus rien, et son premier instinct fut de fuir face à cette créature terrifiante. Mais ses jambes étaient paralysées de frayeur et elle se retrouvait face à l'étranger qui la toisait de haut.

Ce dernier avait la voix grave et rauque, la chevelure rousse jusqu'au bas du cou et les yeux d'un jaune intense. Il était passé du dédain au doute, étonné par cette bête venue se planter sur son chemin, mais elle n'avait d'yeux que pour la colère sourde et l'impatience qui semblait à tout instant vouloir déchirer les apparences et se repaître de la réalité. Elle sentait presque le souffle âpre et brûlant du monstre sur sa nuque, et ses griffes contre la gorge.

« S'il te plaît, » dit-elle d'une voix de sauvageonne, « ne laisse pas les humains nous tuer. »

L'étranger étonné tira son chapeau pour se frotter le front. Puis, le chapeau remis sur sa tête, il plia les jambes pour se mettre à hauteur de la bête qui recula d'un pas. Le visage dur et solide de l'étranger l'effrayait parce qu'elle voyait au travers les traits du monstre prêt à la happer d'un coup.

« Excuse-moi, petite, je n'ai pas bien compris. »

« S'il te plaît… » reprit courageusement la bête « … ne laisse… »

« … pas les humains vous tuer. Non, toujours pas compris. »

Et il se redressa, soudain furieux.

« Est-ce que tu sais qui je suis ? »

« Tu es Kran » récita la jeune bête en s'écoutant « le monstre amoureux des humains. Plutôt que de leur faire du mal, tu as ordonné aux hommes de creuser un trou dans lequel tu t'es mis, et tu leur as ordonné d'y verser quatre mille tonnes d'or liquide qui sont ta tombe. »

« Et tu me dis que j'ai été réveillé et amené ici pour vous défendre ? » Le monstre eut un sourire horrible. « Donne-moi une seule bonne raison. »

La jeune bête resta muette.

Quand il vit qu'elle ne répondrait pas, l'étranger s'agaça, fit un geste pour la chasser et repartit en direction des maisons. Elle le regarda s'éloigner avec encore, au coeur, la peur terrible de l'animal ayant échappé à la mort, et la peur plus terrible encore que son village était condamné. Mais elle n'exprima rien, parce qu'elle était une enfant de village et qu'il fallait terminer de récolter les oeufs avant d'aller aux champs.

Dans quatre jours, les hommes viendraient tuer les bêtes d'Exel jusqu'à la dernière.

Elle balaya les portes, sala la viande des siens, porta des sacs et joua avec d'autres enfants à des jeux qu'elle ne comprenait pas, où elle ne prenait aucun plaisir et qui la faisaient rire avec entrain, jusqu'à l'approche du soir. Le ciel rougit, elle leva la tête, eut un mouvement pour partir s'enfoncer dans la boue du village.

À la place, la jeune bête récupéra une branche, puis marcha jusqu'au puits, à l'écart des maisons, face aux champs dont les blés refusaient de pousser obstinément, parce qu'ils étaient des bêtes. Là, elle planta la branche à la verticale, puis entassa autour de petites pierres pour former un autel au démon. Puis elle s'assit et regarda l'autel sans rien ni dire ni rien penser, et le démon regarda à nouveau cette idée en elle qui le suppliait de sauver le village, dont la bête n'était pas consciente.

Le monstre reparut loin derrière, parmi les maisons, alors que le soir avait vidé le village, et ils se retrouvèrent seuls dans la distance, chacun à contempler quelque chose de futile et d'éphémère, et le démon les observait également.

Enfin le monstre s'approcha, impatient, et saisit la jeune bête par le col pour l'obliger à se tourner.

« Qu'est-ce que tu fais. » La gronda-t-il. « Tu pries vraiment ? Tu crois qu'un démon va écouter une tueuse comme toi ? »

La bête terrifiée ne dit rien, les yeux suppliants, mais chercha par réflexe à creuser dans la terre pour y disparaître et ses mains griffues raclèrent la surface en vain. Le monstre ne la relâchait pas.

« Les humains vont venir. Ils vont tuer chacun des tiens. Ils vont vous passer par le fil de la lame et couvrir le sol de vos cadavres. Je vais les regarder faire et y prendre plaisir. »

Elle cessa de se débattre, parce que c'était inutile et parce qu'elle avait trop peur. La gueule du monstre n'auraient qu'à se refermer pour la briser, et quelque chose s'était éteint en elle, comme un battement de coeur.

« Tu n'es qu'une bête. » S'apaisa la bête, satisfaite. « Tu n'as même pas de nom. »

Il la relâcha et se détourna pour retourner dormir dans le lit que lui avaient préparé les bêtes du village. Et la jeune bête, après s'être blottie de peur autour de l'autel, s'y endormit seulement quand la fatigue surmonta la panique et la déraison.

Le matin la surprit plus tard que d'habitude.

Les bêtes manquèrent de la dévorer, la forcèrent à se lever, l'arrachèrent à l'autel et la poussèrent au loin en grondant. Elle se dépêcha de retourner à ses tâches, courut en forêt récupérer du petit bois. Les bois étaient emplis d'ombres et des bêtes et elle s'y dépêchait de récupérer les branchages par terre, terrorisée à l'idée d'avoir désobéi au démon.

Puis elle s'arrêta, les oreilles dressées, en entendant les pas métalliques sur le sol.

Tous ses branchages tombèrent à ses pattes. Les pas s'arrêtèrent. Elle tourna la tête pour distinguer, entre les arbres, une étrangère vêtue d'un tabliau de soldat, rouge et vert, d'un vieil écu à l'épaule et d'une cotte en pièces, laminée à hauteur du poitrail. À sa ceinture le fourreau était vide. L'étrangère semblait aveugle, les yeux clos.

L'étrangère hésita une seconde, puis fit un geste en souriant : « Salut ! »

La jeune bête effarouchée eut un mouvement de recul. Autour d'elle les ombres s'étaient comme évanouies. Les arbres étaient baignés de rais de lumière qui l'effrayaient. Mais elle se reprit et, s'efforçant d'ignorer l'étrangère, elle se baissa pour récupérer le bois qu'elle avait laissé tomber. L'étrangère, elle, s'approcha sans attendre.

« N'ait pas peur, je ne mords pas. » Plaisanta-t-elle. « Tu es toute seule ? »

Les bois étaient remplis de bêtes, mais ceux-ci se terraient et la laissaient seule. Alors la jeune bête releva les yeux et fit face aux yeux clos de la guerrière qui, le croisant, reconnut aussitôt à quoi elle avait affaire. Le sourire amical se figea, puis s'effaça quelque peu.

« Oh. Tu es juste une bête. Eh, est-ce que tu pourrais m'aider ? »

La bête hocha la tête.

« Je cherche un village, Exel. Tu saurais où c'est ? »

Plus elle parlait et plus l'amabilité s'effaçait pour laisser place à la froideur. Mais la bête ne comprenait pas les sourires et n'y vit pas de différence. Elle se contenta de pointer du doigt la direction du village, puis elle se remit à récupérer les branches.

L'étrangère ne partit pas. Au contraire, après quelques secondes :

« Je te fais peur ? »

La bête s'arrêta, regarda cette guerrière et elle pensait que c'était un humain, puisqu'elle n'avait jamais vu d'humain, mais le démon la détrompa. Alors elle hocha la tête, puis baissa les yeux au sol sans plus oser bouger.

« Tu sais qui je suis ? » Reprit doucement la guerrière, de sa voix tranchante désormais.

« Tu es Adeline, » récita la bête en s'écoutant, « l'épée qui se porte elle-même. Ta mère t'a scellée dans la pierre après que tu l'aies défiée, pour que tu ne blesses plus personne. »

« Dit comme ça… » grommela la guerrière. « Je ne fais pas de mal aux bêtes. D'accord ? Tu n'as pas besoin d'avoir peur. »

Pour réponse la jeune bête serra son petit bois et hocha la tête. Puis elle regarda les yeux clos de la guerrière et avec courage, répondit :

« Je m'appelle Myriad. »

La guerrière, prise de court, garda son visage face à la bête, puis se leva et alla se placer à l'écart. Puis, quand la bête eut fini de récupérer du bois, elle se mit à la suivre jusqu'au village, et à travers le village partout où elle allait. Partout les bêtes se détournaient de la présence étrangère, si bien que la jeune bête était constamment seule.

Au milieu de la journée, n'y tenant plus, la jeune bête abandonna ses tâches et s'enfuit jusqu'au puits où il ne restait rien de son autel. La guerrière l'avait suivie derrière. La bête regarda les cailloux épars, commença à les réunir puis s'arrêta, puis gratta un peu la terre comme éperdue. Puis regarda le ciel et cet horizon qui bientôt finirait par rougir. Après quoi, poussée par un instinct qu'elle ne comprendrait jamais, la jeune bête retourna au village.

Là, elle gagna le petit atelier de poterie abandonné, qu'aucune bête n'approchait, et elle y apporta de la terre qu'elle commença à travailler. La guerrière derrière elle, à l'entrée, la regarda travailler le reste de la journée, à modeler une statue de démon grossière et à la faire cuire, puis à aller la déposer au bord du puits au moment où pointait le soir. Alors elle s'assit et fixa la statuette grossière, aux contours trop informes et infantiles, avec cette idée qu'elle ne se connaissait pas.

Quand le soir fut tout à fait installé et que les bêtes s'en furent retournées se terrer, le monstre alla les rejoindre, découvrit la guerrière et ils se mirent à parler au loin, sans que la jeune bête ne s'en rende compte. Puis la guerrière s'approcha et alla s'accroupir à côté.

« Je peux te déranger ? » Demanda-t-elle froidement.

La jeune bête regardait toujours la statuette, sans réagir.

« Tu demandes au démon de protéger ton village ? »

La jeune bête hocha la tête, les yeux toujours rivés sur la statuette. Il y eut un instant de silence, un instant de gêne.

« Mais ton village a tué des humains. Pillé. Brûlé. Dévoré. Tu le sais. Tu y as peut-être participé. Regarde-moi. »

La jeune bête tourna les yeux sur la guerrière, suppliante.

« J'aimerais t'aider, mais je ne peux pas. Je ne peux pas tuer des innocents pour protéger des coupables. Je n'ai pas été forgée pour ça. »

La jeune bête hocha la tête, comme si elle comprenait, même si elle ne comprenait pas, et se remit à regarder la statuette.

« Arrête. Ce que tu fais ne sert à rien. Je suis désolée. »

Et la lame resta là en silence, jusqu'à ce que le monstre derrière elles s'en aille, jusqu'à ce que la nuit les engloutisse, jusqu'à ce que la bête, de fatigue, s'effondre.

Dans trois jours, les hommes viendraient tuer les bêtes d'Exel jusqu'à la dernière.

Quand elle se réveilla, midi venait de frapper à la cité. Aucune bête n'avait osé l'approcher, à cause de la guerrière assise à côté d'elle, qui n'avait pas bougé de la nuit. La bête se leva, voulut aller à ses tâches mais le démon ne lui en donna aucune, et elle resta un moment idiote à côté du puits, avant de regarder la statuette. Alors elle repartit, la guerrière à sa suite, dans le village.

Toute la journée durant, la jeune bête travailla à récupérer la suif, à coudre le mouchoir, puis elle vola quatre petits bols en bois où elle mit ses chandelles, et un tabouret sur lequel elle posa le mouchoir, puis la statuette, qu'elle cerna des chandelles. La guerrière regardait faire, puis le monstre vint les voir, repartit et la guerrière alla parler à la bête.

« Quelqu'un d'autre est arrivé. »

Aux abords du village qui faisaient face à l'horizon de la cité, de ce côté d'où viendrait l'attaque, se tenait un golem de pierre, couvert de mousse, avec attaché à son dos un sablier imposant. Les bêtes rassemblées autour de lui semblaient lui parler et lui semblait leur répondre, sans que ni les unes ni l'autre ne disent rien, et autour la vie de village allait son train. Mais la guerrière approchait, devant elle la jeune bête, et toute l'assemblée s'enfuit. Le golem se tourna lourdement vers elles, sans expression.

« Vous les avez fait fuir. » Se plaignit une voix venue de la tête rocheuse. « Nous étions en pleine discussion ! »

« Désolée. » Répondit la guerrière, avant de se présenter. « Adeline, enchantée. Et voici Myriad. C'est une bête. »

Le golem ne sembla pas saisir l'importance de la chose. « Gabriel. Ravi de vous rencontrer. Vous êtes aussi ici pour défendre le village ? »

« Pas vraiment. Vous comptez tuer des humains ? »

Le golem, sans la moindre expression, eut l'air de se moquer d'elle. Il détacha lentement le sablier de son dos et le posa devant lui.

« J'ai réfléchi au problème, et je vois deux solutions. La première est de dissuader les hommes de venir. S'ils n'attaquent pas, il n'y a plus de problème. » Il fit une pause. « Jusqu'à présent je n'ai pas eu de succès. La seconde solution est de tuer le village nous-même. »

Le coeur de la jeune bête bondit.

« Si j'ai bien compris l'instruction, il s'agit d'empêcher les hommes de tuer les bêtes. Si nous tuons les bêtes avant eux, les hommes ne pourront pas le faire. »

« Très bien. » Siffla la guerrière. « Un avertissement cependant. J'ai des scrupules à tuer les humains. Je n'en ai aucun à détruire les golems. »

Toutes ces paroles la bête ne les comprenait pas, parce que le démon ne lui disait pas ce qu'elles signifiaient. Mais cette roche mouvante l'effrayait à présent comme s'il s'était agi d'un humain. Aussi elle s'approcha, ce qui fit taire le golem comme la guerrière, et elle leva les yeux pour le visage inerte de cet étranger.

« S'il te plaît, » récita-t-elle par coeur, « ne laisse pas les humains nous tuer. »

Puis elle se sauva en courant et la guerrière courut derrière elle, jusqu'à l'autel devant lequel la jeune bête se jeta précipitemment.

Jusqu'à la venue du soir la bête regarda la statuette, et le démon regarda la petite bête avec son idée insistante dans la tête. Il s'était assis devant elle, à la place de la statuette, et elle le découvrait pour la première fois, et tous deux face à face ne se disaient rien. Elle répétait avec ses grands yeux suppliants, d'épargner son village, et il répétait avec intransigeance que dans deux jours toutes les bêtes d'Exel mourraient.

Quand elle l'entendit, il faisait nuit déjà. Le golem avait apporté des chandelles supplémentaires et le monstre, lui, était occupé plus loin à regarder les étoiles. La guerrière n'avait pas bougé d'où elle était, voilà des heures et des heures.

La bête intimidée soudain par toutes ces présences se tapit contre le sol et ferma les yeux, chercha à disparaître.

« Ce n'est qu'une bête. » Disait le monstre loin d'elle. « Vous perdez votre temps. »

« Kran a raison, » observait le golem, « elle ne réfléchit pas plus que je ne ressens. Mais je ne peux pas m'empêcher de me dire que quelqu'un viendra demain. »

« Pourquoi ? » Demanda le monstre, après deux secondes.

« Aucune raison. » Sembla ironiser le golem. « Dans deux jours cela n'aura plus la moindre importance. »

« Silence. » Intima la guerrière au loin, très loin. « Elle dort. »

Elle ouvrit les yeux et il faisait jour.

Les chandelles s'étaient éteintes, le golem était parti ainsi que le monstre. La guerrière n'avait pas bougé. De l'autre côté du puits se tenait une bête vêtue d'un gilet de sauvage comme elle, et d'une lance de cuivre et d'argent. Les yeux fauves de la bête se plongèrent dans ceux fauves de la bête.

Puis la nouvelle venue fit le tour du puits, considéra l'autel et y donna un coup de pied. Puis brisa la statuette, l'écrasa encore et renversa le tabouret. La guerrière n'avait pas bougé.

« Tu n'as pas de nom. » Gronda la bête pour la bête.

La bête hocha la tête, se leva et partit en courant.

La guerrière l'arrêta, la main d'acier à son bras, serrée jusqu'à lui faire mal. D'un geste elle força la jeune bête à rester, puis fit face à la fauve qui avait détruit l'autel.

« Et on peut savoir qui tu es ? »

La jeune bête, comme par réflexe, se mit à réciter : « Elle est Tsarra, la meurtrière de son peuple. Dine l'a tuée et jeté son cadavre dans les profondeurs de Corve. »

« Ouais. Et ça lui donne quel droit de te maltraiter ? » Se fâcha la guerrière.

Son droit était celui des démons. Le droit de vie ou de mort sur tous les êtres sans volonté. Les bêtes n'étaient que des animaux qui avaient accepté la servitude en échange de l'apparence humaine. Celle-ci mourrait avec les autres parce que c'était son devoir, parce qu'un démon le lui avait ordonné. Le démon ne lui avait pas donné de nom. Elle n'avait donc pas de nom. Les bêtes devaient obéir ou retourner à l'état d'animal.

Mais Adeline était une lame. La menace de la fauve dont le pelage brûlait encore du sang des siens ne pouvait pas l'inquiéter.

« Peut-être. » Résuma-t-elle pour dire qu'elle n'avait rien écouté. « Mais si tu es là, c'est que toi aussi on t'a appelée. Et puisque tu es une bête, tu dois obéir également. Alors obéis, et défends ce village. »

Et la guerrière eut un sourire victorieux, dédaigneux pour la fauve qui, face à elle, ne disait rien.

Parce que le démon qui l'envoyait était le même qui avait décidé de la mort du village. Elle venait seulement délivrer ce message, et elle en avait un second. Le village mourrait. Tous ceux qui s'opposeraient aux humains seraient vaincus par les humains. Peu importe leur force ou leurs prouesses. Ainsi en avait décidé le démon. Ils pourraient tous accomplir leur mission, s'ils pensaient que leur mission était de défendre le village, en mourant avec le village également.

Cette fois Adeline ne répondit rien. La fauve la regarda sombrement, puis se détourna et partit en direction de l'entrée du village. Le démon dit qu'elle en garderait l'entrée jusqu'à l'arrivée des humains.

« Ne l'écoute pas. » Dit Adeline. « Tu t'appelles Myriad, et tu ne mourras pas. »

Puis la guerrière se tourna vers elle et s'agenouilla, et lui prit la patte.

« Le moment venu, prends ma main et je te défendrai de tout. »

La jeune bête hocha la tête, puis resta un moment sans savoir quoi faire, puis vit l'autel dévasté et retourna au village.

La guerrière regarda, comme tous les jours, cette bête se nourrir des siens, et tailler la pierre et forger le métal, et fabriquer péniblement un nouvel autel avec une statue plus grande et plus précise, qui ressemblait  un peu plus à ce qu'elle n'avait jamais vu vraiment. Quand elle eut fini son travail, la guerrière l'aida à porter cette lourde construction hors de l'atelier, à travers le village, et les bêtes se mirent à suivre sans comprendre. Alors le démon dit à la jeune bête de ne pas amener la statue au puits, mais de la laisser au milieu du village, et la bête obéit. Elle s'assit ensuite devant, fixa la statue tandis que d'autres bêtes apportaient des chandelles, et bientôt plus de cent bêtes formaient des cercles autour pour prier.

Quand vint le soir, mille bêtes dans les rues terreuses et sur le bois des toits, et aux portes et sur les épaules et dans tous les recoins se pressaient pour prier à l'autel qu'ils n'avaient jamais eu. Le visage était éclairé d'une nuée d'étoiles, de ces visages fauves captivés par quelque chose qu'ils ne voyaient pas. Et au milieu d'eux le démon les regardait, cherchait l'idée qui n'était nulle part, mais dans le crâne de cette petite bête au gilet de trophée.

Le monstre regardait cette assemblée en silence, depuis la porte de la chaumière que les bêtes lui avaient préparée. Tout ce qu'il voyait étaient des serviteurs autour de leur maître, attendant qu'il leur ordonne la curée. Ces gueules ouvertes étaient des gueules affamées. Il regardait aussi la guerrière, toute proche de l'autel et tout aussi immobile, qui protégeait la petite bête comme une folle aurait protégé un escabeau. Puis il se retourna.

À l'intérieur, le golem n'en finirait jamais de nettoyer son sablier.

« Vous êtes tous les deux fous. À Lavine les bêtes aussi avaient des autels, des tas d'autels. Vous prenez des tueurs en pitié. »

« Oh, pitié, c'est un grand mot. » Nota le golem. « Je me contente de réfléchir. »

Deux secondes plus tard : « Attends, tu sous-entends que je suis bête ?! »

« Ce serait dommage, admets-le, si les humains n'avaient pas leur lot de méchants à tuer. »

Mais le monstre était trop préoccupé par le soupçon d'insulte pour changer d'humeur, et ses éclats de voix manquèrent de perturber la faible litanie du village autour de l'autel grossier de pierre et d'acier.

Demain, les hommes viendraient tuer les bêtes d'Exel jusqu'à la dernière.

La pluie s'était mise à tomber, parfois fort, parfois faiblement, mais la place boueuse était toujours remplie de bêtes à l'oeuvre. On bâtissait à grands renforts de branchages un trône pour la statue. On plantait des piquets métalliques pour des lampes de verre. On amenait des parfums dans des bocaux. La foule s'affairait autour de la jeune bête qui, assise et ankylosée, n'osait plus bouger, comme si la foule l'aurait dévorée autrement. Elle ne regardait plus la statue, que de toute manière on déplaçait devant elle, mais seulement ses pattes et la boue devant devant elle, et elle avait l'air piteuse.

La guerrière détrempée ne semblait se soucier de rien. Les bêtes l'évitaient toujours et celles qui, dans la cohue, manquaient de l'approchaient, bondissaient de côté de frayeur. Elle ne s'en souciait pas.

Elle regardait plutôt, au-delà des préparatifs de l'autel, les préparatifs pour la bataille. Les bêtes faisaient traverser dans la place des brassées de lances et de boucliers de bois, en direction des tertres à l'entrée du village où les bêtes se massaient. Malgré la pluie, il s'y élevait les fumées de premiers foyers. Les forêts alentours s'agitaient également, comme animées d'une vie seconde. Dix mille bêtes plantaient des piques et taillaient des flèches et creusaient leurs tombes.

La fauve les rejoignit, se tint droite de l'autre côté de la jeune bête toujours assise. La pluie ne la touchait pas, comme si le sang la faisait s'évaporer.

« Personne d'autre ne viendra. » Dit-elle simplement.

La guerrière ne tourna pas la tête. « Tu fais ça souvent, assister aux curées ? C'est un passe-temps chez les sauvages ? »

Demain, à l'aube, les cors de guerre des hommes retentiraient. Les bêtes se détourneraient de l'autel et partiraient au combat. Les clameurs monteraient jusqu'à la place du village. Dix mille cadavres joncheraient le sol jusqu'à l'autel. Les miliciens trouveraient cette bête devant une statue difforme et s'arrêteraient peut-être pour se demander ce que cela signifiait, avant de terminer leur oeuvre. Adeline ne pourrait rien empêcher. Mais si les bêtes ne voulaient pas mourir, alors il leur suffisait de redevenir des animaux.

Les bêtes n'avaient jamais rien choisi, ni de prendre apparence humaine, ni de vivre ici ni de tuer, ni de ramasser du bois ou de construire un autel, ni de sacrifier une cité entière. Le démon leur disait quoi faire et ils le faisaient. Le démon leur disait de mourir et ils mouraient. Sans le démon ils tueraient les humains sans peine, mais sans le démon ils ne seraient plus que des animaux.

« Ces bêtes vivent. Leurs coeurs battent. Elles ont faim, elles ont peur, elles sont enchaînées. Tu cautionnes une boucherie. »

C'était le Liscord. La loi des démons. Il en avait toujours été ainsi, il en serait ainsi encore. Les bêtes ne pouvaient pas refuser. Seuls les hommes le pouvaient. Et les hommes voulaient tuer ce village. Ce village n'existait que pour satisfaire les hommes. Ce village n'avait jamais existé et n'existerait jamais, et toutes les bêtes qui y vivaient, tous ses habitants mourraient pour ne plus avoir été des animaux.

« On dirait entendre ma mère. » Se moqua la guerrière, avant de se taire.

Le démon les écoutait, et passait et repassait devant la jeune bête toujours assise et qui ne savait plus où se mettre, qui se sentait presque sale à force d'être restée si longtemps hors de la boue, à force que la pluie lui nettoie le pelage et lui révèle les traits du démon. La bête se sentait gênée, mais se sentait bien, parce qu'elle croyait sentir la présence du démon et elle croyait que le démon ne leur ordonnait plus de mourir, et elle avait ce bonheur animal qui était l'absence d'inquiétude seulement.

Le soir venu, sous la pluie et les lumières précaires, tout le village pria l'autel à nouveau. Le démon regardait la statue avec eux, quand il se retourna.

La foule des bêtes s'ouvrait sur un nouveau venu, un petit être noir et aux yeux sales, délavés, qui regardait le démon.

« S'il te plaît, » dit le nouveau venu, « ne laisse pas les humains les tuer. »

« Toi aussi ? » Fit semblant de s'étonner le démon.

L'être noir s'approcha timidement, et la guerrière s'était retournée et le voyait derrière ses yeux clos, et se recula. La fauve s'était retournée à son tour et s'était raidie. Le monstre sortit par la porte pour s'approcher, agité soudain. Enfin la petite bête assise sentit tout ce mouvement, se tourna et voyant ce qu'elle avait discerné depuis si longtemps, elle recula avec frayeur, tomba par terre, recula sur le dos jusqu'à adosser l'autel de bois. Le petit être noir regardait au-delà d'elle quelque chose qui n'existait pas.

« S'il te plaît, » répéta-t-il, « ne laisse pas les humains les tuer. »

« Ce n'est pas à toi de choisir. »

Sa voix fut un éclair zébré dans le ciel du village. La pluie devint trombes. Les bêtes eurent un mouvement d'effroi. Mais la présence du petit être noir les calma.

« S'il te plaît, » dit-il en s'approchant de la petite bête apeurée, jusqu'à lui toucher le visage de la main, « ne laisse pas les humains les tuer. »

« Prends garde, » prévint la fauve, « c'est un démon. »

La jeune bête n'arrivait plus à respirer, paniquée, écrasée contre l'autel, avec cette main infernale qui lui touchait la joue. Elle regardait dans les yeux fixés sur elle deux yeux de fauve qui étaient les siens, et qu'elle ne reconnaissait pas. Deux yeux suppliants qui voulaient sauver un village qu'elle ne connaissait pas, qui n'existait pas, empli de bêtes dont elle n'avait jamais entendu parler, et elle ne savait pas ce qu'était une bête.

Elle avait peur. Elle avait peur. Elle avait peur. Elle avait peur.

Elle ferma les yeux.

Un jour et une nuit battirent dans son coeur en un instant.

Quand elle rouvrit les yeux, le petit être noir s'était reculé d'un pas. Il ne pleuvait plus. Et tout autour d'elle une centaine d'animaux s'enfuyaient dans tous les sens. Le petit être noir eut un sourire triste, puis il ne resta que ce sourire triste, puis il ne resta que cette voix qui lui répétait, en faible écho, de ne pas laisser les humains les tuer.

La fauve se relâcha, laissa la pointe de sa lance toucher à nouveau terre, pesta puis se détourna pour s'en aller. À chaque pas un peu plus de son corps se faisait arracher par la réalité, jusqu'à ce qu'il ne reste rien d'elle.

« Qu'est-ce qui se passe ? » Demanda le monstre en se frottant les yeux. « Où est tout le monde ? On est le jour ? Où sont les humains ? »

« Partis. » Nota le golem en s'approchant, le sablier sous l'épaule. « La bataille devait avoir lieu hier, mais hier n'a jamais eu lieu. Les humains sont en train de fêter leur victoire et Exel n'a plus besoin d'exister. Nous ferions bien de partir. »

Le monstre regarda le golem, cligna encore, se mit à compter sur ses doigts et, enfin, fronça les sourcils. « Attends, quoi ? » Mais les autres ne lui prêtaient plus attention.

La guerrière regardait la jeune bête qui, toujours effrayée, avait soudain réalisé qu'elle portait un gilet de cuir et s'était débattu avec pour l'arracher et le jeter loin d'elle. Elle regardait à présent toute tassée la guerrière qui la regardait de haut et l'énorme golem qui passait derrière. C'était effrayant, étourdissant de réaliser tout ce qui se passait.

« Gabriel a raison. » Dit la guerrière de sa voix tranchante. « J'ai personnellement hâte de retourner dans ma prison de pierre. Myriad ? » Demanda-t-elle à la bête déroutée qui sursauta, puis se redressa un peu alors que la guerrière se mettait à sa hauteur.

Elle savait tout ce qui s'était passé. Elle ne comprenait rien de ce qui s'était passé. Mais elle savait que son nom était Myriad, et, vaguement, ce que ce nom signifiait. Elle eut un poids au coeur à cette pensée. Loin, très loin, dans cet horizon qu'elle ne réussirait jamais à voir, le démon lui demandait si c'était ce qu'elle avait voulu. Si elle était satisfaite. Si dix mille ne suffisaient pas. Le visage d'Adeline lui souriait gentiment.

« Ca te dérange si je t'accompagne encore un peu ? »

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Portrait de Vuld Edone
Vuld Edone a répondu au sujet : #21192 il y a 6 ans 11 mois
Voilà Zara'. Satisfait ?
Portrait de Zarathoustra
Zarathoustra a répondu au sujet : #21193 il y a 6 ans 11 mois
Tout à fait!
Surtout que je ne comprends pas pourquoi tu n'en ai pas content... Je l'ai lu mais reviendrai dessus quand j'aurai un plus de temps.

Et Lacrima que tu évoques dans le topic Auteur/Narrateur/Lecteur? On pourra y avoir droit?
Portrait de Vuld Edone
Vuld Edone a répondu au sujet : #21195 il y a 6 ans 11 mois
Pour Lacrima, non.

Pour ce texte, je mesure mon insatisfaction au fait que je n'arrive pas à le relire. Je bloque... dès le premier paragraphe.
J'ai commencé ce texte dès que j'ai lu ton appel à texte, ce jour-là, et je n'avais absolument aucune idée de ce que j'allais écrire. J'ai donc commencé par un "Athenor", avec un vaisseau spatial mais au lieu de l'appeler Athenor je l'ai appelé Myriad et j'ai commencé à écrire l'histoire de ce vaisseau et puis après une page je me suis arrêté et j'ai fait "tu ne pourrais pas raconter la même chose avec des épées ?"
Je ne sais pas si c'est la même chose mais j'ai donc décidé de créer Myriad dans le Liscord, et j'ai repris pour cela mes brouillons d'autres histoires. On a là presque une réunion de vieux amis et si au départ le village "qui n'a jamais existé" a une signification dans le monde des Armes, il a pris un sens méta avec tous ces personnages qui n'ont jamais pu avoir leur histoire.
De la même manière, le "ne les laisse pas mourir" final -- qui du reste n'était pas planifié -- a une signification dans le monde des Armes, mais a pris un sens méta également. C'est mécaniquement à travers Myriad que ces personnages vivent.

Kran est l'histoire d'un dragon amoureux des humains, qui demande (ordonne) à un "gobelin" de le transformer en homme et qui part vivre avec eux. Le dragon veut "voir les humains de près", pas en devenir un, juste... les côtoyer sans qu'ils ne fuient. Il n'y a aucun conflit en particulier, juste un dragon déguisé avec ses attributs de dragon. Vers la fin de l'histoire sa "femme" se fait tuer et, de rage, il révèle sa nature, puis décide de s'enterrer vivant avec sa dulcinée. Il ordonne donc aux humains de fondre son trésor et de le verser liquide dans un trou qu'ils auront creusé, avec lui et sa femme dedans.
À ce stade c'est plus une comédie qu'autre chose, vis-à-vis des enjeux des démons ce n'est même pas une note de bas de page. Donc ça n'a jamais vu le jour.

Adeline j'en ai déjà parlé, c'est cette idée de l'épée qui se porte / forge elle-même. Ici on a la petite-fille, la grand-mère ayant été brisée. La petite-fille ne veut pas se battre, d'où l'absence d'yeux. Le texte devait d'abord tourner autour d'elle, elle devait trouver un aventurier / villageois et partir à l'aventure avec, et passer par un village qui n'existe pas, rempli de bêtes. "Scellée dans la pierre" vient juste du fait qu'un héros est venu demander l'aide de la mère, qui ne pouvant pas compter sur sa fille l'a enfermée le temps de sa mission. Pour l'anecdote, l'épée est un fragment de la lame de Dine, le démon créé pour tout détruire.
Là encore, il n'y a pas vraiment d'enjeu en soi, et il faudrait un véritable personnage avec une véritable pertinence pour écrire dessus.

Gabriel est un golem créé par un alchimiste qui se posait essentiellement la question des démons : peut-on créer un être libre. Gabriel est donc un ordinateur des temps médiévaux programmé pour être libre. Quand on lui demande ce qu'il veut, il répond "faire ce qu'on me demande". Le sablier est une création alchimique, chaque grain de sable est un golem qui, une fois détruit, coule dans la partie du bas. On retourne le sablier et paf, le golem est actif à nouveau. Techniquement Gabriel transporte son "peuple" sur son dos mais il se moquerait bien de voir le sablier détruit. Bref.
Le problème de cette histoire est qu'elle est une mise en abime des Armes, et que Gabriel est frustrant parce qu'il n'offrira jamais aucune réponse. Il est juste... là.

Tsarra (anciennement Tiegarra) a eu un texte sauf erreur sur les Chroniques, c'est donc un très vieux personnage, et parmi mes premiers féminins. Essentiellement, une bête servant les démons et qui a massacré son peuple en leur nom. Elle n'existe plus que par son devoir, c'est-à-dire sa lance qu'elle ne doit jamais lâcher, sous peine de disparaître. Le principe devait être repris avec les Reniants, dont les vaisseaux spatiaux tireraient des lances avec chacun un esprit de leur peuple se manifestant à travers l'arme.
Elle n'a pas d'histoire en soi. Elle est juste habituée à côtoyer les démons. Et elle ne les aime pas. Du tout.

Quant à Myriad, au départ j'avais juste décidé que ce serait une bête qui se mettrait à manifester de la volonté. Soit une aporie, dans le monde des Armes. Le conflit est entre Myriad et son démon (Hautmont, l'être noir aux yeux sales (et délavés)), leur "négociation". À mesure que j'ai improvisé le texte, j'ai réfléchi à la résolution. Encore lorsque j'écrivais le dernier jour, j'avais en tête la fin telle que Tsarra la décrit, les bêtes faisant ce qu'on leur dit de faire et toutes les prières n'ayant servi à rien. Dans cette version, les personnages appelés auprès de Myriad n'étaient là que pour lui permettre de partir en guerre contre le démon.
Ce n'est pas arrivé comme ça pour deux raisons. La première, j'avais mis cinq jours, et le texte est structuré avec un personnage par jour. Je n'avais déjà pas de quatrième personnage, d'où le passage de Tsarra, et j'aurais pu m'en tenir au vide pour le cinquième, illustrant la futilité des prières, mais j'ai tenu la structure. La seconde, "tout cela pour ça ?" Mes textes sont orientés sur la guerre et l'esprit actuel est que non seulement la guerre est perdue, mais qu'il n'est même plus possible de se battre. Et je tends à tronquer toutes les fins pour donner une alternative, pour briser cet esprit. D'où, à la fin, un deus ex littéral pour les Armes.
Or, à mesure de l'écriture, je me suis rendu compte que Myriad pouvait signifier plus qu'elle ne signifiait déjà. Myriad, dix-mille, est l'idée de ce personnage perdu dans la masse et qui seul ne pèse pour rien, ne peut rien changer. Myriad, dans ce texte, est devenue une représentante des bêtes. Pour l'anecdote, les dix mille bêtes qu'elle a sauvées, qui ont été renvoyées au rang d'animal, doivent toujours mourir. Il faut donc qu'à travers Myriad dix mille bêtes meurent, par compensation.

Je ne vois au texte aucun enjeu. J'aurais pu aussi bien écrire une rencontre dans un bar. "Salut ! Comment ça va ?" - "Bien, bien, toi aussi tu es là pour l'annonce ? Eh, qu'est-ce que tu deviens ?" J'ai parfois pensé à "En attendant Godot" en écrivant.
Le seul enjeu serait méta. Au sens où le village n'existe que parce que les humains (des aventuriers, à la base) avaient besoin de monstres à tuer. C'est un texte qui demande pourquoi il existe, pourquoi il doit y avoir ce faux conflit, où les personnages se plaignent presque d'être là et qui demande à la fin "alors, satisfait ?" Une histoire qui ne comprend pas pourquoi elle a été écrite.
Je ne me sens attaché ni à Myriad ni à la moitié du cast, exceptions faites de Hautmont et Tsarra, lesquels j'ai massacrés dans cette histoire.

Pour préparer ce texte j'ai rapidement repassé mes vieux textes des Armes, et je suis retombé sur "Sans nom", écrit pour le tronchage d'orcs. Où Luana (une Tsarra-like avec une histoire un peu différente) devait défendre une faille pendant sept jours.
Ce type de combat un peu spectaculaire, un peu grandiloquent, est le coeur des Armes. Mais il est devenu comme impossible d'en écrire, comme si c'était désormais interdit, infantile.

Bref.
Portrait de Zarathoustra
Zarathoustra a répondu au sujet : #21196 il y a 6 ans 11 mois
Bon, je fais ce retour du boulot, sans avoir accès à ton long commentaire, parce que le site est toujours bloqué. Mais comme j’ai un peu de temps et que j’ai imprimé ton texte…

D’abord, la première chose qui m’a saisi, c’est le style. Notamment ton premier paragraphe. Il est incroyablement maladroit. On devine ainsi tout de suite que le texte ne t’a pas convaincu, car, je suppose, tu n’aurais sans doute pas laissé ces maladresses.

Cette impression reste présente pendant une bonne partie du début. Par contre, j’ai souvenir d’un moment où le style devient bon, plus efficace et où tout coule. Cela arrive sur le dernier tiers je crois.


Pour le reste, on est dans un univers qu’on commence à connaître et qui fait qu’il y a un vrai plaisir à retrouver les thèmes et ses règles de fonctionnement.

J’ai l’impression que c’est d’ailleurs le texte où les choses sont le plus explicites. Du coup, même si tu trouves qu’il n’y a pas d’enjeux, il y a un vrai plaisir à lire ce texte. On a l’impression d’être plus immiscé dans l’histoire parce que tout nous parle plus (par contre, difficile de dire si ce serait le cas si je n’avais pas lu d’autres histoires de ce monde). Pour autant, il y a toujours une certaine frustration à lire des textes d’un même univers mais sans avoir les personnages qui serviraient de fil rouge. Du coup, on a l’impression qu’à chaque fois tu es un peu obligé de tout reprendre depuis le début, notamment ton univers et la manière dont un lecteur est censé le découvrir et le comprendre.

L’autre point intéressant, c’est ton texte fourmille d’idées brillantes (et il est vrai pas totalement exploitées). D’abord, cette idée du village même qui existe sans jamais avoir existé. Ensuite, comme tu l’indiques, il y a cette multiplication de personnages, que, pour ma part, je trouve savoureux. Vraiment, chacun a un potentiel qui mériterait sa propre histoire. Tel que tu les exploites, ils arrivent et ils créent leur petit mystère excitant (qui contribue à l’indéniable plaisir de la lecture) mais effectivement, tout ça se neutralise et accouche un peu d’une souris.

D’ailleurs, tu évoquais Godot mais j’y a pensé plus d’une fois en lisant. Ce qui fait que, là où tu te plaint qu’il n’y a pas d’enjeux, il y a cependant une vraie curiosité à progresser dans le récit. Et on n’est pas comme dans le Désert des Tartres où on attend qu’il se passe quelque chose, un peu en vain (et on le comprend assez vite), puisqu’ici il y a un décompte. Et face à ce décompte, on ce personnage de Myria qui agit et qu’on suit et pour laquelle on s’attache. Donc il y a pour moi un enjeu pour le lecteur. Il a envie de connaitre ce qui va lui arriver. Il a envie de savoir si elle va infléchir l’inexorable destin qui doit s’abattre. Le fait qu’il ne passe rien, à la manière de Beckett, devient aussi une sorte d’enjeu, une sorte d’ironie cruelle qui renforce le tragique latent de cette créature.

Et je dois te dire que je trouve que la force de ton récit que tu négliges, c’est que tu as ici à ta disposition de vrais personnages qu’on sent vivre et pour lequel j’ai éprouvé un vrai attachement. Ta bête est vraiment touchante dans son obsession et dans le déploiement d’énergie qu’elle met en œuvre pour ses fins.

Vraiment, le fait qu’elle n’ait pas véritablement de volonté à elle mais qu’elle agisse avec une telle détermination donne à ton texte une émotion très latente qui est inhabituelle de lire dans tes textes.

L’autre point fascinant, c’est bien entendu la présence hors champ et en même temps omniprésente de ton démon. On cherche à comprendre sa logique et ses intentions. C’est d’autant plus troublant que les bêtes sont éminemment présentés de manière ambiguës. On a envie de prendre leur défense parce qu’elle sont présentées malgré tout comme des victimes à tout point de vue. Et même si elles commettent des actes ignobles, le fait qu’elle ne le perçoivent pas vraiment et qu’on veuille à ce point s’acharner sur elles créent un mécanisme d’attachement.





Donc ton texte possède un vrai mystère, un vrai suspense et une dimension touchante et tragique à la fois. Donc, en soi, tu joues, contrairement à ce que tu sembles penser, sur du velours pour le lecteur. Par contre, s’il y a un point qui parait à revoir, c’est ta fin. Je le trouve trop rapide. On est pour ainsi dire un peu perdu. Tu dis pourtant tout explicitement les choses, mais j’ai eu l’impression tout s’accélérait inutilement comme si tu n’avais pas cherché à exploiter le potentiel du récit. D’ailleurs, cela renforce le côté « Godot ». On a l’impression que la fin n’est pas importante et que c’est le reste qui l’est, donc quand il ne se passe, pour ainsi dire, rien. Maintenant, imagine que ta dernière page, au lieu d’en faire une en fasse deux ou trois. Je suis sûr que tu serai aussi contraint à donner de l’ampleur aux enjeux. Plus globalement, je dirai que ton impression dérive directement de ta volonté de ne pas exploiter tout ce que tu avais à ta disposition. Je vais te dire, ce texte pourrait faire 20 pages que je signerai encore pour le lire. Peut-être n’était-ce pas ce que tu voulais, mais tu as créé un village où il fait bon d’être :) On y est bien en tant que lecteur, donc tu peux y faire se dérouler les pires horreurs, on y serait toujours bien ! :) Et tu as là un jeu que je trouve intéressant avec le lecteur qui consisterait à jouer délibérément avec ça jusqu’à le contraindre à accepter qu’il n’y fait pas bon et qu’il ferait mieux de partir au plus vite….

Mais, vraiment, tu as réussi à travers ce texte à rendre le destin des bêtes touchant. Leur position entre l’homme et l’animal est très bien transcrit et souligne leur précarité. En accédant à une demi-humanité, ils ont pour ainsi plus perdu que si elles étaient restées des animaux et qu’ils n’ont pas vraiment gagné l’humanité.

Dans le texte, d’ailleurs, l’humanité est présentée de manière assez inhumaine. Pour autant, la volonté de se venger des bêtes l’est totalement, mais en nous donnant à voir le point de vue des bêtes, tu nous révèles la part inhumaine de l’homme. Et tu renforces l’humanité des bêtes qui sont censés au contraire nous répugnées.

Donc, pour ma part, tu as potentiellement un vrai texte, avec de vrais enjeux. Et de vraies réussites. A mon sens, il manque principalement un peu de travail d’écriture et de remise en valeur de certains passages. Et surtout, tu donnes envie d’en savoir à la fois sur ton monde et, surtout, sur tous ces personnages que tu convoques.

Donc voilà ce que je voulais te dire au sujet de ce texte. Je tacherai de relire ton commentaire puor voir si j'avais des choses sur lesquelles rebondir.
Portrait de Iggy Grunnson
Iggy Grunnson a répondu au sujet : #21197 il y a 6 ans 11 mois
J'ai sans doute lu le texte trop rapidement pour en faire la critique, mais je laisse mon avis ici car il recoupe assez bien celui de Zarathoustra. C'est assez surprenant car contrairement à lui je ne connais pas du tout l'univers dans lequel se place le récit.

Le début est effectivement maladroit, c'est parfois inutilement confus, même si je comprends que l'intention peut être de déstabiliser le lecteur d'emblée. Par contre par la suite le style est très bon je trouve, c'est fait sans esbroufe mais même si je ne suis pas assez calé en la matière pour mettre le doigt sur un détail en particulier j'ai ressenti une grande maîtrise de la langue.

L'histoire est à la fois intriguante et un peu agaçante, intriguante car elle brasse plein d'éléments et de personnages dont on se prend à rêver qu'ils aient leur propre histoire étant donné leur potentiel dramatique, agaçante car l'ensemble est un peu hermétique surtout pour qui n'a pas lu le reste de tes textes. Le compte à rebours donne un rythme au récit, et la succession de personnages un rythme, et au final, oui, comme le dit Zara, même si ce qu'on nous raconte est plutôt sinistre on a envie de passer un moment dans ce village.

Ce qui est marrant par ailleurs, c'est la complète adéquation je trouve entre ton récit et tes interventions sur le forum. Je veux dire, on pourrait presque intercaler un de tes posts au milieu du texte, ça passerait inaperçu. On te sent jouer avec tes personnages, tester les possibilités pour pousser ta réflexion sur le libre-arbitre, la création, etc. J'ai l'impression d'assister à une pièce de théâtre expérimentale déguisée en conte. Ca tranche complètement avec Zarathoustra qui, je trouve, a tendance a être très charnel et spontané dans ses textes par opposition avec l'aspect analytique de ses messages.

La fin, je t'avoue ne pas l'avoir trop comprise, il faudrait que je m'y replonge. Comme dans le texte "Petit tom" publié récemment sur le forum, je trouve qu'elle est un peu balancée, pas vraiment à la hauteur de ce qui a précédé.

Bref, comme le dit Zara, je crois que le texte a un vrai potentiel, même pour moi qui ne suit pas un lecteur acquis à ta cause a priori. Il faudrait sans doute retravailler un peu certaines parties, mais je crois que ça en vaudrait la peine!