Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Non lacrima jam.

Le premier jet était parfait mais une erreur stupide m’a fait tout effacer. Le second jet n’en sera donc que meilleur. Ne demandez plus que je dise qui quoi et pourquoi, il le fallait, il le faut, voilà tout : quoi qu’il m’en coûte.

     Derrière la rosace lumineuse passe une frêle nuée, nuage discret emporté par le souffle du vent. Son ombre, quoique pâle, suffit pour que le gardien cesse sa lecture, referme le livre à la couverture ocre racontant les fables de son histoire. Il ne laisse derrière lui qu’une traînée dorée qui conserve l’instant, fine bande de tissu reposant entre ses doigts.


     Une cloche sonne au loin.


     Le nuage s’en est allé, lui reste attentif, se lève de son siège en bois de chêne, se dresse toute entier. Les portes sont closes, les fenêtres muettes, les murs de pierres recouverts de marbre, avec leurs larges tableaux aux cadres ciselés d’or et les longues tapisseries colorées qui les bordent, refusent tout accès et pourtant, malgré le frémissement des chandelles dans les lustres et l’argent accroché aux colonnades, malgré le bruissement du bois à la chaleur du soleil, un léger son se fait entendre, presque rien, qui fait s’abattre à son passage toutes les cloisons du manoir.

     Pas à pas, lentement, le gardien s’avance, veut sortir son épée puis hésite et laisse sa main sur la garde argentée, comme s’il craignait par un souffle de chasser cette fragile rumeur. Devant lui se présentent les deux battants renforcés d’acier et le tapis qui les sépare des petites marches de pierre surplombant le fond de la salle. Sur le siège repose le livre à la couverture ocre fermée.

     Un instant, il n’entend plus rien, s’immobilise totalement, puis le bruit revient, brisé au milieu du calme ambiant. Lui reprend sa marche prudente, franchit les portes et, tel un fantôme, traverse la grande salle et ses tables rondes recouvertes de nappes blanches qui pendent. A l’entrée s’éleve la statue de marbre, fidèle protectrice, avec ses deux ailes déployées. Il ne voit nulle part, ni en bas ni au balcon, cachée derrière les escaliers ou les colonnes, une autre présence que cette résidente silencieuse.

     Cependant le faible murmure, tout proche maintenant, une voix sans parole, aux mots inconnus, le fait s’approcher de la haute porte que baignent de lumière les fenêtres en ogive au-dessus d’elle. Il lâche enfin le manche de son épée, pose sa main sur l’anneau de métal puis son oreille contre le battant de bois épais, inébranlable, pour ne plus qu’écouter celui qui produit cette triste mélodie. Il pleure.


     Dehors pleure un renard, assis sur les marches de pierre de l’immense bâtiment. Le ciel a beau briller, les oiseaux chanter, l’eau claire de la rivière couler à profusion, les arbres peuvent agiter leurs feuillages, les animaux jouer entre les buissons et les fleurs remplir l’air de leurs parfums chauffés au soleil, rien ne peut l’empêcher de pleurer, seul devant la porte fermée.

     Le vent vient soulever sa fourrure noire qui le recouvre entièrement, va caresser son visage au court museau et ses deux grandes oreilles. En vain le soleil réchauffe ses membres, les pattes frêles avec leurs petites griffes, les jambes repliées sur le ventre creux contre lequel il a glissé sa petite queue touffue. Ainsi les larmes, venues de son corps, finissent sur son corps, ne le quittent pas.

     Son poil porte encore sur lui la rosée mêlée à la poussière, aux ondées, aux tempêtes de toutes sortes qui s’abattent tonitruantes et martèlent avec violence la terre de leurs trombes agitées. Le pelage cache ses cicatrices, long sillons rougis, morsures cruelles qui ne veulent pas se fermer. Sa seule possession est une paire de sandales qui lui protègent les pieds, dont le cuir usé résiste cependant, légère compensation dans le tourbillon de ses peines.

     Il pleure.

     Dans les ténèbres de la nuit, tandis que se déchaînait l’orage, il hurlait, frappait avec l’anneau de plomb contre la porte impassible. Les vives bourrasques glacées lui tailladaient la chair, enrouaient sa voix et par leur fracas la couvraient toute entière, s’acharnaient pour ôter toute force à son corps chancelant. La pluie, elle, se contentait d’effacer les traces de son désespoir.

     Il frappait, frappait, frappait le plus fort qu’il pouvait, appelait pour qu’on lui ouvre, en vain. Ses mains s’accrochaient à l’anneau de plomb plus qu’elles ne le bougeaient, griffaient la porte sans parvenir à l’entamer, comme pour s’y rattraper encore ou pour la caresser. Il n’appelait plus le cruel propriétaire mais tentait d’adoucir le bois épais, inébranlable et sourd. Les mains ruisselantes d’eau glaciale glissaient sur la surface rugueuse du battant, puis sur la pierre quand, vaincu par l’épuisement, le renard s’affaissa sur la plus haute marche, ne cherchant plus à entrer mais contre l’orage la protection illusoire du bâtiment qui l’écrase.


     Il avait entendu, cette nuit-là, sous les éclairs luminescents, pendant qu’il remplaçait les bougies consumées dans les couloirs ténébreux, il avait entendu ces appels à bout de souffle, entrecoupés de larmes, qui le suppliaient, les coups donnés à la porte et les griffes dérapant sur le bois. Il avait entendu et n’avait pas ouvert, maintenant encore il n’ouvrira pas et sans ces pleurs il serait déjà revenu à son livre. Il reste pour écouter, immobile, la poitrine contre cette porte fermée.

     Dans ce livre comme dans tous ceux de la bibliothèque, avec ses deux cents étagères alignées à la lumière des vitres de verre, dans les manuscrits restés inachevés sur les tables d’écriture, dans les armures qui gardent les corridors avec leur lame de diamant, leur écu d’acier aux couleurs pures, dans les vastes paysages dénués de présence, les ciels étoilés peints d’une encre bleu nuit, dans cette assiette vide enfin et cette chaise devant elle où plus personne ne s’assied, toute la souffrance accumulée n’égale pas celle de ces larmes.

     Une à une séparément il les laisse s’effondrer, chargées de leurs vifs tourments et du sel amer de la déception, dans son esprit pour les y écouter sonner comme le feraient des gouttes de cuivre disparaissant dans une mer d’argent. Un renard les a produites et pourtant lui aussi est un renard, avec sa fourrure rouge, ses griffes acérées comme les noires pupilles de ses yeux de braise, son dos qu’aucune douleur n’a pu courber, porteur de deux ailes.

     Cependant d’avoir écouté, profité de ces larmes, les avoir presque dérobées aussi longtemps, pousse le gardien, malgré la force de son refus, quoiqu’il voudrait faire durer cet instant plus longtemps encore, à répondre au renard. Ses mots restent encore un moment paralysés dans sa bouche, hésitants, pour sortir enfin.


     "Non lacrima jam."


     En entendant cela le renard noir s’est levé, a reculé de quelques pas. La voix était froid, inexpressive, plus tranchante qu’une lame de mer au sein de la déferlante. Ses deux yeux jaunes regardent de côté, tels des fragments de vieux verre sombre et dépoli, son corps est tourné et prêt à fuir, sa queue cachée derrière ses frêles jambes. Instinctivement, il a mis devant sa bouche fermée ses mains serrées, comme pour s’empêcher de crier ou se protéger.

     Il n’entend ni le chant enjoué des oiseaux ni la danse enchanteresse du vent dans les feuillages pesants de sève, brillants sous la rosée, ni la cascade cristalline gorgeant troncs et buissons dans un continuel remous, son eau glissant sur des galets au gré du courant, il ne voit pas plus les étendues d’herbe où les corolles de pétales s’étalent chatoyantes par brassées entières ou isolées et diverses, que les plantes hautes aux branches légères mouvantes au vent et les fruits pendant à celles plus grosses des arbres fruitiers, que les nuages qui nuancent le ciel de leurs formes toujours nouvelles au milieu du bleu azur où s’élève le soleil. Il n’attend que la voix, ne voit que la porte fermée.

     Elle est revenue, d’autant plus terrifiante que sa présence est assurée, cauchemardesque pourtant. Les mots qu’elle dit n’ont aucun sens à ses oreilles mais le font frissonner d’effroi. Voyant la porte inébranlable au troisième mot il tourne le dos et fuit, part en courant loin du manoir aux murs gris couverts de mousse, disparaît dans l’ombre d’un arbre comme il est apparu la nuit précédente.


     "Mane, misericordia, mane."


     Le renard est parti, a emporté avec lui ses larmes et son malheur, a laissé seul le gardien, chassé par ses paroles. Maintenant que le monde s’est tu, que du dehors ne vient plus aucun bruit, il faudrait retourner à la lecture, tout oublier. Néanmoins le gardien reste face à la porte, immobile, dans l’espoir peut-être que revienne le renard. Autour de lui le souffle mort retombe silencieusement.

     Ses mots, dits du ton le plus doux, le plus chaleureux qu’il pouvait, ont fait fuir le malheureux. Il aurait voulu, lui aussi, s’il lui était resté autant d’espoir qu’à ce désespéré renard noir, appeler, hurler, frapper la porte avec l’anneau de plomb, griffer le bois jusqu’à se les arracher, briser les fenêtres pour sortir. Encore a-t-il oublié d’aller jusqu’à l’une d’elle pour regarder l’inconnu, voir à quoi peut ressembler tant de misère, parce que sa voix lui suffisait.

     Au lieu de réouvrir son livre, quand arrivé devant son siège il l’a saisi entre ses mains de meurtrier, le gardien l’emporte à l’étage, par les escaliers nus de toute décoration, jusqu’à la bibliothèque où il lui restitue sa place. Puis il ouvre un autre livre et, dedans, cherche un personnage à qui il pourra dire :


     "Mane, miles, mane cum me ludere, namque lacrimae non tibi sunt."

Connectez-vous pour commenter