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Un meurtre n’a pas lieu.

Avertissement :


Le texte à l’origine devait être une pièce de théâtre, d’où les nombreux dialogues et des phrases plutôt courtes. Ce qui ne rendra pas le texte plus compréhensible pour autant.


     C’était un petit cabaret de quartier assez aisé, aux murs propres et blanchis par le temps, entouré de vieilles demeures à volets métalliques et d’une pharmacie. Pas loin s’élevait le nouveau grand magasin, avec son parcage de goudron et les files de lampadaires éteints. Comme dedans, près des caisses enregistreuses, avait ouvert un restaurant à terrasse, le cabaret sombrait dans le silence et sa porte de verre épais à antique poignée de cuivre restait fermée toute la journée. L’intérieur, parfaitement propre, se composait de la longue table des boissons derrière laquelle un gérant moustachu portant le tablier lavait ses verres, également d’une poignée de tables avec chacune autant de chaises, toutes de bois blanc comme le sol dallé, enfin d’une grande boite à musique à dorures qui reposait dans un coin, oubliée. Malgré la lampe centrale au plafond, sur chaque table se trouvait une bougie.

     L’homme y entra sans raison aucune, jeune, habillé à la mode avec un pull léger à rayures, saluant d’un petit geste silencieux les quelques occupants inoccupés. Seul parmi eux un trentenaire musclé, vêtu sèchement une boite à cigares dans sa main épaisse, le regarda s’avancer de ses deux yeux vifs et curieux. Son compagnon près de lui, se balançant nonchalamment dans sa chaise en maniant un couteau de chasse, avait des yeux de prédateur et la courte barbe d’un félin, cheveux blonds coupés et vêtements de même allure. Il s’appuyait sur le pied de la table avec ses bottes de métal qui ne semblaient pas le gêner, sans jeter un regard au nouveau venu.

     Ce dernier alla s’installer sur un des hauts sièges à coussin devant le gérant, ses deux coudes sur la longue table noire.

- Un verre de vin !

     Tous les regards se jetèrent sur lui.

- Rouge.

     Le gérant acquiesça, haussant les épaules en tournant le dos. Cependant l’arrivant sentait peser sur lui ces yeux animés d’une flamme nouvelle. La vive impression que quelqu’un s’avançait dans son dos le fit se retourner, trop brusquement à son goût. Presque tous le regardaient, l’homme aux cigares seul le laissant tranquille. Enfin il dévisagea, un peu surpris par la réaction, ceux qui l’observaient ainsi. Son esprit en compta six, peut-être sept, à trois tables différentes dont une près du porte-manteau. La plupart semblaient âgés mais il vit parmi eux un enfant assis sagement les yeux baissés.

- Un verre de vin.

     La voix farouche venait d’une femme bien bâtie, un peu sauvage aux yeux de cendre qui tenait en partie cachée sous la table une longue canne faite d’ivoire. Elle-même, grande, avait une chevelure abondante dont la frange lui retombait sur les yeux en mèches légères. A côté d’elle, se détendant, était assis un homme roux et robuste dont les dents semblaient constamment serrées, ne portant qu’une chemise sur sa peau bronzée où s’étalait un poil dense presque rouillé. L’individu ne bougeait pas plus que les autres, calme et cependant terrible avec ses poings serrés sur la table, près des verres pleins.

- Et rouge, ajouta-t-il en réponse à sa voisine.

     L’homme allait répondre, fronçant les sourcils dans le court silence qui suivit, quand une voix vive et chaleureuse s’échappa de l’homme aux cigares.

- Il boit ce qu’il veut ! Qu’y a-t-il de mal à cela ?

- Tout de même, répondit d’une douce et calme intonation un monsieur habillé et ganté entièrement de blanc.

     Cependant le concerné commençait à s’impatienter, voyant tous ces regards maintenus sur lui qui le décortiquaient. Le gérant posa à côté de son coude un plein verre de vin rouge dont l’éclat presque noir lui fit prendre soudain conscience que tous, dans la salle, avaient à côté d’eux des jus d’un jaune brillant, orangé. Alors, en sorte de défi, il fit signe au gérant et, énonçant clairement sa phrase, lui demanda : « la bouteille. »


     Son geste obtint dans le calme établi un frisson sensible et brûlant que les rayons du soleil par les fenêtres vinrent renforcer. La femme fit un geste pour se lever, retenue par un soudain regard de son voisin. Déjà le nouveau venu payait sa bouteille, victorieux et satisfait, plus encore quand se leva derrière lui une nouvelle voix un peu sensible, lente et calculée, presque fragile.

- La bouteille.

     Ce constat fit retomber la tension. L’énonciateur avait piètre allure auprès de ses camarades, vêtu d’un gilet usé et pour tenir son pantalon d’une grosse ceinture de cuir à boucle dorée qui étincelait. Son air campagnard contrastait avec un maintien plutôt princier et la force de son regard qui se dérobait sans cesse à l’arrivant. A côté se tenait l’enfant, cheveux noirs en bataille comme ses habits, les mains sur ses genoux, balançant lentement ses deux jambes en mouvement inconscient. A la même table se tenait le monsieur en blanc, chaîne d’argent à sa poche et cravate impeccable, dont le visage semblait lui-même pâle, presque fantomatique. Il ajouta, sur le même ton que le précédent et avec une pointe d’accord respectueuse :

- La bouteille.

- Ne vous en prenez qu’à vous-même, reprocha avec agacement l’homme aux cigares dont le voisin gardait le couteau suspendu entre deux de ses doigts, fasciné par sa lame.

     Il sembla alors à l’arrivant que la porte d’où il venait se trouvait loin de lui, séparée par ces regards profonds aux lueurs inquiétantes. Cette mauvaise comédie ne lui plaisait plus du tout et l’envie de respirer l’air de la rue lui prit, comme si celui chargé d’une poussière ancienne le prenait à la gorge. Pour garder sa contenance l’homme but une gorgée du vin rouge, excellent, réellement parfait et il le pensait sincèrement quand la conscience lui vint qu’il avait vidé son verre. Personne dans la salle n’avait bougé, tous les yeux le suivant à présent dans chacun de ses gestes. Il se décida à parler :

- Allons, messieurs, qu’y a-t-il de mal dans le fait de boire du vin ?

     Il regardait alors l’homme aux cigares, espérant de lui quelque secours qui ne vint pas. Celui-ci grommelait pour lui-même, jouant avec un briquet après avoir déposé sa boite sur le plateau de la table. La réaction vint de son voisin dont les yeux étaient de braise.

- Rien, lâcha-t-il brutalement, rien du tout.

- Ce n’est que du vin, renchérit au fond de la salle l’individu en gilet.

- Du vin rouge, ajouta son voisin en arrangeant ses gants.

- A la bouteille, conclut sourdement le premier en haussant le ton.

     Tous sentirent dans les secondes qui suivirent la désagréable sensation d’une crevasse creusée par ces mots. L’homme ne savait pas s’il devait rire ou s’énerver. L’atmosphère lourde et anachronique du cabaret le mettait mal à l’aise tandis que ces figures tournées vers lui effaçaient tout sentiment de sécurité. Heureusement l’homme aux cigares continuait de grommeler, visiblement agacé par l’attitude de ses compagnons. De temps en temps il envoyait un regard dérobé au fond de la salle, là où la pénombre s’abattait. Le silence décida son hésitation ; il releva la tête et, cherchant sa voix la plus calme dans le trouble qui le prenait, laissa tomber :

- Levons-lui au moins nos verres !

     Aucun regard n’approuva. Pourtant, les uns à la suite des autres, tous en bon ordre levèrent leur verre dans un ensemble détonant qui claqua dans la pièce, puis les occupants vidèrent leur jus d’orange. Si ce premier éclat avait retenti dans le silence, sa présence néanmoins avait su effacer les dernières paroles, ne laissant que des verres vides entre les différentes personnes. Il sembla au nouveau venu qu’à présent les regards se détachaient de lui et même un geste de l’homme aux cigares l’invitait à se joindre à sa table. L’invitation offrait une échappatoire ; son siège à coussin surélevé le mettait mal à l’aise ; il s’assit à côté de l’individu, sa bouteille de vin rouge à la main.


     Alors ce dernier leva le bras pour demander au gérant une nouvelle consommation, et sa voix chaleureuse sembla très humaine, presque riante :

- Du vin rouge, un verre, j’accompagne monsieur.

     Ces quelques mots suffirent pour raidir chacun, dans l’attente d’une réaction violente qui cependant ne vint pas. Le monsieur en blanc, dressant un doigt, commanda à son tour du vin de sa couleur, les autres gardant leur lourd silence. Il semblait enfin que l’étrange comédie n’avait plus cours, ce qui fit soupirer l’arrivant de satisfaction. Il remplit son verre d’une gorgée, très peu car l’ivresse le menaçait déjà. Le gérant avait quitté ses bouteilles et, les nouvelles boissons sur un plateau de métal aux reflets argentés, passait entre les tables en déposant les verres pleins. Il donna son verre de vin à l’homme aux cigares en dernier, ramassant les verres vides dans l’ordre où ils avaient été vidés.

     Cependant l’homme, maintenant qu’on se désintéressait de lui, sentit comme une déception de ne pas savoir de quoi il retournait et ce qui avait pu produire une réaction si inattendue. Aussi voulut-il le demander discrètement à ce compagnon improvisé, qui de tous lui semblait le plus amical, quand la voix lourde, tonnante, tempétueuse de l’homme musclé, sans que ce dernier ne le regarde, lui demanda :

- Qui ? Puis il tourna la tête et, qui va mourir ?

     Une seconde encore l’interpellé ne comprit pas, puis il saisit de quoi on voulait l’accuser. Son regard soutenait mal les feux brûlants du géant dont la respiration semblait plus forte et les sourcils plus froncés. Un sifflement métallique souffla alors près de lui : l’individu blond limait son couteau avec une lenteur assassine, ses yeux fascinés par les reflets de la lame. Cette fois il fut près de quitter sa chaise.

- Que racontez-vous ? Je ne comprends pas.

     Alors l’homme aux cigares, lui tendant sa cartouche ouverte où ils s’alignaient sombres et lourds comme des munitions, répondit :

- Ne l’écoutez pas, c’est à cause du vin.

- Le vin ?

- Regardez votre verre.

     L’individu avait attrapé machinalement un cigare et tendu son bout au-dessus du briquet allumé où dansait furieuse une petite flamme. Ses yeux retombèrent sur le verre à vin vide et d’abord il ne comprit pas, puis son regard passa sur la bouteille et il la remarqua plus diminuée qu’il ne l’aurait pensé. Enfin ses souvenirs, dissipés par les effluves de l’alcool, lui rappelèrent qu’il s’était resservi plus d’une fois et, gorgée par gorgée, avait vidé un second verre entier. Cela l’effraya presque, de s’apercevoir qu’il ne contrôlait plus ses gestes autant qu’il le voudrait. Il tourna la tête du côté de l’assemblée qui ne le regardait plus, sauf son dernier interlocuteur au regard désormais plus curieux qu’accusateur.

- Je vous le promets, je ne veux pas tuer.

     Un coup sec le fit frissonner : la boite à cigares avait été refermée brusquement et posée sur la table, en évidence. Son possesseur en profita pour se présenter, disant s’appeler le Commandeur, puis il ajouta et son interlocuteur se rendit compte que ses habits secs avaient des allures d’uniforme :

- Ce n’est pas grave, oubliez cela. Inutile d’y penser.

- Enfin, renchérit l’homme, je vous promets que je ne veux pas tuer !

     Et le Commandeur de lui répéter qu’il le savait, son sourire chaleureux se voulant rassurant, qu’il ne fallait pas y prêter attention. Pour confirmer ces dires, son voisin fit tourner un peu le couteau de chasse entre ses mains fauves puis le rangea dans un des deux étuis noirs de sa ceinture. Contre un pied de table battait la longue canne de la femme au lent rythme du temps, tandis que, se penchant auprès de l’homme au gilet en lui prenant le bras, le petit enfant aux cheveux noirs soufflait : « Il me fait peur. » Le nouveau venu ne se demanda pas comment il l’avait entendu, son souffle coupé par le ton indifférent, glacial du petit enfant aux yeux inexpressifs, dont les mots pourtant se chargeaient d’angoisse. En revenant à sa bouteille l’individu se rendit compte qu’il avait encore entamé le contenu de celle-ci, inconsciemment, ce qui finit de l’effrayer.


     Autour de lui les verres restaient pleins, immobiles dans l’attente qui n’en finissait pas. Le monsieur en blanc, sans un regard pour l’enfant, se contentait de respirer la vapeur de son vin, les yeux clos dans une attente satisfaite. Il semblait pourtant qu’à la surface des boissons frémissaient de vagues ondes que forment les gouttes quand elles tombent dans l’eau. Les tables de bois s’alourdissaient de poussière, leur bougie éteinte, étincelante aux reflets du soleil, dans un silence brûlant. Près de la porte, toujours assis sur sa chaise, le géant faisait jouer ses poings en geste répété, lointain, tandis que sa voisine laissait battre sa canne indolente.

     L’enfant murmura : « Il me fait peur » et ce dernier mot troubla le cœur du spectateur dont l’ivresse ne cessait d’augmenter. Ses yeux se baissèrent sur son verre où reposait une nouvelle gorgée de vin au rouge vif perlé qui commençait à le dégoûter. Il l’avalait, il sentait le goût amer couler dans sa bouche sans vouloir, malgré toute sa volonté, l’empêcher de couler. Le Commandeur prit son propre verre, fit un petit geste amical et but lentement son contenu, douce et suave sensation où s’évanouit la moitié du vin.

- Enfin, dit-il en reposant le verre, on ne va pas s’empêcher de boire pour des histoires !

- Mais quelles histoires ? demanda d’un ton qu’il se surprit suppliant l’arrivant.

      Il n’arrivait plus à détacher son regard du petit enfant noir qu’il voyait presser la main inerte de l’homme au gilet, répétant sa courte phrase dans un souffle, les yeux levés et tristes, tristes d’indifférence, ces yeux tels des fragments de vieux verre sombre et dépoli, qui le fixaient sans le regarder, l’accusaient, l’accusaient.

- Je n’ai tué personne.

     L’homme aux cigares, ce Commandeur, soupira, but encore une courte larme de son verre, fit tourner son contenu un instant avant de répondre, une grimace à son visage.

- Ca a mauvais goût, n’est-ce pas ? Savez-vous à quoi ce vin fait penser ?

     Son interlocuteur ne l’écoutait presque pas, toute son attention fixée sur l’enfant, déchiré par l’émotion. Il fumait alors, tout comme le Commandeur, les cigares qu’ils avaient allumés et leurs fumées poudreuses tourbillonnaient autour d’eux, âcres et crues, sèches surtout, qui donnaient envie de boire. Tout détonait à ces lueurs, dans la pièce figée et chaude.

- L’histoire a commencé avec la vigne, avec les fruits. Elle dit que l’homme a le choix, je veux dire l’humain, entre tous ces fruits, entre toutes les boissons, tous les alcools, tous les vins. Entre tous vous avez choisi celui-là, sans marque, sans nom.

     Effectivement, rien sur la bouteille ne se trouvait que le verre rugueux, vieilli, qui noircissait son contenu liquide. Les regards pesèrent sur le nouveau venu, plus fortement encore qu’avant. Une vois continua, féminine, avec des accents sauvages.

- Ici le vin révèle les coupables. Chacun a ses crimes, tout le monde se laisse tenter par le vin, tous ici en ont bu.

- Sauf lui, répliqua le monsieur en blanc, les yeux toujours clos au-dessus de son verre.

     L’enfant baissa la tête, murmurant pour lui-même, lâcha la main de l’homme qu’il suppliait. L’arrivant le sentait qui se repliait sur lui-même, renfermé sur sa chaise, dans un mouvement effrayé, qui tenait les bords de sa chaise dans la crainte de tomber. Cependant ce voisin insensible prenait la parole et sa voix se fit ardente :

- Rouge d’oubli, blanc de remords, voilà à quoi cela tient. Refus ou accord, puis il y a pire et plus il en boit et plus il sombre. La bouteille vide, il tue ou il a tué.

     A ces paroles chacun garda le silence et les jus d’orange semblaient soudain de trop, comme incohérents, coupables d’être là. En rejetant ses yeux sur sa bouteille, l’homme en vit la moitié vidée et son verre à nouveau plein, coupe agressive qu’il tenait dans sa main. Le monsieur en blanc parla à son tour :

- L’histoire finit comme elle a commencé, tout cela parce que, goutte après goutte, le vin a emporté les tourments. Un mauvais goût de tourments.

     L’enfant n’écoutait pas, retiré dans son coin de table où il laissait faiblement ses jambes se balancer, déjà presque absent de la scène.


     Le Commandeur termina son verre d’un trait soudain avant de remettre son cigare en bouche, d’en tirer une nouvelle bourrasque d’âcre fumée.

- Ils ne le disent pas mais d’après l’histoire, le crime aura lieu ici et ils devront vous en empêcher.

     Enfin l’homme parvint à détacher son regard de l’enfant et, comme hébété, abruti par l’alcool, il le fixa sur cet uniforme au visage sombre entouré de volutes aériennes, sorte de poussière par-dessus la poussière. Les bougies sur les tables avaient été allumées, lançant sur leurs assiettes de cuivre des éclats tourmentés. Un murmure semblait s’élever du silence, qui ne disait rien, qui susurrait avec des mots tordus dans sa tête toute l’horreur de l’imagination. Ses lèvres sentirent le contact froid du verre, la chaleur affolante du vin, sans qu’il devine devant lui sa main levée qui le trahissait. Des ombres gigantesques, déchirées par la lumière, se formaient devant lui.

     Tout à coup le Commandeur se leva, laissant sur la table sa boite à cigares. Il s’exclama de sa voix la plus humaine :

- Mais tout cela, ce ne sont que des histoires ! Et puis tuer, tué, quels grands mots ! Quelle exagération ! Nous ne parlons pas de tuer, n’est-ce pas, pas sérieusement ?

- Vraiment ? souffla pathétique le nouveau venu réveillé de son cauchemar.

- Absolument ! Même si, enfin, qui n’a pas souhaité du mal à autrui, au moins une fois ?

     Là-dessus il salua ses semblables et, laissant derrière lui quelques pièces d’argent déchargées, fumantes, avec l’excuse du devoir à accomplir, l’homme au cigare allait passer la porte de verre quand une tension l’arrêta, qui lui fit tourner la tête au fond de la salle, là où personne ne regardait, pour soupirer et s’en aller. Personne ne commenta son départ, à peine suivi de quelques regards fugaces. Il était parti, laissant l’homme seul assis à sa chaise, entouré par toutes ces hostiles silhouettes. La femme laissait paraître un fin sourire carnassier que sa main gantée de cuir cachait en partie tandis que battait toujours plus vite sa canne sous la table. Tous attendaient, dans l’air figé et lourd que brassait avec peine la fumée du cigare, aux lueurs brisées des bougies, la réaction de l’intrus.

- Enfin, c’est du vin ! Ce n’est que du vin ! Réveillez-vous, le vin ne tue pas !

     A son exclamation répondit l’acide dame.

- Le vin, non.

- Ce n’est que du vin, lâcha l’homme au couteau avec ses allures de prédateur.

- Je n’ai tué personne !

     Une à une les secondes s’égrenaient, qui tombaient sous la coupe autoritaire du gérant occupé à laver ses verres, indolent à ce qui se disait. Seule lui répondait la bouteille, avec ses échos terribles, sa forme de femelle où étincelait le liquide d’un noir vif. Par défi, par volonté ou par manque de volonté, pour résister et se perdre, comme une échappatoire fortifiée enfin, dans la confusion de ses idées, il buvait, encore deux verres pour en finir, il les buvait, gorgée après gorgée, sentant les larmes lui venir. Personne ne réagissait, champ de statues colossales prêtes à frapper, incandescentes.

- Je n’ai tué personne ! Personne, vous entendez !

     L’homme musclé, serrant les poings, répondit :

- Nous avons tous tué.

- Mais je ne suis pas comme vous !

- Nous sommes tous différents, fit remarquer celui au gilet.

- Au moins, empêchez-moi de boire !

- Nous n’en avons pas le droit, laissa tomber simplement le monsieur en blanc.

     Les larmes à présent s’accumulaient au bord des paupières fatiguées, dans ses yeux troublés, confus, ravagés par l’alcool et qui s’emplissaient d’entailles rouges déformées par la douleur. Le souffle lui manquait pour parler encore, tandis qu’il sentait ses poumons lui brûler, la crampe de ses muscles et l’impression que son corps s’effondrait. Il trouva cependant la force de hurler :

- Démons !

     Aucun ne le contredit.


     Alors toute la salle fut emportée d’un soudain frisson surgi des ombres, de la lumière, qui fit lever la tête à tous et même vaguement réagir le gérant. Ils entendaient tous la malheureuse mélodie que produisait avec lenteur la boite à musique couverte de plaques de rouille et de dorures sublimes. Ce chant anachronique, plein d’une innocence juvénile, passait entre les ténèbres et l’ivresse sourde du malheureux effondré avec sa bouteille pour lui prendre la main, plein de douceur, pour réconforter cet être entouré de spectres. « C’est lui » chuchota l’enfant. La musique retenait sa main, suppliante pour qu’il arrête, le dégrisant, lui ouvrant les yeux, appel à la vie au-deçà de la mort, qu’il ne comprenait pas mais qui le réconfortait.

     Son cœur enfin se fit entendre, battant avec violence dans sa poitrine anéantie, lui écrasant les tempes. L’homme cependant se sentait la force de partir, ne craignant plus l’assemblée muette qui le regardait, prêt à quitter sa chaise, la table, la salle, lorsque la pensée la plus absurde arrêta son élan : il avait payé la bouteille. Au moment où la petite mélodie le libérait du cauchemar, retourné à la réalité il ne croyait plus à ces histoires et ce ridicule souci d’économie acheva sa décision. L’homme, sans écouter les exclamations révoltées autour de lui, chassa de la main la fragile musique et, sans s’en rendre compte, il avait déjà le vin à la bouche, avalant une nouvelle gorgée.

     Quand ses yeux retombèrent sur la bouteille, il n’en restait plus assez à l’intérieur que pour un verre. Dans son dos jouait en vain la boite à musique rendue au silence, quand il vit l’enfant qui avait quitté sa chaise se diriger vers celle-ci, hésitant et timide. Cette petite silhouette, sombre au travers du filtre vitreux de son regard, s’étirait en longues langues de feu noire et dans son cauchemar lui parut d’un terrible crépitement. Déjà les paroles obscures qui tantôt murmuraient dans sa tête se faisaient à nouveau entendre, plus fortes et plus présentes à mesure qu’il regardait l’enfant s’approcher de la boite à musique, à mesure qu’il s’éloignait de lui. Le rythme de la canne en ivoire battait son plein, lui secouant le cœur en même temps que les mots jetés dans son esprit enivré.

- Je ne l’ai pas tué.

     Ces mots s’adressaient à l’enfant, pâteux, arrachés en réaction presque inconsciente.

- Dis-leur, toi, tu sais. Je ne l’ai pas tué !

     La silhouette noire se retourna, au travers du brouillard flamboyant, avec ses deux yeux d’un jaune inhumain qui l’observaient. Lui cherchait à suivre le cours de ses pensées, cherchant à échapper aux rumeurs lourdes et menaçantes qui le cernaient.

- Dis-leur, c’est de ta faute, je ne vais tuer personne !

- Non.

     Une réponse timide était sortie de sa bouche entrouverte, tandis qu’il ramenait ses mains devant elle pour s’en protéger. L’enfant n’osait plus bouger, comme abattu par les mots crus que lui décochait l’homme, comme si chaque mot pouvait blesser. Il ouvrait la bouche, l’enfant, sans parvenir encore à parler, seul dans ce coin de la pièce que n’éclairaient pas les bougies.

- Dis-leur, c’est de ta faute, c’est toi, c’est toi !

- Non.

Il secoua la tête, la baissant un peu, les yeux fermés. Ses bras levés devant lui le protégeaient de coups invisibles que ponctuaient les cris de l’ivrogne.

- C’est de ta faute ! C’est toi ! Tu veux ma mort !

- Non.

     La parole d’un enfant ne vaut rien quand se déchaîne la violence. Il vociférait ses paroles dans la pièce silencieuse, devant les spectateurs qui le regardaient, attendant la suite, de leurs yeux embrasés. Puis la femme lança : « Laissez-le ! » Son voisin lui posa la main sur le bras, la fit se rasseoir. Dans la main de l’ivrogne valsait le verre plein, rouge vif et hurlant, dont des gouttes s’échappaient sur les bords.

- Ta faute ! Ta faute ! Toi ! Tu veux m’empêcher de boire ! Tu vas le tuer ! Ta faute !

     Il le disait à l’enfant dans son dos, qui avait voulu prendre sa main, risquant de le battre avec celle-ci. Ses lèvres sentaient l’écoulement glacial du vin ; il retira son verre, pris d’une violente peur ; il en restait au fond, une gorgée, peut-être deux.

- Ta faute, ta faute !

     Il pointait du doigt l’enfant réfugié sur un siège à coussin, qui se recroquevillait sous le coup des exclamations. Sa main s’approchait de sa bouche, s’en éloignait à nouveau, revenait et toujours menaçante valsait ainsi tout près de lui. Parfois l’homme lançait un regard bestial sur ce maigre contenu liquide, pour s’assurer qu’il en restait, juste un peu, rien qu’un peu. Pourtant les mots s’écoulaient impétueux, puisés dans sa terreur et sa rage. Dans son esprit l’homme se répétait qu’il n’arriverait rien, que ce n’était que du vin et ces pensées le torturaient plus que toute autre, alors il répétait :

- Tueur ! Tueur !

     Son regard agressait l’enfant assis sur sa chaise, qui n’avait plus la force de répondre, blessé à vif, saignant. Il répétait : « Tueur, tueur », d’une voix qui lui semblait lointaine, sans savoir s’il restait dans son verre encore un peu de vin, sentant ce goût horrible dans la bouche. A ses oreilles éclataient les détonations tourmentées, à ses yeux se brisaient les dernières lueurs aveuglantes, lueurs furieuses qui le faisaient pleurer.

     Il lâcha un dernier mot, incapable de s’entendre, à l’enfant tombé devant la porte, puis s’abattit un silence sinistre. Son regard alla aussitôt au verre qu’il trouva vide ; il n’eut pas la force de le lâcher. Autour de lui les spectateurs n’avaient pas bougé mais les flammes démoniaques dans leurs yeux le harcelaient assez. L’ivresse chassée, il ne restait plus comme traces de sa crise que les larmes ruisselantes de ses yeux.

- Je n’ai rien fait. Je ne voulais pas. Ce n’est pas moi.

- Ce n’est rien, lâcha cruellement le fauve au couteau, ce n’est que du vin.

- Du vin rouge, lança la créature au gilet, à côté du siège désormais vide.

- Une bouteille, conclut sans autant d’animosité le monsieur en blanc.

     Ils n’attendaient plus, leurs regards l’avaient quitté, le laissant en proie au doute, rongé de faux remords. Cependant le monsieur au fond ajustait une nouvelle fois ses gants et, après avoir regardé ses compagnons, se levait, son verre à la main. Il s’approcha de l’homme effondré, s’arrêta à côté de lui.

- Vous l’oublierez, dit-il d’un ton qu’il voulait calme et réconfortant. Buvez maintenant.

     L’homme releva la tête, encore éprouvé par l’émotion, se réveillant de ce mauvais rêve. Ses yeux exprimaient l’incrédulité.

- Au moins, pourrais-je avoir du jus d’orange ?

     Son ton plaintif fit rire le gérant d’un rire inexistant. Le monsieur laissa s’échapper un sourire gentil, presque amical, pour conclure :

- Vous n’en êtes pas encore là.

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