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Le sang du démon.

C’est en lisant les tragédies de Sénèque, entre Phèdre et Hercules sur l’Oeta, tandis que je ruminais le pessimisme de l’auteur, que m’est venue l’idée de ce texte. L’évolution psychologique est au premier plan mais l’histoire pose d’autres problèmes qu’on ne peut que deviner. Cherchez simplement à savoir de quoi on parle vraiment.

Démon – Mon maître m’appelle. Que dit-il ? Séismes et éruptions se propagent en même temps que sa juste fureur. Les terres s’embrasent, le vent durcit, villes et temples grondent des rumeurs de la guerre. Sa flèche portera haut : il ne l’armera que mieux. Déjà mille et mille de ses meilleurs serviteurs parcourent le monde à cet ouvrage. A mon tour de quitter mon antre et accomplir ses commandements. Je paierai comme ce peuple le tribut qui lui est dû. Voici la ville, cernée de murailles, couverte de toits, remplie de temples dorés de toutes tailles et de tous offices. J’y trouverai de quoi tremper l’arme de mon maître. Entre les noires fumées des fonderies, voici la haute prison, les grilles d’acier, le prisonnier.

 

Prisonnier – Demain tombera le couperet. Mieux vaut mourir avant plutôt qu’affronter et leurs regards et la mort. Elle sera là, les yeux pleins de larmes, éperdue de douleur à l’idée de notre douce et mortelle imprudence. En échouant dans sa fugue mon aimée me perd comme son bonheur. La fortune me souriait, maintenant elle ne m’offre que le spectacle d’un palais fermé derrière son rideau âcre de fumées. J’ai tout perdu, mon courage comme le reste : autant mourir maintenant.

 

Démon – Ne te hais pas au point de mourir.

 

Prisonnier – Qui es-tu ? Qui parle ?

 

Démon – Regrettes-tu rien que tu aies fait ?

 

Prisonnier – Montrez-vous, qui que vous soyez !

 

Démon – Elle t’appelait de ses bras, toi tu n’as fait qu’avancer ; et même, quand les gardes sont arrivés, tu t’es battu, ne l’as-tu pas fait ?

 

Prisonnier – C’était inutile. Deux d’entre eux ont suffi à me désarmer. Même alors j’ai réussi à faire une erreur : j’ai regardé sa fenêtre.

 

Démon – Un geste d’amour.

 

Prisonnier – Je l’accusai ! Moi, son amant, je la trahis sans en contrepartie revoir son visage. Peut-être est-ce mieux ainsi, je n’y aurai pas vu les larmes abîmer son beau visage.

 

Démon – Vas-tu perdre ardeur pour cela ? Vas-tu l’abandonner, les abandonner ? Elle, ton ami, tes compagnons aussi. Rappelle-toi leurs visages, leurs expressions, rappelle-toi du moindre détail. L’adversité ne t’arrêtait pas, avant, quand tu aimais la vie, quand tu désirais son corps et son esprit, prêt pour cela à affronter une armée. Deux gardes n’ont pas pu briser ton amour ou l’ont-ils vraiment fait ?

 

Prisonnier – J’aime ! Je donnerais tout pour la rejoindre, pour la revoir au moins une dernière fois, son sourire, oui, quand elle souriait. Des barreaux nous séparent, lourdes pièces de fer, des serrures de fonte, des gardes, toute la ville enfin !

 

Démon – Rien que ne puisse briser ta passion, rien qui n’ait pu t’arrêter auparavant. Avoue, tu ne l’aimes plus.

 

Prisonnier – J’aime ! Je suis fou d’amour ! Mon cœur n’est pas de pierre comme les murs de cette prison.

 

Démon – Qu’est cette pierre, qu’est cette ville face aux feux de tes sentiments ? Vis si tu aimes, si tu aimes vraiment. Regarde, le palais t’appelle, elle t’appelle, toute la ville t’invite à te rendre auprès d’elle. Vas-tu l’abandonner maintenant, elle si seule, si faible, entourée de tous ces misérables ? As-tu oublié ce comte le bourreau de fiancé, qu’elle n’aime pas, qui l’oppresse ? Te souviens-tu des noms dont elle le couvrait ? Tu vas l’abandonner à lui, à eux, c’est bien peu l’aimer.

 

Prisonnier – A quoi bon me rappeler mes souffrances ? Mes plaintes ne feront pas s’abattre ces murs.

 

Démon – N’entends-tu pas les rumeurs du vent ? Ne devines-tu pas dans les formes de cette fumée noire le drame qu’elle subit ? Il est avec elle, dans sa chambre, ils sont tous les deux ensemble maintenant. Tu l’abandonnes à lui, sans lutter, et tu oses te prétendre amoureux ? Elle a voulu l’attendrir avec de douces paroles, en vain, lui n’a rien écouté. Elle est seule, sans toi, face à cet homme sans scrupule. Tu la laisses à son sort, sans lutter, voilà la vérité.

 

Prisonnier – Les barreaux ! Les portes, les murs, tout m’est clôt !

 

Démon – Il la touche !

 

Prisonnier – Le maudit ! Lui et ses gardes, que la mort les étouffe ! Si je pouvais sortir, quelle vengeance j’aurais pour elle ! Mon épée lui percerait les yeux, s’enfoncerait dans sa gorge et jusqu’au creux de son ventre, puis j’extirperais ce sang épais, puant d’abjection, que cracherait un cadavre défiguré. Si je pouvais sortir ! Ne pleure plus, ma bien-aimée, je te vengerai !

 

Démon – Elle ne pleure plus, te voilà exaucé. Face à ces caresses, elle t’a déjà oublié.

 

Prisonnier – Non ! Tu mens ! Tu mens ! Elle m’aime, je l’aime, nous nous aimons !

 

Démon – Crois-tu connaître les gens ? Ton ami, où est-il dans ta détresse ?

 

Prisonnier – Silence ! Il ne peut plus rien pour moi mais s’il pouvait, quelles forteresses n’abattrait-il pas en mon nom !

 

Démon – Bien sûr ! Où sont, alors, tous tes compagnons, si nombreux, si forts ? A eux tous, ils avaient mille occasions de te délivrer. Ne te rappelles-tu pas leurs sourcils froncés, leurs mines sombres quand tu as avoué tes desseins ? Aucun n’était là pour te protéger des gardes, aucun pour t’aider à la rencontrer, à l’emmener avec toi. Tu étais seul, trahi par un bruit, un son, un souffle de voix. Qui a parlé ? Qui a averti les gardes ? Pas ton aimée, tout de même ?

 

Prisonnier – Tais-toi, tu mens, tu mens ! Ils ne pouvaient pas m’aider, tout simplement.

 

Démon – Ils ne voulaient pas ! Combien d’entre eux ne te regardaient plus ? N’y en avait-il pas un qui jalousait ta place ? Ils traitent tes actes de folie, se moquent de ton amour, rient de tes misères. A l’heure même, ils boivent leurs verres enivrants en chantant ta détresse et lui s’impose à ta place. Te voilà remplacé, ils t’ont tous oublié, tous sauf ton ami, bien sûr.

 

Prisonnier – Oui ! Mon ami, lui, ne m’a pas oublié. Il me sortira d’ici, lui.

 

Démon – Qu’attendait-il ? Mille occasions de te libérer, par la force, la ruse, l’argent, la pitié, toutes les armes de l’amitié. Il n’en a pas usé d’une seule. L’as-tu seulement vu sur le trajet de la prison ? L’as-tu seulement vu épiant le poste ou à la fontaine ? T’avait-il suivi de loin quand tu allais au palais ?

 

Prisonnier – Non. Ce n’est pas vrai. Mon ami se soucie de moi.

 

Démon – Alors où est-il ? Où est ton soi-disant ami quand tu as besoin de lui ? Il boit comme les autres, dans ton verre, dans ta chaise, à ta place ses deux pieds sur la table. Trop couard pour t’aider, trop malin pour s’y risquer, ce profiteur n’y voit plus son intérêt. N’avais-tu pas remarqué ses regards quand tu parlais de ton aimée ? N’entendais-tu pas dans ses paroles le poids de la convoitise ? A coups de dague, il te l’aurait volée !

 

Prisonnier – Tais-toi ! Tais-toi, je ne veux plus t’entendre. Où es-tu, mon ami, toi qui t’appelle comme tel, où étais-tu quand j’avais besoin de toi ? Ces murs se dressent entre toi et moi. Tu m’as abandonné, tous m’ont abandonné. Ils rient quand je pleure, ils boivent à mon malheur ! Lui ne déplore que sa perte, l’ingrat ! Tout ce que je lui avais apporté. Le maudit, les maudits ! Toute une ville liguée contre moi, contre elle, contre nous deux.

 

Démon – Elle ? Le bruit des forges couvrirait-il ses paroles ? N’entends-tu pas ce que le vent apporte ? Il est si frais, si jouissif ! Il s’agite, remue et avec lui la brise s’emporte, se soulève, une brise qui s’échauffe à la chaleur des fournaises. N’entends-tu pas ces cris de joie, ne la vois-tu pas avec ses yeux secs se moquer de toi ? Qui t’a amené à cette fenêtre ? Qui t’a mené dans cette prison ! Elle t’y laisse et préfère ce porc à toi. Ecoute le vent ! Ecoute la tempête !

 

Prisonnier – Silence ! Silence ! La rage coule dans mon cœur, un venin destructeur. Trahi ! Tu ne peux pas jouir, femme, pas sans moi ! N’étais-je donc qu’un pantin ? Tous ces mensonges que tu m’as dit, ces caresses pour me rassurer et moi qui te faisais aveuglément confiance ! Tu me trompais pour un peu de plaisir, tu te jouais de mes sentiments !

 

Démon – Elle se moque de toi ! Ce vent qui fouette ton visage à travers les barreaux de fer, ce vent couvert de poussière âcre, ne le reconnais-tu pas ? C’est sa voix. Elle s’est jointe au chœur des hilares, des railleurs, de ceux qui rient de ton malheur. Tous, par toute une ville tu es trahi.

 

Prisonnier – Silence ! Maudit, silence ! Maudits, silence ! Maudit, maudit, je te hais plus que tout autre ! Quel fiel coule de ta bouche ? Combien pointue est ta langue ? Silence, maudit ! Tais-toi, tais-toi, toute cette ville t’accuse, leurs rires te condamnent ! Meurs, meurs !

 

Démon – Il a d’abord frappé du poing contre le mur jusqu’à toucher l’os ; puis le dément, souffrant de ses blessures comme du souffle ardent de ses poumons, pour faire cesser la voix de son esprit, a frappé son crâne contre la pierre, l’acier, a titubé au milieu de la pièce, aveuglé par son propre sang, s’est accroché de ses deux mains ouvertes à la porte de sa cellule pour enfin s’effondrer. J’ai récupéré de ses plaies ouvertes le sang poisseux qui coulait, j’en ai rempli une coupe entière de ce liquide noir et bouillonnant. Mon maître sera content : je lui apporte dans du bronze la tourmente d’une prison, d’un palais, d’une ville entière, la parole d’un démon.


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