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Le lendemain, Kev se réveilla à l’aurore, après une courte nuit. Il alla sur la place principale, où il regarda hagard passer les poules et la population allant entendre le discours du duc, tout en repensant à ses amis. Eux cinq avaient pris un risque terrible en décidant de protéger leurs deux amis, et en quatre ans ils avaient espéré avoir réussi à échapper à cette menace, à cette épée de Damoclès dont le lien s’était rompu la veille après avoir vaillamment tenu quatre ans. Il se souvenait parfaitement du jour où il les avait rencontrés, quelle peur il avait eu ! Cela avait été une horreur innommable, et il avait réellement cru mourir !

Il essuya d’un geste rageur les larmes qui coulaient sur sa joue, puis se rappela clairement les détails de ce massacre. Il essaya de l’oublier, mais un frisson le parcourut et, dépité, il se laissa aller à son chagrin. Des chimères vinrent à lui, et lui apparut alors un kaléidoscope de souvenirs. Trois ans auparavant, dans les bois entourant le château, il se promenait heureux en présence de ses six amis. Pierre avait alors douze ans, et montraient d’un air jovial son premier lapin abattu avec l’arc confectionné par Geoffroy. Ce dernier rayonnait, heureux, pensant prendre sa revanche sur le destin, et espérant qu’ils pourraient se défendre face à une autre attaque. Avec un rire bourru Arthur lui avait donné une claque dans le dos, qui avait déstabilisé Pierre, en lui disant que plus tard lui aussi deviendrait soldat. A cette allusion, il s’en souvenait comme si c’était hier, Gontrand avait approuvé avec un franc sourire, puis avait continué à apprendre à Richard à se servir lui aussi de son arc. A la pensée de ses deux amis décédés, quelques gouttes tombèrent de ses yeux pour atterrir dans la poussière de la cour. Quel adorable ami Richard avait été ! Son père avait toujours refusé qu’il touche aux armes, lui inculquant que moins l’on avait la possibilité de faire du mal, moins on était tenté de le faire. Pourtant en quatre ans il avait appris à manier arc et épée, souhaitant de tout cœur pouvoir vivre paisiblement. Vivre ! Ce seul mot embrumait les pensées de Kev ; tout cet apprentissage pour être impitoyablement rattrapé par son destin. A quoi bon préparer une lutte alors que l’on ne peut même pas agir ?

Il voulut se lever et rentrer finalement chez lui, mais la pensée de ses jeux avec Pierre le replongea dans une abîme de tristesse. Ces simples amusements qui avaient rendu le sourire à son ami après le meurtre. Il repensa aux jeux d’adresse auxquels ils avaient consacré tant d’heure. Geoffroy leur avait même construit un bilboquet, et leur avait expliqué comment couper le bois et le polir. Aurait-il encore cette envie d’en fabriquer un, s’il devait être seul à jouer ? Ses autres amis étaient d’excellents compagnons, mais tous lui semblaient trop vieux, quelques années de plus qui lui semblaient être un gouffre d’incompréhension. Avec Mav il avait réussi à enfin éprouver du bonheur malgré ses sévères parents, mais il n’y avait qu’avec Pierre qu’il avait réussi à enfin passer outre les réprimandes souvent violentes.

Subrepticement il eut une autre vision, atrocement plus récente, qui datait de quelques jours à peine, et qui lui semblait pourtant si distante. Ses six amis planifiaient leur sortie. Mav avait proposé de partir vers Krastik, connaissant avec précision le chemin, ayant parfois dû y amener ses épées. Ils entassaient alors joyeusement tente, gourde, carquois pour la chasse dans la trappe de la masure de Gontrand, et Mav offrit à chacun une épée qu’il venait de forger. Richard, par habitude de la cueillette avait déposé un panier, et Pierre le bilboquet. A la pensée de ces deux objets et de leurs deux propriétaires, de nouvelles larmes affluèrent et tombèrent au sol. Et ils étaient partis, joyeux à la pensée de la première nuit qu’ils allaient passer hors du château. Seul Geoffroy avait eu un pressentiment et avait gardé épée et bouclier à même son cheval, sans les ranger avec les tentes. Une telle insouciance, quel inconscience se jura-t-il. Ils avaient pensé qu’en quatre ans les agresseurs ne se manifesteraient plus, et qu’ils allaient enfin pouvoir profiter de plaisirs refoulés, chasses, vagabondages de plusieurs jours... Ils avaient tout perdu durant cette nuit, alors qu’ils espéraient dans un fol espoir y vivre un précieux moment de liberté, ils avaient été fauchés ! Abattu, il laissa tomber ses bras à terre. Quelle allait donc être sa vie future ? Il pouvait compter sur ses quatre autres compères, mais il sentait que rien ne serait pareil, et qu’en quelques minutes les joies avaient disparu de la face de la terre, pour être remplacé par un atroce et infini désespoir.

Ses compagnons le rejoignirent une heure après, et le trouvèrent perdu dans ses pensées, prostré sur lui-même, ses cheveux noirs recouvrant ses mains. Geoffroy s’approcha de lui et Kev se leva alors brusquement, raidi par tant de fatigue, de douleur et d’accablement, ses yeux bleus empreints de tristesse et de pleurs. Ils se dirigèrent en silence vers les écuries pour amener les corps à l’église. Ils ne voulaient pas souffrir éternellement de n’avoir pris soin de leurs deux amis défunts. Les regrets du vieil homme leur avaient fait comprendre que cette tâche leur était dévolue et ils ne supporteraient qu’un autre homme la fasse. Les cadavres devaient être amenés avec le plus grand soin et seul eux auraient assez d’amour pour exécuter avec patience et passion ce trajet, dernier voyage réalisé avec leurs deux amis avant une séparation définitive...

Les cinq se penchèrent sur les corps et s’en saisirent avec extrême précaution, comme terrifiés à l’idée que les deux corps puissent n’être que des statues de glaise pouvant se briser à tous moments. Kev guida ses quatre amis en direction de l’Eglise, sans même apercevoir tous les hommes qui les pointaient du doigt et les regardaient passer avec anxiété. Le duc les avait tous réunis ce matin même... Que leur avait-il dit ? Sûrement une interdiction de sortir du château, à voir les herses baissées...

Quelques instants plus tard ils purent discerner l’Eglise des autres bâtiments. L’édifice, recourbé sur lui-même, se dressait au haut d’une colline. Ses pierres blanches luisaient au soleil, mais les compagnons n’avaient aucunement l’envie d’admirer la splendeur des reflets. Ils passèrent les premiers étendards violets flottant au vent, puis continuèrent sur la longue allée gravillonneuse. A leur gauche et à leur droite se dessinaient deux gracieux motifs formés de rose. Jamais ils n’y avaient porté la moindre attention, et aujourd’hui ils se détournaient volontairement de tout ce qui pouvait leur apporter un quelconque rayon de lumière dans leurs idées noires. L’heure était bien trop triste pour s’autoriser le moindre sentiment heureux, le moindre sourire...

Arrivant sur le perron de l’Eglise ils s’engouffrèrent directement par la porte, et s’arrêtèrent quelques mètres après. L’intérieur était sombre, comparé à la luminosité extérieure, et ils durent cligner des yeux pour s’y habituer. Au-dessus d’eux trois arches ceignaient le bâtiment de leurs bras de pierre. Des rangées ordonnées de bancs s’étendaient sur les côtés de l’Eglise, tous remplis de monde. Visiblement plus par des curieux que par des gens attristés, pensèrent les cinq amis, avant de s’avancer dans la rangée centrale.

Deux stèles de marbre se dressaient face au prêtre et l’autel, finement sculptées. Avançant, Kev sentit ses yeux piégés par les douces arabesques. Sur les deux apparaissait le même motif : un chevalier finement sculpté à la tunique immaculée brandissait haut au-dessus de lui une élégante et fine épée. Son tabard représentait un serpent s’enroulant autour du fourreau d’une épée, tel la mort autour de sa victime. En arrière-plan était gravé un gigantesque arbre, dont les feuilles de chaque branche étaient en fait des nuages volumineux à l’apparence douce comme de la soie. Dessus se reposaient sans soucis les morts, dans une seconde vie délicatement voluptueuse. Les figures semblaient s’animer, converser ensemble, tel une réunion des âmes chéries... Cette représentation était censée aider les âmes défuntes à arriver au paradis, mais à sa vue, une fois percé l’aura mystérieuse, Kev fut empli de haine. Toutes les représentations qui parcouraient cette église représentaient la beauté du monde des morts, beauté qui n’existait pas dans leur vie. Fallait-il donc mourir pour vivre ? Fallait-il supporter la vue de tant d’horreurs pour accéder à un monde superbe ? Etait-ce écrit dans le Sertic, cet ouvrage dont on leurs parlait tant mais dont jamais ils n’avaient vu une page, que le bonheur passait obligatoirement par la souffrance, comme un destin inéluctable ?

Les amis posèrent les corps sur les stèles, avant de s’éloigner respectueusement, ne parvenant à détacher leurs yeux de ceux de leurs amis. Rapidement, deux clercs s’approchèrent des stèles et glissèrent au-dessus des corps deux linceuls blancs, cachant les corps déjà abîmés aux yeux des gens présents. Les compagnons gagnèrent alors leurs places, situées au premier rang, fixant toujours avec tristesse les deux voiles blancs.

La messe commença peu après, lorsque le duc arriva enfin, laissant apercevoir par la porte entrouverte un soleil éclatant et moqueur de leur tristesse. Ses cheveux de jais étaient collés à sa peau par la sueur ; visiblement les explications avec la foule avaient du être compliquées... Le prêtre s’avança alors sur l’autel et se mit à clamer avec force :

« - Nous sommes ici pour permettre aux âmes de sire Pierre et de sire Richard d’atteindre le paradis. Voyez ces deux stèles, voyez les corps qui reposent au-dessus. Ces deux êtres à l’âme charitable ont été enlevés si tôt à la vie, laissant un manque dans le cœur de chacune de leurs connaissances.

En effet partout où ces deux hommes allaient, ils semaient la joie, une gaieté de vivre et un optimisme certain pour l’avenir. Mais ils ne sont plus, et tous ici présents sommes réunis dans une même douleur. Depuis l’annonce de leur décès nous voilà tous plongés dans une tristesse insondable, et ne parvenons plus à lever les yeux, à voir de l’avant.

Sire Pierre et sire Richard avaient pourtant œuvrés pour notre bonheur, et nous devrions tous honorer ce combat en parvenant, avant qu’ils ne montent au ciel, à leur adresser un ultime sourire. Ils y liraient tout l’attachement que l’on porte pour eux ! Du courage, ils en auront besoin pour parvenir à onduler jusqu’aux nuages, du courage, nous avons le pouvoir de le leur en donner. Ne pensez pas qu’éprouver du bonheur maintenant, eux mort, est un pêché. Tant de vies ont déjà défilées mais une même gaieté a persisté ! En vous vous portez des flambeaux de leur âme, et ces lanternes nécessitent d’être puissamment éclairées pour les guider jusqu’au paradis. Ils ressentent dorénavant chacune de vos humeurs, bien plus que quand ils étaient vivants. Un tel lien ne peut être brisé ; soyez heureux, et vous le ressentirez rapidement, votre esprit sera contenté. En vous sire Pierre et sire Richard vous remercieront, et vous serez envahis d’une véritable fontaine de joie quand ils atteindront enfin le paradis, et pourront se reposer en paix.

Paix ! Entendez bien ce mot. Paix ! Toute leur vie ces deux cœurs purs ont agis dans cette direction, le bonheur passe inévitablement par la paix. En paix ils veulent que vous demeuriez, même après leur décès. N’allez pas chercher une quelconque vengeance, si futile. La vengeance amène la vengeance ! Aujourd’hui vous ressentez toute la tristesse qu’un tel acte peut amener, vous sentez-vous capable d’en infliger un aussi puissant à des âmes innocentes comme vous et moi. Souvenez-vous que vos amis perdurent dans vos cœurs ; que penseront-ils de vous si, juste après leur mort, vous partez en bataille ? N’allez pas croire qu’ils seront honorés que vous avez été prêt à mourir pour eux. Ils seront répugnés ; toute leur vie ils auront agi dans un sens charitable, et sitôt eux morts, vous vous débarrasseriez de tous leurs enseignements, vous rejetteriez tous les moments passés avec eux... La mort n’est pas là pour briser l’amitié, mais pour la renforcer ! Il est si aisé de s’égarer, mais tellement dur de pouvoir revenir en arrière, de regagner la confiance perdue. Agissez sans cesse en suivant leurs conseils passés, en écoutant dans votre inconscient les messages de votre cœur, de vos compagnons disparus. »

Il marqua une pause, laissant chaque personne méditer ses paroles. Les cinq amis commencèrent à entrevoir un nouvel avenir, respectant scrupuleusement tous les reproches passés de leurs amis... Mais comment parvenir à laisser l’agresseur encore en vie... Kev songea aux deux flèches, à ces deux traits dans lesquels reposaient désormais toute sa haine... Le tueur pouvait très bien encore recommencer... La messe continua une heure durant, le prêtre évoquant la vie des deux amis, les malheurs par lesquels ils étaient passés, s’attardant sur le meurtre remontant à quatre ans déjà... S’adressant à l’assemblée, il continua, parlant de la générosité du duc qui les avait sauvé de la misère. Au réconfort des cinq survivants, il ne fit aucune allusion au meurtre de la veille, malgré les regards parfois furieux de certains venus simplement par curiosité. Il leva finalement les yeux vers la voûte de l’Eglise, et entama une louange :

 

« - Ô Serpent, en ce jour de deuil, nos cœurs blessés, Vidés de tout espoir, cherchent ton réconfort. Vois le joug du malheur dans nos yeux attristés Lis dans nos âmes une dernière supplique. A tort

 

Nous te contraignons, nous connaissons notre erreur, Pourtant nous te supplions, si fort est le chagrin, D’accorder aux âmes aimés ta divine lueur. Pour que, montant vers toi, soient guidés par une main Ces cœurs si purs, si tôt victimes de la terreur

 

Grâce à toi, nos cœurs s’allègent ; reviens la joie. Les fondations de nos vies tiennent par tes pierres, Nous te chérissons, toi qui est pour nous un roi, De ton noble dévouement naît la lumière.

 

Il tourna ensuite son regard vers les vitraux desquelles filtrait une lumière ténue. D’un geste les gonds grincèrent, puis les mosaïques s’ouvrirent lentement. Le soleil était toujours aussi puissant, et il eut tôt fait d’envahir l’Eglise, illuminant les cinq amis. Le prêtre déambula alors dans les allées, faisant la quête, insistant sur la force que ces dons avaient. Sans eux il n’y aurait plus de clergé, sans eux toutes ces cérémonies aidant les âmes à trouver un nouveau repos disparaîtraient...

Les cinq vidèrent leur bourse dans le chapeau tendu. Ils imaginaient que la prière n’aidait pas forcément à accéder à l’arbre-ciel, à ce lieu parfait, mais le prêtre les avait aidé à oublier une partie de leur tristesse. Mais celle qui restait était encore si grande...

Et puis, l’espoir... Si un don pouvait aider, même de manière infime, leurs amis à accéder au paradis, alors ils devaient essayer. Qu’étaient de vulgaires pièces d’argent par rapport à l’éternité qui se dessinait face à leurs amis ?

Le prêtre revint vers eux et leur fit un signe. Ils se levèrent et avancèrent, légèrement tremblants, vers les deux cadavres. Ils écartèrent les draps blancs et à tour de rôle, ils se penchèrent au-dessus du front de leurs amis, et l’embrassèrent, comme ils le feraient pour un habituel au revoir... Seuls eux parvenaient à voir les différences : des larmes apparaissaient au coin des yeux, et l’embrassade était plus allongée, de manière à se souvenir éternellement de cet au revoir... de cet ultime adieu...

Ils s’écartèrent et se rangèrent de part et d’autre des stèles, pendant qu’affluaient d’autres personnes. Certaines ne firent qu’un bref geste, d’autres au contraire s’agenouillèrent à terre devant les stèles, ne parvenant à se relever. Chacun dans la file attendit avec patience l’instant où il se trouverait confronté à ce dernier moment, aucun ne voulant forcer une personne à s’écarter des stèles ; la plupart unis dans une commune tristesse, certains plus que d’autres, mais tous respectant le désespoir des autres.

Le duc s’avança alors, dernier de la file. Devant les stèles, il fixa à tour de rôle les visages des deux morts, et resta ainsi durant un long moment, transi. Au fil de ses souvenirs des larmes apparaissaient au niveau de ses yeux, mais il ne faisait rien pour les retirer. Soudain, de manière rageuse, il essuya ses pleurs et se détourna, furieux contre lui-même. Les compagnons le regardèrent partir, étonnés de la tristesse qu’infligeait au duc la mort de leurs deux amis.

La procession descendit ensuite les marches menant au cimetière. Tous étaient silencieux, et fixaient les deux brancards en bois poli sur lesquels descendaient les corps. Les clercs déposèrent les corps sur les côtés de deux tombes ouvertes, avant qu’ils ne soient soigneusement allongés dans leur caveau familial respectif. Les compagnons déposèrent alors les armes et armures de leurs anciens amis, les étendant avec respect au-dessus de ces êtres. Mav mit aussi aux côtés de Richard un panier, celui qu’il avait utilisé lors de chaque cueillette. Il n’avait désormais plus aucune utilité... Kev se maudit alors de n’avoir songé à amener le bilboquet ; sans les défis constants qu’ils se fixaient entre eux, Pierre et lui, il ne servait plus à rien...

Enfin, pour la dernière, fois, ils le savaient, ils s’agenouillèrent devant leurs deux amis et les fixèrent dans leurs yeux, désespérés que rien ne reflète leur regard. Ils se relevèrent et s’écartèrent de l’ouverture, laissant d’autres proches jeter des cadeaux, bibelots qu’avaient touchés les deux êtres et qui n’avaient de raison d’être que proche d’eux. Une nouvelle fois le duc s’approcha, et jeta dans chaque tombe deux parchemins finement enroulés.

Les fossoyeurs s’avancèrent à leur tour, et commencèrent sans un mot à jeter la terre au-dessus des corps. Rapidement, pelleté par pelleté, les amis disparurent aux yeux des compagnons. D’abord les mains, puis les jambes, le cœur et enfin la tête. Ils fixèrent encore longtemps ce tas de terre, perdus dans leur pensée.

« - Si vous avez besoin de moi et de vous confiez, n’hésitez pas. Je comprends votre tristesse, mais n’agissez pas sous le coup de la colère, vous regretterez sous peu votre acte. »

Surpris les compagnons se retournèrent, ne pensant pas trouver le prêtre si proche d’eux. Ils acquiescèrent ensuite de la tête, avant de regarder à nouveaux les mottes molles.

« - Soyez courageux, c’est un moment ardu à passer, mais vous comprendrez bientôt que se priver de bonheur par culpabilité est une ineptie. Courage, n’hésitez vraiment pas si vous avez le moindre doute ; malgré les chantiers permanents chez moi, je pourrais toujours vous écouter, et serais toujours là pour vous. »

Il s’éloigna alors, laissant les amis le regarder quelque temps remonter en direction de l’Eglise, puis disparaître par l’ouverture de la porte.

A son tour, le duc vint vers eux et leur proposa de les accompagner, désirant converser un instant avec eux sur la mort de ces deux êtres qui comptaient tant. Devant la réticence de Mav et de Kev, il s’excusa de l’incident, expliquant rapidement qu’il s’était emporté sans lui-même comprendre la raison.

Ils le suivirent alors dans le dédale de rue, se dirigeant vers le donjon. Ils passèrent une première porte, où deux soldats montaient la garde, puis une deuxième, où patientait la garnison. Ils grimpèrent une volée de marche avant d’arriver dans une salle simple d’apparence que Mav et Kev reconnurent de suite. Ils s’engouffrèrent ensuite par une nouvelle porte, et arrivèrent dans un magnifique salon. De superbes tableaux ornementaient les murs, et d’admirables fauteuils en étoffe rare dormaient sur le plancher. Le duc les invita à s’asseoir, en leur montrant l’exemple. Après s’être assuré qu’ils ne désiraient rien, il commença à parler :

« - Je comprends votre tristesse, j’ai longtemps vu à quel point vous étiez liés vous sept... Mais je suis sûr que vous ne comprenez pas pourquoi leur mort me plonge dans un tel état. »

Les amis hochèrent silencieusement leur tête, et le duc continua :

« - Autant commencer du début alors... Lorsque j’étais jeune, je m’hasarda lors d’un automne dans une forêt très loin, à une quarantaine de lieues : les bois de Loriath ; et je m’y perdis, ne sachant m’y retrouver parmi tous ces arbres qui se ressemblaient tous. Je courus éperdument parmi cette forêt, puis m’écroulai épuisé, loin de ma monture. Lorsque je me réveillai, je criai de toutes mes forces, espérant qu’un homme vienne me sauver, mais nulle réponse ne se fit entendre, excepté les échos des arbres. Je cherchai désespérément à retrouver mon cheval, mais tous mes appels furent vains. Je décida alors de chercher de la nourriture pour survivre, et me nourris d’herbes et de lapins tués à distance. Par chance se trouvait aussi une source, et je pus survivre des semaines dans cet état.

Je m’habitua à cette vie, et organisa en conséquence mes journées : le matin je cueillais des fruits, puis l’après-midi je chassais des animaux. Chaque nuit je dormais près de la source, ayant installé ma tente à cet endroit. Le soir venu j’allumais des feux pour repousser les bêtes sauvages. Je pus subvenir à mes besoins, mais la moindre accalmie aurait pu avoir raison de ma vie, et l’hiver approchait. Je craignis que les bêtes se fassent plus rares, et chaque jour de nombreux fruits tombèrent de leurs arbres. J’espérai alors que des hommes soient partis à ma recherche, s’inquiétant de ma si longue disparition. J’eus peur qu’aucun n’imagine que je sois parti si loin, hors des frontières de Foy, mais j’imaginai que mon père, l’ancien duc, ait dépêché de nombreuses troupes.

Un jour, au début de l’hiver, la neige tomba à gros flocon et je me réveillais entouré de blanc. J’étais grelottant, n’ayant que mes habits d’été, mais je décidai tout de même de partir en quête d’animaux. Alors survint le drame : heureux de trouver aussi vite un lapin j’arma mon arc en tirant trop fort sur la corde, qui céda. Je ne pouvais reconstruire un arc, et rentra difficilement à mon campement. J’essayai d’allumer les feux, mais ils ne prirent pas. Ne sachant comment me réchauffer, je rentrai alors dans ma tente, me recourbant sur moi-même pour garder le maximum de chaleur corporelle.

Le lendemain lorsque je me levai, je remarquai avec désespoir que davantage de neige était tombée. Me sachant perdu, je sortis ma dague, et grava sur un arbre proche mon nom, ma date de naissance, ainsi que ma probable date de mort. Je taillai aussi en grand Foy, puis essayai de marquer les moments importants de ma vie ; mais affaibli par le froid et le manque de nourriture je m’évanouis.

Lorsque je me réveillai j’étais sur un cheval, au dos du père de Richard, et à ma gauche se tenait le futur père de Pierre. Surpris, je leur demandai comment ils avaient pu me retrouver, et ils répondirent qu’ils étaient partis demander au Roi des Mormundes si ce dernier n’avait trouvé un enfant d’une vingtaine d’année, mais il avait répondu sincèrement que non. Ensuite il leur avait proposés de passer la nuit en sa ville, puis à l’aube ils étaient repartis. Ils m’avaient ensuite retrouvé par hasard en s’aventurant dans une forêt aux abords de la Grand Voie, et m’avaient recueillis, étonnés de me trouver en vie après deux mois d’absence.

Jamais je n’ai compris comment j’avais fait pour ne pas remarquer que j’étais si près de la route, et j’ai même imaginé un instant que j’y avais été transporté durant mon évanouissement. Après je leur jurai que je rembourserai un jour ma dette à leur égard, et depuis nous avons été amis, et nous sommes souvent partis ensemble à la chasse, mais jamais en Loriath.

A leur mort, je compris que je devais protéger leurs enfants de cette même mort, et leur offrit ainsi de l’argent et de la nourriture, et leur proposa une chambre ici, dans ce donjon, mais ils refusèrent, préférant certainement leurs libertés à une richesse qu’ils jugeaient contraignante. Depuis hier je n’ai cessé de m’en vouloir, me demandant pourquoi je n’ai profité de mon rang pour les forcer à rester au château. En vous parlant, en voyant vos regards, j’ai enfin compris, et je pourrai mieux vivre maintenant : en agissant de cette façon autoritaire j’aurai trahi la confiance que me portaient leurs pères, et cette confiance m’a permis de survivre.

Mais il me reste pourtant un dernier regret : j’ai apprécié les rares moments passés avec eux, plus que vous ne pouvez imaginer : je n’ai pas eu d’enfants et je n’ai donc jamais connu la joie d’en élever un. Pourtant, malgré tout ce bonheur, je dus bientôt les laisser seul, obligé que j’étais à m’occuper de tout ce qu’un duc doit faire... et c’est harassant... Par chance, ils ont croisé votre route, et vous en avez pris soin, sûrement mieux que je ne l’aurais fait... Pourtant je suis sûr que si je ne m’étais pas laissé submerger par tous ces problèmes du duché, j’aurais pu les protéger, et ils seraient peut-être encore vivants aujourd’hui... Et j’aurais eu la satisfaction d’avoir vécu un réel bonheur, non pas été guidé par mes ancêtres... »

Il regarda Geoffroy, distinguant clairement des larmes couler de ses yeux marron. Il s’approcha de lui en parlant d’un ton compatissant :

« -Je sais qu’il est dur d’accepter avec abnégation que deux de ses amis meurent aussi tôt, Pierre à juste quinze ans et Richard à vingt-deux ! Mais la liberté ne vaut-elle pas ce prix. Que vaut-il mieux ? Un long emprisonnement où les âmes se meurent par la destruction de tout espoir, ou bien mourir libre, après avoir réalisé ses rêves les plus importants ? »

Geoffroy se leva alors, dépassant de sa haute taille le Duc. Ce dernier prit peur, et recula, craignant que la tristesse ne le rende fou. Mais il partit alors du salon, ouvrit la porte et descendit avec désespoir les escaliers, ses longs cheveux noirs étant la dernière vision du Duc et des amis. Il n’avait pu résisté à cette épreuve : Pierre et Richard valaient mieux que ce Duc, mais lui avait survécu, étant passé si proche de la mort. Pourquoi les riches s’en sortaient toujours pendant que les pauvres souffraient, souvent des conséquences des actes des ducs et rois. ? Pourquoi lorsqu’un duc attaquait un autre peuple, les ripostes se faisaient contre le peuple, et non le coupable ? N’y avait-il moyen de changer cela, de rendre la vie meilleure ?

Même si le duc avait semblé gentil à leur égard, et même prévenant, le simple fait qu’il ait connu les parents de leurs deux amis était un signe... Peut-être que c’était lui qui faisait fausse route, non le duc, et qu’il n’avait menti en rien... Pourtant il ne pouvait pas accepter que seul la malédiction ait frappé par deux fois par hasard... Il devait forcément y avoir un lien, et il lui semblait que le duc en possédait peut-être un.

Il alla chez Gontrand et se saisit des deux flèches vertes, qu’il porta à son cœur. Le soir venu son ami le trouva ainsi, pleurant au dessus de la trappe cachée, les flèches entre ses mains. Il était resté dans cette position durant des heures, et les flèches étaient toutes humides de ses pleurs. Revoir ainsi les pointes sur lesquelles avait noirci le sang de ses amis lui avait été un choc. Gontrand lui tapota l’épaule, et Geoffroy se leva alors lentement. Il jeta sur la table les flèches et annonça juste avant de partir :

« -Il y a deux ennemis à abattre ».

Gontrand se pencha vers les flèches et remarqua que l’une d’entre elles avait de légères nuances jaunes, comme un symbole d’importance.

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