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Le soleil venait de se lever sur la cité de Skefoy la prodigue et dardait les premiers rayons matinaux d’une aube lente à lever le manteau de velours noir qui dormait encore dans les ruelles. Quelques uns parvenaient à trouer la protection de la muraille, et, passant au travers des remparts, venaient se briser sur les toits, enflammant les tuiles de teintes mordorées.

Skefoy se réveillait de sa paisible nuit. Déjà quelques rares badauds apparurent au travers des rues, déambulant à pas rapides pour être finalement aspiré par une ouverture. D’autres, ivrognes, titubaient avec difficulté jusqu’à s’écrouler dans des impasses et gagner quelques heures de sommeil.

Dans une maisonnée, deux jeunes gens s’activaient, depuis longtemps réveillés. Ils analysaient avec attention divers bibelots à terre, seulement éclairés par la timide lueur d’une chandelle. Soudain, l’un d’entre eux, désirant se lever, marcha sur une épée en bois qui se brisa dans un craquement sourd.

« - J’avais cru m’être fait comprendre ! » tonna une voix au travers de la mince cloison qui n’offrait qu’une futile protection, mais qui permettait aux enfants d’être épargnés par la fureur de l’homme.

« - Oui, père, on sait » gronda Kev à son tour.

Le dénommé Kev était un enfant de seize ans aux yeux de saphirs, d’ordinaire pétillants de vie malgré le lot de souffrances que lui avait apporté la vie dès son jeune âge. Ses longs cheveux d’un noir de jais venaient s’écouler sur ses épaules en une cascade renouvelée à chacun de ses gestes. Ni grand ni petit, sa taille lui évitait de se faire remarquer, et à chaque instant il lui était possible de se fondre dans la masse des passants, le plus souvent pour éviter les ruades qu’il recevait de son père. Il n’en avait jamais vraiment su la raison, mais il se doutait en son for intérieur que sa naissance n’avait pas été désirée, et avait obligé son père à se marier à celle qui n’avait dû être qu’une conquête d’une nuit. Chaque fois qu’il se trouvait seul avec son géniteur, ce dernier ne cessait de ressasser en un leitmotiv lancinant « foutu code du mariage » et ses yeux gris s’enflammaient subitement en consumant Kev du regard. Il n’avait jamais eu la chance de suivre une quelconque formation, et passait ses journées à traîner en forêt, cueillant fruits et baies pour survivre, obligé depuis des années déjà à se débrouiller seul, sans l’aide de personnes. Sa rencontre avec ses amis avaient été comme une libération, et pour la première fois de sa vie, il avait pu compter sur des gens autres que lui-même, et l’amitié qu’il recevait en échange avait été un bien inestimable, l’aidant à se maîtriser face à la fureur de son paternel.

Les joues de l’enfant étaient creusées par la colère qui le brûlait, son père ayant brisé, volontairement, il n’en doutait pas, le rêve dans lequel il se trouvait l’instant d’avant. Alors qu’il hésitait à s’énerver à son tour et à franchir l’ouverture pour se trouver face à son père, il se ressaisit et se rassit, les yeux noyés dans des larmes de colère.

« - Ferait mieux de pas exister » souffla-t-il avec rage à son ami.

« - Ne dis pas ça... Au moins tu as la chance d’en avoir un... Il me manque tant... »

Kev se mordit la lèvre suite à sa bourde, conscient qu’il était en train de gâcher leur future semaine dans la nature. Sincèrement peiné d’avoir attristé son meilleur ami, il ne put que murmurer un vague « désolé » avant de se détourner, honteux, du regard de Pierre.

« - Pas grave » murmura ce dernier, avant de s’efforcer à faire un sourire.

Le dénommé Pierre était d’un an plus jeune que son ami. Ses cheveux et yeux d’un noir ténébreux ne semblaient être que le reflet des pensées de l’enfant, vaste abyme dont la vacuité torturait Pierre à chaque instant. Ce gouffre profond et béant dans lequel toute joie chutait jusqu’à se métamorphoser en tristesse, il le possédait depuis quatre ans, date à laquelle son père avait été assassiné. Remplaçant le vide de son cœur, cette peine insondable l’avait envahi, comblant toute fissure par laquelle la joie pouvait transparaître. Il pensait tromper ses amis avec la gaieté qu’il affichait constamment, mais ce masque ne trompait que lui, ce que jamais ses compagnons n’avaient osé lui avouer, pour ne pas avoir à supporter la vue de larmes le long de ses joues. Depuis cette date, sans l’amour que lui avaient prodigué ses amis, et l’aide financière du duc, il se serait laisser mourir, ne parvenant jamais à effacer de sa mémoire l’image d’un père bienveillant, toujours prêt à répandre dans son entourage de la joie.

« - Ca fera quatre ans demain... »

Kev se leva et s’assit à côté de son ami, avant de le prendre dans ses bras, silencieux. Les deux se regardèrent, avant que Pierre ne secoue la tête avant de dire :

« - Ca va aller, ça va aller... »

« - Courage, tu vas voir, on va passer une bonne journée demain ! »

« - Oui... tu as raison... On devrait peut-être se remettre à préparer nos affaires. » Il marqua une pause, avant de demander d’un air faussement enjoué : « On prend le bilboquet ? »

« - Et comment ! » répliqua Pierre sur le même ton. « Cadeau de Geoffroy, faut lui montrer nos progrès ! » Puis, sur un ton qu’il força à rendre enjoué, il continua : réfléchis-tu donc avant de demander pareilles inepties ? »

Kev eut un léger rire, puis voulut aussitôt s’arrêter, comme honteux d’oser être joyeux. Les yeux de Pierre s’illuminèrent, et pendant un instant un large soleil transparut au travers de ses pupilles, une joie depuis si longtemps enfouie qui ne demandait qu’à s’écouler telle une fontaine de jouvence dont les flots impétueux briseraient toutes traces de désespoir. Alors, Kev, joyeux comme jamais, partit en un fou rire, rapidement rejoint par Pierre, et pour la première fois l’écho candide de sa joie n’était ni forcé ni voilé par un quelconque regret.

* *

*

Richard soupira, et arracha distraitement une marguerite. Quatre ans, quatre ans déjà... Quatre longues années solitaires... Il fit tourner la tige, regardant les pétales se mouvoir en une danse effrénée. Tout comme sa vie, une flèche et elle s’écroulait, avant de se transformer en un cycle infernal... Il souffla, et, essuyant ses larmes, se laissa tomber de tout son long sur la terre meuble.

Richard était un garçon frêle de plus d’une vingtaine d’années. Ses yeux marrons avaient depuis bien longtemps perdus une vie qui l’animait autrefois avec passion, et leur teinte autrefois luisante ne semblait plus n’être qu’un tombeau, caveau d’une existence passée qui connut le bonheur. Il avait vécu heureux, et son père, terrorisé par les armes, lui avait enseigné la cueillette dès son plus jeune âge, tant et si bien qu’il s’était habitué à passer des journées entières hors du château pour se rendre dans des hameaux voisins et aider pour les récoltes, avec son père, toujours avec son père... Mais il n’était plus, enlevé bien trop tôt dans la vie, si sauvagement assassiné. Depuis chacun de ses mouvements était accompagné du souvenir de ce père aimé, et il n’avait plus réussi à esquisser de sourires, pourtant conscient que sa morosité peinait toujours ses compagnons. Il les remerciait intérieurement de tenter encore et toujours de le rendre heureux, et de ne jamais l’avoir abandonné, alors que jamais il ne leur avait montré sa gratitude... Un sourire leur aurait suffi, mais il ne parvenait nullement à l’imprimer sur son visage, ayant comme oublié les mouvements à accomplir. Parfois il parvenait à réaliser une parodie de sourire, mais toujours tellement empreinte de tristesse et de souffrance qu’à la vue de cette grimace ses amis se sentaient encore plus désespérés. Il avait aussi eu la chance d’être recueilli par le duc de Skefoy suite à la mort de son père, et il n’avait jamais été en mesure de le remercier, malgré les efforts parfois forcenés que réalisait ce dernier pour passer comme un père ; mais jamais il ne pourrait le remplacer, jamais il ne comblerait le vide de son cœur.

Percevant des bruits de pas, il sécha rapidement avec un pan de sa cape ses larmes, et se redressa, le visage toujours autant marqué par la tristesse. Il se déplaça rapidement sous l’ombre d’un chêne de manière à cacher les dernières traînées luisantes de ses pleurs. Il ne tenait pas à attrister de même ses amis et à gâcher leur semaine de balade par un mauvais présage.

Geoffroy apparut alors, contournant un tronc. Il tenait à la main un lapin mort, et Richard dénombra sept arcs dans son dos. S’avançant, l’homme décocha à son ami un large sourire, l’informant simplement :

« - Ils sont parfaits ! Vivement notre prochaine chasse ! Encore un jour à attendre. »

« - Oui » murmura tout bas Richard.

« - Ca va ? » s’inquiéta Geoffroy, lâchant aussitôt son lapin et se débarrassant des arcs dans son dos pour se pencher vers Richard.

« - Pour vous, demain c’est le début d’une semaine de vacances et de liberté... »

« - Pour toi aussi, » le coupa Geoffroy, comprenant parfaitement où son compagnon voulait en venir, mais ne désirant pas aborder ce sujet.

« - ... pour Pierre et moi, ça fera quatre ans... »

Geoffroy soupira, ne sachant que dire pour réconforter son ami. Lui aussi se sentait triste, même s’il savait que cela n’avait aucune commune mesure avec celle que ressentait son ami. Il s’assit finalement aux côtés de Richard et lui confessa, pesant chaque mot avant de les prononcer.

« - Je suis sûr que... que ton père n’aurait jamais voulu... plutôt, que le vœu le plus cher de ton père était de... de te voir heureux. Je veux dire... il passait beaucoup de temps... de temps avec toi. »

Faiblement, Richard hocha la tête, et s’essuya de nouveau ses joues, à nouveau noyées sous les pleurs.

« - Ca va aller Richard. Courage, je sais que ce n’est pas facile ! »

Geoffroy s’efforça de ne pas verser une larme, afin de ne pas rendre encore plus difficile la peine de son compagnon. L’homme, de deux ans plus vieux que son ami, semblait à ses côtés très grand et large, mais ce sentiment était amplifié par la maigreur cadavérique de Richard. Geoffroy possédait de plus de longs cheveux noirs, que souvent il nouait au niveau de son cou pour ne pas entraver son mouvement lors de chasses, auxquelles la majorité de son travail était dévolu. En effet, artisan, il tenait à tester lui-même son matériel, et sous ce prétendu sérieux se cachait un véritable plaisir à traquer durant des lieux la bête à tuer, tout en admirant les gracieux mouvements de l’animal. Le jour où il avait rencontré Pierre et Richard s’annonçait comme une belle journée, et il se baladait avec Kev et Mav, jusqu’à ce qu’il rencontre à peu de distance l’un de l’autre les deux enfants en proie aux pleurs. C’était lui qui, le premier, avait vu l’état effroyable dans lequel les cadavres des pères avaient été laissés, et il s’était depuis ce jour là jurer de les protéger coûte que coûte de l’horrible sort qui s’était joué de leurs parents. Il avait alors passé une importante partie de son temps libre à leur apprendre à se servir d’un arc pour être un jour apte à se défendre, à prendre les armes et les braquer sur leurs agresseurs s’il le fallait... Depuis quatre ans il ne vivait que pour cela, défendre la vie de ses amis, et sa quête la plus profonde avait été de parvenir à décrocher un sourire sur les visages de Pierre et Richard. Pour le premier, il y était parfois parvenu, mais pour le second, une seule fois un réel soleil d’amitié avait luit : Richard avait réussi à tuer son premier lapin, et plus que l’acte en lui-même, l’idée de pouvoir s’opposer à la ronde infernale de la mort l’avait enchantée. Mais il était depuis retombé dans son incurable tristesse... Geoffroy avait beau essayer par tous les moyens possibles, allant jusqu’à passer des nuits entières dans des tavernes - malgré sa très faible résistance à l’alcool - pour apprendre à réaliser de bonnes blagues, il n’était plus parvenu à le voir sourire une nouvelle fois.

Il rouvrit les yeux, et voyant le soleil à son zénith, souffla à Richard, prostré sur lui-même :

« - Tu veux manger un brin ? »

« - Ca devrait me faire du bien, » répondit, laconique, Richard.

Alors qu’il mordit dans la miche qu’avait emporté Geoffroy, ce dernier ne put s’empêcher malgré tout de sourire, empli d’espoir ; ils allaient passer une semaine entière hors du château, et là il parviendrait bien à arracher un sourire à Geoffroy. Où que le bonheur se soit caché, il y arriverait, il se le promettait.

* *

*

Le bâtiment, tout en longueur et possédant de très nombreuses ouvertures, tremblait à un rythme régulier. Le choc du métal contre le métal résonnait alentour, parcourant les murs en rapides vibrations tels les battements d’un cœur humain.

A l’intérieur, les hommes s’appliquaient à frapper sur les enclumes, ou bien à polir de longues et fines branches de métal jusqu’à faire apparaître un tranchant aiguisé. Pour un visiteur, nul autre bruit ne se faisait entendre que celui des bris métalliques, pourtant une douce mélodie se mouvait dans l’air, jamais interrompue par un coup plus puissant qu’un autre, gagnant en intensité à mesure que le temps passait et que l’heure de la sortie approchait.

« - Te voilà donc bien heureux, ça fait plaisir à voir. »

Mav se retourna, surpris par le regard amusé de son employeur. Il s’arrêta aussitôt de siffler une ballade, avant de s’excuser rapidement. Le patron chiqua un instant, avant de lui tapoter la tête :

« - Ca me fait rien, tant que tu bosses bien »

« - Tenez, regardez cette épée ! » s’exclama Mav, soulevant une rapière d’une enclume, et exposant le fil de la lame à la lumière des fourneaux.

« - Du beau travail... Et pis, te sens pas gêné, je préfère voir mes employés heureux que tristes, z’ont plus d’entrain au travail pour pouvoir sortir plus vite » taquina l’homme.

« - Ca veut dire que... » commença Mav, sentant l’espoir l’envahir.

« - Mais oui, tu pourras les rejoindre, tes amis, si tu continues à si bien bosser, je te laisserai sortir avant le crépuscule, pas de soucis ! »

Mav fit un large sourire à son patron, lequel ne put s’empêcher de légèrement rire sous la joie de son jeune apprenti.

« - N’empêche, tu vas me manquer pendant cette semaine. Y’a pas à dire, mais tu bosses bien et apporte du sang neuf... » Il resta légèrement songeur, avant de reprendre sur un ton plus strict : « allez, remets toi au boulot de suite. »

Reprenant un marteau dans ses mains, Mav remarqua que son patron lui avait adressé un rapide clin d’œil, mais le temps de vérifier, et déjà l’expression de l’homme avait muée.

Mav était un jeune homme de déjà dix huit printemps, dont les deux émeraudes vertes brillaient d’une joie de vivre sans cesse renouvelée, résistant à toutes les épreuves que la vie voulait bien lui offrir. Ses courts cheveux bruns, constamment ébouriffés et dont il avait depuis longtemps abandonné la quête irréalisable de leur donner un peu de tenue, lui donnaient une apparence sympathique dès le premier regard ; et cette première impression était de suite renforcée par le sourire constant et sincère qu’il affichait chaque jour sans faillir. D’ailleurs, ses réparties au tac au tac lui avaient très rapidement values un certain respect de la part des autres gamins de son âge, tant et si bien qu’il lui avait été possible, et même aisé, de créer un groupe parmi ses plus fidèles acolytes, et voler sa première arme, un fin stylet duquel il avait tiré l’amour de la forge. Malheureusement pour lui, éprouvé par les rudes paroles de ses parents, ses blagues se firent plus acerbes, afin de se venger et de voir aussi souffrir les autres. Cela marcha si bien que trois mois plus tard, il n’avait déjà plus un seul ami. Alors il avait rencontré Kev, et en moins de deux ans une réelle amitié était née entre eux, jusqu’à rencontrer Geoffroy, une des rares personnes à avoir un humour encore plus grinçant que le sien. Sous cette envie de rire et d’être heureux se cachait pourtant une grande sagesse que même Geoffroy ne parvenait à remettre en question - et ce n’était pas faute d’essayer - la joie étant devenu pour lui comme une route à suivre, sente bien plus accueillante que celle de la tristesse. La rencontre avec Pierre et Richard l’avait cependant grandement bouleversé, et depuis il avait renoncé à une grande partie de ce qui formait pour lui comme un idéal, de manière à éviter de briser le semblant de vie qu’était apparu au sein de ses deux compagnons.

Mav leva alors son outil, et les chocs recommencèrent avec encore plus d’ardeur. Dans quelques heures, il serait libre pour une semaine entière, et à la seule pensée des balades qu’il parcourrait avec ses amis, il ne sentit plus la souffrance dans ses bras, seulement obnubilé par la course du soleil dans sa folle descente vers les ténèbres, contemplant tour à tour l’arme sur lequel il travaillait et l’ombre grandissante des fourneaux et débris qui traînaient ça et là.

* *

*

Une musique entraînante régnait dans la taverne, repaire de la joie bien après que la nuit soit tombée. A l’intérieur, de nombreux soldats dansaient et buvaient, discutant des événements paisibles de la journée. Un groupe de trois guerriers était assemblé autour d’une table, deux discutant avec volubilité, tandis que le troisième n’avait pas encore murmuré une seule phrase, contemplant d’un regard sans vie l’âtre où les branches craquaient et se consumaient.

« - Alors, comme ça, vous partez ? »

La voix s’efforçait de rester aussi atone que possible, mais pourtant une certaine pointe d’étonnement y perçait.

« - Ouais, une semaine d’liberté, un vrai bonheur » se réjouit Arthur.

« - Toute une semaine ! » L’être ne put s’empêcher de s’abasourdir : une semaine de permission en tant que soldat était rare, très rare même, et était souvent réservé aux plus hauts gradés. Et souvent ces prétendues permissions permettaient un espionnage déguisé...

« - Le duc nous l’a accordé, il a trouvé cela normal. Et pis, au moins, on peut les défendre si besoin est » l’informa alors Arthur de manière à clore le débat.

Arthur était un homme ayant un peu moins d’une trentaine d’années, possédant une carrure impressionnante, dissuadant la plupart du temps tous ceux qui lui cherchaient des noises ; seuls les plus téméraires, ou saouls, s’y risquaient. Il possédait de longs cheveux noirs qu’il laissait tomber librement dans son dos, et ses yeux marron brillaient d’une lueur non pas d’intelligence - comme aimait à le faire remarquer Geoffroy dans ses répliques - mais d’une bonté simple qui ne s’embarrassait nullement des problèmes de forme, qu’il réservait aux têtes pensantes. Très jeune, à force de dissuader des petits bravards de son quartier de s’attaquer à plus faibles qu’eux pour montrer leur toute puissance, il défendit les plus jeunes. Il fut ainsi rapidement considéré par ces derniers comme un véritable héros - peut-être cela n’était qu’un mensonge par peur d’être battu par Arthur, mais les lumières qui brillaient dans les yeux des enfants du quartier chaque fois qu’ils le croisaient semblent bien montrer le contraire. De ces aventures, il en tira une irrésistible envie de devenir soldat afin de défendre non pas un quartier, mais un peuple. Pris dans l’Ecole de Soldats de Foy à dix ans, il montra rapidement des aptitudes à la lutte, mais eu plus de mal à manier l’épée, se sentant toujours maladroit avec ce bout de métal tranchant. Pour pallier à ce défaut, il inventa un langage codé avec son meilleur ami Gontrand. Cela leur permit de remporter à chaque fois les compétitions organisées par l’école : les mouchards adverses ne parvenaient jamais à percer leur secret, tandis qu’eux deux connaissaient parfaitement les tactiques de tous. A l’âge de vingt ans, il était devenu soldat, quatre ans après son camarade Gontrand, et il servait dans l’armée depuis ce temps-là. A son grand malheur, durant ces huit années, il n’y avait eu rien de plus que quelques escarmouches, jamais une bataille dans laquelle il aurait eu l’impression d’être utile.

« - Comme quoi, être ami avec le duc, ça sert » ironisa l’homme, plus pour terminer cette discussion que pour mettre mal à l’aise ses deux compères.

« - On n’est pas ami, mais juste... » commença Gontrand. Il voulut continuer, mais songeant à l’inutilité de cela, il s’arrêta aussitôt.

« - Juste quoi ? » Le troisième soldat avait posé cette question avec précipitation, mais trop tard, le visage de Gontrand ne reflétait plus un sentiment. « Toujours aussi loquace » marmonna-t-il dans sa barbe.

« - Juste en entente cordiale » termina Arthur, « rapprochés par l’assassinat des parents de Pierre et Richard. »

La tête de Gontrand frémit, et imperceptiblement, il hocha la tête, si faiblement que de nombreuses personnes auraient pu croire qu’il venait juste de respirer.

Gontrand était un homme âgé d’une trentaine d’années, grand aux muscles saillants. Ses cheveux de la couleur des ténèbres étaient coupés courts, cela lui évitait de perdre du temps à les entretenir et les démêler, tandis que ses yeux bleus ne brillaient d’aucune vie, et pourtant nulle tristesse ne perçait. Jamais il n’avait beaucoup parlé, ni bougé, à tel point que ses parents s’étaient demandés s’il n’était pas muet. Il n’en était rien, en réalité Gontrand économisait à l’extrême ses forces, ne voulant les dilapider dans d’inutiles dépenses physiques, et ils durent apprendre à contenter ses désirs et à comprendre ce qu’il signifiait simplement par les tremblements infimes qui parcouraient parfois son visage. Il intégra lui aussi l’Ecole de Soldats de Foy à dix ans, simplement parce qu’il avait pris l’habitude de dormir aux côtés d’une épée en bois. Avec l’amitié d’Arthur, il se mit à parler un peu plus - certes très peu, mais il suffisait désormais de rester deux jours à ses côtés pour comprendre qu’il n’était pas muet - mais surtout il devint plus expressif et s’éveilla plus à la vie, prenant plaisir à certaines activités, telle l’élaboration des fameuses lettres codées que toute une génération d’écoliers leur ont envié. Il se révéla être un guerroyeur avisé, non pas le meilleur, mais sachant se sortir de toutes situations épineuses, autant de manière loyal que par des moyens plus détournés considérés comme fourbes - mais tant que ça marchait s’était exclamé Arthur un jour où Gontrand avait terrassé un prétentieux en lui envoyant un broc de bière à la tête. A peine sorti de l’école, il avait été envoyé en campagne à Krastik en compagnie de Geoffroy, et de nombreux autres soldats et chasseurs, pour prévenir une infiltration de Mormundes, territoire ennemi depuis des temps immémoriaux. Depuis cette époque, il était resté à Skefoy, servant à la garde du château. Il s’était lié après à Mav, Kev, Pierre et Richard lorsque Geoffroy était venu quérir son aide, qu’il avait jugé comme normale d’accepter. Arthur avait aussitôt suivi et proposé la sienne, qui bien entendu fut accueilli avec chaleur. Plus ils étaient autour de Pierre et Richard, et mieux ils serviraient à leur défense. Depuis cette époque, il n’avait jamais autant parlé, sans jamais tenir compte des railleries amicales de Geoffroy se demandant comment il pouvait se souvenir de la manière de parler après plusieurs jours.

« - On devrait y aller » suggéra Arthur. « Il serait bien que demain on soit assez réveillé pour monter un cheval. »

Gontrand, sans mot dire, se leva alors de sa chaise, et se dirigea vers la sortie.

Le troisième homme se retourna, et les voyant s’approcher de l’ouverture, les héla :

« - Bonne semaine ! Oubliez un peu les combats ! »

Arthur se retourna, lui fit un signe amical, avant de disparaître dans l’ombre de la nuit.

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